Introduction

1Une idée semble faire l’unanimité parmi les historiens : la gauche plonge ses racines dans le siècle des Lumières. Sa date de naissance officielle prend place dans les premiers moments du processus révolutionnaire. Selon les auteurs, elle remonte au 28 août ou au 11 septembre 1789, qui renvoient au même épisode précoce de la Révolution : le débat sur le pouvoir à accorder à l’exécutif monarchique. À l’occasion de cette discussion sur le « veto royal » se mit en place une répartition spatiale durable des camps politiques : « Tous les partisans du veto allèrent s’asseoir à la droite du président ; tous les antagonistes se groupèrent dans la partie opposée1. » Désormais, la droite incarne le camp conservateur, soucieux de ménager les prérogatives traditionnelles de la monarchie ; la gauche incarne le camp réformateur ou révolutionnaire dans ses différentes sensibilités.

2L’opposition droite-gauche, qui se cristallise donc aux premiers moments de la Révolution française, se prolonge après elle autour de son héritage et de son souvenir. Comme le rappelle Maurice Agulhon, au xix^e siècle, « rien de plus purement et classiquement de droite que le drapeau blanc (1814 à 1830), rien de plus clairement de gauche que le drapeau tricolore2 ». D’un point de vue global, le combat de la gauche contre la droite est, pour de longues décennies, celui de la République contre la monarchie, et celui du sécularisme, plus tard relayé par la laïcité, contre le cléricalisme. Toutefois, cette partition générale ne rend pas compte des clivages parfois profonds qui traversent, dès la période révolutionnaire, le camp du drapeau tricolore. Les dernières années du xviii^e siècle placent à l’avant-scène une gauche modérée ou « bourgeoise », dont les représentants défendront sous la Restauration et la monarchie de Juillet les acquis libéraux de la Révolution : la limitation des pouvoirs des gouvernements par les droits individuels, la liberté politique et économique, l’opposition aux prérogatives politiques et sociales de l’Église catholique. Néanmoins, les événements entre 1789 et 1794 ont fait émerger une autre gauche, plébéienne et démocratique, qui dans sa diversité a commencé à remettre en cause le droit de propriété et à imaginer une société où l’égalité des droits ne serait pas formelle, mais bel et bien réelle. C’est cette tendance égalitariste du mouvement révolutionnaire, contestatrice à la fois des anciens droits aristocratiques et des nouveaux droits de la bourgeoisie, qui donnera naissance aux grands courants socialiste, communiste, anarchiste du mouvement ouvrier du xix^e siècle. Par ailleurs, chez les modérés comme chez les égalitaristes, on trouve dès 1789 des adversaires de l’esclavage des Noirs aux colonies et des partisans des droits civiques des femmes – même si c’est la Convention montagnarde, la plus radicale, qui prendra l’initiative de voter l’abolition de l’esclavage, le 4 février 1794.

3Les historiens s’accordent pour trouver des bases idéologiques communes aux différentes sensibilités de la gauche. Celles-ci ne sont autres que celles des Lumières : « “Être de gauche” se réfère à une éthique, à une philosophie, dont les racines plongent dans les Lumières et la Révolution3. » Comme le précise Michel Vovelle, l’héritage philosophique et politique des Lumières s’est imposé comme fondateur de la gauche du fait que la Révolution elle-même s’était, en premier lieu, approprié les combats des Philosophes afin de légitimer les bouleversements sociopolitiques qu’elle était en train d’accomplir. Les valeurs cardinales de ce legs sont aisément reconnaissables : « La raison, substituée au fanatisme et à la superstition, qui donnera à l’aventure française une connotation spécifique ; le progrès des idées, de la civilisation, des sciences, message de l’Encyclopédie ; les libertés, de la liberté de pensée et d’écrire à la liberté religieuse, à la liberté individuelle, une lutte nourrie de toutes les campagnes menées contre l’intolérable (de Calas au chevalier de la Barre)4. » Comme le résume Maurice Agulhon, les projets et les espoirs de la gauche se fondent dans « un optimisme justifié par le rationalisme5 ».

4Pourtant, cette allégeance générale ne va pas sans débats, sans remises en cause, parfois véhémentes, de certains aspects de cet héritage. Tel auteur revendiquera le legs républicain rousseauiste contre l’élitisme voltairien ; tel autre adhérera au matérialisme issu des Lumières françaises en rejetant l’idée d’une religion naturelle ou civile. Plus décisif : nombre d’auteurs égalitaristes mettent en cause le caractère bourgeois de la conception illuministe6 de l’émancipation, au nom des droits matériels des opprimés. Ils soulignent les angles morts de la philosophie du droit naturel, dénoncent les ravages sociaux causés par le règne désormais consacré du droit de propriété : la sévère critique marxienne de la Déclaration des droits de l’homme de 1793, en particulier, est bien connue. En ce sens, le rapport des gauches aux Lumières et à la Révolution mérite d’être détaillé et précisé. Tel est l’objet du présent ouvrage. L’hypothèse est la suivante : la manière dont les courants ou les auteurs de gauche, confrontés à différents contextes et problèmes, se rapportent à cette source originaire et/ou à ses représentants est révélatrice entre toutes de leur situation dans les champs philosophique et politique ; elle détermine jusqu’à un certain point leurs prises de position dans les grands affrontements idéologiques, en particulier en France. C’est pourquoi la philosophie des Lumières, matrice originelle de la gauche, inséparable de la Révolution qui s’est affirmée sa continuatrice, se trouve à de nombreuses reprises un enjeu central dans les débats, que ceux-ci soient internes ou qu’ils s’insèrent dans un cadre plus vaste. Pour les gauches, la filiation aux Lumières et à la Révolution française est – et demeure, quoi qu’on en dise – un lien identitaire, même si ce lien se décline en différentes versions, et même s’il est souvent conflictuel.

5Nous avons donc voulu reconstituer certains moments clés du devenir de l’héritage des Lumières et/ou de la Révolution française dans les projets de transformation sociale formulés depuis 1789. Il était impossible de faire droit à toutes les doctrines et à toutes les tentatives d’élaboration théorique, à moins de conférer au projet une dimension véritablement encyclopédique. C’est pourquoi il a fallu procéder à une sélection qui comporte nécessairement sa part d’arbitraire, mais que l’on tentera de justifier au fil de la réflexion. En premier lieu, nous avons choisi de laisser de côté, dans son ensemble, la question du rapport de la gauche libérale à l’héritage illuministe. Non que cette question n’ait en elle-même sa complexité et son intérêt. Assurément, la tradition libérale a, comme les autres tendances de la gauche, exercé son droit d’inventaire sur les doctrines et projets politiques issus du siècle des Lumières. Un Benjamin Constant, par exemple, a pris tout à fait au sérieux la discussion des thèses de Rousseau et Mably7, opposant de profondes objections au républicanisme social du xviii^e siècle qui seront reprises et développées par des figures ultérieures de la tradition libérale8.

6Toutefois, la gauche libérale ne correspond pas à ce que le xx^e siècle a pris l’habitude de considérer comme « la » gauche, à savoir l’ensemble bigarré des projets formulés pour résoudre le problème des dominations ou des oppressions subsistant jusqu’à nos jours dans le monde moderne, au premier rang desquelles la domination socio-économique de la bourgeoisie. Précisons à ce propos que ce signifiant, « la gauche », n’est pas forcément revendiqué par les auteurs concernés : les courants non-parlementaires (marxistes, anarchistes en particulier) ne se présentent pas volontiers comme appartenant à ce camp politique. Malgré tout, comme on le verra, les liens historiques, doctrinaux et même parfois politiques de ces courants avec les représentants affirmés de la « gauche » sont suffisamment étroits pour que l’emploi du terme, commode pour l’analyste, ne soit pas totalement arbitraire. Nous reprendrons globalement ici le sens courant et contemporain du mot « gauche » pour concentrer l’attention sur les doctrines qui ressortissent à cette famille politique.

7Dans cette perspective, aux doctrines centrées sur le problème de la domination sociale et les moyens de son abolition, nous avons choisi d’adjoindre certaines réflexions majeures concernant d’une part, la domination raciale ou coloniale, et d’autre part, la domination sexuelle. Nous n’ignorons pas que l’attention prioritaire à la question sociale a longtemps constitué, pour la gauche radicale ou égalitariste, le marqueur essentiel, et qu’il demeure encore le plus saillant. Toutefois, les revendications anti-esclavagistes voire anti-impérialistes et féministes (avant la lettre) ont émergé très tôt dans le camp révolutionnaire. Souvent liées à des conceptions égalitaristes sur le terrain social, quoique pas toujours, elles placent néanmoins celles et ceux qui les portent avec le plus d’énergie dans une posture de radicalité. La défense résolue des droits des peuples colonisés et/ou des femmes a entraîné, dans de nombreux cas, la rupture avec une stratégie modérée, et souvent aussi avec le camp libéral dans son ensemble. De ce fait, nous avons considéré que l’anticolonialisme et la lutte contre le patriarcat méritaient leur place dans une étude de la gauche « radicale », sous le rapport de sa relation à l’illuminisme.

8Mais au fond, pourquoi, parmi les gauches, avoir donné la préséance aux radicales sur les libérales ? Il se trouve que c’est dans le sein des gauches radicales que le lien à l’illuminisme semble récemment entré dans la crise la plus profonde. Le point de départ de la présente réflexion est rétrospectif : il se situe dans la violente remise en cause contemporaine de l’héritage dix-huitièmiste par une partie de la gauche égalitariste, antiraciste et féministe. Dans ces récentes diatribes anti-Lumières, la volonté de rupture définitive est patente. Or cette séparation d’avec le legs illuministe est un phénomène assez récent, dont les prémisses remontent au début du xx^e siècle, mais qui ne devient franc – et influent – qu’à partir des années 1960-1970 chez certains auteurs de gauche et leur public9. Ici, il s’agira de fournir les preuves de cette affirmation : non pas de revenir sur l’inédite déclaration de guerre aux Lumières, mais plutôt de montrer combien celle-ci correspond en réalité à un divorce avec le fonds commun et la démarche de tous les grands mouvements émancipateurs de l’époque moderne. On s’efforcera de montrer que, dans leur écrasante majorité, les courants de pensée égalitariste depuis la Révolution française se sont gardés d’abandonner le cadre et les principes issus du xviii^e siècle français, y voyant au contraire un legs à préserver malgré ses insuffisances, à faire fructifier plutôt qu’à détruire.

9À cette fin, on se penchera sur certains grands moments de débats, voire de disputes autour de l’héritage des Lumières dans les principaux courants de la gauche radicale depuis l’époque du grand mouvement égalitariste et plébéien de la Révolution. Une large partie des analyses sera consacrée aux gauches françaises, à la fois parce que celles-ci sont directement issues du cycle illuministe et révolutionnaire, mais aussi parce que, de ce fait, leur évolution a joué un rôle déterminant pour les gauches à l’échelle internationale jusqu’à une date récente. On montrera que le point commun à la quasi-totalité d’entre elles est de s’inscrire dans le prolongement des combats du xviii^e siècle, et non dans l’antagonisme ou dans la dénonciation unilatérale. Dans l’ensemble, le rapport constitutif des gauches égalitaristes, antiracistes et féministes aux Lumières est un rapport dialectique, et non disruptif : le geste de dépassement des Lumières y demeure inséparable d’une dimension de conservation.

10Dans le cadre du présent ouvrage, nous n’examinerons pas en détail dans quelle exacte mesure la filiation illuministe relève ou non d’une construction rétrospective, infidèle à la lettre des textes et aux intentions originelles des auteurs des Lumières. Nous souscrivons volontiers à l’idée selon laquelle, stricto sensu, « la “philosophie des Lumières” n’existe pas10 », si l’on entend par là un corpus constitué de doctrines absolument cohérentes et convergentes, et à plus forte raison révolutionnaires : on sait combien, pour Rousseau lui-même, figure tutélaire de la sans-culotterie parisienne et du robespierrisme s’il en fut, « le sang d’un seul homme est d’un plus grand prix que la liberté de tout le genre humain11 ». Loin d’être des boutefeux, les Philosophes n’ont jamais appelé à l’insurrection, si l’on excepte quelques cas, du Testament du curé Meslier12 à Des droits et des devoirs du citoyen de Mably13 en passant par certains textes de Diderot14 : pour les deux premiers, ils n’ont d’ailleurs pas été publiés du vivant de leurs auteurs. De plus, on le sait, les auteurs des Lumières ont divergé sur la plupart des grandes questions qui ont agité le siècle, de la religion naturelle à la possibilité pour un athée d’être vertueux, en passant par la fonction sociale du commerce, la nécessité des progrès des sciences et des arts, ou le caractère, naturel ou pas, du droit de propriété. Last but not least, ils n’ont pas toujours été bien compris par la postérité, qui a pu leur attribuer des thèses qu’ils n’avaient jamais formulées comme telles.

11Mais il ne s’agit pas pour autant d’affirmer, comme on le fait de plus en plus couramment, que la filiation qui relie les Lumières à la Révolution ou à la gauche est, à tous égards, un mythe élaboré post festum15. D’abord, à travers leurs vastes débats, les Philosophes ont finalement soumis l’ensemble des institutions d’Ancien Régime à une critique serrée, audacieuse, parfois radicale, même si la radicalité sur un plan, métaphysique par exemple, n’impliquait pas forcément la radicalité sur le terrain politique ou social (et vice versa)16. Ce faisant, ils ont incontestablement miné l’autorité monarchique, cléricale, aristocratique. En ce sens, on a pu dire à bon droit que, si la philosophie des Lumières n’existe pas, « éclairer » au xviii^e siècle a eu un sens bien précis : « C’est lutter contre le préjugé, c’est-à-dire s’exercer à la critique17. » Cette attitude collective et publique fut inédite par son ampleur comme par ses effets sociaux. Malgré les limites de l’exercice, malgré ce qui apparaîtra rétrospectivement comme des insuffisances ou même comme des relents de préjugés (contre le peuple, contre les femmes, contre les peuples non-européens…), les Lumières auront donné une impulsion décisive à la remise en cause ultérieure de toutes les hiérarchies instituées.

12On ira même plus loin. Malgré, ou plutôt à travers leurs désaccords et leurs débats, les Philosophes ont esquissé des lignes directrices plutôt claires pour la pensée et l’action sur les plans de la morale, de la politique et des rapports sociaux. Car philosopher au xviii^e siècle n’a pas seulement, ou « négativement », consisté à contester les hiérarchies traditionnelles ou à exercer un regard critique sur toute chose. En premier lieu, les Lumières ont hautement affirmé, avec force et constance, le primat de l’argumentation rationnelle sur toute autre autorité ; c’est pourquoi le rationalisme critique constitue un premier legs du xviii^e siècle que la postérité a revendiqué à bon droit.

13On peut lui en adjoindre au moins deux autres : en effet, malgré leurs débats sur la réalité et la portée des progrès18, les Philosophes ont signifié concrètement par leurs prises de position, par leur énergie militante et même souvent par leur courage personnel qu’ils croyaient collectivement à la possibilité, voire à l’imminence d’une amélioration générale du sort de l’humanité. Leurs doutes mêmes les dissuadèrent rarement de se jeter dans l’arène publique pour y défendre leur conception de la justice et de la vérité. C’est pourquoi le « progressisme », ou plutôt le méliorisme19 des Lumières, c’est-à-dire la foi en la capacité de l’humanité à améliorer consciemment sa condition, sera aussi considéré comme un legs philosophico-politique attesté. Enfin, on tiendra pour acquis qu’un certain humanisme ou universalisme juridique et moral, loin d’être une construction rétrospective, est également inhérent à la pensée illuministe : comment nier que ce siècle obsédé par la question de la nature de l’homme, par ses prérogatives « naturelles », qui seront condensées le 26 août 1789 dans une déclaration célèbre, a directement impulsé les combats ultérieurs pour le respect des droits humains ?

14Le présent ouvrage se démarque donc d’une exégèse des Lumières de type foucaldien, qui contourne la question de leur contenu philosophico-politique pour ne les considérer que comme « le geste à la fois réflexif et narratif par lequel, dès le xviii^e siècle, de nombreux auteurs ont cherché à définir la nouveauté de leur époque20 ». À une telle enseigne, les Lumières sont requalifiées en une « puissance d’interpellation et d’interrogation21 » abstraite, car déliée des objets et des objectifs socio-politiques par lesquels pourtant elles se définissent (et auxquels leurs ennemis les reconnaissent) depuis le xviii^e siècle. La thèse défendue ici est différente : les philosophies des Lumières se déploient, et leurs héritiers avec elles, sur un spectre doctrinal circonscrit, qui décline différentes variantes de rationalisme et/ou de progressisme et/ou d’universalisme. Du reste, le rejet de ces trois grandes orientations caractérise, symétriquement, l’ensemble des pensées conservatrices, contre-révolutionnaires et antimodernes qui se sont très tôt élevées contre elles.

15Dans cette perspective, le legs des Lumières aux gauches est sans doute une reconstruction, du reste variable, par rapport à la lettre même de certains textes ; néanmoins, on montrera que la majeure partie des grands penseurs de la gauche sont demeurés fidèles à leur esprit. La raison critique, l’irrévérence envers les pouvoirs en place, pas plus que l’affirmation de la dignité humaine ou l’utopie transformatrice ne sont nées au xviii^e siècle : toutefois, c’est dans ce moment décisif qu’elles prennent les contours caractéristiques que l’on retrouve dans les différents mouvements de contestation de l’ordre établi jusqu’au xx^e siècle au moins.

16Nous proposons donc ici une reconstitution de la démarche d’importants penseurs de la gauche radicale à l’égard de l’héritage des Lumières, depuis l’époque révolutionnaire jusqu’à une période récente. Nous nous attacherons à montrer que pour presque tous ces auteurs, le constat des éventuelles insuffisances, des contradictions, des limites des philosophes des Lumières et des acteurs de la Révolution française ne fut pas une raison suffisante pour les dénoncer comme mystificateurs ou ne voir en eux qu’un nouveau visage de la domination. Bien davantage, les grands courants de la gauche adoptèrent à une quasi-unanimité une position conforme à « l’esprit des Lumières », quoique parfois distanciée par rapport à tel ou tel aspect, prolongeant en un sens le geste autocritique ou dialectique de Rousseau à l’égard des Philosophes notamment décrit par Bruno Bernardi22. Il sera donc ici question du devenir des Lumières dans les pensées modernes de la libération par l’égalité ; par où l’on verra que les auteurs de gauche, héritiers parfois rebelles, ne renoncèrent pas, pour la plupart d’entre eux et jusqu’à une date récente, à réaliser les promesses issues de la grande « émancipation insurrectionnelle23 » du xviii^e siècle.