1Le 11 septembre 1895, le juge de paix du XIV^e arrondissement est appelé pour poser les scellés dans une chambre, située au cinquième étage d’un immeuble, rue de l’Ouest1. La locataire, Marie Desprès, une couturière, est décédée à l’âge de 28 ans et laisse derrière elle un logement meublé d’un lit, de deux tables – l’une en noyer, l’autre en bois blanc – de quatre chaises et d’un buffet-étagère. La pièce est peu décorée, mis à part un tapis, deux rideaux et un miroir. En revanche, une malle contient une garde-robe abondante, pas moins de dix-sept jupons et treize corsages, ainsi que des vêtements et des accessoires recherchés : deux jaquettes, un mantelet, un chapeau ou encore un parapluie. L’occupante appartenait, en effet, à la fraction supérieure des classes populaires : elle est née dans le Nord, puis, à l’âge de 18 ans, s’est mariée à Paris en 1885 avec Victor Douay, un employé de douze ans son aîné, originaire du même département. Au moment du mariage, son père est gardien de la paix à Paris, un statut envié de petit fonctionnaire municipal qui est un gage d’honorabilité populaire. Sa garde-robe, tout comme la possession d’une machine à coudre, atteste une aisance passée. Un livret de Caisse d’épargne sur lequel ne subsiste qu’1,45 franc indique même une ancienne volonté d’économiser, et le juge signale dix ouvrages classiques, témoins d’un petit bagage culturel. Mais la locataire en voie d’ascension sociale, ou du moins de stabilisation, a été fragilisée par la mort de son mari, le 8 février : elle a confié sa fille de 7 ans à son propre père et a tenté de gagner sa vie comme couturière. Les difficultés financières s’accumulant, elle a dû gager tous ses bijoux en or au Mont-de-piété du quartier au mois d’avril2, probablement pour payer le terme du loyer. Lorsqu’elle meurt, le 5 septembre, aucun membre de sa famille n’est présent : la concierge avance les frais de l’enterrement et le juge de paix, n’arrivant pas à retrouver le père de la défunte, confie la succession à un administrateur judiciaire qui vend toutes les possessions aux enchères.

2Cet exemple est particulièrement représentatif du développement d’une consommation de masse, retraduite par le prisme d’une culture de classe. Les classes populaires accèdent à de nouveaux biens et la base sociale de la consommation s’élargit, comme le prouve l’inventaire après décès de Marie Desprès, dont on peut raisonnablement supposer qu’elle a acheté une bonne partie de ses objets à crédit, chez Dufayel ou l’un de ses concurrents. Cette nouveauté s’intègre pourtant à une culture matérielle de classe qui encadre les usages et la représentation des objets : lorsque la couturière est en difficulté, elle se tourne naturellement vers le Mont-de-piété, l’institution traditionnelle de crédit, en place depuis l’Ancien Régime. Elle y gage ses bijoux, qui sont une forme d’épargne solidifiée. La dette contractée envers la concierge montre le maintien des solidarités de voisinage, que l’on pourrait appeler « traditionnelles ». Cet exemple montre finalement bien la tension entre l’élargissement de l’accès aux biens – la consommation de masse – et le maintien de savoirs pratiques issus de la nécessité, caractéristiques d’une consommation de classe. Ces deux modèles coexistent dans la capitale, non seulement spatialement, mais aussi au sein des classes populaires, et même au cours d’une seule trajectoire biographique. Ce groupe social est d’abord défini par sa fragilité intrinsèque et par le fait que la stabilisation économique ou sociale reste toujours précaire en fonction des aléas de la vie (mort, chômage, maladie). La consommation peut donc être alternativement, et pour le même individu ou le même ménage, une jouissance hédoniste, un instrument d’ascension sociale et une solidification de l’épargne.

3Des années 1880 aux années 1920, une fraction importante des classes populaires parisiennes accède à des biens nouveaux, grâce à l’augmentation générale des salaires des travailleurs. Le dépouillement des scellés après décès établit empiriquement cet élargissement. Outre le nécessaire – se loger et se nourrir –, les ouvriers, les employés et les petits fonctionnaires achètent en priorité des vêtements et du mobilier, les plus fortunés se procurant même une machine à coudre ou une bicyclette. L’augmentation de cette demande populaire est accompagnée et soutenue par l’industrialisation : la confection met à leur disposition des habits bon marché et l’industrie du meuble du faubourg Saint-Antoine, organisée de façon pré-tayloriste, diminue le coût du mobilier. Des domaines entiers qui relevaient encore largement des solidarités traditionnelles au premier xix^e siècle basculent également dans la marchandisation, comme l’attestent la consommation de produits pharmaceutiques et de cosmétiques, les assurances ou encore l’essor du marché funéraire. L’inventaire des garde-robes et des intérieurs prouve, par ailleurs, que cette consommation correspond au modèle pyramidal, établi par la sociologie, de descente des modes et des goûts depuis les classes supérieures jusqu’aux classes populaires, dans une éternelle course-poursuite entre imitation et distinction. Des distinctions internes aux classes populaires apparaissent, en fonction non seulement de la profession, mais aussi du sexe, de l’âge et du statut matrimonial des acheteurs. Ces disparités dessinent trois idéaux-types, des hommes travailleurs manuels et plutôt âgés, qui vivent dans des intérieurs dépouillés, jusqu’aux jeunes femmes célibataires et salariées, qui entrent de plain-pied dans la consommation en imitant de leur mieux la bourgeoisie. La Première Guerre mondiale déstabilise profondément ce nouveau modèle de consommation dans la capitale, car la pénurie et l’inflation ramènent les classes populaires parisiennes à des préoccupations de ravitaillement quotidien qui avaient globalement disparu. Les mobilisations et les grèves qui agitent la ville pendant le conflit, notamment celle des midinettes, peuvent être interprétées comme la réaction de ces nouvelles consommatrices à une situation de privation qu’elles n’entendent pas accepter. La hausse des prix a pourtant des effets invisibles mais positifs : elle efface les dettes et permet le démarrage d’un nouveau cycle d’accès à la consommation, auquel la crise économique des années 1930 met brutalement fin.

4L’accès des classes populaires parisiennes à des biens nouveaux, alors que ce groupe social est caractérisé par l’étroitesse des ressources économiques et de l’épargne, est dû aux médiations tant financières – la vente à l’abonnement – que culturelles – la réclame – qui se développent dans la capitale à partir des années 1880. Ces nouveaux dispositifs œuvrent de concert pour susciter et rendre solvable la consommation populaire. Le crédit à la consommation est un secteur commercial en expansion, organisé de manière pyramidale et dominé par les Grands Magasins Dufayel. La vente à l’abonnement tire son efficacité de l’imitation des pratiques du petit commerce, pratiques qu’elle réorganise cependant pour créer une distance entre créditeur et débiteur, et rompre ainsi le lien de dépendance réciproque qu’instaure normalement la dette. Cette reconfiguration de l’ordre social de la dette dans la capitale permet un changement d’échelle dans le spectre du crédit. L’État tente d’intervenir pour limiter l’expansion de l’endettement perçu comme néfaste pour les classes populaires, mais la loi sur la saisie-arrêt des salaires ne réussit qu’à garantir davantage le crédit, tout en confiant sa gestion à la justice de paix, qui devient dès lors un acteur central de l’endettement populaire. Les maisons de vente à l’abonnement sont également pionnières dans la mise en place de dispositifs d’incitation à l’achat adaptés aux classes populaires : les bâtiments somptueux, imitant les cathédrales de la consommation, que sont les magasins bourgeois du centre-ville, des horaires adaptés aux emplois du temps de leur clientèle ou encore le développement de l’affichage sur les murs des quartiers populaires pour vanter leurs produits et leurs opérations promotionnelles.

5À côté de ce nouveau modèle commercial mêlant crédit moderne et réclame, le Mont-de-piété de Paris apparaît comme une institution traditionnelle en déclin, héritière d’une époque qui nouait différemment le rapport entre crédit et question sociale. Cette institution de bienfaisance connaît une baisse continue de son activité à partir des années 1880, faute de prise en compte des transformations de la consommation populaire : elle persiste, en effet, à voir dans ses clients des nécessiteux dont elle doit soulager la misère, ce qui l’empêche de s’adapter aux nouveaux besoins de ses usagers. Pourtant, malgré la diminution globale du nombre d’engagements, le Mont-de-piété de Paris est fréquenté par plus de 4 000 personnes par jour à la veille de la Première Guerre mondiale. Ce constat révèle l’existence de procédés alternatifs d’échange, d’acquisition et d’évaluation des objets qui dévoilent leur rôle de réserve et de solidification de l’épargne pour les ménages modestes. Hors du système de l’achat de marchandises neuves à prix fixe, subsiste dans la capitale, pendant toute la période étudiée, une autre culture matérielle. Comme l’écrit Richard Hoggart, « il ne faut jamais oublier que ces influences [de la modernité] n’ont qu’une action fort lente sur la transformation des attitudes et qu’elles sont souvent neutralisées par des formes plus anciennes3 ». Persistent ainsi des formes d’acquisition alternatives des objets, comme le vol ou le marché de l’occasion. Les brocanteurs et leurs clients ne s’inscrivent pas dans le cadre classique de l’échange tel que le définit Adam Smith : les chineurs pratiquent la « revision », un système d’achat collectif, tandis que le marchandage – et non le prix fixe – est la règle de l’achat dans leur boutique. Enfin, le rapport aux objets dans les classes populaires est caractérisé par la volonté de « faire de l’usage », qui se traduit par la réparation, l’entretien et l’utilisation intensive des choses. Cette conception est fortement liée à la conscience persistante de la fragilité économique et sociale du groupe. Ces savoirs pratiques issus de la pauvreté sont, par exemple, réactivés pendant la Première Guerre mondiale.

6Lorsqu’on élargit la focale de l’étude et que l’on dépasse l’analyse de l’acte d’achat, on voit que le monde « moderne », dans lequel la diffusion de nouveaux biens via le crédit est acquise, coexiste avec des pratiques qu’on retrouve sous l’Ancien Régime4 et avec des modes alternatifs d’acquisition des biens. Si ces questions viennent de l’anthropologie, il ne s’agit pourtant pas de pratiques a-historiques : elles sont au contraire profondément articulées aux transformations de l’économie commerciale parisienne. C’est bien parce que l’élargissement de la consommation a fait naître de nouveaux désirs dans l’ensemble des classes populaires que celles-ci ont recours au marché dégradé de l’occasion ou à la pratique illégale du vol. La Belle Époque est le moment où s’affirme la disjonction entre le vieux et l’ancien, c’est-à-dire entre les objets datant d’avant la révolution industrielle, que le temps ennoblit, et ceux, produits en série, que l’usage dégrade. Les deux marchés qui prennent forme, l’antiquité et l’occasion, sont destinés à des clientèles socialement différenciées : la bourgeoisie se distingue des classes populaires en abandonnant ce marché déclassé de la seconde main auquel elle avait largement recours pendant tout le premier xix^e siècle5. Ce nouveau rapport à la culture matérielle provoque un changement d’attitude par rapport aux débris et aux ordures. Jusque dans les années 1880, les villes vivent en symbiose avec la campagne et l’industrie, débouchés commerciaux qui absorbent les excreta urbains. Des années 1880 aux années 1920 s’ouvre une période de transition, celle de l’émergence des « déchets » urbains, des matières inutiles désormais sans valeur d’échange. Cette mutation entraîne la disparition progressive des chiffonniers, profession dont la spécialité était justement de trier les ordures pour les revendre. Plus largement, c’est le mode de rapport aux objets des classes populaires, qu’incarnent les biffins par leur récupération, qui devient intolérable dans une société marquée par les théories pastoriennes qui font de l’ordure un facteur de contagion.

7À la Belle Époque et dans les années 1920, une partie des ressorts de la consommation de masse est en place, mais les nouveaux biens achetés grâce à la publicité et au crédit se retrouvent intégrés dans une culture de l’usage et de l’usure propre aux classes populaires. Celle-ci repose sur des savoirs pratiques liés à la pauvreté, sur la mémoire de la nécessité économique et sur la conscience de la fragilité sociale. Paris est encore un lieu de production massif et, dans les quartiers populaires, une majorité de la population est occupée quotidiennement à produire ces biens : les savoir-faire qu’exige la réparation sont donc collectivement disponibles. Dans la ville, comme dans les classes populaires, coexistent deux modes de rapport aux objets qui sont profondément articulés, comme le prouve un ensemble d’attitudes traditionnelles réappropriées très rapidement pendant la Première Guerre Mondiale. Pourtant, la marginalisation de ces pratiques est en marche, ce que reflète leur relégation dans des espaces de plus en plus périphériques de la capitale : les brocanteurs et les chiffonniers sont exilés en proche banlieue ou dans des espaces interstitiels. Le départ de l’industrie en banlieue provoque en outre une perte du lien avec le monde de la fabrication. Les objets sont de plus en plus désincarnés et les savoir-faire qui permettent de les réparer sont moins disponibles collectivement. Les classes populaires parisiennes sont prêtes à basculer dans un autre rapport aux biens, fondé sur la culture du renouvellement et l’habitude de jeter les biens, plutôt que de les user, sur le modèle des classes supérieures.

8Ce parcours dans la consommation des classes populaires parisiennes a fait naître trois nouvelles pistes d’interprétation. La première porte sur la ligne de partage entre luxe et nécessité, dichotomie morale omniprésente dans le discours des observateurs sociaux de l’époque et qui continue d’imprégner les conceptions actuelles de la consommation populaire. Les achats des classes populaires sont tolérés tant qu’ils correspondent à la conception que les élites se font de la « nécessité », à savoir la satisfaction des besoins vitaux : se nourrir, se loger et se vêtir. Toute consommation sortant de ce schéma est immédiatement fustigée comme un « goût du luxe » néfaste et, à terme, destructeur, car il amène dans son sillage la litanie des maux populaires, prostitution et alcoolisme en tête. Ce partage semble avant tout reposer sur des préjugés de classe et il résiste difficilement à l’épreuve du réel. Lorsque les employés du Mont-de-piété doivent remettre gratuitement les objets « nécessaires » à leurs propriétaires, ils se retrouvent confrontés à l’argumentaire des engagistes leur expliquant, par exemple, à quel point la possession d’un costume du dimanche est essentielle pour participer à la vie sociale des classes populaires. Lorsque, dans la capitale en guerre, le pouvoir politique cherche à assurer la nécessité et à taxer le luxe, il est mis face à la même difficulté de classer les objets dans l’une ou l’autre de ces catégories, car il n’est pas facile de fixer juridiquement ce qui n’était jusque-là qu’une distinction morale arbitraire. On peut, pour mieux comprendre ce débat, le relier aux théories de Karl Marx : la « nécessité » est finalement ce qui assure aux employeurs la « reproduction de la force travail » et la dénonciation répétée du goût du luxe des ouvriers peut aussi se lire comme une résistance des patrons face à l’augmentation des salaires. Abandonner le partage entre luxe et nécessité revient à légitimer la demande des travailleurs de gagner davantage pour disposer d’un plus fort pouvoir d’achat. Après la Première Guerre mondiale, des voix isolées commencent à développer ces arguments. C’est le cas de Hyacinthe Dubreuil, ouvrier mécanicien et militant à la CGT, qui écrit en 1924 dans L’Information ouvrière et sociale :

On a tort à mon sens de rabaisser la discussion en cours [sur la vie chère] à la démonstration d’une misère à laquelle on donne des couleurs un peu tendancieuses, au lieu de soutenir hardiment le droit pour tous ceux qui collaborent à la production de parvenir à une vie plus large et plus aisée. Pourquoi mettre tant d’orientation à exagérer la gêne du foyer ouvrier, au lieu de reprendre simplement la voie des revendications idéalistes qui ont toujours assuré le succès des efforts du passé6.

9L’analyse a également fait apparaître l’inadéquation d’un certain nombre de dichotomies, dès lors qu’on s’intéresse aux modes de vie populaires. La ligne de partage entre épargne et crédit, par exemple, qui paraît claire et fixe a priori, se brouille à l’analyse de la vente à tempérament. Le passage de l’abonneur constitue finalement une épargne forcée, beaucoup plus adaptée au quotidien des classes populaires que le dépôt d’espèces sur un livret de Caisse d’épargne. La frontière entre les pratiques légales et celles hors la loi est parfois très floue, que l’on songe à la vente à réméré des marchands de reconnaissance ou à la circulation d’objets parfois tardivement qualifiée de vol par les protagonistes. La notion de propriété est également remise en cause par des procédés comme la vente à tempérament et le prêt sur gage qui distinguent clairement la nue-propriété et l’usufruit. Dans la vente à tempérament, les acheteurs ont la jouissance immédiate de l’objet, mais ne le possèdent pleinement que lorsque le crédit est entièrement remboursé. En outre, les meubles du logement constituent la garantie du propriétaire et ils sont donc eux aussi gagés par principe. Le prêt sur gage pratiqué par le Mont-de-piété présente le double inversé de cette situation : les engagistes restent légalement propriétaire de l’objet après l’avoir gagé, mais ils n’en ont plus l’usage, c’est-à-dire la jouissance. Tous ces biens ont donc des statuts intermédiaires et on pourrait parler à leur propos d’appropriation incomplète ou de consommation transitoire : ce qui importe, c’est de jouir de l’objet, sa possession est secondaire. Enfin, les pratiques d’entretien et de réparation des objets montrent que la frontière est ténue entre la production et la consommation, particulièrement pour des travailleurs manuels qui peuvent utiliser, dans la sphère privée, les savoir-faire de leur métier.

10La dernière problématique apparue chemin faisant est celle, centrale, de la valeur des biens des classes populaires. Loin d’être transparente et prévisible, celle-ci est le résultat d’un rapport de force, dont les membres de ce groupe social, démunis en termes de capital social et de capital symbolique, sortent rarement vainqueurs. L’estimation des gages par les commissaires-priseurs du Mont-de-piété est la manifestation la plus nette de cette domination : ces officiers assermentés dévaluent systématiquement les objets qui leur sont présentés, laissant comme seul recours aux usagers populaires de faire appel aux services, très chèrement payés, d’un marchand de reconnaissances. La vente à l’encan après une saisie judiciaire est un autre exemple de la violence de la domination sociale et économique : les biens des locataires sont vendus à un prix dérisoire et le fruit de la vente est généralement trop bas pour rembourser le propriétaire, absorbé qu’il est par les frais judiciaires. Enfin, les archives donnent ponctuellement accès à une tout autre valeur, qui n’est pas quantifiable : la valeur affective des objets pour leurs propriétaires. Les listes des gages anciens du Mont-de-piété témoignent furtivement du rôle de relique que jouent certains objets, venant incarner le lien aux morts ou à un passé heureux dont on ne veut pas se dessaisir.

11Tentons pour finir de répondre de manière synthétique à la question liminaire, à savoir : qu’est-ce que la consommation fait à la classe ? Malgré la diffusion massive de biens nouveaux, la consommation reste un marqueur de l’identité sociale des classes populaires, pour ses membres comme pour les observateurs extérieurs. Cette appartenance sociale se manifeste à la fois dans les objets achetés (leur qualité, leur mode de fabrication, leur état d’usure), dans les lieux fréquentés (les grands magasins populaires, les bureaux auxiliaires du Mont-de-piété, les boutiques des marchands de reconnaissances, le marché aux puces de Saint-Ouen) et dans les types de transaction économique engagés (la vente à tempérament, la saisie, le marchandage). La loi sur la saisie-arrêt du 12 janvier 1895, sur le crédit à la consommation, en s’appliquant aux ouvriers sans limitation de salaire et aux employés ainsi qu’aux fonctionnaires percevant un traitement annuel inférieur à 2 000 francs, montre bien comment une pratique économique vient définir le groupe social aux yeux des députés qui votent ce texte. Le montant du loyer est également apparu comme un élément essentiel du classement social : être locataire et payer un loyer annuel de moins de 600 francs, exonéré d’impôts, marque l’appartenance aux classes populaires. L’adresse du domicile enfin est un signe, car « le quartier d’habitation est, dans le Paris de cette époque, un cadre de classement social relativement rigoureux des classes et des fractions de classes7 ».

12La consommation est également, en sens inverse, une force centripète qui tend à diviser la classe sociale : les différentes fractions des classes populaires empruntent des chemins divergents, et la distinction interne est très forte entre ceux qui tentent d’accéder, via le crédit et en suivant les exemples donnés par la publicité, à des modes de vie bourgeois et ceux qui s’en retrouvent durablement exclus, faute de moyens économiques. Les indices sont minces pour essayer de peser le poids relatif de chacun des groupes. On peut néanmoins relever, en premier lieu, qu’en 1911 les classes populaires de la capitale sont composées aux trois quarts d’ouvriers et pour un quart d’employés8. La répartition par montant du loyer des logements loués moins de 600 francs dans la capitale en 1909 montre une ventilation progressive : 57 % des locataires paient entre 1 et 299 francs pour leur logement et 43 % paient entre 300 et 599 francs9. Difficile de conclure à partir d’indications aussi ténues, mais on n’observe pas de disproportion flagrante entre les deux fractions des classes populaires. Dans une pesée très globale, on peut considérer que la fraction supérieure des classes populaires représente à peu près 40 % des effectifs. Elle comprend ceux qui peuvent payer un loyer élevé pour un appartement probablement soigné et englobe la majorité des 26 % d’employés. Les 60 % restant rassemblent ceux qui ne peuvent dépasser les 300 francs de loyer annuel et notamment les 200 000 locataires en garnis de la capitale. Le déséquilibre ne serait donc pas majeur entre les deux groupes, ce qui explique la persistance des deux modèles de rapport aux objets et à leurs usages dans la capitale, des années 1880 aux années 1920. L’exil des plus fragiles économiquement hors des limites des vingt arrondissements a toutefois commencé et ce mouvement accélère avec les expulsions dues à la fin du moratoire sur les loyers en 1920 et 1921. La division interne à la classe sociale se reflète alors dans l’espace : ceux qui ont les moyens de rester dans la capitale intra-muros bénéficient de la circulation des modes et des goûts. Les départs en banlieue recréent, au contraire, des quartiers fortement populaires, sous-équipés en commerces modernes et coupés de la consommation interclassiste de la capitale10 par le manque de transports commodes, le métro s’arrêtant aux portes de la ville et les lignes de train étant peu développées11.

13Néanmoins, cet exil est également le signe, à partir des années 1920, de l’attirance pour une nouvelle forme de consommation, qui devient dominante dans les années 1950 : l’accession à la propriété immobilière. L’achat d’un logement déplace les questions, en recomposant la notion de besoin et en changeant les dépenses prioritaires pour une partie des classes populaires12. L’inflation qui existe en France du milieu des années 1950 aux années 1970 soutient le crédit consenti aux fractions supérieures des classes populaires. Là encore, à l’échelle nationale, cohabitent plusieurs modèles, et la disparité territoriale est grande dès lors que l’on sort des grands centres urbains. Le pays minier du nord de la France dans les années 1960 démontre la persistance de conceptions et d’institutions héritées du xix^e siècle plutôt que participant pleinement des Trente Glorieuses13.

14La deuxième évolution de taille pour les travailleurs modestes du second xx^e siècle est le développement de l’État-providence qui a fortement amélioré leur niveau de vie, car « les pauvres de la fin du xx^e siècle ont la particularité de recevoir des aides financières régulières, qui les mettent à l’abri de la pauvreté absolue14 ». Pourtant, les questions posées par l’usage de ces ressources restent étonnamment pérennes, depuis les interrogations de la bienfaisance jusqu’à celle des services sociaux contemporains : « Comment cependant conjuguer l’assistance avec la consommation ? L’assistance implique un usage parcimonieux du don social et des devoirs de modestie de la part du récipiendaire, tandis que la consommation incite à satisfaire des désirs qui ne se justifient pas toujours en termes de nécessité absolue15. » La consommation populaire est encore et toujours scrutée et mise sous tutelle au nom de l’intérêt supposé des plus fragiles16. D’autre part, elle est absolument nécessaire dans un modèle économique fondé sur la croissance qui a besoin d’un élargissement perpétuel de la base sociale de la consommation. Dans ce modèle paradoxal, les classes populaires ont toujours tort, car telles le tonneau des Danaïdes, elles épuisent l’État social, sans consommer assez pour relancer l’économie. Hyacinthe Dubreuil pointe en 1924 le paradoxe de prôner l’ascétisme des plus pauvres dans une société qui encourage de toute part la dépense et la jouissance :

Plus que jamais en effet [l’ouvrier] se refuse à contempler sans y prendre part les jouissances de la civilisation. Plus que jamais il comprend qu’il n’y a point de raison pour que ces jouissances soient réservées à telle catégorie de citoyens plutôt qu’à telle autre… il veut conquérir sa part coûte que coûte […]. Je sais bien qu’on nous répondra, comme il est de tradition, que les travailleurs ont tort d’avoir des prétentions semblables, qu’une existence modeste procure plus de bonheur, etc., etc. Que nos élégants contradicteurs quittent d’abord leurs bottines vernies et leur pardessus cossu pour venir s’asseoir au foyer ouvrier. Nous en discuterons ensuite ; et ils comprendront peut-être alors pourquoi le travailleur assisterait plutôt à l’écroulement d’une fausse civilisation qui exige son humiliation constante, qu’à se rendre à leurs fallacieuses observations17.

15Cet appel à comprendre les motifs de la consommation populaire, plutôt qu’à la juger à partir de conceptions qui lui sont étrangères, résume le parti pris de ce livre, qui a cherché à restituer le sens que les membres des classes populaires donnent à leurs actes, et les marges de manœuvre que ces hommes et ces femmes continuent opiniâtrement à se ménager à l’intérieur d’un système de contraintes, pour échapper à la domination.