Les scénarios des vols

9Le premier scénario de prédation est celui du vol à l’étalage de vêtements commis par des jeunes hommes, opérant le plus souvent en duo ; le 21 décembre 1895, par exemple :

Les nommés Colard et Vigouroux sont amenés […] à 3 h de relevée. Le Sieur Leveau [livreur] était sur le siège de sa voiture, il a vu Vigouroux décrocher de l’étalage du n^o 27 [rue de la Chapelle] un pantalon et le jeter dans le couloir de la maison d’à côté du magasin, l’autre Colard faisait le guet16.

10Edmond Vigouroux, né dans le XVIII^e arrondissement, âgé de 16 ans, est dit « vannier sans travail depuis deux jours », tandis qu’Odile Colard, du même âge, né dans le Pas-de-Calais, est verrier. La plupart des autres affaires de vol à l’étalage présentent le même schéma : les voleurs sont tous de jeunes hommes entre 16 et 20 ans qui déclarent toujours une profession, même quand ils sont « sans travail » au moment du vol. Ils appartiennent au monde ouvrier (peintre, vannier sur cuivre, ardoisier) ou occupent une position subalterne dans un petit commerce (garçon boulanger, garçon marchand de vin, employé de commerce, vendeur de journaux). Ils dérobent des vêtements, pantalons ou paires de chaussures, qui semblent destinés à la revente. Ces jeunes voleurs correspondent au portrait de la délinquance juvénile masculine du premier xix^e siècle qu’a tracé Lenard Berlanstein à partir des registres d’écrou de la Petite Roquette17. Ils s’installent dans le vol à cause de leur fragilité professionnelle et familiale, et commencent une carrière délinquante qui peut les mener aux portes de l’apachisme18. Ainsi, Odile Colard est à nouveau arrêté quatre mois plus tard en avril 1896 pour le même délit : il est alors le voleur principal accompagné d’un acolyte âgé de 12 ans. Sa situation s’est dégradée : alors qu’il vivait « chez son père, employé du Chemin de Fer du Nord », il est désormais « sans domicile depuis 15 jours19 ». Des vols répétés ont peut-être conduit son père, détenteur d’un statut professionnel honorable dans le quartier, à le mettre à la porte pour protéger sa réputation. Ce vol à l’étalage opéré en duo par de jeunes hommes des classes populaires reste cependant rare dans les registres : on relève 18 vols de ce type sur les 159 dépouillés. Les vols à l’étalage sont en effet principalement commis à Paris au détriment des grands magasins de nouveautés du centre-ville20. Dans les quartiers périphériques, et à la Goutte-d’Or particulièrement, les larcins contre les particuliers sont nettement plus nombreux que ceux visant des commerces.

11Un deuxième scénario se dessine alors, celui du locataire de garni qui s’enfuit avec le mobilier ou la literie. Les occupants de ces chambres meublées appartiennent en majorité à des populations instables et précaires, récemment arrivées en ville ou bien situées à la limite de l’indigence21. Cette fragilité sociale et économique en fait un vivier de la délinquance, surveillée par une brigade spéciale, la police des garnis. Arlette Farge a montré qu’au xviii^e siècle la moitié (53 %) des accusés de vol d’aliments à Paris vivent en garni22. L’acte délictueux peut aussi s’exercer sur le mobilier de la chambre qu’ils louent. Les coupables emportent en priorité la literie : Marie Loesch, une couturière, vole deux couvertures en laine grise et un drap ; Émilie Berthier, elle aussi couturière, part avec « une paire de draps marquée P. C., une taie d’oreiller et une serviette, le tout valant 10 fr23 ». On peut penser que ces deux femmes, au vu de leur savoir-faire professionnel, peuvent tout autant transformer ces pièces de tissu en matière première que les revendre. Les garnis servent également de décor à un autre scénario classique : le vol à l’entôlage, c’est-à-dire le larcin commis par les prostituées au préjudice de leur client, ivre ou endormi. Edmond Ledieu, employé de la Compagnie de chemin de fer du Nord, âgé de 20 ans, se fait dérober 100 francs par la fille Maréchal « âgée de 31 ans, fille soumise, demeurant en garni 62 bd de la Chapelle24 ». Cet employé est plus riche que la plupart des autres clients volés : à un musicien, il a été dérobé 20 francs, tandis qu’un imprimeur est dépouillé de 26 francs. Les prostituées profitent de la passe pour faire les poches des pantalons et des vestes et volent presque exclusivement de l’argent, quelquefois des bijoux (montres ou chaînes en argent). La fréquence de ce type de vol à la Goutte-d’Or est à mettre en relation avec la spécialisation de ce quartier dans la prostitution de rue, phénomène qui s’accentue durant toute la Belle Époque25.

12Enfin, le dernier scénario relevé dans les registres est le vol dans les immeubles locatifs, avec ou sans effraction. Les espaces périphériques, les moins surveillés, sont régulièrement visités par les voleurs : les caves sont vidées de leur vin ou de leurs sacs de charbon, les greniers des vieilles affaires que leurs propriétaires y stockaient et les cabinets d’aisance sont même dépouillés de leurs plombs ou de leurs tuyaux. Les appartements sont toutefois les espaces les plus fouillés, parfois à l’aide de fausses clés. Les voleurs y prennent d’abord de l’argent et des bijoux, le butin qui a le plus de valeur, mais les vêtements sont également convoités. Les exemples sont innombrables, du maigre larcin opéré chez une cuisinière de 38 ans, qui déclare qu’on lui a volé « un fichu en dentelle, et 3 mouchoirs blancs d’une valeur de 7 fr », au vol, dans la chambre d’une tailleuse au sixième étage, d’un stock de vêtements valant 200 francs qui représente une partie de sa production26. Plus largement, tout ce qui se trouve dans un logement peut être dérobé : un menuisier rentre chez lui pour trouver sa chambre, au premier étage d’un immeuble rue de la Goutte-d’Or, dépouillée d’« 1 pendule, 3 paletots, 6 draps, 12 torchons, 1 diamant de vitrier, 3 coquillages et un petit modèle de navire », tandis qu’un journalier porte plainte après le vol de son accordéon, ainsi que de 13 francs et de son livret de travail27. Comme le note Jean-Claude Farcy, ce type de vol « nécessitant des informations sur les lieux visités impliqu[e] davantage des habitants résidants à proximité, alors que les vols à l’étalage ou à la tire font plus appel à la technique qu’à la connaissance des lieux28 ». Il faut dès lors s’interroger sur le degré de connaissance entre voleur et volé et sur l’inscription du vol dans un entre-soi populaire.

« Soupçonne sa voisine » : vol et interconnaissance à la Goutte-d’Or

13La notion de quartier « recouvre un ensemble très flou à la fois topographique et relationnel, qui fluctue au gré des locuteurs et dont les frontières ne sont jamais précisées. [Les sources étudiées] indiquent néanmoins que le quartier est composé de gens que l’on peut reconnaître, que l’on peut désigner sans forcément les connaître ou les identifier précisément29 ». Les registres analytiques des procès-verbaux sont une source tout à fait adéquate pour vérifier cette hypothèse, d’autant plus pertinente qu’elle permet de confronter le territoire administratif du quartier – celui qui est du ressort du commissariat – à l’espace vécu des habitants, quand il s’agit d’identifier et de reconnaître des voleurs.

14La moitié des voleurs sont tout d’abord désignés comme « inconnus » dans le résumé de l’affaire rapporté par le brigadier de service. Cette mention recouvre d’une part tous les cas dans lesquels la victime et/ou les policiers n’ont aucune piste ni aucun soupçon. Mais le même mot sert à désigner les coupables dans les affaires où les soupçons se portent sur un individu précis, au comportement suspect, que la victime ou les témoins ont simplement vu, sans le reconnaître. Il est en ce sens « inconnu » socialement de la victime ou du témoin qui peut en donner une description physique, mais pas d’éléments d’identification tels que le nom ou l’adresse. Dans cette deuxième catégorie, le voleur ou la voleuse est souvent désigné par son extériorité au territoire de l’interconnaissance, avec des mentions comme « inconnu dans la maison » ou « étranger au quartier ». Ces étrangers au quartier sont le plus souvent des gens qui pourraient prétendre y appartenir et qui connaissent assez les usages populaires pour ne pas éveiller les soupçons. Certains se spécialisent d’ailleurs dans la « prédation sous une forme raffinée (escroquerie, abus de confiance)30 » : ils se servent de cette familiarité pour s’introduire dans les logements sans éveiller la méfiance de leurs interlocuteurs, se faisant par exemple passer, auprès d’une concierge, pour un locataire potentiel31. Dans d’autres mises en scène, les voleurs se font passer pour des bourgeois en visite dans un but de bienfaisance : l’un demande à une concierge des renseignements pour un locataire qui aurait besoin de secours, tandis qu’un autre prétend être un docteur de la maison Rothschild, allant jusqu’à ausculter une ménagère qui découvre ensuite qu’on lui a soustrait 26 francs32. Ces scénarios révèlent que ces voleurs-comédiens s’inscrivent parfaitement dans les échanges économiques et sociaux du quartier : intégrés dans les classes populaires, ils peuvent utiliser les habitudes de ce groupe social à leur profit. Leurs victimes sont très souvent des concierges qui, par leur fonction, sont les plus à même d’être en contact avec les nouveaux arrivants, encore inconnus dans le quartier. Leur loge est un lieu de passage, plus ouvert que les appartements des étages et donc plus vulnérable à ce type d’escroquerie.

15Pour l’autre moitié des voleurs, les victimes désignent néanmoins comme coupable un membre de leur entourage, appartenant au cercle de l’interconnaissance : voisins, amis et membres de la famille. Les voisins et les voisines, c’est-à-dire les habitants du même immeuble, sont le plus souvent soupçonnés, mais il est difficile pour la victime d’apporter une preuve définitive de leur culpabilité. Ainsi, Marie Delacou, ménagère âgée de 63 ans, déclare « qu’il lui a été volé dans sa chambre du sixième étage, 4 jupons, une paire de bottines, valant ensemble 30 fr environ. A déjà été victime l’année dernière d’un vol de 20 fr, soupçonne une voisine du même palier. Ne porte pas plainte contre elle, faute de preuves33 ». Ces soupçons ne semblent cependant pas infondés, car les voisins sont effectivement bien placés pour savoir ce que possède le locataire d’à côté et les détails de son emploi du temps, une information utile pour un cambriolage. François Ronsin, un menuisier de 54 ans, découvre ainsi que son logement a été dépouillé en son absence par une fleuriste vivant dans le même immeuble. Elle sait, en effet, qu’« il occupe une chambre au 1^er étage où il ne vient que le samedi, passant le reste de la semaine à Saint-Germain où il travaille34 ».

16Le deuxième cercle qui fournit un contingent non négligeable de voleurs est celui des amis. À la différence des voisins, avec qui les rapports peuvent être tendus, les liens entre voleurs et volés reposent dans ce cas sur une confiance mutuelle, qui rend très facile l’accès au logement. De nombreux larcins sont commis par des individus dans une mauvaise passe, hébergés gratuitement par certains de leurs proches : Eugène Froment, un employé de commerce de 40 ans, se fait par exemple dérober deux bagues en or, une alliance et une bague en cheveux par Jules Barreta, qu’il avait recueilli chez lui35. D’autres voleurs, sans habiter chez leur victime, sont suffisamment connus comme amis pour n’éveiller aucune méfiance au moment où ils commettent leur délit. C’est le cas de Fevel Anglader qui vole des vêtements et des bijoux à Samuel Kodesch, un garçon boucher. Le coupable peut sortir de la maison avec un paquet d’effets en croisant deux voisines sans être inquiété, car elles l’ont vu « mais n’y ont pas attaché d’importance connaissant Anglader comme un ami de Kodesch chez lequel il venait souvent36 ».

17Enfin, les vols signalés au commissariat de la Goutte-d’Or peuvent être commis à l’intérieur du cercle familial, même si c’est beaucoup plus rare, car les membres de la famille nucléaire bénéficient d’une « immunité pénale », c’est-à-dire que le vol entre époux ou entre ascendants et descendants ne peut pas donner lieu à des poursuites pénales, mais seulement à des demandes de réparation civile37. Le texte juridique prend acte de la communauté de biens qu’institue le mariage et les quelques affaires signalées dans les registres de la préfecture de Police concernent toujours des membres périphériques de la famille, belle-sœur ou beau-fils. Au-delà de cette immunité pénale, qui n’empêche pas formellement le dépôt d’une plainte, Jean-Claude Farcy rappelle « la règle bien connue selon laquelle moins l’auteur est connu de la victime ou du moins identifiable par elle, plus la plainte va de soi, alors que la situation inverse incite à l’arrangement38 ». Cette règle est parfaitement illustrée par l’histoire de Lucie Pouillard, une mécanicienne de 32 ans, qui habite au 22, rue Myrha avec son mari, un sieur Lefebvre. Le 28 mars 1896, elle vient signaler que quelqu’un s’est introduit chez elle à l’aide d’une fausse clé pour lui dérober « un revolver, une voilure de 1^ère communion, un chapelet en argent, un porte-monnaie en écaille, une chaînette en argent, 6 cuillères à café en métal blanc et 7 reconnaissances du Mont-de-Piété », et porte plainte. Le 3 avril, une locataire du quatrième étage déclare avoir croisé le voleur et sa description livre « un signalement correspondant à celui d’un ami [du mari de la plaignante] prénommé Léon ». Le mari convoqué « déclare ne pas vouloir inculper son ami39 ». On voit bien ici comment le constat d’un vol pour lequel on ne soupçonne personne incite au recours à la police, tandis que la découverte de l’implication d’un proche pousse à la rétractation, probablement pour essayer de régler le problème entre soi. Enfin, plus on approche du cercle des intimes, plus les objets peuvent également circuler de manière non marchande entre les individus, ce qui rend parfois peu claire la question de la propriété d’un bien.

18La frontière entre le vol et d’autres formes d’échange non marchand est, en effet, poreuse, lorsqu’on se situe dans l’interconnaissance, et notamment car « le sentiment de possession n’est pas nécessairement relié au titre de propriété officiel40 ». Ce qui est perçu comme un prêt par l’un des acteurs de l’échange peut être défini comme un vol par l’autre, notamment si l’objet n’est pas restitué après un certain nombre de récriminations. Marthe Neveu, une couturière de 28 ans, « déclare avoir confié à sa sœur, la dame Laborie, une machine à coudre achetée à la Maison Dufayel […]. La dame Laborie refuse de lui rendre la machine et ce que contenait le tiroir [200 fr] n’a pas de témoin et porte plainte41 ». La trace de différends de ce type est encore plus fréquente dans les archives de la justice de paix car, lorsque les policiers n’arrivent pas à trancher clairement qui possède un bien, ces conflits sur la propriété sont traités par une audience qui vise à la conciliation entre les deux parties. Le juge de paix du XV^e arrondissement statue par exemple sur neuf affaires de ce type en 1893 et 190342. Les biens concernés sont toujours des objets de valeur, ce qui explique que le conflit atteigne cette instance : un lit valant 60 francs, deux machines à coudre et une bicyclette, évaluées à 200 francs chacune. Un sieur Jeanjean est par exemple condamné à « restituer [au sieur Masselin] dans les 24 heures du jugement une machine à coudre Singer portant le n^o 240132 qu’il lui a prêtée sinon à payer la somme de 200 fr pour lui tenir lieu de valeur de la dite machine43 ». Les deux hommes résident à 500 mètres l’un de l’autre et, pour les neuf affaires de ce type, les protagonistes habitent tous à moins de 800 mètres les uns des autres, c’est-à-dire dans l’orbite du voisinage, sphère à l’intérieur de laquelle circulent un certain nombre d’objets.

19Plusieurs affaires brouillent encore la frontière entre don et vol, et montrent qu’une fois le vol effectué un arrangement entre la victime et le coupable peut consister à rembourser par petites mensualités la somme volée ou la valeur du bien. La similitude est ici frappante avec les pratiques d’abonnement que développent au même moment les grands magasins de crédit populaire. Le vol se transforme en quelque sorte en crédit forcé que la victime se voit contrainte de consentir à son voleur. Virginie Beck, une ménagère de 39 ans, accuse Francine Couleyras, une plumassière de 18 ans, du vol d’un porte-monnaie contenant 80 francs et d’une montre. Cette dernière nie devant le commissaire. Deux mois plus tard, la dame Beck « ramène la femme Couleyras qui lui aurait fait ses aveux et dit qu’elle n’aurait pas tenu ses engagements. Porte plainte contre elle. La femme Couleyras promet de désintéresser la plaignante à raison de 3 fr par semaine. La dame Beck accepte cette proposition44 ». La police vient ici jouer un rôle de médiation, appuyé par son pouvoir de sanction. Elle n’intervient toutefois que dans un second temps, quand le premier arrangement de face-à-face a échoué. Jean-Claude Farcy explique d’ailleurs que porter un conflit devant le commissaire, c’est « utiliser l’arme de l’intimidation […] pour mettre un terme à une affaire pendante, hâter un arrangement », une « stratégie pré-judiciaire de certains plaignants qui utilisent le commissariat de police comme instance médiatrice45 ». La justice de paix est utilisée de la même manière puisque la moitié des plaintes mentionnées plus haut s’arrêtent au stade de la citation à comparaître, ce qui signifie que le requérant a trouvé un arrangement avant d’aller en justice. La convocation devant le juge a probablement suffi à relancer les négociations dans une situation bloquée. Les vols constatés entre des individus se connaissant peuvent donner lieu à d’âpres discussions, probablement lorsque la qualification de vol est discutable. On peut alors supposer que cet échange non marchand s’inscrit dans un système de dons et de contre-dons complexe, impliquant objets, argent et services46. Les registres policiers ne permettent d’entrevoir que de manière tout à fait parcellaire de tels phénomènes de circulation non marchande.

Entre la revente et l’usage personnel : la circulation locale des objets volés

20La plus grande partie des objets volés est revendue, à la fois pour obtenir de l’argent rapidement et pour camoufler le délit, car mieux vaut ne pas être trouvé en possession des biens dérobés. Quand les voleurs sont retrouvés et qu’ils expliquent le devenir de leur butin, il apparaît que les objets volés circulent principalement à l’intérieur du quartier et sont relancés dans le circuit local de l’occasion grâce à deux intermédiaires : les brocanteurs et le bureau auxiliaire du Mont-de-piété, situé 21, rue Cavé, au beau milieu de la Goutte-d’Or. L’ancrage local est une ressource pour écouler la marchandise, mais il est aussi facteur de risque : la probabilité que soient reconnus les objets ou les voleurs est élevée, ce dont témoignent souvent les registres policiers. Ainsi, François Ronsin, le menuisier déjà évoqué qui a été cambriolé par sa voisine fleuriste, découvre le pot aux roses quand il reconnaît sa pendule à l’étalage d’une brocanteuse, dont la boutique se situe à 300 mètres de son domicile. La commerçante lui donne l’identité de la voleuse, qui a pour complice son ouvrière. Les deux accusées « avouent être les auteurs du vol. Les vases sont retrouvés chez le logeur [de la deuxième voleuse] rue Caplat et le linge chez Mme Lefort, blanchisseuse, 8 même rue […]. Les 3 paletots ont été vendus, 2 chez un brocanteur de la rue de la Charbonnière et le 3^ème chez un brocanteur du Bd de la Chapelle. Les inculpées disent ne pas se rappeler des adresses exactes47 ». De la même manière, un concierge dont le grenier a été pillé retrouve ses possessions chez un brocanteur de la rue voisine et découvre que le voleur n’est autre qu’un des locataires de l’immeuble48. Ce sont parfois les brocanteurs qui alertent les victimes d’un larcin dont elles ne sont pas encore conscientes. Henri Goutal, un tenancier de garni, raconte ainsi qu’il a été prévenu par une brocanteuse de la rue Labert : « Ces deux personnes [ses locataires, une fleuriste et un ouvrier des chemins de fer, tous deux sans travail] venaient de lui vendre un tapis carpette et me la représenté. Ce tapis m’appartiens. Je suis monté dans leur chambre et ai constaté la disparition de deux couvertures de laine. Cette fille reconnaît m’avoir dérobé le tapis carpette et les deux couvertures49. » Le plus étonnant dans cette histoire est que la brocanteuse est capable de reconnaître le tapis de l’hôtel meublé d’à côté, ce qui laisse supposer que ce n’est pas la première fois que cela se produit ou que les liens sont forts entre ces professions.

21Une autre manière d’écouler les objets volés est d’aller les gager au Mont-de-piété et de revendre ensuite les reconnaissances pour compléter les gains. Les policiers conseillent d’ailleurs souvent aux victimes, dans les cas de vol par des inconnus, d’aller faire opposition au bureau local de l’institution. Dans l’exemple précédemment évoqué, le logeur en garni récupère son tapis, mais les deux couvertures ont été apportées au Mont-de-piété de la rue Cavé et le voleur « dit avoir touché l’argent chez la dame Guépin (Marthe), 39 ans, marchande de reconnaissances du Mont de Piété, rue Cavé 38, laquelle a représenté [aux policiers] ces reconnaissances50 ».

22Enfin, les voleurs peuvent revendre leur butin à des particuliers, qui habitent éventuellement le quartier. Edmond Dapra, un carreleur de 19 ans, a ainsi la surprise de se retrouver au commissariat, « amené par la dame Leleu qui lui a reconnu sur le dos le pardessus volé à son fils par le sieur Almenspeck, [et qui lui] en demande la restitution. Dapra déclare avoir acheté le pardessus à Paul Almenspeck pour 10 fr ne consent pas à sa restitution sans avoir l’argent versé51 ». Le pardessus est saisi, mais l’acheteur est laissé libre, les policiers ne pouvant pas prouver qu’il connaissait l’origine frauduleuse de la marchandise. Il est d’ailleurs probable qu’il l’ignorait, sinon il n’aurait pas pris le risque de circuler dans un espace où ce vêtement pouvait être reconnu.

23Ces exemples montrent qu’il existe une véritable circulation locale des objets volés, probablement bien plus grande que ce que l’on peut appréhender par les seules affaires de ceux qui n’ont pas réussi à écouler leur marchandise discrètement et qui ont été arrêtés. Ils donnent également des éléments pour réfléchir à la notion de quartier, qu’il ne faut pas confondre avec l’interconnaissance : il existe une sphère étroite où les objets comme les personnes sont connus et peuvent être reconnus, mais le quartier recouvre aussi un territoire où il est possible de revendre des objets volés à son voisin sans se faire prendre – événement qui semble plutôt relever de l’exception que de la règle. Les objets, comme les personnes, tissent par leur circulation l’espace et les frontières de ce concept à géométrie variable qu’est l’interconnaissance.

24Cependant la revente n’épuise pas les motivations du vol et, au xix^e siècle, les débats sont vigoureux entre les juristes pour savoir si la moralité du voleur peut rester sans tache malgré le délit commis. La controverse se focalise sur un délit très spécifique : le vol de nécessité, c’est-à-dire le larcin commis par le voleur pour assurer sa survie et qui porte généralement sur la soustraction de nourriture52. À l’opposé sur l’échelle de la morale se situe le voleur de profession, celui dont le sens moral est définitivement vicié, c’est-à-dire celui qui a déjà bien entamé une « carrière de délinquant53 ». Ces deux interprétations classiques du vol et de ses mobiles en sont en réalité deux pôles, situés aux extrémités d’un continuum. Entre les deux, il existe une large zone grise, où jouent le désir des biens d’autrui et l’attrait de la gratuité, auxquels cèdent des voleurs de hasard, par opportunisme, sans que cela ne relève réellement ni de la misère, ni de la délinquance.

25Les répertoires policiers de la Goutte-d’Or à la Belle Époque conservent la trace de quelques « vols de nécessité », qui révèlent des situations de grande misère. Moïse Duchatelle, un épicier de la rue Myrha, amène au commissariat Victorine Leclère, une ménagère de 36 ans sans travail, car il l’a surprise « dérobant à son étalage une pomme valant 1 fr. Depuis trois mois elle vient journellement lui soustraire des fruits. [Elle] reconnaît les faits. C’est la misère qui l’a poussée54 ». On remarque aussi quelques « filouteries d’aliments », délit qui consiste à commander un repas dans un bistrot et à le consommer sans avoir de quoi régler la note. Ces notations sont cependant tout à fait marginales dans les registres de la Goutte-d’Or et ce vol, dont les analyses d’Arlette Farge et d’Olwen Hufton ont montré l’importance à Paris au xviii^e siècle, semble être devenu réellement minoritaire dans la capitale55. D’ailleurs, tous les vols d’aliments ne sont pas le fait de voleurs tiraillés par la faim. Certains mettent la main sur des mets de luxe pour leur plaisir. Une prostituée et son compagnon mécanicien dérobent par exemple des huîtres à l’étalage d’un épicier, ce que la prévenue justifie en reconnaissant qu’« elle fait la noce depuis 4 mois56 ».

26On entre ici dans cette zone grise, où le vol sert à satisfaire un désir de consommation ou à obtenir les fonds qui permettent de l’assouvir. Certains biens dérobés sont ainsi destinés à l’usage personnel des voleurs. Un photographe de 59 ans qui confie une corvée à un journalier de 18 ans à son domicile se fait voler un pantalon, une chemise, une paire de bretelles et un foulard et, lorsque le jeune homme est arrêté huit jours plus tard, celui-ci porte les effets volés57. Les bicyclettes, très convoitées dans les classes populaires, mais qui restent chères, sont souvent volées, d’autant que « la facilité de la soustraction, l’aisance donnée à la fuite expliquent largement cette pratique, spécialité des jeunes voleurs58 ». Enfin, même lorsque le butin est revendu, l’argent ainsi gagné est parfois dépensé dans des consommations hédonistes. Charles Laurent, âgé de 15 ans, dérobe à son beau-père 500 francs ainsi que des bijoux d’une valeur totale de 80 francs. La victime le dénonce ainsi que ses complices, trois jeunes hommes, un émailleur et deux ouvriers imprimeurs. Lorsque ces derniers sont arrêtés quelques jours plus tard, ils reconnaissent que Charles Laurent « leur a payé une promenade en chemin de fer ». Le coupable avoue, quant à lui, avoir « dépensé [cet argent] d’un côté et d’autre », notamment pour acheter des casquettes à ses amis. La somme volée a été consacrée à expérimenter collectivement un loisir émergent – la promenade en chemin de fer – et à se procurer un accessoire vestimentaire convoité – la casquette. La dépense de cet argent dans des consommations purement hédonistes est tellement claire que l’on peut presque l’imputer à un « marquage social de l’argent » : cet argent obtenu sans effort est directement consacré aux loisirs et à la jouissance59. Ces consommations font également penser au mode de vie « apache » de la jeunesse de ce quartier, marqué par l’exhibition ostentatoire de vêtements, de bijoux, de couteaux, de phonographes et de bicyclettes60. Le vol s’inscrit bien ici en miroir de la consommation qui se développe dans la capitale, et cette jeunesse, ouvrière et mal payée, proclame haut et fort son désir d’en faire partie, même par des moyens illégaux.

27L’étude des vols dans les registres policiers de la Goutte-d’Or dévoile leur variété et montre comment cette pratique constitue bien une acquisition alternative : au premier degré, quand le voleur utilise l’objet du délit pour son propre usage ; au second, quand il le revend pour acheter des marchandises qui seraient sans cela hors de sa portée. Dans ce cas, l’objet revendu a la plus grande chance d’entrer à son tour dans le circuit de l’occasion, via la profession qui se trouve au cœur de la circulation alternative des objets : la brocante.

Les brocanteurs, une profession surveillée

30Le 15 février 1898, la Chambre des députés adopte une loi « relative au commerce de brocanteur » qui fixe les conditions d’exercice de ce métier et unifie les différentes dispositions régionales, héritées de l’Ancien Régime. Lors des débats, les députés et les sénateurs reviennent à de nombreuses reprises sur la définition de ce métier qui est relativement problématique. En effet, il s’agit d’un commerce qui ne vend pas un objet spécifique, mais une catégorie d’objets définis négativement par leur statut de « marchandises de hasard », c’est-à-dire de biens non neufs. Les brocanteurs sont des commerçants qui se spécialisent dans une position d’intermédiaire sur le marché de l’occasion. L’article 1 de la loi du 15 février 1898 définit in fine la profession en ces termes : « Brocanteur, revendeur de vieux meubles, linges, hardes, bijoux, livres, vaisselles, armes, métaux, ferraille et autres objets et marchandises de hasard, ou qui achètent les mêmes marchandises neuves de personnes autres que celles qui les fabriquent ou en font le commerce62. »

31Au-delà de la définition juridique, ce commerce est surtout unifié dans la capitale au xix^e siècle par la surveillance policière dont il est l’objet en raison des forts soupçons de recel qui pèsent sur les brocanteurs. En 1831, le préfet de police écrit ainsi aux commissaires de quartier : « La profession de brocanteur offre tant de facilités pour l’écoulement des objets volés et tant de chances d’impunité à ceux qui s’en rendent coupables, que je ne saurais trop vous recommander la plus active surveillance sur les individus qui exercent cet état63. » Les registres des commissariats attestent cette vigilance : à la Goutte-d’Or, deux jeunes hommes sont « arrêtés à 8 heures du soir bd de la Chapelle en face le 100, par les gardiens Fontaine et Somicorte, qui les voyant sortir de chez un brocanteur les ont abordés. Ils ont avoué qu’ils allaient proposer en vente une paire de bottines qu’ils avaient volé rue du Fbg Saint Martin dans un magasin en face de la mairie du X^e64 ». Il faut toutefois se garder de faire un lien systématique entre recel et brocante65. Le vol n’est absolument pas l’unique source des marchandises vendues par ces commerçants, qui s’approvisionnent bien davantage dans les ventes aux enchères de Drouot et du Mont-de-piété ou en achetant à des particuliers. À cause de ce soupçon, les brocanteurs sont surveillés étroitement par la police, la principale productrice d’archives à leur propos. Il est à ce titre significatif que la monographie d’un brocanteur publiée dans Les ouvriers des deux mondes en 1861 soit réalisée par Gautier, un commissaire de police de Neuilly66.

32La loi de 1898 est adoptée rapidement au motif qu’il faut unifier la réglementation sur l’ensemble du territoire français : elle prend pour modèle celle qui est en vigueur dans la capitale depuis 1780, bien éprouvée par plus d’un siècle de pratique policière, avec deux dispositions principales. Premièrement, tout brocanteur a pour obligation de s’inscrire sur les registres ouverts à cet effet à la préfecture de Police et de tenir lui-même un registre dans lequel il indique « la nature, la qualité et le prix des dites marchandises67 ». Ce carnet doit assurer une forme de traçabilité des objets achetés et permettre, le cas échéant, de retrouver le vendeur d’un objet volé. Les affaires dépouillées dans les registres analytiques des commissariats suggèrent que ce système de contrôle est efficace. La deuxième disposition de la loi ne concerne que les brocanteurs ambulants qui doivent en outre « porter ostensiblement et présenter à toute réquisition la médaille qui [leur] sera délivrée et sur laquelle seront inscrits [leurs] nom et prénoms et numéros d’inscription68 ». Ces médailles métalliques en forme de sac de pièces ou de bourse ont pour fonction d’identifier, aux yeux des clients et des policiers, les vendeurs ambulants qui exercent leur activité de façon régulière. Elles constituent, comme pour les chiffonniers ou les commissionnaires, un stigmate qui indique une profession dangereuse et entachée par le soupçon policier.

33Dernière restriction imposée à l’exercice de ce commerce, l’article 2 de la loi stipule que les brocanteurs ont interdiction d’acheter un objet mobilier quelconque à des « enfants mineurs, sans le consentement exprès et écrit des pères, mères et tuteurs69 ». Antonin Coudert, auteur d’une thèse de droit sur le brocantage, critique cette mesure et fait valoir que, « dans bien des circonstances, la ménagère, soit parce qu’elle n’en a pas le temps, soit parce que le peu de valeur des objets dont elle dispose ne mérite pas l’ennui d’un dérangement, charge son enfant mineur de traiter directement avec le brocanteur en qui elle a confiance70 ». Le juriste souligne l’inadéquation de cette disposition pour les familles des classes populaires où les enfants participent pleinement aux transactions économiques quotidiennes. En revanche, la loi de 1898 ne reprend pas les dispositions de la législation parisienne qui interdisait également d’acheter à des domestiques sans le consentement de leur maître pour limiter le vol par les employés de maison. Les sénateurs considèrent que cette minorité juridique de la domesticité « n’est plus de notre temps » et que « faire une différence entre les domestiques et les autres citoyens [serait affirmer] qu’ils sont moins honorables que les autres71 ».

34L’obligation faite aux brocanteurs de se déclarer en préfecture permet d’évaluer leur nombre. En 1881, 5 500 individus occupant cette profession sont enregistrés dans la capitale, chiffre qui passe à 6 814 en 1901 et 7 569 à la fin de l’année 191172. Ce secteur d’activité est donc globalement en croissance pendant la Belle Époque, même s’il faut compter avec la grande instabilité de ceux qui se situent tout au bas de l’échelle et qui exercent parfois ce métier pendant une courte durée. En revanche, les grands antiquaires ayant pignon sur rue sont souvent installés pour longtemps et peuvent faire de fructueux bénéfices.

Le monde de la brocante, un secteur hiérarchisé

35Le monde de la brocante s’organise autour de plusieurs oppositions structurantes, qui produisent un système hiérarchisé et différencient les clientèles : les objets anciens se distinguent peu à peu des vieux objets, les commerçants en boutique s’opposent aux brocanteurs ambulants. On trouve en haut de la pyramide les marchands d’antiquités, commerce qui s’est développé à Paris à partir des années 1860 à destination d’une clientèle bourgeoise qui rêve de meubler ses appartements d’objets ennoblis par le lustre des années73. Ce marché émerge grâce à la distinction progressivement établie entre le vieux et l’ancien. Dans un cas, le temps ajoute continûment de la valeur à la marchandise, tandis que dans l’autre il est un principe de dévaluation, jusqu’au dernier stade, celui du déchet sans valeur. Il n’est pas étonnant que ce partage se formalise au moment même de la production en série d’un nombre de plus en plus grand d’objets de la vie courante. À la fin du xix^e siècle, l’antiquité en vient à désigner un objet produit avant l’industrialisation et l’extension du nombre de biens disponibles. La brocante, elle, se spécialise précisément dans la remise en circulation de marchandises produites en série.

36Dans le monde de la brocante, il existe également une ligne de démarcation claire, celle qui sépare les brocanteurs en boutique des ambulants. Comme l’écrit le commissaire de police Gautier dans sa monographie, « parmi les ferrailleurs et fripiers, la seule supériorité est celle de l’argent et les marchands en boutique occupent le premier rang. La possession des capitaux nécessaires à leur commerce les place au-dessus des brocanteurs ambulants, dont l’industrie n’exige qu’une mise de fonds insignifiante74 ». Le brocanteur qui est l’objet de cette étude est à la tête d’un commerce important puisque le stock de marchandises de sa boutique est évalué par l’enquêteur à 18 500 francs. Il est cependant possible de fonder un commerce avec un apport plus faible. En 1921, deux veuves, Rosa Esbach et Anne Laroux, forment « une société en commandite simple pour l’exploitation d’un commerce de brocanteur en chambres » au 46, rue Lamartine dans le IX^e arrondissement avec une mise de fonds de 6 000 francs75.

37Les brocanteurs vendent généralement une grande variété d’articles, mais certains choisissent de se spécialiser. Les fripiers vendent uniquement de vieux habits, néanmoins il semble que cette branche très importante au xviii^e siècle ait tendance à reculer dans la seconde moitié du xix^e siècle face au développement combiné de l’hygiénisme – qui suspecte ces vêtements d’occasion d’être des foyers de maladie – et de la confection, qui rend plus accessible les habits neufs76. Les bouquinistes remettent en circulation les livres de la culture de masse77. Chez eux, « l’article qui rapporte le plus est le roman moderne, d’une édition courante, d’actualité et qui a eu du succès en librairie […]. Le bouquiniste revend un franc cinquante un petit livre marqué trois franc cinquante et qu’il a acheté un franc78 ». Les marchands de reconnaissances du Mont-de-piété constituent une autre variante du « genre brocanteur » : en plus de revendre des objets usagés, ils pratiquent la vente à réméré, à la limite du prêt sur gage illégal. Enfin, le marchand de « bric-à-brac » désigne tantôt ceux qui proposent « surtout de la vieille ferraille, de vieux cuivres, des meubles ayant perdu presque toute leur valeur », tantôt l’ensemble des brocanteurs79.

Fig. 23 : Photographie d’Eugène Atget, rue des Prêtres-Saint-Séverin, V^e arrondissement, juillet 1899

38Un corpus iconographique, composé de photographies d’Eugène Atget et de cartes postales anciennes, permet de pousser plus avant la description de ces boutiques et de leur devanture80. Ces commerces y apparaissent la plupart du temps de taille modeste, avec des façades étroites, surmontées d’inscriptions simples, « brocanteur » ou « brocanteur & marchands d’habits ».

39Le cliché pris par Eugène Atget en 1899 dans le V^e arrondissement est assez représentatif de l’organisation extérieure de ces boutiques (fig. 23). Il n’y a pas de vitrine, seulement des fenêtres ouvertes où le commerçant a installé ses marchandises. D’autres images montrent que ces ouvertures peuvent être grillagées, probablement pour éviter le vol. On ne voit pas non plus d’étalage organisé : certains meubles, ici des chaises et une table de machine à coudre, servent de support pour exposer les objets à vendre. Les marchandises sont également en partie étalées à même le trottoir, comme les pots que l’on distingue au premier plan, ou les tas de chaussures sur d’autres reproductions. Tous les espaces publics disponibles sont mis à disposition pour exhiber des biens à vendre : des vêtements sont suspendus au chambranle de la porte et des fenêtres tandis que des casseroles, un parapluie ou une grille sont accrochés à des clous plantés directement dans le mur. D’autres clichés montrent des objets suspendus au plafond du magasin. Cette occupation verticale de l’espace rappelle l’organisation des logements populaires où les murs sont souvent un espace de rangement. La photographie d’Atget montre enfin assez clairement les objets que la clientèle populaire trouve chez un brocanteur : des vêtements, des ustensiles de cuisine, des outils de travail ou encore des meubles peu encombrants. D’autres clichés montrent, en outre, la récurrence du lit-cage et de différents ustensiles métalliques (pot à lait et bassine notamment) sur les étalages. Il semble bien que tous les objets classiques des intérieurs populaires puissent être achetés via le commerce d’occasion.

40Ces brocanteurs en boutique sont visiblement très liés à deux autres métiers pivot des classes populaires : les marchands de vin et les logeurs en garni. C’est ainsi une « habitude généralement répandue parmi les brocanteurs ambulants ou en boutique, de se rendre chez le marchand de vin pour y traiter leurs affaires81 ». La solidarité entre ces deux professions est telle qu’« une ordonnance de police de 1762 interdisait aux marchands de vin, de souffrir chez eux des assemblées de brocanteurs remettant en vente les objets achetés aux enchères82 ». Certains brocanteurs semblent même cumuler toutes ces activités. En 1896, dans les registres du commissariat de la Goutte-d’Or, on retrouve à trois reprises le sieur Ortola, domicilié au 108, boulevard de la Chapelle, à chaque fois pour une facette différente de son activité : il vient porter plainte après s’être fait voler un pantalon en tant que brocanteur ; le chien de sa femme, dite logeuse en garni, a mordu un enfant et enfin, lorsqu’il vient dénoncer son beau-frère pour détournement d’argent, il se présente comme marchand de vin83. L’établissement Brandon, au 184, rue de Vanves, dans le XV^e arrondissement, affiche un écriteau « chambre à louer », tandis que son enseigne annonce une activité de brocante84. La conjonction de ces activités n’est pas fortuite, puisque les garnis accueillent une population mobile et plutôt pauvre à laquelle le tenancier fournit à moindre coût une garde-robe provenant du marché d’occasion85.

41Les brocanteurs qui pratiquent ce cumul d’activités ont sans aucun doute atteint un niveau d’aisance dont sont bien loin les marchands d’occasion ambulants. Ce « commerce incertain et précaire » ne demande, en effet, que très peu de mise de fonds. Il suffit de disposer d’une charrette à bras ou, pour les plus fortunés, d’une voiture et d’un cheval. Avec ces véhicules, les acheteurs médaillés parcourent la ville à la recherche de marchandises qu’ils revendent la plupart du temps à des brocanteurs installés en boutique. Ces rabatteurs sont les plus nombreux au sein de la profession, puisqu’en 1910, sur les 783 brocanteurs qui s’inscrivent sur le registre de la préfecture, 606 sont ambulants et 177 seulement établis à demeure86. Ils sont parfois appelés « chineurs » dans l’argot du métier et on ne les différencie pas toujours très bien des chiffonniers, tant ils semblent se fournir aux mêmes sources et s’intéresser aux mêmes produits. La frontière est poreuse entre ces deux activités soumises au port de la médaille.

42Socialement, les brocanteurs ambulants viennent des franges inférieures des classes populaires. Ainsi, Adelina Gouin, médaillée sous le numéro 21 682, et demeurant 71, rue Caulaincourt, est-elle née de père inconnu à Paris. Elle est mère de sept enfants, ce qui au vu du malthusianisme des classes populaires en voie d’ascension sociale signe l’appartenance à un milieu fragile. La brocanteuse est arrêtée une première fois en août 1895 dans le XVIII^e arrondissement, car elle « persiste à ne pas faire viser son carnet à la préfecture de police dans les délais voulus ». Elle est interpellée à nouveau au mois de novembre 1896 car, « ramassée en état d’ivresse rue Caulaincourt, la nommée Gouin a traité l’agent de salaud et de vache. Interrogée elle a déclaré ne plus rien se souvenir87 ».

43C’est précisément en raison de la facilité d’accès à ce métier et du faible investissement de départ qu’il est une activité privilégiée par des populations immigrées. Selon la préfecture de Police de Paris, près de 20 % des brocanteurs sont de nationalité étrangère en 1912. Aucun détail n’est néanmoins donné sur les pays d’origine de ces marchands88. Ce trait est ancien et Laurence Fontaine pointe que les migrants ont été depuis l’Ancien Régime des « acteurs essentiels de ce marché. Grâce à leur organisation en diasporas, ils pouvaient être actifs sur plusieurs terrains et développer des routes commerciales internationales […]. Les immigrants juifs ont été parmi les premiers à se diriger vers le commerce d’occasion89 ». La participation des Jjuifs à ce commerce à Paris est attestée par de nombreuses mentions et, même s’il est difficile de connaître leur nationalité, on postule presque toujours qu’ils sont étrangers, souvent polonais90. Les descriptions des brocanteurs juifs sont toujours teintées d’antisémitisme, qui se noue ici autour de la figure du juif voleur et usurier. L’allusion raciale est d’ailleurs manifeste dans l’opuscule d’Antonin Coudert qui évoque « l’ancienne race des brocanteurs qui valut si mauvais renom à la profession91 ». Cette figure repoussoir est mise en miroir de celle du brocanteur français venu de province, auvergnat ou normand, dont l’archétype a été fixé par Balzac dans la figure de Rémonencq92. Ce commerçant est, par opposition, paré de toutes les vertus par ses défenseurs, et ce qui était lu comme de l’avidité chez un commerçant juif devient un sens de l’épargne. Le commissaire Gautier explique ainsi la réussite du brocanteur auvergnat qu’il attribue au fait qu’il a été « dressé de bonne heure, par les traditions de l’Auvergne, aux privations, à l’épargne et à la prévoyance93 ».

Les lieux de circulation et la valeur des objets d’occasion

44Avec l’expression « objet d’occasion », la langue enregistre ce qui fait le cœur du métier du brocanteur : trouver des occasions d’achat et essayer de dégager une marge entre le prix payé au vendeur et celui de la revente. Honoré de Balzac est le premier à définir le terme argotique par lequel les brocanteurs désignent leur activité, « le métier de chineur », qui est « le nom des chercheurs d’occasion, du verbe chiner, aller à la recherche des occasions et conclure de bons marchés avec des détenteurs ignorants94 ». Le brocanteur doit donc avant tout être un bon acheteur et savoir où trouver des objets usagés à un prix avantageux. La première solution est de se rendre à domicile et, comme l’écrit Balzac, « dans ce métier, le difficile consiste à pouvoir s’introduire dans les maisons95 ». Le commissaire Gautier note également que « le travail principal consiste à se rendre en ville chez les particuliers qui le font demander pour acheter les objets dont ils veulent se débarrasser96 ». Ces visites ne concernent pas que des immeubles bourgeois ; au contraire, le chineur « pénètre dans les maisons, dans les familles, surtout dans les classes pauvres de la société97 ». Cette activité d’achat à domicile a cependant laissé trop peu de traces pour que l’on puisse en dire davantage sur les conditions des échanges autour des objets domestiques vendus.

45Il existe en revanche deux lieux nettement mieux connus de vente en masse d’objets d’occasion : les enchères du Mont-de-piété et celles de Drouot, également appelées dans un langage technique les « ventes à l’encan ». Dans les salles du Mont-de-piété, les commissaires-priseurs mettent aux enchères les objets, très variés, dont le crédit n’a pas été renouvelé. L’institution a divisé les marchandises en trois catégories : les enchères sur les bijoux, les ventes de bric-à-brac qui ont lieu une fois par mois et les ventes de linge qui se déroulent une fois par semaine, dans la salle de vente de la troisième succursale, rue Cavallotti dans le XVIII^e arrondissement. Les enchères sont quotidiennes à l’hôtel des ventes de Drouot, le bâtiment construit par la société des commissaires-priseurs parisiens pour procéder à ses ventes aux enchères, où il est depuis 1841 interdit de proposer des objets neufs98. Drouot est bien plus célèbre pour les ventes prestigieuses qui s’y déroulent, notamment celles d’objets d’art ; mais, tous les après-midi de 14 heures à 18 heures, au sous-sol du bâtiment, sont organisées des « ventes omnibus » où l’on trouve de tout : « Matelas à la propreté douteuse, sommiers hors d’usage, chaises à moitié démolies […] adjugés à des chiffonniers pour des sommes dérisoires99. » Moins méprisant, André Warnod évoque tout de même « des objets d’assez peu de valeur : meubles, misérables mobiliers qu’on disperse après un décès ; garde-robes pitoyables ». Il faut enfin ajouter les brocanteurs les « ventes des domaines », celles organisées par l’armée ou par les hôpitaux pour se débarrasser en une seule fois de stocks qui les encombrent100. Dans ces différents lieux d’approvisionnement, la circularité de la trajectoire des objets d’occasion devient évidente. Qu’il s’agisse des gages non payés du Mont-de-piété, des ventes judiciaires après saisie ou après décès de Drouot, ou des habits des morts dont se débarrassent les hôpitaux, ces biens étaient majoritairement possédés par des membres des classes populaires et ils sont revendus, par l’intermédiaire des brocanteurs, à des individus appartenant au même groupe social. On voit bien ici à l’œuvre une circulation horizontale des marchandises usagées, à l’intérieur des classes populaires, mouvement dans lequel les brocanteurs occupent la position d’interface.

46Les ventes à l’encan sont un rendez-vous important pour les brocanteurs et les brocanteuses qui constituent la plus grande partie du public dans lequel « tout le monde se connaît ou à peu près101 ». Les marchands d’occasion arrivent en avance, patientent à l’extérieur et entrent dès que les portes sont ouvertes « en se bousculant, se pressant, se battant presque pour occuper une bonne place au premier rang102 ». Cette lutte des places s’explique, car la position dans la salle est déterminante : plus on est proche de la table des commissaires-priseurs, mieux on peut évaluer la marchandise et faire entendre son enchère. Pour gagner quelque argent, des commissionnaires viennent même faire la queue tôt le matin et « revendent la bonne place qu’ils ont pour vingt ou quarante sous103 » à des marchands. L’interconnaissance joue également entre les brocanteurs et les commissaires-priseurs. Certaines marchandes ont même un compte ouvert auprès de la société des commissaires-priseurs, qu’elles ne soldent que périodiquement pour ne pas avoir à payer à chaque vente. Si elles manquent toutefois de régler leurs dettes, la société des commissaires-priseurs, en rétorsion, leur interdit la participation aux ventes104.

47Les brocanteurs et les brocanteuses peuvent aussi se liguer contre l’institution qui organise la vente, en pratiquant la revision, c’est-à-dire l’achat collectif. Le Temps évoque ainsi « la coalition des brocanteurs […] qui suivent les ventes du Mont-de-piété et se sont constitués en une sorte de syndicat comme leurs confrères de l’Hôtel des Ventes. Ils s’entendent entre eux pour acheter à vil prix les objets mis en vente105 ». Georges Renard, professeur de droit et auteur d’une brochure sur la réforme du Mont-de-piété détaille ce processus :

Les locaux où s’opère la vente à l’encan sont si étroits que le vrai public en est presque banni ; les brocanteurs les envahissent et les remplissent ; ils forment une espèce de bande noire, connue jadis sous le nom de Société de la grafignade ; sans se soucier des articles 412 et 419 du Code pénal qui prohibent de pareilles manœuvres, les membres du groupe s’entendent pour ne point pousser les enchères et se distribuent les rôles, afin d’acheter à bon compte106.

48Cette pratique d’achat collective est très ancienne, comme l’atteste une ordonnance parisienne de 1432 qui la tolère. Elle est probablement héritée du temps où, sous l’Ancien Régime, les fripiers et autres marchands d’occasion formaient une corporation organisée par des règles collectives précises107. L’entente préalable est d’ailleurs tellement fréquente qu’elle n’apparaît absolument pas comme illégale aux brocanteurs. Comme l’écrit un journaliste du Matin, « cette “revision”, prévue et punie sévèrement par la loi est entrée à ce point dans les mœurs de la clientèle habituelle de nos ventes à l’encan que, du haut en bas de l’échelle de la brocante, elle fait à cette heure partie intégrante de la profession. Les bénéfices de la “revision” comportent un chapitre spécial sur les livres des négociants ». Jacques Dufour, fripier en gros, et député d’Issoudun dans l’Indre, déclare effectivement : « Nul de nous ne croit en agissant ainsi contrevenir à la loi tant cette méthode est consacrée par l’habitude108. » En achetant collectivement, les brocanteurs ont pourtant recours à un système « coupable de participation aux bénéfices obtenus frauduleusement par entente préalable109 ». En outre, le groupe ainsi formé exerce une rétorsion contre les impétrants qui n’ont pas compris le système ou qui refusent de s’y soumettre : « Si un étranger, ce qu’ils appellent un râleur, se montre, on pousse l’objet qu’il convoite et on lui fait payer le double de sa valeur110. » André Warnod est encore plus précis :

Une garniture de cheminée monte, monte, sans savoir où elle s’arrêtera : 300, 400, 500, la voilà à 1 000 francs, puis à 1 500 puis à 2 000 ; elle monte toujours, sa valeur est dépassée depuis longtemps… C’est un coup organisé par une bande qui veut faire « boire un bouillon » à un dissident […]. Quand il a lancé d’une voix triomphale un chiffre très élevé il s’aperçoit que tout le monde autour de lui ricane et se moque de lui111.

49La seconde partie de cet achat en association est la « revision » proprement dite, qui peut être définie comme un système d’enchère à huis clos où l’on révise dans l’entre-soi la valeur des biens. Cette dernière étape a lieu, comme il se doit, chez un marchand de vin où les brocanteurs « procèdent à une nouvelle adjudication, en mettant comme première mise à prix le chiffre obtenu dans la vente du Mont-de-Piété112 ». Ici encore, la question de la valeur est au cœur des négociations économiques. Les enchères constituent un mode particulier de fixation de la valeur par la confrontation directe des désirs et des intérêts individuels autour des objets évalués. Ce système est censé être une illustration quasi littérale du libre jeu de l’offre et de la demande113. Or, par leur pratique d’achat collective, les brocanteurs et les brocanteuses confisquent l’évaluation à leur profit et procèdent à une nouvelle estimation où l’objet est « adjugé deux ou trois fois plus cher », à tout le moins, « qui rapproche l’objet ou le lot de sa véritable valeur marchande114 ». Les bénéfices substantiels que les commerçants réalisent ainsi sont en réalité gagnés sur le dos des plus pauvres, notamment lors des ventes du Mont-de-piété. En effet, ces ventes aux enchères à bas prix réduisent à néant le boni, ce bénéfice qui devrait revenir à l’engagiste lors de la vente de l’objet laissé en gage. On retrouve là encore un processus circulaire : si le marché de l’occasion permet à des ouvriers et à des employés d’acheter peu cher chez des brocanteurs, il se fonde pourtant sur une spoliation d’autres membres des classes populaires qui voient leurs objets, gagés ou saisis, vendus pour un montant dérisoire aux brocanteurs qui les remettent en circulation.

50Les brocanteurs cumulent généralement deux activités. Ils vendent d’une part à des commerçants du même secteur, constituant une véritable chaîne de la brocante qui va du chineur ambulant à l’antiquaire. Ils écoulent, d’autre part, leur stock auprès des particuliers selon les principes de la vente au détail. Les commerçants les mieux établis disposent, comme on l’a vu précédemment, d’une boutique en ville, mais il existe aussi dans la capitale des marchés particuliers, dédiés à la vente d’objets d’occasion. Le marché du Temple, situé en plein cœur de la ville et dédié au commerce de la fripe, décline à partir du Second Empire pour ne jamais reprendre115. De nouveaux lieux de vente émergent, de manière concomitante, à la périphérie de la ville, qui prennent le nom de « marchés aux puces » ou « marchés pouilleux » : ce déplacement progressif reflète « une mutation profonde des rapports de la société à ce commerce [d’occasion], ce qui conduit à une modification de sa position dans la ville116 ».

51Cette expulsion spatiale est un effet secondaire de la rénovation haussmannienne des années 1860 qui rejette les chiffonniers hors du centre-ville et les pousse à s’installer dans la « zone », cette bande inconstructible de 250 mètres de large appartenant à l’armée et située à l’extérieur des fortifications. La population précaire des zoniers, spécialisée dans l’industrie de la récupération des déchets, revend le dimanche au détail les quelques objets trouvés qui peuvent encore servir en l’état. À proximité de ces marchés dominicaux s’agrègent peu à peu des stands permanents tenus par des brocanteurs puis, dans les années 1950, quand les puces sont devenues respectables, des commerces d’antiquités. Des années 1860 aux années 1920, ces espaces commerçants forment plutôt « un labyrinthe de baraquements de fortune et d’étalages en plein vent, à même le sol117 », qui garde un lien avec l’activité dégradée et dégradante de la collecte de déchets. Il existe au moins trois marchés aux puces d’importance dans la capitale à la Belle Époque : celui de Saint-Ouen, le plus important, où se rendent 100 à 150 chiffonniers, celui de Montreuil et celui du Kremlin-Bicêtre118. André Warnod décrit bien à Saint-Ouen l’articulation entre les étals des chiffonniers et des boutiques plus pérennes :

Le marché aux Puces se tient tous les dimanches matin sur le glacis des fortifications près de la porte de Clignancourt […]. Chaque marchand étend par terre une grande couverture, il aligne tous les objets qui composent son fonds de commerce quelles que soient leur valeur, leur provenance et leur qualité […]. Le marché se continue le long de l’avenue et des premières rues de Saint-Ouen. Mais les boutiques sont ici bien plus importantes, les objets en vente sont installés sur des tréteaux qui, parfois, comble de luxe, sont tendus d’andrinople119.

52Ces espaces des marges sont fréquentés quasi exclusivement par des classes populaires, « des ouvriers qui viennent faire un tour au marché aux puces avec le vague espoir de trouver quelque chose à rapporter à la maison, [des] ménagères qui poursuivent le but bien précis d’y trouver quelque ustensile de ménage ou quelque objet dont elles ont besoin et qu’elles paieront bien moins cher qu’au bazar120 ». Un journaliste insiste également sur l’importante clientèle féminine de ce type de marché qui attire « des femmes, beaucoup de femmes qui appliquent à leurs recherches l’attention la plus assidue121 ». Au Kremlin-Bicêtre se rajoutent les pensionnaires de l’hospice de Bicêtre qui héberge 5 000 vieillards indigents, qui disposent d’un droit de sortie le dimanche. Selon un journaliste, « acheteurs et marchands [y] composent une foule inélégante ; les invalides de l’hospice de Bicêtre qui viennent s’y mêler donnent à cette foire un certain air de cour des Miracles122 ».

53Comment se passent les transactions entre vendeurs et acheteurs sur ces marchés proposant uniquement des objets d’occasion ? C’est un lieu où règne encore en maître le marchandage, et non le prix fixe comme dans les magasins de neuf. Dans ce système qui se répand progressivement depuis les années 1870, « les prix sont fixés selon des procédures précises, supposées indiscutables […] ; vendeurs et clients acceptent les règles du jeu, sans les remettre en question, ni même se poser la question de leur existence123 ». Comme l’explique Charles Smith, « il y a une supposition implicite à la fois de la part du commerçant et de celle du client que le prix a été établi en accord avec des critères communs certains124 ». À la fin du xix^e siècle, on assiste donc à un basculement majeur du marchandage vers le prix fixe, et « l’absence d’affichage de prix devient lentement synonyme d’escroquerie et d’inégalité, tant les ventes se font de façon discrétionnaire. Or, le commerce de l’occasion existe en partie grâce aux rabais et à l’élasticité des prix qu’il propose. En l’espace d’un peu plus d’un demi-siècle, l’acte de marchander, devenu archaïque, relègue du même coup le commerce d’occasion dans le passé125 ». Les puces deviennent donc un lieu anachronique où reste en vigueur une forme de transaction en net déclin dans le reste de la société.

54Dans le Paris du xix^e siècle subsistent donc des formes d’acquisition et de circulation alternatives des marchandises. Le vol révèle la manière dont les objets sont engagés au sein de procédés d’échanges entre individus, dans des formes de don et de contre-don, et la frontière entre le vol, le prêt et le crédit est beaucoup moins nette qu’on aurait pu l’imaginer. Dans les cas de vol avéré, ce délit signe l’attrait de la gratuité dans une économie où gagne la marchandisation et où les étalages, de plus en plus proches des consommateurs, se retrouvent littéralement « à portée de main ». D’autre part, la capitale abrite un circuit de l’occasion qui s’appuie sur une circulation horizontale des objets à l’intérieur des classes populaires, via les brocanteurs, les ventes aux enchères et les marchés aux puces. Dans ces lieux, les conduites économiques semblent contrevenir fortement à la fiction théorique du marché pur, que ce soit par la pratique de la « revision », achat collectif qui s’inscrit en faux contre l’individualisme de l’acheteur, ou par la persistance du marchandage, dans un système commercial où le prix fixe prend progressivement le dessus. Les objets de hasard sont donc le lieu d’une double résistance à la modernité : persistance de transactions commerciales alternatives et refus de l’obsolescence normalement contenue dans la production en série. L’étude du marché de l’occasion ne donne toutefois qu’indirectement accès à la question de l’usage et de l’usure des objets, qu’il faut désormais étudier en détail.

Les meubles, un patrimoine fragile à la merci du propriétaire

60La propriété immobilière reste à la fin du xix^e siècle un rêve inaccessible pour les classes populaires parisiennes. L’ouvrière corsetière décrite en 1900 par un disciple de Frédéric Le Play, qui a réussi au prix de beaucoup de sacrifices à acheter une petite maison au Raincy, a valeur d’exemple mais elle reste une exception133. L’épargne étant quasi inexistante, ce sont bien les meubles au sens large (mobilier d’intérieur, vêtements, outils de travail) qui constituent le patrimoine principal de ce groupe social. Comme l’explique Alain Faure, ces biens représentent « un semblant de sécurité : si la vie tournait mal on pouvait placer les meubles en gage ou les revendre, à perte cela va sans dire ». Ils représentent « à la fois [une] volonté d’indépendance et [un] placement de l’épargne134 ».

61Pour sortir de la chambre de l’hôtel garni, payée à la semaine, et accéder à la location d’un logement vide, l’impétrant doit en effet pouvoir « garnir les lieux loués de meubles ou d’objets mobiliers suffisants pour garantir au bailleur le paiement du loyer135 ». Les juristes s’accordent sur le fait qu’il s’agit de meubles d’une valeur équivalente à une année de loyer136. L’accès au marché locatif signifie bien davantage qu’un simple changement des conditions d’habitation. Il atteste de la capacité d’épargne du locataire, qui peut payer le loyer par trimestre et non chaque semaine. « Être dans ses meubles » est un véritable statut social, qui symbolise la sortie du garni et des stigmates qui y sont attachés. Cet engagement résidentiel, gage de stabilité, facilite la recherche d’un emploi ou sa pérennisation. Ainsi, dans un registre qui examine les aptitudes personnelles des employés du Mont-de-piété, l’appréciation « dans ses meubles » ou « habite dans ses meubles » revient régulièrement comme un élément positif pour qualifier de jeunes hommes célibataires qui exercent le métier d’expéditionnaire et dont l’auteur du document recommande souvent l’embauche définitive137.

62Mais ces acquis restent fragiles, au vu des droits des propriétaires sur ce mobilier, via la procédure de saisie-gagerie décrite par les articles 819 et suivants du Code de procédure civile. De quoi s’agit-il ? Paul Faÿ, auteur d’une thèse de droit sur le sujet, définit la saisie-gagerie comme « la mise sous la main de la justice, à la requête des bailleurs, pour sûreté des loyers et fermages qui leur sont dus, des biens frappés par leur privilège reposant sur l’idée de gage tacite, avant même que ces bailleurs aient obtenu un jugement de condamnation contre leurs fermiers ou leurs locataires138 ». En cas de loyer impayé, le propriétaire a donc le droit, sans passer par l’autorité judiciaire, de faire saisir par un huissier les biens de son locataire. Cette mesure ne concerne que les logements loués sans bail préalable, forme dominante de la location populaire, les baux étant réservés aux locataires les plus fortunés. En clair, la saisie-gagerie vise à éviter le déménagement furtif, plus couramment appelé « déménagement à la cloche de bois », de locataires s’enfuyant avec leur mobilier pour éviter de payer le loyer. Cette procédure relève d’un « privilège », au sens juridique d’exception au droit commun, accordé au propriétaire. En effet, selon l’article 2279 du Code civil, « en fait de meubles possession vaut titre ». Les habitants des logements populaires, eux, ne jouissent donc pas pleinement de ce droit, puisque leur mobilier est constitué dès l’entrée dans leur logement comme « gage tacite » du propriétaire. Il faut tout de même noter quelques biens hors de portée de l’huissier : « Le coucher nécessaire du saisi et celui de ses enfants vivant avec lui, et les habits dont ils sont couverts et vêtus139. » Les outils de travail en revanche ne sont protégés par aucune exception et peuvent être saisis, ce qui fait écrire à Paul Faÿ :

Le législateur, en déclarant ces biens saisissables, a favorisé outre mesure les droits du propriétaire, qui, s’ils sont sacrés, et comme tels destinés à être énergiquement protégés, ne doivent pas l’être toutefois au point de supprimer à l’homme son gagne-pain, ou ce qui lui est nécessaire pour son alimentation, de violer une règle de l’humanité. Le respect dû à la personne humaine et le spectacle odieux du droit de saisie exercé jusqu’à ses dernières limites eussent dû les affranchir de toute mise possible sous la main de la justice140.

63Le déséquilibre entre les droits des propriétaires et ceux des locataires est manifeste pour de nombreux commentateurs de cette mesure. L’Humanité dénonce « les rigueurs du Code civil, œuvre de ses bénéficiaires », c’est-à-dire des bourgeois propriétaires cherchant à sauvegarder leurs droits141. Les juristes, plus nuancés, qualifient en général le Code civil de 1804 de « généreux » à l’endroit des possédants. Mais ils pointent également que la saisie-gagerie, en donnant des garanties aux propriétaires, facilite l’entrée dans un logement pour les classes populaires. M. Goujon, avocat à la Cour d’appel de Paris écrit par exemple :

Il ne faudrait pas croire que le législateur de 1804 a établi le privilège dans l’intérêt du propriétaire seul […]. Le locataire en bénéficie également, en ce sens que le propriétaire aura à prendre bien moins de renseignements, aura à s’inquiéter bien moins de la solvabilité de ce locataire, s’il a des garanties pour sûreté de sa créance142.

64Paul Faÿ avance la même idée lorsqu’il assure que « la société elle-même y trouve son compte, car il y a par suite moins de pauvres sans asiles143 ». La logique de ce raisonnement est difficilement contestable lorsque l’on se place à l’échelle globale du marché immobilier. Le fait que le mobilier soit constitué en gage tacite du propriétaire et que sa saisie soit facilitée par une procédure ad hoc constitue une garantie forte pour les bailleurs, qui sont donc moins regardants dans le choix des locataires. Le parallèle avec la saisie-arrêt sur les salaires est frappant : la saisie est un mécanisme juridique fort de garantie du crédit accordé aux classes populaires. Pour accéder à l’achat d’un objet ou à la location d’un appartement, les membres de ce groupe social peu solvable voient leurs possessions ou leurs gains quasi immédiatement engagés. Leur fragilité économique chronique tient également à cette hypothèque latente : les crédits et les gages s’enchâssent et le manquement d’une échéance fait s’écrouler l’édifice comme un château de cartes. Cette omniprésence de la saisie – ou de sa menace – dans le quotidien des classes populaires vient également interroger leur faculté à posséder et à jouir pleinement de leur salaire comme de leurs biens.

65La saisie-gagerie constitue donc d’une certaine manière un avantage pour les locataires modestes en facilitant globalement leur accès au logement. Toutefois, lorsqu’on sort de l’esprit de la loi pour examiner la mise en œuvre de cette procédure juridique – et sa suite logique, la vente publique des meubles – à l’échelle individuelle, c’est bien la domination sociale et économique qui apparaît dans sa plus grande nudité.

De la saisie à la vente judiciaire

66La saisie-gagerie est une procédure rapide qui répond à l’urgence présumée d’agir face à un locataire pouvant à tout moment s’enfuir avec ses biens. Les étapes judiciaires sont réduites en conséquence, ce qui renforce d’autant la violence du procédé. L’huissier de justice, sur demande du propriétaire, procède à la saisie-gagerie : il effectue d’abord une mise en demeure du locataire, lui signifiant qu’il doit payer sa dette de loyer dans les 24 heures sous peine d’être saisi. Le délai est volontairement court pour éviter un déménagement furtif, ce qui a pour conséquence de laisser très peu de temps au locataire pour rassembler la somme due. Le lendemain, l’officier de justice se présente donc pour la saisie-gagerie proprement dite, consignée dans un procès-verbal. Si le débiteur ne peut pas acquitter sa dette, l’huissier procède devant témoins à la description des objets composant le logement et les déclare saisis. Il institue ensuite un gardien, souvent le concierge, parfois le saisi lui-même, qui est responsable civilement et pénalement des objets saisis. La procédure en tant que telle s’arrête là : le saisi « perd l’exercice de son droit de propriété sur ces biens en tant qu’il pourrait nuire au saisissant […]. Toutefois, cette saisie ne produit qu’un dessaisissement relatif du saisi : seuls les actes qui pourraient nuire au saisissant sont interdits au saisi […], il peut continuer l’usage qu’il faisait habituellement de ces objets144 ». Le locataire peut donc continuer à habiter dans ses meubles et à les utiliser. Il ne peut néanmoins ni les vendre, ni les mettre en gage, par exemple au Mont-de-piété, l’une des solutions habituelles dans les classes populaires pour payer le loyer. Si elle s’arrêtait là, la saisie-gagerie pourrait apparaître comme une mesure plus symbolique qu’effective, mais elle se poursuit la plupart du temps par la vente judiciaire du mobilier ainsi immobilisé.

67L’adjudication est réalisée par un commissaire-priseur, le seul habilité à diriger une vente aux enchères de ce type145. Elle est réalisée après que la justice a validé la saisie-gagerie, assurant ainsi que la procédure s’est déroulée dans les conditions prescrites par le droit146. On peut approcher ces ventes de meubles grâce aux archives des études de commissaires-priseurs conservées aux Archives départementales de Paris. Parmi les soixante-trois études qui ont déposé leurs dossiers, rares sont celles spécialisées dans les ventes judiciaires concernant les classes populaires, beaucoup moins prestigieuses et surtout bien moins rémunératrices que les ventes aux enchères d’objets d’art ou les successions de la haute bourgeoisie. Une étude, celle de maître Jules Ory, a effectué beaucoup de ventes judiciaires de faible valeur de 1881 à 1896147. Les observations suivantes sont tirées de ses dossiers.

68L’identité des saisis est difficile à connaître avec précision, car le procès-verbal donne seulement leur patronyme (rarement accompagné de leur prénom) et leur adresse, qui n’est généralement plus valide après la saisie puisqu’ils sont expulsés du logement. Lorsque le commissaire-priseur écrit que le locataire est « occupant de divers lieux dans l’immeuble », on peut toutefois en déduire qu’en sus de l’habitation proprement dite le saisi occupe un atelier ou une boutique. Les objets vendus confirment souvent cette activité professionnelle : on trouve beaucoup de petits commerçants – marchands de vin et épiciers surtout – n’arrivant pas à payer leur loyer, qui apparaît comme un poste de dépense important. Dans une moindre mesure, les saisis sont des petits artisans ou des ouvriers à domicile dont le commissaire-priseur vend les outils de travail : un forgeron, un métreur, un tourneur sur métal, ou encore un cordonnier et de nombreux couturiers et couturières. Les propriétaires apparaissent peu dans ces dossiers, car ils délèguent la gestion de ces affaires au personnel judiciaire. On perçoit toutefois une différence entre deux catégories. Les petits propriétaires, souvent des femmes veuves, très dépendants de cette rentrée d’argent, lancent la procédure dès que manque un terme de loyer148. En revanche, les grandes sociétés immobilières qui ont une assise financière solide se montrent plus patientes et ne font saisir les locataires qu’au bout d’un an de loyers impayés. En février 1886, la Société des immeubles de la rue de Clichy fait par exemple vendre les biens de quatre de ses locataires149. Les poursuites groupées contre des locataires par le même bailleur semblent d’ailleurs fréquentes, comme celles qu’engage le sieur Chazette contre quatre occupants du 14, rue Coypel dans le XIII^e arrondissement en janvier 1881 ou le sieur Ollier contre trois habitants du 27, rue Desnouettes dans le XV^e arrondissement en juillet 1913150. Ces purges se justifient bien sûr par l’efficacité d’une procédure groupée et les économies de frais qu’elle permet. Mais il s’agit également et peut-être surtout d’une démonstration de force et d’une affirmation de l’inflexibilité du propriétaire, à l’intention des autres locataires. Ces rappels à l’ordre collectifs ont généralement lieu dans des immeubles très populaires, aux loyers très bas et où la régularité des paiements est incertaine.

69Dans une minorité de cas, la vente se déroule à l’hôtel Drouot. Les objets saisis étant toujours de peu de valeur, la vente a lieu au 6, rue Rossini, à l’hôtel des ventes mobilières et non au 6, rue Drouot, adresse plus prestigieuse. Les salles doivent être louées par le commissaire-priseur qui procède à la vente dans les espaces les moins chers : au sous-sol ou bien en plein air, dans la cour de l’hôtel, ce qui est encore plus économique. Outre la location de la salle, ces ventes ont un coût important, car il faut organiser le transport des biens jusqu’à l’hôtel de vente, par l’intermédiaire des « cols rouges », les commissionnaires de Drouot151. On comprend que les propriétaires ont intérêt à éviter ces dépenses supplémentaires et la majorité des ventes judiciaires ont lieu directement au domicile des saisis.

70Le commissaire-priseur se présente donc chez le locataire, accompagné de deux témoins. Il entre dans le logement, soit que l’habitant lui ait ouvert la porte, soit que la concierge lui y ait donné accès, parfois avec l’aide du commissaire de police. Au préalable, l’officier de justice a fait annoncer le lieu, l’heure et la nature de la vente par affiches : les acheteurs potentiels sont donc présents dans le domicile et la vente aux enchères a lieu in situ, au milieu des meubles, dans ce qui était l’espace de vie quotidien du saisi. La violence symbolique d’une telle procédure est frappante, tant dans l’exhibition de l’intimité d’un ménage que par l’invitation, à l’intérieur du logement, d’inconnus qui achètent meubles et vêtements. Le tout a lieu, dans bien des cas, en présence du saisi qui assiste impuissant à la dispersion de ses possessions. La brutalité du procédé est encore accentuée par son caractère expéditif : les ventes aux enchères de maître Ory sont conclues en un quart d’heure. Les acheteurs sont désignés dans les procès-verbaux par la formule « amateurs et enchérisseurs ». Cette population est composée en majorité de brocanteurs que le commissaire-priseur connaît certainement et qu’il prévient de ces ventes. Ainsi un dénommé Sarzeau, domicilié 194, avenue de Clichy, et un sieur Basset, habitant 95, rue Marcadet, assistent très régulièrement aux enchères de Jules Ory et achètent divers meubles, en grande quantité, ce qui laisse supposer qu’il ne s’agit pas là d’achats personnels, mais bien destinés à un commerce. Lors de la mise aux enchères d’outils de travail, on trouve également des personnes qui exercent la même profession que le saisi. Pour la vente du matériel de Mignot, tourneur sur métal, en 1881 ou de celui de Pouzot, régleur, en 1886, des ouvriers du même métier viennent enchérir pour se procurer à bas prix des tours ou des machines à régler cylindriques152. Les commissaires-priseurs remettent d’ailleurs souvent dans ce cas la vente à plus tard, le temps de rassembler un public qui peut être intéressé par « la nature toute spéciale des objets à vendre ». Enfin, les enchérisseurs peuvent être des voisins, facilement indentifiables par la mention « même maison » qui suit leur nom ou par une domiciliation dans la même rue. Le 18 février 1886, un nommé Degrain rachète par exemple une armoire à glace en noyer pour 49 francs et une table ronde en bois peint pour 8,50 francs à son voisin saisi, dans un immeuble du XVII^e arrondissement153. Il peut s’agir d’une manifestation de solidarité, par laquelle des proches aident le saisi à récupérer une partie de son patrimoine. Il ne faut cependant pas faire une lecture trop angélique des relations de voisinage et ces ventes aux enchères peuvent aussi être l’occasion d’exprimer toutes les petites rancœurs quotidiennes et de satisfaire les jalousies en rachetant à bas prix ce que l’on enviait chez le voisin – et que dans d’autres contextes l’on déroberait.

La dévaluation du patrimoine du locataire

71Pour bien comprendre la domination économique qui se fait jour avec ces ventes aux enchères, il faut entrer dans le détail du prix d’achat des objets et des frais judiciaires, deux dimensions qui dévoilent l’absurdité économique du système. Les tableaux 8 et 9 présentent les résultats de deux ventes judiciaires, qui se déroulent toutes deux en présence des saisis en janvier et février 1891.

72On remarque tout d’abord la très grande valeur d’un objet par rapport à tous les autres : l’armoire à glace, qui représente respectivement 87 % et 64 % du total des ventes. Ce constat est confirmé dans tous les autres procès-verbaux du commissaire-priseur Ory. Il éclaire d’un jour nouveau l’attirance des classes populaires parisiennes pour cet objet. L’armoire est, certes, recherchée comme meuble de prestige qui symbolise l’établissement social d’un ménage, mais, au vu de son prix de vente, elle est également une garantie forte pour le propriétaire – et même quasiment la seule que peuvent fournir des locataires peu fortunés. Acheter une armoire, à glace si possible, est alors certainement également un calcul pragmatique qui augmente les chances d’obtenir un logement. La valeur relative des autres biens des locataires est très faible : à part deux chaises en bois noirci qui se vendent 16 francs, seuls deux lots dépassent les 5 francs. Il arrive même que certains meubles ne trouvent pas preneur, comme « une malle en mauvais état », retirée faute d’enchère. Les tableaux 8 et 9 montrent également que tous les objets vendus sont soumis à une très forte dévaluation par rapport au prix d’achat neuf et même par rapport à celui que l’on paye chez un brocanteur pour des marchandises d’occasion. Ainsi, une armoire porte pleine en noyer se vend aux enchères environ 40 francs, alors que le modèle le plus simple coûte 80 francs chez Dufayel. Le même meuble en acajou ou en palissandre et orné d’une glace se vend entre 200 et 300 francs neuf, mais n’atteint jamais plus de 90 francs dans une vente judiciaire.

73La décote que subissent les objets est donc d’au moins 50 %, voire 60 % ou 70 %. On voit ici apparaître nettement la distance entre valeur d’usage et valeur d’échange : la valeur d’usage de ces biens est encore très grande, puisqu’ils servent à la vie quotidienne dans les intérieurs. En revanche, leur valeur d’échange, c’est-à-dire le prix qu’ils atteignent lorsqu’ils sont réintroduits sur un marché se révèle faible, en raison du contexte de leur remise en vente, dans un rapport de force très défavorable au vendeur, le locataire saisi. Le montant total de la vente du mobilier n’atteint jamais un an de loyer, comme le prévoit la loi. Les biens de M. Faucon rapportent 61 francs, alors que le loyer annuel de son logement est de 172 francs et, pour Marcel Lépine, la vente totalise 156,50 francs quand son logement coûte 400 francs à l’année. La même observation pourrait être faite pour la quasi-totalité des ventes judiciaires dépouillées : dans les logements populaires, il semble que le mobilier garantisse plus souvent entre un et deux termes de loyer, mais jamais les quatre termes annuels.

74De toute façon, cette garantie n’est que théorique puisque la mise en œuvre de la saisie-gagerie nécessite le recours à des intermédiaires judiciaires, huissier et commissaire-priseur, qui doivent effectuer de très nombreuses formalités. Le coût de ces dernières grève le remboursement que le propriétaire aurait pu espérer de la vente du mobilier des locataires indélicats. En effet, la somme retirée de la vente doit en premier lieu servir à payer les frais de justice, le remboursement des dettes du propriétaire n’intervenant que dans un deuxième temps, avant que puissent être payés les éventuels autres créditeurs. Quand la saisie-gagerie porte sur des intérieurs modestes, il est très fréquent que le bailleur ne perçoive qu’une petite partie de la somme, voire qu’il ne récupère rien. Le commissaire-priseur note parfois sur les dossiers « produit absorbé », ce qui signifie que la vente judiciaire ne rembourse même pas les frais de son intervention. Mais même lorsqu’il reste assez pour payer l’adjudicateur, c’est l’huissier qu’il faut ensuite rémunérer. Le dossier du sieur Gourdel, domicilié 39, rue de Douai dans le IX^e arrondissement, contient la note détaillée des frais judiciaires qu’ont occasionnés la saisie-gagerie puis la vente de son mobilier en janvier 1881. La vente rapporte 132 francs, ce qui n’est pas négligeable, une somme absorbée par les frais judiciaires, si bien que le propriétaire ne perçoit pas un centime des 210 francs qui lui sont dus pour six mois de loyer154. La fréquence de ce schéma amène à s’interroger sur le but réel de la manœuvre pour le bailleur, puisqu’il ne s’agit vraisemblablement pas de récupérer la somme initialement due. L’exemplarité de la sanction est indiscutable. Au-delà de la récupération financière, la saisie-gagerie est parfois une étape d’une procédure d’expulsion : sachant que le locataire paie mal, le propriétaire cherche à s’en débarrasser le plus rapidement possible pour pouvoir relouer à quelqu’un de plus fiable. En 1913, Eugène Dreyfus, propriétaire d’un immeuble au 118, rue de Lourmel dans le XV^e arrondissement, tente par exemple d’expulser une locataire, M^lle Wahler, qui « a amené dans [s]a maison une dizaine d’apaches qui démolissent tout, de sorte que bientôt [s]a construction sera en ruines ». Après six mois de démarches infructueuses, il obtient du juge une saisie qui constate que « le mobilier est d’une valeur insuffisante pour garantir le paiement des loyers échu et à échoir » et que « le requérant est fondé à demander l’expulsion pour défaut de garnissement155 ». Car, d’après l’article 1752 du Code civil, « le locataire qui ne garnit pas la maison de meubles suffisants, peut être expulsé, à moins qu’il ne donne des sûretés capables de répondre du loyer ». La saisie-gagerie est donc ici un moyen d’obtenir l’expulsion et de limiter les frais occasionnés par le locataire, plutôt qu’une manière de recouvrer ses dettes. Le produit de la vente des meubles est donc accessoire pour le propriétaire qui récupère l’usage de son logement et peut le louer à nouveau. Mais cette procédure a, en revanche, des conséquences majeures pour l’habitant, privé de tout son mobilier, dans une vente réalisée finalement uniquement au profit des intermédiaires judiciaires.

Des moyens de résistance très limités

75Face à cette situation, les locataires saisis n’ont finalement que très peu de marge de manœuvre. La première, que les sources ne permettent pas de mesurer mais qu’elles laissent parfois deviner, est le déménagement à la cloche de bois, c’est-à-dire la soustraction du mobilier avant la saisie et la vente. Le sieur Pépin-Malherbe, par exemple, un commerçant qui louait une « travée de boutique, située passage du Désir » dans le X^e arrondissement, n’a laissé dans les lieux que des objets en très mauvais état et sans valeur : trois fourneaux, trois tabourets, une chaise et des étagères décrépites, le tout vendu aux enchères en mars 1896 pour la somme dérisoire de 6 francs156. Il est évident qu’il ne pouvait pas exploiter une boutique avec si peu de matériel et que l’essentiel a été déménagé. Lors de la saisie, quelques locataires mettent également en œuvre une résistance passive, ne répondant pas aux coups frappés à la porte ou refusant de l’ouvrir. Dans ce cas-là, l’huissier fait appel au commissaire de police du quartier. C’est ainsi que le 8 janvier 1881, Jules Ory décrit dans son procès-verbal de vente judiciaire son arrivée rue Coypel dans le XIII^e arrondissement :

Nous avons trouvé la porte du logement occupé par le sieur Rémy fermée, nous avons prié Monsieur Grillères commissaire de police du quartier de la Salpêtrière et de la Gare, rue Jeanne d’Arc, n^o 60 qui nous avait déjà assisté dans une opération de vente même maison de vouloir bien nous continuer son concours afin d’ouvrir la porte du logement du sieur Rémy où étant entrés nous avons trouvé ce dernier157.

76Les locataires sont dans ce cas doublement perdants, d’une part parce que la vente a lieu tout de même et d’autre part parce que l’appel aux forces de l’ordre est soumis à une nouvelle démarche qui vient encore gonfler la part des frais judiciaires. La négociation pendant la saisie s’avère être un procédé un peu plus fructueux où certains ont gain de cause. M^me Thoroude, qui habite au 31, rue des Épinettes dans le XVII^e arrondissement, tout en acceptant la vente judiciaire, s’oppose à la mise aux enchères d’une armoire dont elle affirme que ce n’est pas celle qui est mentionnée sur le procès-verbal de saisie-gagerie158. Elle a gain de cause sur ce meuble qui n’est pas proposé aux acheteurs ce jour-là et dont le dossier n’enregistre pas la vente ultérieure. En revanche, l’argumentaire de M^me Martin, s’il atteste une volonté de protestation, est bien trop vague pour être efficace : le commissaire-priseur note qu’elle récrimine « contre la vente […] par ce motif qu’elle aurait versé un acompte de 20 fr ce dont elle ne justifie pas d’ailleurs mais en tout cas à une époque éloignée de celle où nous sommes159 ». Certaines interventions témoignent enfin d’une connaissance minimale des droits des saisis, comme celle de M^lle Boury dont le domicile parental est l’objet d’une saisie-gagerie et qui réclame à l’huissier, après la description des meubles, d’ajouter la mention : « Tels sont les meubles et objets mobiliers trouvés et saisis gagés, les lits et literies exemptés », prouvant qu’elle connaît l’insaisissabilité des couchers160.

77Finalement, la réaction la plus fréquente des saisis est de racheter eux-mêmes une partie des objets pendant la vente aux enchères. Marcel Lépine, évoqué ci-dessus, enchérit pour une table ronde, un tapis de laine, deux chromos encadrés, une étagère et un œil-de-bœuf, le tout lui coûtant 18 francs. De la même manière, M^me Séguy rachète une table de nuit en acajou, deux chaises dépaillées, un fauteuil crapaud, le tout en mauvais état, une machine à coudre incomplète, ainsi qu’« un arrosoir en zinc, un seau, un moulin à café, une boîte à lait remplaçant une cafetière et six assiettes », pour un total de 21 francs161. Cette pratique peut difficilement passer pour une forme de résistance. Elle semble plutôt signer une soumission au mécanisme de la saisie et de la vente et témoigner d’un certain fatalisme. Cependant, l’argent ainsi dépensé n’a finalement pas été utilisé pour amadouer le propriétaire ou rembourser une partie de la dette, mais bien pour tenter de rétablir partiellement sa souveraineté sur un mobilier qui malgré des mentions « mauvais », voire « très mauvais état », semble conserver une valeur d’usage forte pour ses détenteurs.

Bricoler et « faire de l’usage » : le long cycle de l’usure

82Michel de Certeau suggère d’explorer les « actions […] qui ont leur formalité et leur inventivité propre et qui organisent en sourdine le travail fourmilier de la consommation168 ». Dans les classes populaires, une première action, proprement poïétique, consiste à créer certains objets soi-même, sans passer par l’achat dans le commerce, mais les traces de ce type d’activité sont extrêmement réduites dans les sources. Les objets qui relèvent le plus longtemps, du moins en partie, de l’autoproduction, sont les vêtements. Les monographies de l’école leplaysienne évoquent fréquemment des épouses qui confectionnent leurs habits et ceux de leurs enfants, comme la femme du serrurier ou celle de l’aveugle accordeur de piano169. Ces ouvrières étant par ailleurs couturières à domicile, le réemploi de savoir-faire professionnels est direct. Dans le cas de l’épouse d’un serrurier-forgeron, l’enquêteur détaille les objets ainsi produits pendant l’année 1895 : « Deux tabliers de travail, deux tabliers d’enfant, deux robes simples et deux paires de bas d’enfant170. » Cette production n’est pas toujours très rentable, puisque cette tâche a occupé l’ouvrière pendant cinq jours et lui a coûté 15 francs en matières premières (laine et cotonnade). L’auteur de la monographie note qu’entre le coût des matériaux et le salaire non perçu de l’épouse (à 3 francs par jour) l’entreprise n’a finalement rapporté que 2,90 francs de bénéfice. C’est le calcul qu’a effectué une piqueuse de guêtres de bottines qui coud des vêtements pour sa famille grâce à son équipement professionnel :

Elle consacre en outre chaque semaine un temps plus ou moins long à la confection et à l’entretien des vêtements de la famille, et à cet effet elle utilise celle de ses trois machines à coudre qui se prête le mieux à ce genre de travail. Pour ce qui concerne les menus raccommodages, elle trouve souvent avantage à les faire exécuter par des ouvrières dont le temps a moins de valeur que le sien171.

83Cet extrait montre que le recours au marché est parfois plus rentable que la fabrication personnelle, notamment pour cette ouvrière particulièrement productive. La confection de vêtements pour la famille reste cependant importante, car cette activité est très valorisée socialement : « On passe de la couture économique des pauvres au plaisir et à la fierté d’un talent féminin qui décalque, en milieu populaire et en plus utilitaire, les ouvrages de dames bourgeois. Savoir coudre révèle une féminité idéale172. »

84La monographie d’un serrurier-forgeron de 34 ans, Cyprien D., domicilié dans le XII^e arrondissement de Paris, dresse également le portrait d’un bricoleur173. L’enquête mentionne qu’il a consacré trois jours à construire « un châssis pour une petite annexe à la salle à manger » et trois autres journées à réparer la rampe d’un escalier intérieur. Il a aussi passé six jours à monter une bicyclette, fabriquée à partir de pièces détachées achetées 180 francs. L’ouvrier utilise certainement des compétences professionnelles, acquises en tant que serrurier, métier qui consiste « dans le façonnement des pièces, leur adaptation sur place, pose des serrures, ferrages des portes et des croisées, confection des grilles, rampes, marquises174 ». La bicyclette a au final une valeur de 225 francs (180 francs de pièces et 45 francs de main-d’œuvre pour ses six jours de travail), ce qui est sensiblement le prix, à cette date, de la bicyclette la moins chère du commerce. On peut supposer que le serrurier dispose alors d’une bicyclette de qualité, montée par ses soins, et payée au même prix qu’un vélocipède bas de gamme chez Dufayel. Il faut également voir dans cette production la recherche d’un plaisir de faire, un signe de ces « jubilations solitaires » analysées par Olivier Schwartz dans la pratique masculine du bricolage175. Cette fabrication est enfin une manière de travailler la matière hors du carcan de l’usine ou de l’atelier, pour son compte, ce qui rejoint le désir de l’autonomie artisanale très présent chez les ouvriers, rêvant d’être des petits patrons libres de leur activité productive.

85Enfin, il ne faudrait pas trop opposer l’achat dans un commerce et la fabrication personnelle, puisque le catalogue des Grands Magasins Dufayel propose par exemple des « meubles en bois blanc » qui sont « à recouvrir d’étoffe », « à laquer » ou « prêts à passer au ripolin », ce qui indique leur aspect volontairement inachevé176, pour que les acheteurs puissent les finir à leur goût. Ces quelques pistes suggèrent que l’autoproduction, totale ou partielle, d’un certain nombre d’objets continue de prospérer dans les classes populaires ; les sources restent trop parcellaires pour s’aventurer plus loin.

86Un deuxième aspect de l’usage des biens est en revanche un peu mieux documenté, il s’agit en l’occurrence de l’ensemble des opérations d’intervention sur les objets après leur acquisition : le bricolage domestique, l’entretien ou encore la lutte contre l’usure. Ces opérations nécessitent le recours à des pratiques disparates qui visent à transformer, adapter, améliorer, réparer, rapiécer ou raccommoder les choses. Dans une société de production de masse, les objets sont de plus en plus pensés comme ayant une durée de vie limitée. Leur obsolescence oblige à l’achat de nouveaux biens ce qui relance la production. Dans cette perspective, la volonté que l’on trouve dans les classes populaires d’utiliser longuement les objets est à la fois dictée par la nécessité économique, et peut aussi être perçue comme une opposition silencieuse à « l’accélération du cycle de l’usure177 ».

87Ce trait de la culture matérielle des classes populaires est résumé par l’expression « faire de l’usage ». Mimi Pinson, journaliste à La Bataille syndicaliste, l’emploie à de nombreuses reprises, ainsi lorsqu’elle recommande à propos d’une ombrelle : « Tout en choisissant dans les nombreux modèles à la mode, prenons un tissu solide qui nous fera beaucoup plus d’usage178. » Bien qu’elle évoque une époque plus contemporaine, l’écrivaine Annie Ernaux, dont les parents tenaient une épicerie-bistrot, explicite parfaitement cette locution : « Il y avait tout ce langage de la restriction, de l’économie : “faire de l’usage”, combien de fois ai-je entendu cela ? “Il faut que ça te fasse de l’usage179…”. » Elle précise, dans son ouvrage Les années :

Tout ce qui se trouvait dans la maison avait été acheté avant la guerre. Les casseroles étaient noircies, démanchées, les cuvettes désémaillées, les brocs percés, colmatés avec des pastilles vissées dans le trou. Les manteaux étaient retapés, les cols de chemise retournés, les vêtements du dimanche passés au tous-les-jours […]. Tout devait faire de l’usage, le plumier, les boîtes de peinture Lefranc et le paquet de petits-beurre Lu. Rien ne se jetait180.

88« Faire de l’usage » recouvre la volonté d’étendre au maximum le temps d’utilisation des biens, de les amener au bout de leurs possibilités matérielles, jusqu’à la destruction totale de leur valeur d’usage.

89Les monographies leplaysiennes, par la minutie de l’observation et de la quantification du temps et de la valeur de chaque tâche dans le logement, se révèlent là encore être à peu près la seule source disponible pour saisir ces pratiques. On peut distinguer trois domaines objets d’un intérêt constant : le linge qui est perpétuellement raccommodé, les chaussures qui sont recousues et les meubles dont les enquêteurs notent « l’entretien ». Le raccommodage est l’affaire des femmes, car « cette tâche relève des savoir-faire féminins et exige des “compétences techniques”. Les hommes, qui n’ont pas appris comme toutes les écolières l’art de la pièce s’en estiment incapables181 ». Les épouses n’ont besoin que d’un équipement minimaliste : « Dé, aiguilles, ciseaux et fils », que les enquêteurs leplaysiens évaluent à 2 francs182. Pour faire durer le linge, ces ménagères recousent coutures et déchirures, et mettent des pièces de tissu pour masquer les trous. Le temps consacré à ces tâches d’entretien du linge peut être long. La femme du brigadier de la garde républicaine dont le linge est dit « raccommodé avec soin » passe un jour par semaine à ces réparations, soit 310 heures par an183. L’épouse de l’ébéniste de haut luxe y consacre 208 heures annuellement et celle du cantonnier poseur de voie 250 heures184. Enfin, les hommes peuvent parfois effectuer cet entretien, comme dans ce ménage de chiffonniers, où « le dimanche le père qui sait coudre raccommode quelque fois de vieux vêtements ». Cette répartition des tâches est cependant perçue comme anormale par l’observateur leplaysien : « Dans la famille, le rôle du père est absolument effacé, il paraît dénué de toute autorité et n’avoir même pas l’idée d’exercer la moindre influence185. »

90Les hommes ont, en effet, leur partition à jouer dans cet entretien des choses : la réparation des chaussures et des meubles est leur domaine réservé. L’ébéniste de haut luxe raccommode ainsi les souliers de toute la famille. Il achète pour cela du cuir et des clous, pour un total de 19 francs, mais il n’a pas besoin de matériel spécifique, « les outils de menuisier suffisent ordinairement186 ». L’ouvrier a transmis ce savoir-faire à son fils aîné et ils y consacrent chacun onze jours par an. Le gain économique de cet entretien n’est pas négligeable, estimé à 17,60 francs par l’enquêteur187. Ce savoir-faire masculin vient probablement du régiment, où l’entretien des chaussures est une tâche primordiale des recrues188. Cela est confirmé par l’incompétence en la matière de l’accordeur de piano aveugle, réformé selon toute probabilité, qui déclare à l’enquêteur qu’« il voudrait apprendre à raccommoder les chaussures189 ». Les hommes ont également la charge d’entretenir et de réparer le mobilier. L’ébéniste de haut luxe effectue assez logiquement vu sa qualification « l’entretien des meubles de bois » de la maison, sans plus de précision190. On sait en revanche que Paul-Antoine H., le charpentier indépendant domicilié dans le X^e arrondissement, a consacré dix-huit heures en 1889 à la réparation d’une table de nuit et à l’amélioration de la table de la cuisine à laquelle il a ajouté deux rallonges191. L’aveugle accordeur de piano a refait le cannage de six de ses chaises, ce qui aurait coûté 10,50 francs à l’extérieur. Le cantonnier des chemins de fer du Nord consacre également dix-huit heures dans l’année à l’entretien du mobilier192. Notons toutefois que ces occupations masculines de lutte contre l’usure des meubles sont loin de demander autant de temps que l’entretien du linge effectué par les femmes, qui y passent environ dix fois plus d’heures.

91Il est évident que les classes populaires parisiennes ont recours à ces arts de faire, chers à Michel de Certeau, mais les sources manquent pour réellement décrire et analyser ces pratiques. On peut tout au plus noter le réemploi de savoirs professionnels dans la sphère privée et une attention générale à la lutte contre l’obsolescence des biens, dans une volonté de conserver le plus longtemps possible leur valeur d’usage. Les archives donnent en revanche plus largement à voir le résultat de cet entretien : la présence dans les intérieurs d’objets usés, témoignant de cette utilisation intensive.

« Mauvais » objets, fouillis et débarras

92Que ce soit dans les scellés après décès, dans les procès-verbaux de saisie-gagerie ou dans ceux des ventes judiciaires, les descriptions des objets peuplant un logement populaire sont nombreuses dans les archives. Ces listes sont toujours établies par un officier de justice, juge de paix, huissier ou commissaire-priseur, formé à l’expertise du mobilier. Elles sont généralement neutres, se contentant d’égrener sans commentaire les biens du ménage concerné, apportant parfois une précision matérielle sur la couleur, la taille ou le matériau. La seule caractéristique des objets qui est quelquefois soumise à une évaluation subjective est l’état d’usure, soit que les observateurs constatent qu’il est élevé, soit qu’ils déclarent l’objet en cessation d’utilité, le faisant passer dans la catégorie de rebut sans valeur. Ces appréciations relèvent du jugement, et même littéralement d’un « jugement de valeur », porté par des hommes qui appartiennent tous à la bourgeoisie. La conservation de ces objets usés dans les intérieurs populaires, généralement très exigus, laisse penser qu’ils devaient pourtant conserver un usage pour leur propriétaire, sans que nous puissions savoir lequel.

93Dans les scellés après décès des X^e et XIV^e arrondissements, diverses mentions servent à exprimer l’usure des objets : ces derniers sont désignés comme « vieux », « en (très) mauvais état », « cassés », « brisés », ou encore rassemblés sous le terme « vieilleries193 ». Ces qualifications renvoient directement au pouvoir d’évaluation du juge de paix, qui détermine à vue d’œil la capacité de l’objet à remplir la fonction à laquelle il était dévolu. Ces mentions indiquent l’intensité de l’utilisation passée et le temps présumé qu’il reste à ces objets avant la destruction complète de leur valeur. Lorsque le juge désigne un objet comme « en mauvais état » ou qu’il écrit qu’il « ne mérite pas description », il fixe une limite et déclare une obsolescence qui n’est probablement pas perçue par l’habitant, puisqu’une chaise cassée peut être réparée, une couverture, même « en mauvais état » peut encore tenir chaud la nuit et des « hardes » peuvent être portées ou rapiécées. L’adjectif « mauvais » est parfois accolé à un bien, comme lorsqu’on trouve la mention de « mauvaises chaises », d’une « mauvaise table » ou de « mauvaises chemises de nuit ». L’emploi de cet adjectif pour qualifier un objet est particulièrement intéressant, car cet usage n’est pas recensé dans le Dictionnaire universel du xixe siècle de Larousse : il signifie bien sûr que les meubles sont usés, vieux, sans doute bancals ou peu confortables. Mais, tout comme « vieilleries », il est également porteur d’un jugement moral et prend dans ce cas le sens de « dépourvu d’habileté, de talent, de qualité », et surtout, pourrait-on ajouter, de valeur194.

94Ces mentions de l’usure dans les scellés varient fortement en fonction de la classe sociale des ménages décrits (tableau 10). Elles restent rares dans la bourgeoisie. Les biens ainsi qualifiés sont souvent relégués dans les chambres de bonne, soit qu’ils appartiennent aux domestiques (tels des vieux draps), soit que ces espaces de vie des servantes soient également des lieux de stockage des rebuts (comme ces « vieux livres de commerce » trouvés dans la chambre de bonne d’un négociant). Les intérieurs des classes populaires concentrent ces mentions de l’usure des objets possédés. Plus intéressant encore, l’usure est très repérable dans les ménages d’ouvriers et d’artisans, alors qu’elle est rarement mentionnée chez les petits fonctionnaires, les employés et les petits commerçants. La césure n’est pas liée ici au niveau économique (les artisans appartiennent à la fraction supérieure des classes populaires), mais bien aux aptitudes manuelles mobilisées dans cette activité de réparation et d’entretien des objets. Certains intérieurs sont caractérisés par leur vétusté, comme celui de Narcisse Lemoine, une couturière de 77 ans. Il contient « une toilette et 5 chaises en mauvais état, 4 mauvaises couvertures, un vieux poêle, un vieux châle, deux vieilles paires de bas, deux vieux sacs de dame et un lot de vieux effets et chiffons195 ». Il est cependant difficile de dire si l’usure de ces objets est le fait de leur propriétaire ou s’il s’agit de marchandises qui achèvent chez la couturière une longue carrière dans le circuit de l’occasion.

95Dans les intérieurs modestes, les mentions « vieux » ou « en mauvais état » sont attachées à certaines catégories d’objet. Elles concernent d’abord vingt-cinq chaises, des objets soumis à une forte contrainte mécanique, dont le cannage et le paillage sont fragiles et doivent être renouvelés régulièrement, ce qui a un coût. Les mentions d’usure concernent ensuite le linge de maison et les vêtements, dans ce cas désignés par le terme « hardes », ce qui peut renvoyer aux pratiques de raccommodage décrites précédemment et à l’habitude d’« user jusqu’à la corde » les objets textiles. Enfin, on note la mention d’un paravent chez un représentant de commerce et d’une pendule imitation Louis XV chez une marchande de poisson, tous deux « en mauvais état ». Pour ces objets distingués et inhabituels dans un intérieur populaire, la mention de la vétusté signe probablement un passage par le circuit de l’occasion et illustre la descente des biens bourgeois vers les classes populaires au fur et à mesure de leur dégradation.

96Les descriptions faites par les juges de paix des X^e et XIV^e arrondissements comportent enfin une dernière catégorie : celle des rebuts, ou en tout cas des objets qui sont perçus comme tels par les officiers de justice. Plusieurs mots servent à désigner les biens qui n’ont plus aucune valeur aux yeux des juges, « chiffons », « débarras » et « fouillis ». Les chiffons sont des objets textiles qui ont perdu toute valeur d’usage, ceux que l’on revend ou que l’on donne au chiffonnier, chargé de les recycler. Le débarras est normalement une pièce, « un lieu où l’on met les objets dont on serait embarrassé ailleurs », mais il vient sous la plume du juge désigner des objets bons à jeter196. Enfin, le terme « fouillis », mot familier qui signifie « confusion et pêle-mêle » n’est employé que par le juge de paix du XIV^e arrondissement197. A priori impropre pour désigner l’ordure, l’emploi de ce mot indique la confusion, mise en évidence par l’anthropologue Mary Douglas, entre l’ordure et le désordre : le déchet est avant tout l’informe, ce qu’il faut tenir à l’écart sous peine de contagion198. Cette hypothèse est confirmée par le fait que toutes ces mentions de débarras ou de fouillis sont exprimées en nombre indéterminé, par des expressions comme « un lot », « un fort lot », « quelques » ou « divers ». On voit bien que les objets ainsi désignés ne sont plus des choses singulières, séparées, qui remplissent une fonction claire, mais des ordures amalgamées, des débris rassemblés au nom de leur statut, sortis de la sphère des échanges marchands. Pour quelques-uns, le juge de paix précise d’ailleurs que le lot « ne mérite pas description » ou qu’il est « sans valeur », signifiant bien l’impossibilité de réintroduire ces objets dans les circuits de l’échange marchand, même sur celui de l’occasion. Ces derniers peuvent seulement être donnés au chiffonnier, qui les évalue au poids, ce qui explique également leur qualification en « lot ».

97Ces différentes mentions se retrouvent presque exclusivement dans les logements populaires et il est impossible de savoir si elles désignent des choses que les habitants eux-mêmes destinaient aux ordures ou si cette classification est opérée par le juge de paix. Il semble en tout cas que ces objets aient été rassemblés par leur propriétaire et séparés du reste des possessions, dans un rite de nettoyage ou de rangement. Les lots de débarras sont, quand c’est possible, stockés dans un espace périphérique (cave, soupente, réduit ou cabinet noir) ou hors de la pièce principale (dans la cuisine ou dans l’entrée). Quand le logement est composé d’un unique espace, le fouillis est rangé dans un meuble (armoire, placard, commode, caisse ou malle) ou encore séparé visuellement (« sous un rideau »). L’usage de ces choses amalgamées n’est en revanche pas clair et il est impossible de dire si leurs propriétaires les destinaient à la réparation, comme les « lots de vieux linge », ou s’ils les considéraient comme définitivement hors d’usage, stockés à part dans l’attente du passage d’un chiffonnier ou d’un ramoneur à qui les donner.

98Au terme de cette réflexion sur l’usage et l’usure des biens dans les classes populaires parisiennes, la difficulté de l’entreprise apparaît nettement et la moisson peut sembler mince. Il est certes possible de retracer quelques pratiques de réemploi, de bricolage et d’entretien des objets matériels et de faire ressortir la volonté maintenue dans ce groupe social d’aller au bout du cycle de l’usure en « faisant de l’usage », malgré les séductions nouvelles de la société de consommation émergente. Les descriptions émanent cependant toutes d’observateurs extérieurs, issus de la bourgeoisie, et on ne peut donc retracer le sens autochtone de ces arts de faire, et encore moins décider s’il s’agit de pratiques de dissidences ou, au contraire, de soumission à la nécessité économique. Les listes d’objets montrent en revanche que les intérieurs populaires sont caractérisés, plus que ceux de la bourgeoisie, par la présence massive de meubles et de vêtements usagés. Les juges de paix qui viennent poser les scellés dans ces appartements poussent la description jusque dans ses derniers retranchements et mentionnent, sous les termes « débarras », « fouillis » et « chiffons », les choses qui relèvent à leurs yeux – et peut-être à ceux de leur possesseur décédé – du débris ou de l’ordure, c’est-à-dire du bien totalement consommé, qui a été poussé au bout de sa valeur d’usage. Pourtant, la valeur d’échange de ces objets n’est pas totalement éteinte et ils se retrouvent pris dans un circuit de recyclage, celui du chiffonnage qui les fait renaître sous une autre forme199.

*

99Dans des pages célèbres du Capital, Karl Marx a posé la question du rapport entre la valeur d’usage et la valeur d’échange d’un bien, à partir de la sphère de la production. La force de travail nécessaire à la création d’un objet est selon lui la mesure de la valeur d’échange, qui transforme l’objet en marchandise. Poser la même question du point de vue de la consommation renverse la perspective. Le rapport entre la valeur d’usage et la valeur d’échange concerne là les travailleurs en tant que consommateurs et non en tant que producteurs. Pourtant, de la même manière, on retrouve à l’œuvre la dialectique de la domination et de la résistance, ce qui montre à quel point la question de la valeur ne peut être posée que dans un contexte précis, c’est-à-dire saisie avec les rapports sociaux qui la déterminent Parmi les acquisitions alternatives possibles, le vol montre l’attrait de la gratuité, tandis que le marché de l’occasion permet de saisir la lente perte de valeur d’échange des biens au fur et à mesure de leur circulation.

100Les différentes configurations de la perte des biens – la saisie, l’usure, le recyclage – font apparaître leur valeur comme le résultat d’un rapport de force, rarement favorable aux membres des classes populaires. La vente aux enchères en est la manifestation la plus éclatante, puisque les saisis y sont privés de toute marge de manœuvre et assistent impuissants à la dévaluation de leur patrimoine. La valeur est également le fruit de diverses interventions sur les biens, que les plus démunis peuvent librement exercer : l’entretien, la réparation, le raccommodage sont des pratiques populaires destinées à prolonger la valeur d’usage.

101Les pratiques de résistance ou de contournement sont bien présentes dans les classes populaires. Dans leur présentation et leur analyse est posée de manière aiguë la question des sources. Sans être tout à fait une aporie, ce travail confronte le chercheur à des informations extrêmement fragmentaires et issues d’un regard surplombant. Plus encore que les individus, les objets des classes populaires sont regardés avec distance et souvent avec mépris par les auteurs de ces observations. Cette situation invite à la modestie des conclusions, mais il est tout de même essentiel d’exhumer ces formes dégradées ou marginales de consommation. Elles font partie du kaléidoscope des consommations populaires parisiennes, depuis celles attirées vers le haut de la société bourgeoise jusqu’à celles reléguées dans le lumpenprolétariat, tirant malgré tout parti de l’immense réservoir de transformations possibles proposées par l’espace parisien pour en récupérer des reliefs. Cela marque aussi la multiplicité des césures internes aux classes populaires et des menaces, permanentes, de glissement vers le haut ou le bas de l’échelle des consommations.