Une mission charitable : lutter contre l’usure

6Les monts-de-piété sont des établissements publics de prêt sur gage à intérêt modéré, établis pour combattre l’usure. En effet, les plus pauvres disposant de leurs biens comme seule richesse, le prêt sur gage privé était très répandu d ans l’Europe moderne, mais avec des taux d’intérêt usuraires qui pouvaient aller jusqu’à 120 % par an. Cette intention de combattre les « Lombards » –épithète désignant les usuriers– se concrétise en France lorsque Napoléon Bonaparte, alors premier consul, fait promulguer la loi du 16 pluviôse an XII (6 février 1804) qui accorde le monopole du prêt sur gage aux monts-de-piété.

7La création de tels établissements n’avait pourtant rien d’évident d ans des pays de culture catholique où l’interdit religieux du prêt à intérêt pèse très fortement. Le projet originel des monts-de-piété, imaginé par des moines récollets et franciscains au xv^e siècle, cherchait à « distinguer d ans la condamnation générale du crédit, prononcée par l’Église, un crédit vertueux destiné aux pauvres, […] à promouvoir une forme d’assistance autre que la charité8 ». C’est bien le cas de l’établissement parisien : d ans les lettres patentes qui autorisent son ouverture, Louis XVI fixe comme mission au Mont-de-piété de procurer « des secours d’argent peu onéreux aux emprunteurs dénués d’autres ressources9 ». Cette mission est perpétuellement rappelée par l’établissement. En 1866, on trouve par exemple cette définition donnée par le directeur : « Le Mont-de-Piété est un établissement de secours et de bienfaisance. Il est de son essence de tendre toujours à rendre ses secours le moins onéreux possible aux personnes qui se trouvent d ans la nécessité d’y recourir10. » En 1889, un projet de loi rappelle encore que les monts-de-piété « n’ont pu être autorisés à exercer [cette profession interdite de prêteur sur gage] qu’en la moralisant par la charité du but, c’est-à-dire en l’exerçant au profit des pauvres11 ». Les lettres patentes du roi ont également fixé dès l’origine les modalités de cette bienfaisance en ajoutant que « le bénéfice qui résultera [du prêt sur gage] sera entièrement appliqué au soulagement des pauvres et à l’amélioration des maisons de charité12 ». En pratique, le Mont-de-piété de Paris fait partie de l’Assistance publique qui doit combler ses éventuels déficits. À l’inverse, il doit lui reverser tous ses bénéfices. De 1806 à 1872, l’établissement parisien verse ainsi plus de 25 millions de francs à la caisse des hôpitaux13.

8Si la tutelle de l’Assistance publique manifeste l’appartenance du Mont-de-piété à l’univers de la philanthropie et de la bienfaisance, elle est pourtant un obstacle de taille à la réalisation de ses missions. En dépouillant l’établissement de tout fonds propre, elle l’empêche en effet de faire les investissements nécessaires à l’allègement des charges de fonctionnement et, de ce fait, lui interdit de baisser les taux d’intérêt. Selon Edmond Coutaud, auteur d’une thèse de droit sur le sujet, l’établissement parisien pratique un taux de 9 % de 1831 à 1886, de 8 % de 1886 à 1887, abaissé à 7 % en 188714. Ce taux d’intérêt reste stable jusqu’à la Grande Guerre. Même si l’on est très loin des intérêts mirobolants demandés par les usuriers, le Mont-de-piété n’a pas non plus atteint son objectif affiché de prêt gratuit et il subit de constantes accusations d’usure. Les directeurs successifs se plaignent régulièrement du lien contraignant à l’Assistance publique lors des réunions du conseil de surveillance15. Cette tension est très bien résumée d ans une brochure anonyme datant de 1886 :

Le Mont-de-Piété est comme une annexe et une dépendance de l’Assistance publique qui représente aujourd’hui les hospices. C’est à son profit, c’est-à-dire au profit des pauvres et des malades que le Mont-de-Piété doit fonctionner. Il en ressort qu’il doit être administré aussi économiquement que possible, d ans l’intérêt même des pauvres. Mais si d’autre part, on veut bien considérer que c’est, en majeure partie, les pauvres qui ont recours à lui d ans les moments de gêne, on se trouve en présence d’un problème à coup sûr difficile à résoudre : réaliser au profit des pauvres des bénéfices prélevés sur les gages des pauvres. C’est ce qui explique les contradictions qui existent d ans les diverses solutions proposées et la lutte constante qui s’est élevée entre l’Assistance publique et le Mont-de-Piété. L’Assistance publique combat pour ses pauvres, et le Mont-de-Piété pour les siens –alors qu’en réalité ce sont les mêmes16.

9Les mêmes, certes, mais secourus d ans des circonstances et selon des moyens différents : des malades à qui l’on offre des soins gratuits ou des pauvres que l’on secourt par le prêt sur gage.

10Dès 1820, plus d’un million d’articles sont gagés tous les ans à Paris. Le développement d’un service de prêt sur gage à une si grande échelle impose une organisation extrêmement rigoureuse, avec son vocabulaire et ses règles spécifiques. Le Mont-de-piété est globalement structuré autour de trois services principaux : l’engagement, le renouvellement et le dégagement des objets. L’engagement, que l’on trouve aussi désigné sous le vocable « nantissement », est le moment où le client contracte le prêt. Il doit se déplacer d ans un des bureaux du Mont-de-piété avec son objet, puis se présenter à un guichet derrière lequel un commissaire-priseur, ou son assistant, évalue la valeur du bien et propose un prêt. Si l’emprunteur accepte le montant qui lui est proposé, il devient « engagiste » : le commissaire-priseur signe un bulletin précisant la somme prêtée et le client, dessaisi de son gage, se présente au guichet suivant, où le préposé aux écritures lui confectionne une reconnaissance de dette. L’emprunteur passe ensuite à la caisse récupérer la somme d’argent accordée en numéraire.

11Si au bout d’un an l’emprunteur ne peut pas rembourser le prêt mais désire conserver son gage, il peut seulement renouveler l’engagement en payant une somme minime. Si, au contraire, les emprunteurs arrivent à rembourser l’intégralité du prêt et les intérêts, ils peuvent effectuer un « dégagement », c’est-à-dire récupérer le bien qu’ils avaient déposé en gage. Il reste enfin un dernier cas de figure, celui où l’emprunteur ne dégage ni ne renouvelle son prêt au bout de la durée impartie. Les commissaires-priseurs du Mont-de-piété procèdent alors à la vente aux enchères des gages, d ans les salles de vente de l’établissement. Si le bien est vendu plus cher que la somme prêtée au départ, l’institution parle de « boni » et cet excédent reste à la disposition de l’emprunteur pendant trois ans à compter du jour de la vente.

12Le Mont-de-piété de Paris distingue différents types de gage. À l’origine, le prêt sur gage est pratiqué uniquement avec des objets matériels, appelés par l’institution « gages corporels ». Ceux-ci se divisent en deux catégories, d’un côté les bijoux et de l’autre tout le reste, dénommé « paquets ». Si la définition des bijoux reste stable (montres, chaînes, alliances, pendules, argenterie), le contenu des paquets évolue au fil du siècle. D’abord majoritairement composés d’habits ou de couvertures, soit de matières textiles souples que l’on peut réunir en ballots, avec l’évolution de la consommation, la catégorie des paquets en vient à recouvrir un ensemble très hétéroclite d’objets, de la pendule à l’armoire, en passant par les parapluies, les pianos ou les bicyclettes. Une dernière catégorie d’objets est souvent traitée à part, celle des gages dits de « quatre chiffres » : ce sont des gages exceptionnels, car la somme prêtée est à quatre chiffres, soit plus de 1 000 francs, le plus souvent des bijoux.

Une institution en « crise »

13Le Mont-de-piété a, par définition, un fonctionnement irrégulier : les périodes de crise économique augmentent le besoin, pour la population pauvre, de recourir au crédit, et les variations conjoncturelles sont donc fortes. Mais, sur un siècle, l’établissement est confronté à une baisse structurelle de son activité, qui commence d ans les années 1870 et s’accentue d ans les années 1880 (Fig. 17). On passe de 1 777 395 objets engagés en 1883 à 946 019 en 1913, soit une diminution de 47 % de l’activité en trente ans ! La baisse est continue, avec des chutes plus brusques entre 1883 et 1886, ainsi qu’entre 1892 et 1895. Corrélativement, le montant moyen des prêts s’envole (Fig. 18) : le Mont-de-piété, qui prêtait en moyenne 20,47 francs sur chaque gage en 1879, accorde 48,82 francs en 1913. Ce montant est multiplié par plus de deux en 30ans.

14Le Mont-de-piété s’inquiète de cette évolution et l’interprète comme une exclusion croissante des gages les plus modestes. L’institution commence, d ans les années 1890, à collecter des données sur les objets qui ont très peu de valeur, notamment ceux qui ont été jugés insuffisants par les commissaires-priseurs comme gage d’un prêt minimum de 3 francs. Pour le Mont-de-piété, ces tout petits gages symbolisent le cœur de sa mission charitable –la garantie du crédit pour les plus démunis– et le refus des commissaires-priseurs est jugé intolérable.

Fig. 17 : Nombre d’articles gagés au Mont-de-Piété de Paris sur un siècle (1820-1920)

Fig. 18 : Montant moyen des prêts sur gages corporels au Mont-de-Piété de Paris (1879-1913)

15L’examen des chiffres relativise néanmoins l’importance numérique des refus (tableau 7). D’une part, la pression que met l’établissement de prêt sur gage sur les commissaires-priseurs porte ses fruits puisque les prêts refusés diminuent de moitié en vingt ans. D’autre part, si l’on rapporte le nombre de prêts refusés au total des engagements, la proportion des emprunteurs auxquels l’établissement n’apporte aucune aide, s ans être insignifiante, reste faible : de 7,20 % en 1895, elle tombe à 4,29 % à la veille de la Première Guerre mondiale. Il faut cependant tenir compte de l’effet social de ces refus à répétition, qui doivent décourager apriori un certain nombre de clients potentiels. Finalement, c’est probablement l’effet cumulé des refus et de la sous-estimation chronique des biens qui fait baisser l’activité du Mont-de-piété. Enfin, dernier indice de la crise, le solde des prêts est globalement négatif : entre 1880 et 1912, le prêt sur gages corporels génère un déficit de 11,6 millions de francs qui doit être renfloué par l’Assistance publique.

16Il faut chercher les causes de cette situation d ans deux directions complémentaires : les objets déposés et les individus qui les déposent. Le développement de la consommation grâce à de nouvelles techniques de production en série diminue la valeur unitaire de chaque bien. Cette raison est bien perçue des administrateurs du Mont-de-piété. Félix Martin-Feuillée, le directeur, écrit ainsi en 1906 :

Autrefois les engagements sur vêtements étaient nombreux. La confection, de prix plus élevé, était aussi de meilleure qualité […]. Mais aujourd’hui, le développement de l’industrie et de la concurrence commerciale ont répandu d ans la population des marchandises médiocres, sur lesquelles les appréciateurs sont d ans l’impossibilité de consentir des prêts utiles au public, en raison du peu d’enchères qu’obtiennent les marchandises, lorsque, par suite de non dégagement, elles arrivent aux ventes. Aussi nombre d’engagistes ont-ils renoncé à présenter aux guichets de l’Administration ces hardes17.

17Le directeur s’attache ici à l’industrie du vêtement, mais la même analyse pourrait être menée sur la possession massive de montres bon marché, notamment en argent, un métal qui se déprécie fortement à la Belle Époque car il devient courant. Pour comprendre la diminution de l’activité, il faut également prendre en compte l’augmentation globale du niveau de vie des classes populaires parisiennes à la Belle Époque, qui rend moins nécessaire le recours au secours d’urgence que représente le Mont-de-piété18. Le vote progressif des lois sociales instaure peu à peu des garanties collectives contre les menaces – la maladie, la vieillesse– qui pèsent sur l’existence des classes populaires. La salarisation se répand et réduit également les périodes de chômage qui caractérisaient l’activité professionnelle des classes populaires19. Or, c’est d ans ces moments de difficultés économiques aiguës que les plus pauvres portent leurs objets au clou : la prise en charge progressive de ces menaces par l’État ou via la salarisation explique en partie la baisse de la fréquentation du Mont-de-piété. Pour résumer, les plus pauvres –toujours moins nombreux– ont des objets qui ont de moins en moins de valeur et ont du mal à atteindre le minimum pour obtenir un prêt de 3 francs, tandis que les plus aisés d ans les classes populaires –toujours plus nombreux– ont de moins en moins besoin du Mont-de-piété.

18La crise du Mont-de-piété reflète finalement l’amélioration du niveau de vie des classes populaires de la capitale et leur accès élargi à des biens nouveaux comme les vêtements de confection ou les bijoux produits en série. Ce processus devrait logiquement contenter une administration qui a pour vocation de lutter contre la pauvreté, et pourrait être pris comme la preuve que le Mont-de-piété a rempli sa mission. Mais ses dirigeants, comme les élites de la société française d ans leur ensemble, restent aveugles à cette amélioration, car ils conçoivent la consommation comme un leurre, porteur de menace pour les classes populaires et non comme un signe de leur vitalité économique. Cette réaction s’explique cependant, car, avec moins de nécessiteux, c’est tout le modèle du Mont-de-piété qui entre en crise : la mission charitable des origines perd de sa force et la mission purement financière –celle d’une banque de prêt– prend le dessus. Or, la plupart des dirigeants du Mont-de-piété qui ont été formés selon cette vision charitable éprouvent des difficultés à changer de modèle. Ils expliquent donc la crise par l’exclusion plus grande des nécessiteux –d’où leur obsession des « gages refusés »– s ans voir que la baisse de l’activité est due, en réalité, à la baisse du nombre de nécessiteux d ans la capitale, qui s’enrichit considérablement à la Belle Époque et refoule vers la banlieue les plus pauvres de ses habitants. La force de la vision philanthropique empêche l’établissement parisien de se réformer pour répondre aux besoins d’une clientèle qui, si elle n’est plus miséreuse, reste populaire et qui est pénalisée par les taux d’intérêt trop élevés de l’institution.

19Parmi les multiples projets de réforme qui fleurissent au début du siècle, certains font toutefois ce diagnostic. Ainsi Edmond Coutaud écrit-il d ans sa thèse de droit en 1909 :

La question de savoir si les Monts-de-Piété sont des établissements de charité ou de crédit n’est pas purement doctrinale : elle a un but pratique d ans le sujet qui nous occupe […]. M. Edmond Duval qui a longtemps été directeur du Mont-de-Piété de Paris a dit « peut-être serait-il opportun de réagir contre cette idée fausse, quoique très répandue, que notre établissement est un établissement de bienfaisance »20.

20Le Mont-de-piété de Paris est tiraillé entre « deux systèmes d’échange qui renvoient à deux économies politiques opposées. D’un côté, une économie du don encore très vivante, de l’autre une économie capitaliste très prégnante et qui ne cesse de s’affirmer21 ». Il y a là une tension intrinsèque de l’institution qui se trouve exacerbée par la crise, et encore davantage par la Première Guerre mondiale.

21Dès le 1^eraoût 1914, le gouvernement français décrète l’interdiction des ventes par les monts-de-piété pour protéger les gages des mobilisés et éviter que ceux-ci ne soient vendus aux enchères alors que leurs propriétaires sont engagés sous les drapeaux. Cette mesure place le Mont-de-piété de Paris d ans une situation financière très délicate, comme expliqué d ans un rapport de 1915 : « Rassurés sur le sort de leurs nantissements, les emprunteurs, pour la majeure partie, s’abstiennent de les dégager ou de prendre à leur égard les mesures conservatoires du renouvellement22. » Les gages se trouvent donc immobilisés en magasin, ce qui continue à coûter cher à l’établissement en frais de garde et de gestion. En outre, les entrées d’argent sont très faibles, puisque le nombre des prêts sur gages corporels a baissé d’environ deux tiers par rapport à l’avant-guerre. Le cumul de ces difficultés conduit le directeur, Félix Martin-Feuillée, à parler d’un « équilibre budgétaire gravement compromis » et d’une situation anormale qui « peut rapidement devenir dangereuse23 ». Ce tableau s’assombrit encore lorsque, en juin 1918, de peur de bombardements allemands sur la capitale, le directeur fait transférer tous les gages précieux à Toulouse pour les préserver. Leur transport coûte très cher au Mont-de-piété, environ 300 000 francs, et l’établissement ne parvient pas à obtenir le remboursement de ces frais au titre des « dommages de guerre24 ». Cette erreur d’appréciation contribue encore à creuser le déficit. Le Mont-de-piété est exsangue à la fin de la guerre et son existence même est menacée.

22Face à cette situation critique, Félix Martin-Feuillée réclame dès 1916 au conseil municipal une totale réorganisation financière : « Cet état des choses ne peut que s’aggraver si les pouvoirs publics n’interviennent pas en faveur d’un établissement à qui, par une regrettable imprévoyance, on a interdit jusqu’ici de se constituer une dotation25. » Le directeur pointe ici le nœud gordien des finances de l’établissement –son lien intrinsèque à l’Assistance publique– et il est finalement entendu. Dès lors, les réformes s’enchaînent à un rythme très rapide. Un décret du 24 octobre 1918 acte le changement de dénomination : le Mont-de-piété disparaît pour laisser place au Crédit municipal, rompant ainsi avec le vocabulaire et la tradition catholique. Le nom « Crédit municipal » reflète à la fois l’activité réelle de l’établissement –le crédit et non la bienfaisance– et son échelle d’action : la ville. Le 31 mars 1919, la loi de finances sépare l’établissement parisien de l’Assistance publique. Le Mont-de-piété conquiert la maîtrise de ses finances et de ses bénéfices : il est autorisé à se constituer un capital propre avec ses recettes et les bonis périmés. Depuis 1916, un service de compte de dépôt avait déjà été ouvert au sein de l’administration publique, faisant du Crédit municipal une véritable banque. Enfin, une loi du 16 octobre 1919 édicte l’interdiction de l’achat et de la vente des reconnaissances, mettant fin à une circulation parallèle du crédit qui avait atteint de très grandes proportions à la Belle Époque. Grâce à cet ensemble de réformes longtemps attendues, l’établissement peut enfin baisser ses taux d’intérêt. Le redémarrage très rapide du nombre d’engagements témoigne à la fois de la situation critique de l’après-guerre à Paris et du succès de cette réorientation26.

23En résumé, d ans les années 1880, un siècle après sa fondation, le Mont-de-piété parisien entre en « crise », c’est-à-dire qu’il doit faire face à son inadaptation aux transformations sociales des milieux populaires : le nombre de gages diminue fortement et le montant moyen des prêts s’envole. Ce net recul est dû à la conjonction de plusieurs facteurs internes et, en premier lieu, à la sous-estimation chronique des gages. Au-delà du fonctionnement de l’institution elle-même, cette diminution est le reflet de l’évolution sociale et économique des classes populaires de la capitale : le besoin de crédit est moins fort, car les ouvriers et les employés ont gagné en stabilité et ont obtenu tout au long de la Belle Époque des garanties qui les protègent de plus en plus de la maladie, de la vieillesse et du chômage. En outre, le développement de la consommation multiplie les objets et diminue leur valeur unitaire. Loin de mesurer la portée de ces changements et d’adapter son fonctionnement, le Mont-de-piété de Paris reste pourtant prisonnier d’une vision charitable de sa mission : procurer un secours aux plus démunis via le crédit. Pris d ans ses contradictions, il laisse se creuser l’hiatus entre sa clientèle réelle et les usagers qu’il imagine servir.

Le matelas du nécessiteux : emprunteurs et objets idéaux

27Le Mont-de-piété de Paris s’est fixé comme mission de secourir prioritairement, grâce au crédit charitable, deux types d’emprunteur. Les premiers sont des « pauvres honteux », c’est-à-dire ceux qui ont honte de demander secours, des déclassés victimes des aléas de la vie ou de l’histoire29. André Gueslin a souligné combien « la solidarité de classe » joue d ans la relation à ces pauvres « injustement déclassés30 ». Ce que l’on secourt, à travers eux, c’est finalement une image de soi, il s’agit de conjurer la menace de la fragilité économique qui pèse sur tout un chacun. Si cette catégorie reste présente d ans les archives, elle est tout de même relativement restreinte par rapport à ceux qui sont au cœur des préoccupations des dirigeants du Mont-de-piété de Paris : les « nécessiteux ». Ce mot est à prendre de la manière la plus littérale, c’est-à-dire ceux qui manquent du « nécessaire » : la nourriture et le toit. Il s’agit donc pour l’institution de secourir la grande pauvreté. Mais face au tonneau des Danaïdes de la misère, la bienfaisance est tout de même tenue de faire des choix : tous ne peuvent être secourus et il faut privilégier les « bons pauvres », qui sont souvent désignés par l’adjectif « intéressant31 ». Que recouvre au fond cette catégorie floue ? Il semble bien qu’il s’agisse de ceux qui sont au plus près d’idéaux à la fois bourgeois et catholiques. On secourt les pauvres qui manifestent une adhésion aux valeurs du mérite, du travail, de l’effort et de l’attachement à la famille. Une place spéciale est faite à ceux qui sont touchés par l’injustice du sort, soit la maladie ou la mort de membres de leur famille. Il s’agit surtout d’une manière de rejeter d ans l’indifférence les pauvres qui feraient montre de supposés vices comme l’imprévoyance ou l’intempérance. La bienfaisance s’exerce au bénéfice de ceux qui possèdent le plus ces critères moraux.

28D ans le cas d’un établissement charitable dont l’activité est le prêt sur gage, cette vision du monde se répercute jusque sur les objets laissés en dépôt. En effet, certaines catégories d’objet se retrouvent au centre des attentions de l’institution parce qu’ils sont pris comme des indices de la nécessité ou des vertus morales de leurs propriétaires. Les matelas sont ainsi des objets symboliques du Mont-de-piété, car ils incarnent la pauvreté extrême : l’aliénation du couchage est vue comme la dernière étape du déclassement avant l’expulsion du logement et la chute d ans l’errance. L’établissement construit une annexe spéciale pour les stocker en 1887 et invente un procédé de désinfection (« l’étuve à matelas ») pour s’assurer de leur bonne conservation. À la fin du xix^e siècle, le prêt consenti sur ce bien est très modeste, environ 10 francs et, surtout, l’engagement des matelas se fait rare : 9 870 en 1882, 10 477 en 1895 et seulement 6 560 en 190032. Là encore, l’obsession du Mont-de-piété pour un gage qui incarne la grande misère est en décalage avec la réalité sociale des classes populaires parisiennes.

29Le Mont-de-piété fait également particulièrement attention aux outils de travail, machines à coudre, enclumes et autres tenailles, car l’ouvrier qui les gage aliène ses moyens de production et ne peut plus vivre de sa force de travail et de son métier. Or le travail est au cœur de la morale bourgeoise de l’effort et du mérite ; le « pauvre intéressant » est celui qui travaille beaucoup pour s’élever au-dessus de sa condition. Cette vision du travail ouvrier correspond toutefois à un modèle professionnel en voie d’être dépassé, celui de l’artisan propriétaire des moyens de production33. Dès 1882, seuls 2 957 outils et 3 011 machines à coudre sont déposés en gage au Mont-de-piété de Paris34. À l’heure du développement croissant de la grande industrie et de la dépossession du prolétaire, le forgeron qui apporte son enclume au clou devient un personnage presque mythique, de plus en plus rare.

30Enfin, une dernière catégorie d’objet vient incarner au plus haut point les valeurs morales plébiscitées par le Mont-de-piété, les « gages anciens ». Cette étiquette désigne les objets dont les propriétaires, s ans pouvoir ou vouloir les dégager, payent depuis plus de 25 ans le réengagement, c’est-à-dire à la fois les intérêts du prêt et les frais de garde. Les gages anciens suscitent la fascination et sont un terreau fertile pour l’imagination romanesque, car ils parlent du lien viscéral aux objets. Le réengagement continu de ces objets coûte toujours plus cher que le prêt initial et, parfois, l’engagiste a finalement payé plusieurs fois la valeur de l’objet. Il se joue donc là quelque chose qui dépasse leur valeur marchande et la rationalité économique, et qui renvoie à l’attachement émotionnel, à ce que les objets portent de mémoire et de souvenirs. En 1921, le Mont-de-piété procède à un grand récolement des gages anciens qui recouvrent toute la gamme des objets possibles, en faisant une place centrale aux bijoux (bagues, bracelets, épingles), à la vaisselle et aux produits textiles35. Les employés précisent l’identité des emprunteurs et le lien qu’ils entretiennent avec ces objets si longtemps réengagés. Ainsi M^lle Poirier, une couturière domiciliée rue de Trétaigne d ans le XVIII^e arrondissement, revient-elle en 1921 pour des timbales gagées en 1887 et qui avaient donné lieu à un prêt de 30 francs. Le préposé aux écritures précise qu’elle « a continué à payer les réengagements de ce gage depuis le décès de sa mère en 1909 », soit douze ans auparavant. Cet acte raconte donc la fidélité familiale, la relation mère/fille, et le deuil impossible qui transparaît d ans cet attachement à l’objet. Comme cette couturière, de nombreux engagistes protègent, en 1921, des « souvenirs de famille », des livres « héritage d’une grand tante », ou une « couverture de lit […] souvenir d’une mère morte » déposée en 1893. La propriété du gage peut traverser les générations, d ans le cas où les enfants ou petits-enfants continuent de payer pour des objets laissés par leurs aïeux. Les objets liés au mariage, rituel familial fondamental, sont également très présents parmi ces gages anciens. Les alliances en sont le plus grand symbole, comme celle de cet « homme de peine » de 70ans, habitant Pantin, « s ans revenus », mais qui paye régulièrement les réengagements depuis 1886, soit depuis trente-cinq ans, pour un prêt originel de 15 francs. Les vêtements de la cérémonie sont aussi conservés malgré l’impossibilité de les dégager, à l’image de la veuve Fichet, qui loge 69, rue de la Chapelle : à 74 ans, malade et avec quatre enfants décédés, elle revient tous les ans payer des intérêts pour le « châle de son mariage » qu’elle a engagé en 1868, soit… cinquante-trois ans auparavant. Georges Renard, socialiste et titulaire de la chaire d’histoire du travail au Collège de France, auteur d’une brochure sur la réforme du Mont-de-piété, résume très bien la nature de ces objets en soulignant leur « caractère de relique » : l’emprunteur est « attaché pour des raisons spéciales aux objets qu’il a engagés, souvenirs d’amour ou de famille, de joie ou de douleur, qui tiennent au cœur par des fibres aussi solides que délicates36 ».

31Ces gages anciens intéressent particulièrement le Mont-de-piété de Paris car ils symbolisent la fidélité à la famille, valeur supérieure de la morale catholique. La persévérance des emprunteurs est également mise en avant, car elle devient le signe d’une constance vertueuse, d’une fidélité aux êtres et aux choses et, en fin de compte, une assurance de stabilité, tous critères désignant le « bon pauvre », celui qui possède les capacités morales qui lui permettront de s’en sortir. Félix Martin-Feuillée écrit d’ailleurs à propos de ces gages anciens en 1910 : « On voit l’étendue et la durée des sacrifices consentis par certains emprunteurs pour conserver des objets auxquels ils tiennent. Aussi l’administration fait tout le possible pour éviter la vente de gages qui ont été l’objet de soins aussi persévérants37. »

32Le Mont-de-piété met en place à cet effet un dispositif spécial : les « dégagements gratuits38 ». Le directeur peut depuis 1909 procéder à de remises annuelles de gages anciens, au coup par coup, pour une somme globale modeste d’environ 200 francs par trimestre. L’administration « fait une enquête discrète et si elle est concluante rend gratuitement le gage à l’intéressé39 ». Grâce à ses investigations, elle sélectionne « les personnes dignes d’intérêt », ce qui signifie que le critère moral (sur la personne et sur les biens) joue à plein. En 1921, les critères de cette charité discrétionnaire sont évidents avec des mentions comme « 55ans, 5 francs par jour, malade, plumassière », « veuve 80ans, un fils tué à la guerre », « marchand des 4 saisons, 66ans, 4 enfants, souvenir de famille, brave homme », ou encore un savoureux « ruinée par son mari, abandonnée, enfin veuve40 ». Le Mont-de-piété fait bénéficier des dégagements gratuits les plus isolés (veuf ou veuve, parents privés du soutien de leurs enfants), les malades et les personnes chargées d’une famille nombreuse. On voit également apparaître clairement d ans l’après-guerre le poids du sacrifice patriotique : les familles endeuillées par la guerre ou dont des membres sont revenus infirmes sont favorisées. Enfin, des critères plus vagues d’appréciation des qualités morales (« brave homme », « ouvrier intéressant ») sont également mentionnés s ans qu’il soit réellement possible de comprendre ce qu’ils recouvrent.

33Les dégagements gratuits peuvent également venir de la générosité privée d’un bienfaiteur qui fait don d’une somme d’argent au Mont-de-piété avec instruction de rendre gratuitement un certain type d’objet. De 1790 à 1901, cela se produit vingt-cinq fois, pour un montant total de 3,7 millions de francs. La plupart de ces dons sont assortis par le Mont-de-piété d’une clause de limitation des prêts, de 10 ou 20 francs, pour viser les toutes petites dettes, confirmant que le dégagement est bien une mesure d’« assistance au public indigent41 ». L’intérêt de la mesure réside d ans la nature des objets dégagés, car ce sont ces fameux objets « moraux », jugés les plus nécessaires, qui sont rendus : d’une part, les matelas, les couvertures ou les vêtements, souvent d’hiver et donc nécessaire pour se prémunir du froid, d’autre part les outils de travail. La Maréchale de Mac-Mahon fait ainsi don de 25 000 francs en 1875 pour dégager spécifiquement des outils. Sur les 3 565objets rendus gratuitement, on compte 874 étaux et 934 machines à coudre. En 1880, M. Maquaire, fabricant de machines à coudre, verse 500 francs qui servent à dégager 73 de ces machines. Les représentations de ces dégagements, parues d ans la presse à l’occasion de ces opérations d’envergure, sont une parfaite illustration de la clientèle rêvée du Mont-de-piété de Paris. La gravure reproduite d ans Le Monde illustré à l’occasion du dégagement des outils de 1875 met ainsi l’accent sur une élite ouvrière, les gens de métiers, pauvres mais dignes, qui viennent chercher leurs moyens de production : les machines à coudre pour des couturières bien mises et coiffées avec soin, à côté d’hommes habillés de tablier de cuir qui remportent une enclume, des pinces ou des marteaux (Fig. 19).

Fig. 19 : Dégagement gratuit des outils en 1875

34Le dégagement Santos-Dumont, en 1901 est intéressant car il révèle le fossé existant entre les usages rêvés du Mont-de-piété et ses usagers réels42. Alberto Santos-Dumont, un pionnier franco-brésilien de l’aviation, fait don de 50 000 francs au Mont-de-piété de Paris pour opérer un dégagement gratuit d’« objets de première nécessitétels que : vêtements, chaussures, literie, linge de corps, instruments de travail43 ». Mais du 19 au 30novembre, seulement 2 534articles sont réclamés pour une somme de 17 370 francs. Le Mont-de-piété reçoit surtout plus de 5 000lettres de débiteurs qui souhaitent récupérer leurs gages mais n’y ont pas droit, parce qu’il ne s’agit pas d’« objets de première nécessité » stricto sensu. Parmi ces volontaires qui réclament de pouvoir bénéficier de la mesure, le Mont-de-piété sélectionne 2 700 emprunteurs avec comme objectif de « soulager les plus intéressants parmi les besogneux », expression parfaite des critères moraux de la bienfaisance44. Leurs gages sont restitués jusqu’à épuisement du don de Santos-Dumont. Il est par exemple restitué à M^me Prieur, domiciliée 45, avenue de Saint-Ouen, une machine à coudre qui avait donné lieu à un prêt de 10 francs, au motif qu’elle est « veuve avec deux enfants en bas âge, recommandée de M. Brousse, conseiller municipal ». La veuve Beucké, habitant 71, rue Jeanne-d’Arc d ans le XIII^e arrondissement –c’est-à-dire d ans la célèbre cité Jeanne-d’Arc, un ensemble de taudis bien connus des enquêteurs sociaux45–, rentre gratuitement en possession d’un couvre-pied et de plusieurs paires de draps qu’elle avait gagés pour 8 francs, avec cette note : « infirme, 51ans, fils mort aux Colonies46 ». Les critères de la bienfaisance et le choix des « bons pauvres » sont ici évidents. Ce qui l’est beaucoup moins, c’est le caractère de « première nécessité » des objets rendus. On y trouve du linge de maison, des draps et tous types de vêtement, mais aussi 111 tapis de table, neuf appareils photo ou encore une bicyclette. En 1915, le directeur du Mont-de-piété conclut d’ailleurs qu’« il fallut pour épuiser le crédit [de Santos-Dumont] restituer un certain nombre de gages qui ne rentraient absolument pas d ans la catégorie prescrite47 ».

35Le commentaire surpris du directeur montre à quel point les sources sont dominées par le filtre de la bienfaisance et la vision bourgeoise de la bonne pauvreté. Lorsqu’on cherche à passer derrière cet écran pour décrire la clientèle du Mont-de-piété avec des critères plus objectivables (sexe, profession, âge), les informations sont beaucoup plus parcellaires.

Clients et objets réels

36Malgré la force des conceptions charitables et morales, d ans la pratique, tout le monde est accepté au Mont-de-piété. Le seul critère est la valeur minimale du gage et la capacité à s’identifier pour un prêt important. Cependant, en l’absence de registres d’engagement, il faut se contenter des rares données existantes pour cerner les types d’emprunteurs et d’objets gagés. Un point de départ existe tout de même : en 1880, le Mont-de-piété publie, d ans l’Annuaire statistique de la ville de Paris, un tableau qui présente le « classement par catégories d’emprunteurs des engagements effectués pendant l’année48 ». Les catégories professionnelles ont été forgées par les services du Mont-de-piété et le directeur André Cochut précise d ans son rapport que « cette classification ne comporte pas une exactitude parfaite : il faut s’en tenir à l’impression résultant d’un simple aperçu49 ». Il en ressort que les ouvriers sont ceux qui ont le plus recours au Mont-de-piété de Paris : ils engagent 61 % des objets déposés, suivis des individus de « conditions diverses » (18 %), des employés (13 %), et des fabricants et commerçants (8 %)50. Les classes populaires représentent donc environ les trois quarts des usagers du Mont-de-piété. Toutefois, lorsqu’on rapporte les catégories professionnelles non plus au nombre d’articles gagés mais aux sommes prêtées, ce ne sont pas les ouvriers qui empruntent le plus : ces derniers contractent 29 % des prêts, les employés 12 %, les « conditions diverses » 34 % : ce sont donc les clients les plus fortunés de l’établissement qui se retrouvent sous cette dernière étiquette. Enfin les fabricants et commerçants qui n’engagent que 8 % des articles empruntent 20 % des sommes : eux aussi mettent en gage des objets de plus grande valeur. Un exemple trouvé d ans les archives policières confirme cette pratique du prêt commercial pour des sommes importantes : en décembre 1895, Joseph Koerner, un tailleur du quartier de la Goutte-d’Or, confie 350 francs de draps à son employé pour qu’il les gage au bureau auxiliaire de la rue Cavé, qui lui prête 70 francs contre le dépôt de ces marchandises51. Les ouvriers utilisent en revanche beaucoup le Mont-de-piété pour de petits prêts : 76 % des prêts de 3 francs, le plus petit montant, leur sont destinés. Avec les employés, les classes populaires totalisent 85 % de ces micro-crédits.

37Ces proportions sont confirmées par Georges d’Avenel en 1901, s ans que l’on sache d’où il tient ses chiffres. Selon lui, la catégorie des petits commerçants et fabricants fournit « à peine le dixième des emprunteurs, [mais] elle absorbe plus du quart des sommes prêtées –14 millions de francs. Au contraire, les ouvriers qui ne reçoivent qu’un chiffre à peu près égal de 14 millions, représentent les six dixièmes de l’effectif des emprunteurs52 ». Et l’économiste de souligner que la fonction de ces prêts n’est pas la même : « Le petit patron, quand les affaires marchent, emprunte pour produire, pour acheter des matières premières ; l’ouvrier emprunte pour consommer, pour vivre, quand le travail ne marche pas53. » On pourrait cependant nuancer ce propos, car les ouvriers aussi aliènent leur production : en 1921, un employé du Mont-de-piété dénonce une ouvrière en chambre de Christofle, car elle a engagé des couverts confiés en sous-traitance par l’entreprise, ce qui est interdit puisqu’elle ne les possède pas54. Cet incident atteste une pratique que l’on peut supposer plus répandue et déjà relevée à l’époque moderne55.

38Ces données par professions ou catégories professionnelles restent cependant très lacunaires et sont inexistantes pour les années suivantes, il n’est donc pas possible de pousser plus avant l’étude de l’évolution du public du Mont-de-piété. Il existe tout de même un autre indice de l’identité des engagistes : la proportion de locataires est importante, comme le prouvent les pics de fréquentation aux alentours des termes de loyer. D ans la première quinzaine de janvier, d’avril, de juillet et d’ octobre, le nombre d’engagements s’envole, quand le Mont-de-piété est le dernier recours pour payer un propriétaire qui ne veut plus attendre. La note d’un contrôleur en 1884 décrit comme « jours de grande affluence » la période du terme du loyer et les lendemains de fête tels que Pâques56. Or, ce statut de locataire caractérise la majorité des classes populaires et la difficulté à payer le loyer, récurrente, est une des causes de la fragilité économique de ce groupe social.

39D’autres caractéristiques, celles qui tiennent à l’âge et au sexe des emprunteurs, peuvent être mises en avant. Le chef d’un bureau situé aux alentours de la place Clichy d ans le nord de Paris, fort de ses « 15 ans d’exercice », écrit en 1875 à propos des emprunteurs :

Ce ne sont pas les soutiens de famille qui viennent nous trouver, mais les non-valeurs au point de vue du travail lucratif, les femmes, les enfants, les vieillards […]. Une preuve : quels sont nos clients de la dernière heure ? Sont-ce des travailleurs attardés, des gens honteux qui ont leur crédit à sauver ? Nullement, ce sont en très grande majorité des habitués qui demeurent à proximité du bureau, qui exercent une profession sédentaire chez eux et qui viennent au Mont-de-Piété comme ils vont chez le boulanger57.

40Ce rapport pointe la part essentielle des femmes d ans la clientèle, qui n’apparaît jamais d ans les statistiques officielles. Ce trait est ancien et, à l’époque moderne, à Avignon, « le Mont est un fief féminin » : la proportion de clientes ne descend jamais au-dessous de 83 %, tandis que les hommes ne représentent qu’entre 10 et 15 % du public58. Les femmes sont nombreuses car, d ans une famille des classes populaires, il leur revient le devoir d’assurer la subsistance, au besoin par le recours au Mont-de-piété. Mais, comme le souligne l’extrait ci-dessus, avec l’expression méprisante « non-valeurs au point de vue du travail lucratif », elles fréquentent l’établissement en raison de leur éloignement du monde du travail, rejointes par « les enfants et les vieillards », tous ceux dont l’emploi du temps n’est pas contraint par des horaires et qui peuvent donc se consacrer aux longues heures d’attente qui précèdent toute démarche au Mont-de-piété. Les femmes ne sont pas forcément propriétaires des objets qu’elles déposent, car l’engagement pour autrui est largement répandu. Pour les prêts de moins de 20 francs, aucun justificatif d’identité n’est demandé et il existe de toute façon une tolérance pour cette pratique. Quelques lettres envoyées au Mont-de-piété de Paris dévoilent la banalité de ce service : en 1879, Marie de Villeneuve vient par exemple avec une « reconnaissance [qui] appartient à M^me Malagie, 1, rue Lallier, qui [l]’avait prié[e] de la renouveler59 ». Il peut s’agir de domestiques engageant pour leur maître, de femme pour leur époux ou de voisines rendant un service, voire d’intermédiaires payées pour protéger la réputation de l’engagiste réel.

41Le Mont-de-piété de Paris est donc fréquenté en majorité par les classes populaires (ouvriers et employés), par des femmes et par des locataires. Mais quid des objets qu’ils et elles engagent ? Comme pour les professions, il existe au début de la période un résumé des différents gages, qui paraît en 1882 d ans l’Annuaire statistique de la ville de Paris60. Le directeur précise que ce tableau est le « résultat d’un travail considérable » de dénombrement, qui explique sa rareté d ans l’histoire de l’institution.

42Parmi les paquets (Fig. 20), le textile domine de manière écrasante (90 %). D ans cette catégorie, les pièces les plus fréquemment gagées sont les vêtements masculins et féminins qui représentent 42 % des dépôts, pour un prêt moyen de 6,40 francs, puis les draps (19 % des gages) pour un prêt moyen de 7,19 francs et, en troisième position, le linge de corps et de ménage (10 % des gages) pour une somme moyenne de 6,67 francs. On note que les objets sur lesquels se focalise le Mont-de-piété sont très minoritaires : les matelas représentent seulement 1,2 % des gages, les machines à coudre et les outils 0,4 % chacun. Les objets coûteux sont également très rares : 40 pianos, 224 tableau x ou 576 caves à liqueurs. De même, les meubles, qui sont au cœur de la consommation populaire, sont très peu gagés : seulement 297 en magasin en 1882. Il y a plusieurs explications à cette absence. En 1882, le processus de diffusion de la consommation de mobilier en est à ses débuts. Ensuite, les meubles sont difficilement acceptés par le Mont-de-piété en raison de leur taille et des problèmes de stockage qu’ils posent. Enfin et surtout, ils servent déjà de gages au propriétaire comme garantie du paiement du loyer et on peut penser que les concierges veillent à ce qu’ils ne désertent pas le logement pour les caves du Mont-de-piété.

Fig. 20 : Nature des « paquets » déposés en 1882

43Pour ce qui est des objets les plus précieux (Fig. 21), ce sont les montres et les chaînes qui dominent (44 % des gages) pour un prêt moyen de 35,70 francs, ainsi que les bijoux (39 % des gages). Les « bijoux divers », beaucoup plus nombreux que les « bijoux montés de brillants », sont plus ordinaires, même s’ils peuvent être en métal précieux, et les appréciateurs proposent seulement 18,21 francs en moyenne pour ces ornements. Remarquons enfin la rareté de l’engagement d’une alliance (seulement 8 % des gages), là encore en décalage avec la place occupée par cet objet d ans l’imaginaire du Mont-de-piété. Les bijoux ont nettement plus de valeur que les paquets et ils jouent donc davantage un rôle d’« épargne solidifiée », incarnée d ans un objet, que l’on sait pouvoir gager ou vendre en cas de besoin61.

Fig. 21 : Nature des bijoux déposés en 1882

44L’administration ne procède malheureusement pas à un autre récolement à la Belle Époque, rendant impossible de retracer les évolutions ultérieures. Or, il est probable que la plupart des objets dont l’achat se répand d ans les classes populaires sont de plus en plus souvent gagés, notamment les objets de décoration, par exemple les pendules. Le seul bien pour lequel cette évolution est mesurable est la bicyclette, inexistante d ans le récolement de 1882, mais qui entre massivement d ans les magasins du Mont-de-piété quelques années plus tard. En 1899, Edmond Renoir, journaliste de L’Illustration, décrit ce phénomène : « On commença timidement par une douzaine de machines, apportées de-ci de-là, il y a quelques années ; puis le mouvement s’accentua, et le chef-lieu comme les succursales en reçoivent aujourd’hui une quantité considérable62. » En effet, le directeur constate que « le nombre de bicyclettes déposées au Mont-de-piété va s ans cesse en s’accroissant. Ainsi au 31décembre [1900] il y avait en magasins 5 292machines, tandis qu’on en comptait 4 103 le 31décembre 1899 et 3 222 le 31décembre 189863 ». En 1905, on atteint le nombre de 8 343 bicyclettes en magasin et 8 428 en 1914, ce qui représente 3,3 % des paquets mis en gage64. Les clients du Mont-de-piété qui mettent leur bicyclette en gage n’ont pas forcément un besoin pressant d’argent. Félix Martin-Feuillée explique que « la plupart de ceux qui confient leurs bicyclettes le font pour éviter des dépenses de garages très onéreuses » et que, en conséquence, « le minimum en ce qui concerne les bicyclettes en magasin est toujours atteint pendant la belle saison65 ». Les statistiques confirment ce constat66 : en 1905, le minimum (6 344vélos gagés) est effectivement atteint le 30juin, tandis que c’est au cœur de l’hiver, le 31décembre, que les bicyclettes sont le plus nombreuses (8 343), le froid n’incitant pas au cyclisme. Un pic, le 31 mars, qui coïncide avec le terme du 1^eravril, suggère tout de même que certains emprunteurs peuvent gager leur vélocipède pour payer le loyer.

45Les publications statistiques et les archives livrent quelques éléments à la fois sur les objets gagés et sur le mode de vie des usagers. Mais, en l’absence des registres d’engagements, il est très rare de pouvoir relier de manière fine les objets et les individus. Cela est néanmoins possible, quoique de manière très fragmentaire, grâce aux dossiers de scellés après décès dépouillés pour les X^e et XIV^e arrondissement en 189567. En effet, les juges de paix sont tenus de décrire, en sus des objets, les papiers importants trouvés d ans le logement et ils recopient intégralement les reconnaissances du Mont-de-piété lorsqu’il en existe. Sur les 105individus composant le corpus, seuls six sont détenteurs de tels documents, cinq femmes et un homme, appartenant tous aux classes populaires. Les quinze reconnaissances qu’ils détiennent couvrent la mise en gage de 41objets, ce qui confirme la prééminence des lots, surtout pour les objets de faible valeur. Les bijoux dominent très largement, puisqu’ils sont l’objet de onze reconnaissances. Les sommes prêtées sont globalement comprises entre 10 et 40 francs. Les quatre autres reconnaissances se partagent entre linge et vêtements et donnent lieu à des prêts bien moins importants, de 3 à 10 francs. Le petit nombre de reconnaissances étudiées ne permet de tirer aucune conclusion générale. En revanche, les dossiers de scellés donnent accès à une information rare : les recours multiples, par un même individu, à l’établissement de prêt sur gage. Marie Viel, une veuve de 59ans, marchande de journaux, engage ainsi en deux mois et demi, du 27décembre au 12 mars 1895, cinq lots successifs au bureau du Mont-de-piété le plus proche de chez elle68. La valeur en est décroissante : elle obtient d’abord un prêt de 40 francs pour « une montre et un médaillon en or », puis un autre de 20 francs pour « un bracelet en or, 12 grammes et demi ». Ensuite, elle apporte des bijoux plus ordinaires : « Un bracelet avec breloque, une broche et une pièce de monnaie de 60 grammes », pour lesquels elle obtient seulement 4 francs, prêt qu’elle complète le même jour en gageant « 6,60mètres de draps », qui atteignent à peine le plancher des 3 francs. On voit ici une logique descendante : la commerçante part de ses objets les plus précieux, pour finir par déposer les marchandises de peu de valeur qui lui restent. Cependant, deux semaines plus tard, elle apporte encore « une montre de col en or, bossuée, cuvette en or et remontoir », pour laquelle l’appréciateur consent 20 francs : on ne saura pas si elle est rentrée récemment en possession de ce bijou ou si, attachée pour des raisons sentimentales à cette montre, elle ne s’est décidée à la gager qu’en dernier recours. La maladie qui finit par l’emporter le 10avril 1895 l’a probablement poussée au Mont-de-piété : elle meurt très endettée, auprès du médecin et du pharmacien et s ans avoir pu payer son dernier loyer.

46Les responsables du Mont-de-piété raisonnent pendant toute la Belle Époque, et même en partie au-delà, sur un modèle charitable qui les fait s’intéresser aux pauvres honteux et aux nécessiteux. Ils les considèrent comme les destinataires principaux du prêt sur gage et, pour évaluer la pauvreté ou les qualités morales de ces usagers, l’administration s’attache particulièrement à certains types de biens, comme les matelas, les outils de travail ou les gages anciens. Ces catégories morales –de biens comme de personnes– font cependant écran aux emprunteurs et aux objets ordinaires, qui n’apparaissent que marginalement d ans les sources et d ans les statistiques. La rareté des données disponibles laisse entrevoir que ces usagers sont avant tout des ouvriers et des employés, parmi lesquels beaucoup de femmes. L’incapacité de l’établissement de prêt sur gage à faire évoluer la conception qu’il a de sa propre mission explique en partie les difficultés rencontrées à la Belle Époque.

47Malgré cette baisse générale de la fréquentation, l’établissement de prêt sur gage reste néanmoins un lieu important de circulation des objets des classes populaires et un pourvoyeur de crédit. En 1909, il y a encore « chaque jour 4 000personnes [qui] viennent contracter un prêt de moins de 20 francs69 ». Pour comprendre ce qui se joue, d ans ces nombreuses rencontres quotidiennes, il faut descendre à l’échelle locale des lieux de l’interaction et étudier l’inscription du Mont-de-piété de Paris d ans la ville et d ans l’espace du quartier avec ses bureaux auxiliaires.

L’ouverture des bureaux auxiliaires : à la (re)conquête du peuple parisien

49La politique de développement des bureaux auxiliaires est lancée dès 1837 par Jules Laroche, le directeur du Mont-de-piété, pour lutter contre le grand ennemi de l’administration à l’époque : les commissionnaires. Ces marchands patentés servent d’intermédiaires entre l’institution et ses clients, moyennant une commission, qui renchérit d’autant le coût du crédit. Cette profession s’est largement développée, car il existe à l’époque un seul lieu d’engagement, situé d ans le Marais, c’est-à-dire fort éloigné de nombre de quartiers et de faubourgs populaires. Ayant pris acte de la situation, l’établissement se lance d ans une politique volontariste pour se rapprocher de cette clientèle et ouvrir des bureaux « disséminés d ans Paris selon les besoins du public qui a à sa disposition la caisse du Mont-de-Piété, s ans déplacements longs et coûteux72 ». Les commissionnaires vont effectivement être peu à peu asphyxiés par ce procédé : alors qu’en 1839, 91 % des prêts étaient effectués par leur intermédiaire, ils ne sont plus que dix-neuf en activité en 1859 et leur nombre est tellement faible qu’il devient très facile pour le Mont-de-piété de ne plus accepter de recevoir en 1887, cette corporation autrefois puissante73. La disparition des commissionnaires ouvre une ère d’interaction directe entre le Mont-de-piété et ses utilisateurs, au sein de nouveaux espaces.

50D ans cette politique d’extension, il faut distinguer les succursales et les bureaux auxiliaires. Les succursales, au nombre de trois, fournissent exactement les mêmes services que le chef-lieu, engagement et surtout dégagement immédiat, car ce sont les seules à disposer de magasins pour le stockage. Elles possèdent en outre une ou plusieurs salles des ventes. Les bureaux auxiliaires sont des structures plus légères, de simples guichets, où l’on peut engager un objet, le dégager en différé et où les prêts sont plafonnés à 500 francs. En effet, les commissaires-priseurs, les seuls à pouvoir expertiser des gages chers, sont rarement présents d ans les bureaux auxiliaires, laissant le plus souvent cette tâche à leurs assesseurs. Malgré ces restrictions, le succès des officines est immédiat et se maintient tout au long du xix^e siècle : en 1895, « les opérations des bureaux auxiliaires sont toujours les plus nombreuses, les engagements figurent pour 77,91 % d ans l’ensemble des articles et pour 70,17 % de la somme prêtée74 », le reste des opérations s’effectuant au chef-lieu ou d ans les succursales. C’est bien d ans ces lieux décentralisés, au plus près des habitants des quartiers populaires, que se fait la majorité des engagements.

51La politique immobilière du Mont-de-piété se déploie par étapes pour atteindre peu à peu les faubourgs éloignés du centre. Le premier bureau auxiliaire (A) est fondé à côté de la gare Saint-Lazare en 1839, très rapidement suivi d’un autre (B) situé rue de la Montagne-Sainte-Geneviève qui vise principalement les étudiants désargentés du Quartier latin. Entre 1857 et 1860, le dispositif prend une tout autre envergure, avec dix-neuf autres bureaux auxiliaires sont établis, portant les lettres C à V. Il s’agit ici d’accompagner l’agrandissement de la capitale décrétée par le baron Haussmann et de s’implanter au plus près des nouvelles populations parisiennes. Enfin, en 1869, le Mont-de-piété ouvre les bureaux X, Y et Z, respectivement près de la place de la Nation, d ans le quartier de la Chapelle et vers la place Saint-Georges, près de Pigalle. À cette date, le maximum est atteint et l’établissement de prêt sur gage met vingt-cinq guichets d’engagement à disposition de sa clientèle. Certains ferment cependant rapidement, car mal situés ou trop proches d’une succursale, comme c’est le cas des bureaux H, K, P, T et Z. Dix-neuf bureaux auxiliaires fonctionnent donc en continu pendant la Belle Époque, en plus du chef-lieu et des trois succursales (rue de Rennes à Montparnasse, rue Servan à côté de la prison de la Roquette et rue Capron, proche de la place de Clichy). En 1897, un bureau auxiliaire est projeté à Saint-Denis, mais il n’est finalement pas ouvert car la municipalité n’est pas prête à en supporter les frais. Le Mont-de-piété reste donc cantonné d ans les frontières administratives de la capitale.

Fig. 22 : Les lieux d’engagement du Mont-de-piété en 1914

52Quelques remarques s’imposent lorsque l’on observe la carte de la répartition de ces bureaux en 1914 (Fig. 22) : tout d’abord, leur concentration sur la rive droite de la Seine, au détriment de la rive gauche qui ne compte que cinq bureaux auxiliaires. Or, cette partie de la capitale est loin d’être dépourvue de populations laborieuses : les XIV^e et XV^e arrondissements ne disposent que d’un bureau, alors qu’ils abritent un grand nombre d’ouvriers et d’employés, et le XIII^e arrondissement, dont la pauvreté n’est plus à démontrer, est dépourvu de bureau auxiliaire, ses habitants devant se contenter du bureau U, installé 26, boulevard du Port-Royal d ans le V^e arrondissement. Sur la rive droite, les bureaux auxiliaires sont bien plus nombreux, mais ils ne franchissent que rarement la ceinture des Boulevards extérieurs et ne s’aventurent jamais très loin à l’intérieur des arrondissements populaires : les XVIII^e et XIX^e arrondissements sont bien équipés, mais les XII^e et XX^e sont délaissés. Enfin, le Mont-de-piété s’implante peu d ans l’ouest bourgeois : les bureaux A et J sont les seuls à desservir les VII^e, VIII^e, XVI^e et XVII^e arrondissements. L’administration a essayé d’ouvrir des bureaux d ans ces quartiers, mais ceux-ci sont peu fréquentés, en raison du fort stigmate attaché au prêt sur gage. Pour éviter la réprobation, les individus fortunés se déplacent hors de leur espace d’interconnaissance. Un contrôleur explique ainsi en 1910 qu’« étant donné la qualité de ces emprunteurs, ils préfèrent s’adresser à un bureau plus éloigné de leur quartier plutôt que de risquer d’être vu pénétrant d ans un Mont-de-Piété voisin de leur domicile75 ».

53L’attitude de la bourgeoisie qui consiste à fuir le bureau local ne se retrouve pas chez les emprunteurs ordinaires. D ans l’ensemble, les bureaux auxiliaires ont une aire d’attraction très locale. En décembre 1877, le chef du bureau V situé rue de l’Amiral-Roussin d ans le XV^e arrondissement envoie à la direction du Mont-de-piété une enquête portant sur l’origine géographique des emprunteurs qui fréquentent son guichet76. Il en ressort que les engagistes sont d ans leur écrasante majorité (87 %) domiciliés d ans l’ arrondissement, d ans les quartiers de Grenelle et Vaugirard que jouxte le bureau.

54Selon leur emplacement d ans Paris, ces bureaux auxiliaires ne s’adressent donc pas à la même clientèle et leur activité reflète la physionomie sociale du quartier d ans lequel ils sont installés. En 1910, l’Annuaire statistique de la ville de Paris publie deux tableau x présentant des données par bureau : d’une part le nombre de gages refusés, car ils n’atteignent pas le montant minimum de 3 francs, d’autre part le nombre d’opérations par bureau et la moyenne des prêts77. Ces données sont de très bons indicateurs du niveau économique des populations qui ont recours à chaque bureau. Ainsi, alors que la moyenne du prêt sur gage corporel est à cette date de 42,41 francs, dix bureaux procèdent à l’engagement d’objets de bien moindre valeur : il s’agit des bureaux du sud de Paris (U, V, et I) ainsi que de ceux du nord-est, situés d ans les XVIII^e, XIX^e et XI^e arrondissements. Les prêts les plus faibles, de 10 francs en moyenne, sont consentis par le bureau S situé rue Morand, au cœur du très populaire XI^e arrondissement. Pour ce qui est des « paquets » exclus du prêt, car ils ne valent pas assez cher, ce sont les bureaux O et N, d ans le XIX^e arrondissement qui sont en tête : ils totalisent à eux deux 17 % des refus. Acontrario, les bureaux A et J, situés d ans l’ouest bourgeois, prêtent des sommes bien supérieures à la moyenne.

55Malgré cet ancrage réussi d ans l’espace local, le Mont-de-piété de Paris démantèle progressivement ce système à partir de 1918. L’élément déclencheur est la fermeture de tous les bureaux auxiliaires le 2août 1914, pour toute la durée de la guerre, la pénurie de personnel obligeant l’administration à se recentrer sur le fonctionnement du chef-lieu et des succursales. Après le conflit, l’administration montre peu d’empressement pour la réouverture. Les arguments les plus fréquemment avancés mettent en avant l’inadaptation de certains emplacements. En effet, le Mont-de-piété s’est lancé en 1888 d ans une politique d’acquisition immobilière de grande ampleur en devenant propriétaire des immeubles où sont installés ces offices78. Ces achats ont certes permis d’économiser les loyers annuels, mais la localisation est parfois malheureuse, comme celle du bureau O, situé d ans « une rue déserte, écartée, ignorée, presque introuvable79 » du XIX^e arrondissement. En outre, en fixant l’emplacement des bureaux auxiliaires, l’administration ne peut plus s’adapter aux évolutions de la géographie parisienne, notamment au déplacement d’une grande partie des travailleurs en banlieue. Mais la raison principale des réticences de l’établissement à l’égard des bureaux auxiliaires est ailleurs. La crise provoquée par le conflit entraîne une restructuration profonde de l’institution, qui se conclut par sa transformation en Crédit municipal et l’abandon partiel des pratiques charitables. Or, une partie des bureaux auxiliaires relève clairement de la bienfaisance. En effet, les prêts qui y sont contractés le sont pour de très petits montants, ce qui entraîne, pour le Mont-de-piété, des frais de fonctionnement tels que ces crédits ne sont absolument pas rentables : en dessous de 24 francs, l’administration parle de « prêts onéreux80 ». Ce crédit à perte est supporté par l’institution tant que la bienfaisance est sa priorité, mais la mutation de 1919 expose au grand jour la contradiction entre rentabilité et philanthropie, et conduit le Crédit municipal à trancher en faveur de la première. Certains bureaux ne rouvrent donc pas comme le bureau X, avenue Philipe-Auguste, à la frontière du XI^e et du XX^e arrondissement, officiellement fermé dès 1918. L’argument donné par le Crédit municipal est qu’avant-guerre « le chiffre d’affaires était très faible81 ». Cela est vrai, mais en 1914, ce bureau auxiliaire est celui d ans lequel le plus grand nombre de « paquets » (37 157) sont engagés82. Beaucoup d’emprunteurs se rendent d ans ce bureau mais pour de très petits gages, ceux précisément dont l’administration cherche à se débarrasser d ans l’immédiat après-guerre. En 1921, le Crédit municipal annonce la fermeture des bureaux I et N, situés respectivement d ans le XIV^e arrondissement et à Belleville. En 1928, c’est au tour du bureau D, implanté d ans le quartier du faubourg Saint-Denis.

56La fermeture de ces lieux centraux de l’économie populaire provoque parfois des réactions fortes d ans la population locale comme le prouve la lutte autour du bureau S, situé rue Morand, d ans le quartier très populaire de la Folie-Méricourt. En 1914, ce bureau est celui qui consent, avec le bureau de la place de la Nation, les prêts les plus faibles de la capitale : 14,26 francs en moyenne, alors que celle de l’ensemble des prêts est de 40,49 francs. D ans ce quartier industriel spécialisé d ans la métallurgie, beaucoup d’habitants apportent des vêtements au Mont-de-piété, pour des montants dérisoires. Alors que 18 des 22 bureaux auxiliaires ont rouvert en 1919, les portes du bureau S sont toujours closes et les habitants du quartier s’impatientent. Ils envoient une pétition le 11janvier 1919 à leur député Henri Paté, d ans laquelle ils demandent « la réouverture du bureau du Crédit municipal (ancien Mont-de-piété) situé au n^o32, rue Morand, XI^e, en raison de l’éloignement des autres services de cette administration83 ». Les quarante-cinq signataires se désignent comme « industriels, commerçants, propriétaires et locataires », et on trouve parmi eux notamment un boucher, un coiffeur et un boulanger. Le député destinataire fait passer le message au préfet de Police qui diligente une enquête. Un contrôleur du Mont-de-piété confirme le bien-fondé de cette demande le 13janvier :

L’affluence du public au bureau des engagements de la 2^e succursale [rue Servan, également d ans le XI^e arrondissement], augmentant chaque jour depuis un mois –probablement due au chômage de nombreuses industries parisiennes– me fait un devoir de vous rappeler que des trois bureaux auxiliaires ressortissant à la 2^esuccursale, aucun d’eux n’a été rouvert depuis la fin des hostilités. Il y a, de ce fait, toute une partie de Paris sise sur les XI^e, XIX^e et XX^e arrondissements –et des plus populeux– entièrement privée de ses anciens bureaux auxiliaires. De plus l’exiguïté de nos locaux provoque un tel encombrement, à de certaines heures, que le travail en souffre beaucoup et que l’attente du public en est d’autant plus prolongée84.

57Le contrôleur conclut à la nécessité de la réouverture du bureau S et l’administration du Crédit municipal est contrainte de céder de mauvaise grâce en la reportant au 1^eravril 1919. La situation est très tendue d ans la capitale cette année-là, à cause de l’inflation et du chômage : la préfecture de Police craint une situation qu’elle perçoit comme insurrectionnelle et a probablement pesé de tout son poids pour que ce bureau rouvre ses portes. Mais, dès 1926, le Crédit municipal choisit, s ans concertation, de fermer définitivement le bureau S. Cette décision donne lieu à une nouvelle pétition avec 108 signataires et à une passe d’armes entre le député Paté et le nouveau directeur du Crédit municipal, Paul Maze, devant le Conseil municipal de Paris en décembre1926. Le contexte économique a changé, la peur de l’insurrection populaire est retombée et le Crédit municipal a définitivement choisi la rentabilité contre la bienfaisance : rien ne peut le faire revenir sur sa décision. Les années 1920 voient donc la disparition partielle des bureaux auxiliaires, ces lieux où se déroulent, à la Belle Époque, la plupart des interactions entre les emprunteurs et les employés de l’administration.

Le bureau auxiliaire ou la domination ordinaire

58Pousser la porte du bureau auxiliaire d’un quartier populaire, c’est se retrouver d ans un lieu où se déroulent quotidiennement des centaines de transactions de crédit qui mettent aux prises employés, emprunteurs et objets d ans une relation complexe. Les bureaux auxiliaires du Mont-de-piété sont des scènes sur lesquelles se déroulent des interactions qui mettent en jeu la différence sociale, le sentiment de la honte et le processus de la domination.

59Les lieux de l’engagement répondent d’abord à un modèle normalisé. Vus de l’extérieur, les bureaux auxiliaires du Mont-de-piété sont des immeubles bas, aux façades simples et austères, rythmées par des colonnes et des fenêtres grillagées. Ils sont aisément repérables à deux signes qui les distinguent d ans l’espace urbain : une petite enseigne rectangulaire portant le nom de l’établissement et un drapeau français flottant sur la façade. À l’intérieur, l’espace est également normalisé. Après avoir franchi le seuil, le client se retrouve d ans un vestibule, prolongé par la salle d’attente. La « salle du public », celle d ans laquelle ont lieu les opérations principales, mesure environ 30m² et est équipée de deux guichets, l’un pour les engagements, l’autre pour les dégagements. Contrairement au chef-lieu ou aux succursales qui possèdent des guichets différents selon le type de gage (vêtements, outils, valeurs, bijoux), les bureaux auxiliaires sont dotés d’un unique guichet. Des barres métalliques matérialisent la file d’attente que l’emprunteur doit parcourir avant de parvenir devant l’employé. La prisée des gages, c’est-à-dire leur évaluation, a lieu d ans une pièce séparée de la salle d’attente. Le bâtiment comprend également des espaces résidentiels : « Au premier étage se trouve l’appartement du chef de bureau ; à l’entresol le logement du magasinier et au rez-de-chaussée la loge du concierge85. » Le logement sur place d’une partie du personnel a pour fonction de protéger les locaux d’un éventuel cambriolage et constitue un avantage en nature pour les employés qui y ont droit. Il contribue par ailleurs à inscrire encore plus le bureau auxiliaire d ans l’espace local du quartier, le chef de bureau devenant un personnage familier, participant à une sociabilité de voisinage.

60D ans sa brochure à la gloire des bureaux auxiliaires, Edmond Duval se réjouit de la construction de ces locaux qui a permis de rompre avec les bureaux des commissionnaires :

Quelques-uns des bureaux de commission en effet, étaient installés d ans des maisons de mauvais aspect ; le public y était accueilli d ans des locaux mal tenus, où les emprunteurs ne se présentaient pas s ans répugnance. L’aspect des bureaux auxiliaires est aujourd’hui bien différent, et les emprunteurs s’y présentent pour leurs opérations s ans hésitation et s ans honte […] et nous constatons avec plaisir que les emprunteurs se montrent satisfaits d’être accueillis d ans ces conditions et de ne plus avoir à fréquenter, comme par le passé, des bureaux dont la mauvaise apparence était de nature à gêner les honnêtes gens86.

61D ans son enthousiasme, le directeur du Mont-de-piété annonce la disparition de l’opprobre attachée à la fréquentation de l’établissement. Or, il semble bien qu’il n’en est rien et, au contraire, que la honte organise pour partie l’espace des bureaux auxiliaires. En effet, les clients sont tous des individus qui ont besoin d’argent, mais cette nécessité prend une signification sociale particulière pour les déclassés, ceux qui sont touchés par un « revers de fortune », bref ceux qui ont connu auparavant un certain niveau d’aisance. Pour eux, le recours au prêt sur gage est entaché d’un sentiment de déchéance : il s’agit littéralement des « pauvres honteux » auxquels le Mont-de-piété attache tant d’importance. La pauvreté est ici un stigmate, au sens goffmanien du terme, c’est-à-dire une caractéristique qui peut disqualifier ces individus et qu’ils vont donc s’attacher à cacher le plus longtemps possible87.

62Or, la fréquentation du Mont-de-piété, lieu où l’on se rend uniquement pour contracter un crédit, rend visible leur besoin d’argent. La révélation publique du stigmate est donc inscrite d ans l’espace et le fait d’avoir fait construire des bureaux auxiliaires spécialement dédiés, où l’on ne peut feindre de se rendre pour une autre raison, amplifie ce dévoilement. En 1915, un journaliste du Bonnet rouge, périodique d’inspiration anarchiste, mobilise cet argument pour opposer les anciens locaux, loués souvent d ans les étages, et les bureaux auxiliaires dont le Mont-de-piété est propriétaire :

Les emprunteurs regrettent assurément les anciens bureaux où ils n’étaient pas exposés à faire connaître leur gêne. En effet, si on les voyait sortir d’une maison à locataires, on ignorait s’ils étaient allés chez un de ces locataires ou au Mont-de-Piété, tandis qu’en pénétrant d ans un de ces hôtels spécialement affectés aux opérations du Mont-de-Piété, si on les voit sortir, le doute n’est plus possible, ils sont d ans la gêne, ils viennent de contracter un emprunt. L’emprunteur s’expose à voir son crédit atteint88.

63Cette citation montre bien comment le stigmate est révélé par l’usage de l’espace dédié à la pratique du gage. Dehors, d ans l’espace ouvert de la rue, la honte n’est encore qu’une potentialité, l’emprunteur n’est qu’un simple passant, un usager ordinaire de la ville. Une fois le seuil franchi, il est, aux yeux des éventuels spectateurs, dévoilé comme « pauvre ». Ce qui est considéré comme un franchissement banal pour les « vrais pauvres », c’est-à-dire pour ceux dont c’est l’habituelle condition, est au contraire vécu comme une transgression, une douloureuse proclamation sociale de la gêne économique du bourgeois.

64L’administration du Mont-de-piété a bien conscience du stigmate dont elle est porteuse. S’il n’est pas possible de remédier à la visibilité des bâtiments d ans l’espace urbain, l’organisation de l’espace intérieur prouve qu’elle cherche à préserver les plus distingués de ses clients en leur évitant la fréquentation, jugée humiliante, de la salle commune. Edmond Duval précise que « des petites salles sont réservées à ceux que la station à faire d ans le hall commun intimide ou contrarie ; on a accès d ans ces bureaux particuliers en appelant, au moyen d’un timbre placé à la porte, un employé qui introduit immédiatement89 ». Vingt ans plus tard, ce dispositif existe toujours puisque Edmond Coutaud explique en 1909 que, « d ans certains établissements, des bureaux spéciaux sont réservés aux clients, qui, pour certaines raisons, notamment l’importance du prêt, répugnent à entrer d ans la salle commune, où d’ailleurs rien, si ce n’est l’apparence modeste de la clientèle que l’on y trouve, ne peut choquer n’importe qui90 ». Si l’on reprend le schéma interprétatif d’Erving Goffman, ici le problème des « pauvres honteux » n’est plus le même. En effet, une fois franchi le seuil, tous les clients sont des stigmatisés. L’enjeu n’est plus alors de cacher sa gêne aux yeux des autres, mais plutôt de maintenir des barrières sociales, là où le besoin commun de crédit risque de niveler les identités. Le bureau auxiliaire est un lieu qui manifeste la différence sociale et on retrouve là les conclusions de Pierre Bourdieu lorsqu’il affirme : « La structure de l’espace social se manifeste ainsi […] sous la forme d’oppositions spatiales […]. Il n’y a pas d’espace, d ans une société hiérarchisée, qui ne soit pas hiérarchisé et qui n’exprime les hiérarchies et les distances sociales91. » L’existence de ces cabinets particuliers manifeste la peur de la confusion avec la population majoritaire. Y avoir accès procure aux emprunteurs une forme de réassurance : ils sont certes d ans la gêne, mais sont toujours reconnus socialement comme au-dessus de la masse qui attend d ans la salle commune et, en ce sens, ils ne sont pas confondus avec elle. Un bourgeois gêné reste un bourgeois et s’efforce de se distinguer des usagers ordinaires, d’autant plus que le déclassement social le guette.

65La séparation des publics ne se limite pas au dispositif des cabinets particuliers, puisque le Mont-de-piété sépare dès qu’il le peut les clientèles, une distinction spatiale qui révèle son obsession de la distinction sociale. Cette tendance s’amplifie d ans les années 1920, quand le Crédit municipal essaie de se défaire de son image de prêteur populaire. Les contrôleurs multiplient alors les notes internes sur la nécessité de séparer les clients des comptes de dépôt, plus aisés, de ceux qui viennent déposer des gages corporels, plus pauvres. D ans le bureau F, un rapport précise en 1926 que de nouveaux aménagements « donnerai[en]t aux services financiers installés au rez-de-chaussée un accès facile pour le public ; les clients de ces services qu’il y a tout intérêt à ne pas mêler aux emprunteurs auraient un local spécial d’opérations92 ».

66Il est pourtant frappant de noter que la honte des « nécessiteux » reste un impensé. Ces derniers sont considérés comme pauvres par nature, s ans réputation à préserver et ils ne bénéficient donc d’aucune disposition spatiale pour ménager leur susceptibilité. Ils sont contraints à l’attente collective d ans la salle commune, qui peut être très longue, comme l’attestent de nombreux documents. Cela ne laisse pas de préoccuper l’administration, comme le montrent les enquêtes fréquentes qu’elle diligente sur le sujet. Le 16avril 1884, le contrôleur général du Mont-de-piété écrit ainsi qu’« à l’occasion du terme et des fêtes de Pâques, l’affluence des emprunteurs a été très considérable [ce jour] à la division des bijoux notamment. [Malgré les précautions prises], le séjour moyen de chaque emprunteur d ans la salle des engagements a été de 3heures et quelquefois plus ». Il s’agit toutefois d’un dysfonctionnement dû à l’inexpérience d’un nouveau commissaire-priseur et le rapport conclut que les jours de grande affluence habituels, « la durée du séjour des emprunteurs d ans les salles est d’environ 30 à 45minutes. Au maximum on n’a jamais attendu une heure entière93 ». Ces prévisions sont assez optimistes et l’attente fait partie des représentations communément associées au Mont-de-piété. Une caricature parue d ans L’Assiette au beurre en 1905, d ans un numéro consacré au Mont-de-piété, résume bien ce topos : on y voit deux hommes sur un banc, l’un en habit de travail, l’autre en costume bourgeois, qui ont cette conversation : « Y a longtemps que vous êtes là ? Trois p’tites heures… Faut toujours compter une bonne demi-journée, quand on vient r’tirer qué’quchose du clou94. » Cette situation perdure longtemps : en août 1925, un rapport constate des délais d’une heure à une heure et demie d’attente à la première succursale où l’on voit « des femmes et des enfants assis sur le rebord des fenêtres, sur les dossiers des bancs, sur les radiateurs, etc.95 ».

67Ce temps passé d ans une apparente inaction fait en réalité partie du temps de travail domestique, qui est majoritairement l’apanage des femmes d ans les milieux populaires. Il s’agit également d’un temps de socialisation, le confinement d ans un espace clos suscitant les échanges. Une solidarité peut ainsi se créer parmi la clientèle, contre la lenteur ou l’incompétence des employés. Enfin, ce temps d’attente est la cause de nombreuses tensions, car il déclenche la rancune de certains usagers : ces longues minutes où l’on condamne les engagistes à l’inaction sont précieuses d ans l’économie domestique des ménages populaires et pourraient être utilisées pour d’autres tâches essentielles.

68Une lettre de réclamation envoyée par Louis Fanet, un employé de l’Imprimerie nationale, montre très bien l’imbrication de ces différentes dimensions et restitue la parole d’un usager ordinaire aux prises avec les employés, mettant notamment l’accent sur la honte ressentie par la clientèle96. En mars 1886, ce client écrit au directeur du Mont-de-piété à propos de l’attente au chef-lieu de la rue des Blancs-Manteaux où il va régulièrement pour procéder au renouvellement de ses gages. L’usager évalue à la fois le temps normal de l’attente (« j’étais le 4^ème, ce qui en temps normal représente à peu près 10minutes, surtout les personnes passant avant moi n’ayant qu’une seule reconnaissance chacune ») et le dysfonctionnement (« hier encore par suite d’une liasse de correspondance plus l’absence du caissier j’ai attendu 45minutes »). Le post-scriptum renforce encore le degré d’exactitude de ce calcul (« Je ne compte pas d ans le temps attendu, une course au bureau du visa dont je n’ai rien à dire, ce temps est déduit du temps ci-dessus indiqué »). Mais le temps est surtout ici un enjeu de lutte : les employés du Mont-de-piété disposent librement de ce temps qui, pour eux, est celui du travail salarié et en usent malhonnêtement selon Louis Fanet. Il dénonce « l’absence motivée par le désir de fumer une cigarette [qui] a tenu le caissier éloigné 20minutes » ou le fait que le travail de correspondance est effectué pendant les horaires d’ouverture au public, ce qui contrevient aux instructions officielles. L’auteur oppose à ces comportements la valeur du temps pour la clientèle qui « se compose de gens peu riches qui sont outrés de voir qu’il leur faut perdre une ½ journée pour la plus grande commodité des employés ». On sent affleurer d ans cette lettre, lorsque Louis Fanet parle d’un « véritable abus de la part des employés », le rapport de force dissymétrique entre ces derniers et les engagistes : les seconds, parce que pauvres, n’ont pas ou peu de moyens de pression et l’attente qui leur est imposée est interprétée par l’auteur comme une marque de mépris, une manière de rappeler leur subordination et leur impuissance. Louis Fanet souligne d’ailleurs que cette domination a été intégrée par les emprunteurs qui se résignent spontanément au silence : « Le public qui fréquente vos bureaux est généralement gêné au sens figuré du mot, presque honteux, n’osant pas réclamer moi-même j’ai eu souvent a m’en plaindre est je me suis tu. » Il retranscrit admirablement un procédé bien connu des sociologues : l’inégale répartition sociale de la capacité à prendre la parole. D ans les classes populaires, les effets de l’autocensure sont forts et condamnent à la gêne, à la timidité ou au silence97. La comparaison que fait l’auteur avec son propre travail d’employé (« je connais les exigences parfois ridicules du public ») lui permet pourtant de fixer une limite à l’attitude des salariés du Mont-de-piété (« il y a pourtant une certaine limite ou la question se retourne »). On peut faire l’hypothèse que son statut d’employé lettré (il travaille à l’Imprimerie nationale) lui donne une légitimité suffisante pour oser prendre la plume et se faire le porte-parole des engagistes « peu riches », qui subissent s ans voix cette situation. Cette capacité à l’indignation est également une prérogative de genre : Louis Fanet s’autorise probablement de son statut d’homme pour critiquer la perte de temps que représente son attente d ans les bureaux. La majorité des engagistes étant des femmes, elles se trouvent d ans un rapport de force encore plus déséquilibré.

69Les lettres de ce type sont très peu nombreuses d ans les archives et ne prouvent évidemment pas que les bureaux auxiliaires du Mont-de-piété soient des lieux de tension et d’humiliation perpétuelles. La direction est d’ailleurs attentive à ces dénonciations (ce que prouve a minima la conservation de tels documents) et elle semble avoir à cœur de bien recevoir le public. En 1885, un document explicite les qualités nécessaires aux employés qui sont en contact avec le public et précise qu’ils doivent avoir une « bonne présentation » et être « courtois98 ». Mais la possibilité de la violence (qu’il s’agisse de conflit ou de vol) est tout de même inscrite d ans l’organisation même des lieux : les employés sont séparés des engagistes par un grillage en fer. En outre, l’autorité parfois excessive des garçons de bureau est attestée, notamment par cette note à propos d’un employé, ancien officier pendant la guerre de 1870 : « Faisant parfaitement son affaire, quelque fois un peu rude avec le public, a trop conservé le commandement militaire99. » Cette lettre est donc une fenêtre ouverte sur des conflits possibles et dévoile une relation déséquilibrée qui met aux prises des employés bénéficiant du poids de l’institution et du prestige du masculin avec des femmes, des enfants ou des vieillards en situation de demande et de minoration sociale, en raison de leur sexe ou de leur classe d’âge100.

70Ces conflits entre employés et emprunteurs sont cependant secondaires par rapport à un autre préjudice que subissent les engagistes : ils sont dépossédés de leur capacité d’évaluation de leurs biens et, face à la sous-estimation chronique de leurs gages, n’ont d’autre recours que de se tourner vers une profession alternative, les marchands de reconnaissances, qui leur font payer cher une plus grande souplesse d ans les rapports sociaux.

Les commissaires-priseurs ou le monopole de l’estimation légitime

73Dès sa fondation en 1777, le Mont-de-piété de Paris s’est défaussé du cœur de l’activité de prêt sur gage, à savoir l’estimation de la valeur des objets103. La prisée a été confiée à des commissaires-priseurs, qui sont des officiers publics, étrangers à l’institution, appartenant à une corporation très organisée, la compagnie des commissaires-priseurs. Parmi les 80 commissaires-priseurs parisiens, 14 sont employés pour l’estimation des gages du Mont-de-piété. Ils sont « choisis parmi ceux qui ont au moins un an d’exercice : le nouveau venu donne 25 000 francs à celui dont il prend la place, ou à son représentant104 ». Ce cautionnement s’explique par le fait que « leur corporation est responsable de [l’]estimation à l’égard du Mont-de-Piété105 ». Si un gage n’est pas dégagé par son propriétaire et qu’il est vendu au-dessous du prêt qui a été originellement consenti, c’est la compagnie des commissaires-priseurs (qui est solidairement responsable) qui paye la différence au Mont-de-piété. L’établissement a externalisé l’activité d’estimation pour ne courir aucun risque de pertes financières.

74Cette sécurité est payée au prix fort par les emprunteurs. En effet, les commissaires-priseurs, pour ne pas prendre de risque, pratiquent une sous-estimation chronique des gages. En outre, comme les 14 commissaires-priseurs affectés au service du Mont-de-piété ne peuvent à eux seuls estimer qu’une minorité des gages, environ 12 % selon Georges Renard, ils s’adjoignent les services d’assesseurs qu’ils salarient. Au nombre de 26 en 1889, ces derniers, moins expérimentés que leurs patrons et soumis à une forte pression, ont tendance à sous-estimer encore davantage les gages106. Les commissaires-priseurs en titre se réservent les évaluations du chef-lieu et des succursales, plus prestigieuses, tandis que ces assesseurs se retrouvent le plus souvent d ans les bureaux auxiliaires les plus populaires, amplifiant encore la sous-estimation des objets des plus démunis.

75Afin de bien comprendre l’épineux problème de la sous-estimation des gages, véritable plaie du Mont-de-piété de Paris pendant toute la période, il faut entrer d ans le détail de ce qu’est une opération d’estimation d ans cet établissement. Elle se fait en deux temps. Le commissaire-priseur, ou son assesseur, estime d’abord la valeur de l’objet et, pour cette opération, qui est considérée comme sa prérogative, il est rémunéré par un droit de prisée de 50 centimes pour 100 francs, soit 0,5 % de la somme évaluée. On fait ici appel à l’officier comme professionnel de l’évaluation, car « l’estimation repose sur une asymétrie des compétences déposées d ans le statut de commissaire-priseur supposé savoir la valeur des choses107 ». D ans un deuxième temps intervient le prêt sur gage proprement dit dont le montant est fixé par la loi : « Il ne peut dépasser les 4/5 de la valeur, au poids, pour l’or et l’argent et les deux tiers du montant de l’estimation pour tous les autres objets. » En outre, « le prêt ne peut être inférieur au tiers de l’estimation108 ». À partir de la valeur déterminée par le commissaire-priseur, le Mont-de-piété fixe donc un maximum et un minimum au prêt sur gage qui n’est jamais égal à la totalité de la valeur estimée du gage. Par exemple, pour un paquet de hardes estimé à 12 francs, le commissaire-priseur peut prêter entre 8 et 4 francs. Cette fourchette a un sens précis d ans l’esprit de l’administration : on ne prête que 8 francs pour inciter l’emprunteur à récupérer son bien et pour ne pas assimiler le dépôt au Mont-de-piété à une vente définitive. Le montant minimum est censé empêcher le détournement du but charitable et notamment le dépôt d’objets, comme les bicyclettes, en gardiennage gratuit.

76Les commissaires-priseurs consentent cependant des prêts qui sont bien au-dessous de ces taux et cela pour deux raisons. La première est de minimiser leurs pertes : ils sont responsables du prix de vente des objets lors des enchères et ne veulent pas vendre à perte. La seconde est qu’ils cherchent également à maximiser les gains : en effet, les commissaires-priseurs récupèrent un pourcentage en cas de boni, même si la majorité de celui-ci revient à l’emprunteur. En fait, l’élément important de l’évaluation du commissaire-priseur réside d ans la prise en compte de l’état du marché sur lequel l’objet gagé pourrait circuler. Or, les gages des classes populaires circulent forcément sur le marché de l’occasion, très dévalué. Un article de L’Illustration résume le problème avec cette formule : « La prisée porte donc très exactement sur la valeur intrinsèque de l’objet, compensée par la valeur approximative qu’il pourrait acquérir, ou plutôt perdre, avec le temps », autre manière de dire que c’est le destin de la marchandise plus que sa valeur originelle qui est estimée109.

77Le raisonnement des commissaires-priseurs considère la valeur des biens comme une donnée objective, comme si on pouvait atteindre une valeur « réelle » des objets. La sociologie économique s’est attachée à déconstruire cette idée et à montrer l’importance du contexte social d ans lesquelles les transactions économiques sont effectuées : à l’inverse de l’image d’un marché libre, où la valeur des biens est fixée par le jeu de l’offre et de la demande, l’économie est encastrée d ans des relations sociales qui limitent le champ des possibles110. D ans le cadre d’un bureau auxiliaire de prêt sur gage, les emprunteurs sont le plus souvent démunis et la lutte autour de l’estimation des objets prend la forme d’un rapport de force. La situation de départ est très défavorable à l’emprunteur : le recours au Mont-de-piété signe son besoin pressant d’argent et l’institution qui détient le monopole du prêt sur gage est le seul interlocuteur possible. En face, l’estimation est faite par un commissaire-priseur, membre d’une corporation reconnue et qui détient le monopole de la compétence. Il faut bien sûr souligner la distance sociale, immense, qui sépare cet officier qui a acheté sa charge 200 000 francs et l’engagiste ordinaire, l’ouvrière ou l’employé d ans le besoin. En outre, si les emprunteurs trouvaient par hasard les ressources pour défendre leur propre évaluation de la valeur de leur bien, le Mont-de-piété veille à ce qu’il n’y ait aucune interaction de face-à-face autour de l’estimation. Lors du nantissement, le gage « est remis aussitôt au commissaire-priseur en dehors de la vue de l’emprunteur : d’où il résulte que le commissaire-priseur ne connaît pas le propriétaire du gage, et qu’aucun débat ne peut intervenir entre l’emprunteur et le Mont-de-piété, puisqu’à toute réclamation, l’employé doit répondre : ce n’est pas nous qui fixons l’estimation111 ». L’engagiste est donc soumis à la décision arbitraire de l’évaluateur, s ans possibilité d’établir une interaction qui pourrait amener une réévaluation de son gage.

78D ans ce rapport de force, les emprunteurs ne sont toutefois pas s ans ressources. Ils peuvent d’abord « courir de bureau en bureau pour trouver et accepter le [prêt] le plus fort112 ». Ce faisant, ils cherchent clairement à contrer le monopole du Mont-de-piété en mettant en concurrence les commissaires-priseurs. Même si l’administration présente cette pratique comme fréquente, on peut douter qu’elle soit extrêmement répandue parmi les engagistes les plus modestes, au vu des temps d’attente importants que nécessite l’engagement. La mise en concurrence des bureaux peut, toutefois, être fructueuse, comme le prouve la lettre d’un engagiste, le sieur Bécar, qui a réussi ainsi à relever son prêt de 3 à 10 francs. Cet usager développe un long argumentaire pour contester l’estimation de douze volumes qu’il a gagés et dévoile ainsi la lutte pour la définition de la valeur des objets113. L’auteur de la lettre s’oppose d’abord à l’estimation de son gage sur un plan purement économique en comparant le prix des ouvrages sur le marché du neuf et l’estimation qui en est faite : chaque livre vaut 2,75 francs en librairie et le Mont-de-piété les estime à 60 centimes pièce. Le commissaire-priseur ou l’assesseur en charge de l’estimation les évalue en effet sur le marché du livre d’occasion, catégorie d ans laquelle ces livres circuleraient s’ils venaient à être vendus aux enchères. L’officier estime donc la valeur des douze volumes à 7,20 francs, sur lesquels il propose de prêter 3 francs, soit 41 % de l’estimation. Le sieur Bécar n’entend pas du tout accepter un crédit aussi bas et il doit donc trouver des arguments pour justifier la valeur de son bien. Il fait donc appel à une valeur symbolique, en expliquant qu’il s’agit d’« œuvres littéraires », écrites par des auteurs populaires comme Émile Zola, Ludovic Halévy ou Alphonse Daudet, et non de simples « chaussettes ». Il déplace la question de la valeur économique d’un livre (comme objet matériel) vers celle de la valeur de la littérature, qu’il mesure à l’aune de la « légitimité culturelle » des auteurs114. On peut faire l’hypothèse qu’il appartient lui-même à un milieu lettré non seulement par la qualité de son écriture, mais surtout parce qu’il menace d ans un post-scriptum de faire appel à la presse pour constater « l’ignorance et l’impolitesse des employés ». Il utilise ce capital symbolique pour minorer l’estimation du commissaire-priseur : celui-ci est comparé à un vendeur d ans « un rayon de bonneterie » ou qualifié de « calicot », expression qui désigne les vendeurs de tissu et qui a une visée clairement dépréciative sous la plume de Bécar. L’engagiste juge l’estimateur ignare en littérature et le pense incapable d’évaluer le prix –culturel et non économique– de ses livres. La lettre de réponse envoyée par le chef du bureau du Mont-de-piété montre par ailleurs qu’il y a du jeu d ans les processus d’estimation et que des désaccords peuvent se faire jour au sein même du personnel de l’établissement. Le responsable écrit que l’engagiste « ayant réclamé contre la modicité de l’offre, [il a] insisté auprès de Monsieur Grimberger [l’estimateur] pour obtenir une somme plus forte [qui] n’a pas cru pouvoir prêter davantage. […] [S]on avis est qu’on aurait pu offrir six francs115 ». 3 francs proposés initialement, 6 francs possibles selon le chef du bureau, enfin 10 francs obtenus d ans un autre bureau : cet exemple prouve bien que la valeur des gages n’est en rien objective et qu’elle est le produit d’interactions sociales et de rapports de force. Bécar s’est opposé de manière virulente à la première estimation et il a pu obtenir, à terme, un meilleur prêt.

79On ne peut pas toutefois généraliser cet exemple, car, pour un emprunteur capable d’écrire, de négocier et d’être entendu, combien de défavorisés d ans ce rapport de force ? Les prétentions culturelles de Bécar lui donnent probablement confiance en lui pour négocier, une assurance dont les membres des classes populaires sont, d ans leur ensemble, dépourvus. On peut d’ailleurs dessiner les contours objectifs de la cartographie sociale de cette soumission à l’évaluation des commissaires-priseurs grâce aux chiffres que fournit régulièrement le Mont-de-piété sur les « offres refusées ». Il s’agit des cas où l’engagiste refuse de déposer son bien parce qu’il estime l’offre du commissaire-priseur trop basse par rapport à la valeur qu’il attribue personnellement à l’objet. Or, ces refus sont bien plus fréquents d ans les bureaux auxiliaires des quartiers riches que d ans ceux des quartiers populaires. En 1905, pour ce qui concerne les « paquets », c’est d ans les bureaux A, G, H et J, c’est-à-dire d ans tous les lieux d’engagements de l’ouest parisien que le plus d’emprunteurs refusent les offres116. En outre, le montant des prêts consentis par les commissaires-priseurs était plutôt élevé, entre 11 et 15 francs. En revanche, d ans les bureaux auxiliaires les plus populaires (V, N, S, O, X, Y), les engagistes refusent beaucoup moins d’offres et, lorsqu’ils finissent par s’opposer, c’est parce que les prêts consentis étaient très faibles, entre 4 et 5 francs en moyenne.

80L’estimation de la valeur des biens déposés en gage au Mont-de-piété, loin d’être un processus transparent, est le résultat d’un rapport de force, d ans lequel les emprunteurs, surtout s’ils vivent d ans un quartier populaire, sont fortement désavantagés. Face aux commissaires-priseurs, les engagistes n’ont que très peu de recours au sein de l’institution. Ils se tournent donc massivement vers d’autres intermédiaires, les marchands de reconnaissances, plus onéreux mais également plus accessibles.

La « funeste industrie » des marchands de reconnaissances

81À partir des années 1880, le Mont-de-piété de Paris s’inquiète régulièrement, d ans des rapports et des notes, de l’augmentation de ce qu’il nomme le « trafic de reconnaissances » ou la « funeste industrie des brocanteurs117 ». Ces expressions désignent le recours de plus en plus fréquent pour les emprunteurs du Mont-de-piété de Paris à un deuxième emprunt, sur le même gage, auprès des « marchands de reconnaissances », qui sont d ans leur grande majorité des brocanteurs. Cette activité est effectivement en augmentation pendant toute la Belle Époque : pour Georges Renard, « on comptait plus de 200 [marchands] en 1882, plus de 500 en 1894 qui se hasardaient s ans peur au grand soleil118 ». Les chiffres produits par le Mont-de-piété, probablement plus fiables, sont légèrement différents, mais ils restent d ans la même fourchette : 386 marchands en 1900 et environ 600 en 1910 pour la seule capitale119. Ces deux évaluations donnent une idée de la croissance rapide de cette profession. Comme le secteur du crédit à la consommation, l’activité des marchands de reconnaissances présente une structure pyramidale : l’administration du Mont-de-piété parle des « douze maisons les plus achalandées » en 1895, de 41 agences principales dont trois très importantes en 1900 et de 17 maisons principales en 1910120. L’ampleur de ce commerce se mesure surtout au nombre de reconnaissances que détiennent les brocanteurs d ans leur ensemble : ils rachètent –et cette proportion est constante pour toute la Belle Époque– plus des deux tiers des reconnaissances121 ! Cela signifie que la plupart des objets dégagés ou vendus n’appartiennent plus aux premiers dépositaires, mais sont passés aux mains des brocanteurs. La majorité des emprunteurs a donc recours à ces intermédiaires pour obtenir un supplément de crédit.

82Les observateurs, juristes ou membres de l’administration, qui s’intéressent à ce sujet dénoncent tous vigoureusement le développement de l’« odieux trafic des reconnaissances122 » et partagent la même analyse des causes du phénomène. L’augmentation de cette pratique est due à la sous-estimation des objets par les commissaires-priseurs et leurs assesseurs. Le directeur explique en 1906 que « la question de l’estimation et celle des marchands sont donc intimement liées » et Georges Renard écrit que des « estimations trop basses sont la vraie raison d’être du mal123 ». Ceux qui vont le plus loin d ans la compréhension du phénomène pointent très explicitement les conflits autour de la valeur des objets gagés. Ainsi une brochure anonyme de 1886 explique-t-elle que le succès des marchands de reconnaissances vient de « l’écart entre la valeur –nous ne dirons pas réelle– mais approximative du gage et l’appréciation faite par les commissaires-priseurs de l’administration124 ». De même, Edmond Coutaud explique que ce système se développe à cause de l’écart entre la valeur de la reconnaissance et la valeur de l’objet gagé : « Telle reconnaissance porte 80 francs, c’est que le gage a été estimé 100 francs et peut-être en vaut le double125. » Face à cette sous-estimation, les marchands de reconnaissances offrent une nouvelle somme contre l’aliénation de la reconnaissance. Mais loin d’être gratuit, ce second prêt a un coût économique très élevé puisque le taux d’intérêt « varie de 5 à 10 % “par mois”, c’est-à-dire de 60 à 120 % par an126 », ce qui est clairement un loyer de l’argent usuraire.

83Alors pourquoi les engagistes y ont-ils aussi massivement recours ? Il y a d’abord une composante économique : les marchands de reconnaissances rétablissent immédiatement et s ans discuter une estimation plus juste de la valeur de l’objet. Ils relèvent d’emblée l’estimation d’au moins un quart, souvent du tiers, parfois de la moitié. En 1909, Georges Renard explique qu’un cours s’est ainsi établi : « S ans discuter, s ans hésiter, le brocanteur qui se livre à ce genre de commerce augmente de 20 p. 100 le prêt du Mont-de-Piété127. » L’aliénation de la reconnaissance est donc une manière de récupérer des liquidités supplémentaires, quand un besoin urgent de crédit se fait sentir. Cependant les intérêts très importants qui grèvent ce second crédit rendent très difficiles le dégagement de la reconnaissance et encore plus de l’objet : il faut d’abord payer le brocanteur, puis réunir la somme nécessaire pour rembourser le Mont-de-piété. On peut résumer le choix en ces termes : l’engagement au Mont-de-piété donne moins d’argent en premier lieu mais laisse une chance importante de récupérer son bien, tandis que l’engagement de la reconnaissance permet de débloquer encore un peu d’argent mais rend assez chimérique le dégagement. Une question se pose tout de même : pourquoi, d ans ce cas, ne pas laisser le Mont-de-piété vendre l’objet pour récupérer le « boni » c’est-à-dire le produit de la vente ? La vente de la reconnaissance à un brocanteur procure en effet moins d’argent que le boni. Pour l’engagiste cependant, cette somme est immédiatement disponible auprès du brocanteur alors qu’il faut attendre un an pour la vente du gage. En outre, la vente de la reconnaissance n’est pas encore un abandon de l’objet : il peut aussi s’agir de conserver même de manière ténue sa propriété et de ne l’abandonner que mis face au fait accompli, l’incapacité de rembourser le crédit. Enfin, le recours au brocanteur s’explique aussi par la volonté des emprunteurs de retrouver une capacité de négociation, à la fois sur la valeur des biens et sur les délais de remboursement. Ainsi le marchand peut-il se montrer « humain et accommodant » et reporter « le terme du délai de la vente128 ». Il ne s’agit pas bien sûr de bonté pure de leur part, mais on peut postuler que ces brocanteurs sont pris pour une bonne partie d ans les réseaux d’interconnaissance locale qui à la fois leur garantissent une clientèle et encadrent leurs pratiques.

84L’achat et la vente de reconnaissances constituent donc un marché important, que se disputent de grandes agences et une myriade de petits brocanteurs. Pour attirer des clients, cette profession a recours à des pratiques publicitaires très variées. Le Jour, en 1893, les dénonce en ces termes : « Semblable à l’oiseau de nuit, le brocanteur, trafiquant de reconnaissances, s’abat sur le malheureux ménage à l’aide de bureaux spéciaux, d’affiches mirobolantes ou de bulletins discrètement et traîtreusement glissés d ans la main au tournant d’une rue129. » Le directeur du Mont-de-piété s’inquiète, quant à lui, en 1906 « des annonces quotidiennes, persistantes, [qui] sollicitent le public, d ans les principaux journaux parisiens, lui promettent des avantages spéciaux, le déconcertent, le déroutent et arrivent à créer une confusion dont bénéficient les prêteurs clandestins130 ». La publication de tracts distribués d ans la rue semble également généralisée131.

85Le moyen le plus efficace d’atteindre la clientèle est néanmoins l’implantation d ans le tissu urbain et la proximité avec les bureaux auxiliaires du Mont-de-piété. Tant que ceux-ci sont installés d ans des immeubles où le Mont-de-piété est locataire, les marchands de reconnaissances s’installent carrément d ans le même bâtiment. Ainsi, en 1880, le contrôleur général du Mont-de-piété rapporte que d ans l’immeuble du bureau C, situé au deuxième étage, on peut voir plusieurs écriteaux publicitaires « rouge vif, avec inscription en lettres dorées » pour un usurier installé au quatrième. L’un d’entre eux est délibérément installé à côté de la porte d’entrée du bureau d’engagement132. Lorsque le Mont-de-piété devient propriétaire de la plupart des bureaux auxiliaires, les brocanteurs s’adaptent en louant des boutiques qui jouxtent les lieux d’engagement, comme le révèlent de cartes postales d’époque. Enfin, ils poussent parfois l’audace jusqu’à recruter directement d ans les locaux : le directeur déplore le fait de voir « des racoleurs jusque d ans les salles de prisée133 ». Par cette forte implantation à proximité des lieux d’engagement, les marchands de reconnaissances atteignent les classes populaires. L’auteur d’une brochure sur le sujet précise en 1886 que « ces comptoirs et agences ont pour clientèle des ouvriers, employés et petits boutiquiers » et qu’« il faut se rappeler qu’en général ce n’est pas le riche mais le pauvre qui a recours aux offices du marchand, c’est-à-dire le porteur de petites reconnaissances ». Il ajoute enfin que « c’est la femme surtout qui vient chez le marchand comme elle a été précédemment au Mont-de-Piété134 ».

86Cette profession est fortement stigmatisée comme le montre une caricature parue d ans le même numéro de L’Assiette au beurre consacré au Mont-de-piété135. Intitulé « La marchande de reconnaissances », le dessin met en scène une femme dénommée « Madame Jacob-Isaac-Lévy », triple patronyme qui renvoie à une identité juive, et qui est représentée avec un nez crochu, convention graphique antisémite traditionnelle des caricatures populaires. La légende dénonce ironiquement la perfidie de l’usurière qui dissimule le taux d’intérêt exorbitant derrière une présentation bénigne : « Un petit intérêt de dix centimes par francs et par mois », c’est-à-dire 120 % par an. La dénonciation classique de l’usure est ici assortie d’un antisémitisme affiché136. Le dessin met également en avant la féminisation importante de cette profession. Il est difficile de la mesurer, mais un certain nombre d’indices convergent en ce sens : les tracts publicitaires font souvent apparaître des noms de femmes (particulièrement des veuves) et les photographies de ces commerces montrent beaucoup de femmes sur le pas de la porte, seules ou avec leur mari. Enfin, il semble bien qu’une forte proportion de ces marchands et marchandes de reconnaissances appartiennent eux-mêmes aux classes populaires. Si ce commerce peut être lucratif à grande échelle, comme d ans le cas des agences les plus importantes, l’achat de quelques reconnaissances ne procure que de faibles revenus. En 1895, le bénéfice moyen tiré de cette activité est de 264 francs par an : si l’on admet que cette moyenne dissimule de très grands écarts, les petits brocanteurs du bas de l’échelle ne peuvent vivre seulement de ce trafic137. Il s’agit probablement davantage d’une activité annexe, pour une profession qui se trouve au carrefour des diverses pratiques de la consommation populaire. Ces commerçants sont au cœur de réseaux multiples de circulation des objets et sont probablement sollicités par les acheteurs des quartiers populaires, qui retrouvent auprès d’eux des marges de manœuvre ou une souplesse d ans les relations inexistante d ans leurs rapports avec le Mont-de-piété.

« Trafic de reconnaissances » ou monnaie populaire ?

87On peut, pour finir, s’interroger sur le syntagme péjoratif « trafic de reconnaissances », qui est systématiquement employé par le Mont-de-piété pour désigner l’achat de ces documents et qui semble indiquer une circulation illégale de marchandises. Il y a en effet un paradoxe d ans le développement de la profession de marchands de reconnaissances : comment peut-elle croître autant alors que l’usure est interdite en France et que le Mont-de-piété détient le monopole du prêt sur gage ? Georges Renard insiste largement sur cet aspect du problème :

Vous me direz que les trafiquants qui tirent profit de ces pratiques tombent sous le coup de l’article411 du Code pénal ; qu’ils sont en contrebande habituelle à l’égard du monopole dévolu au Mont-de-Piété ; qu’ils sont passibles de l’amende et de la prison ; que le tribunal correctionnel de la Seine, le 6août 1874, a vu d ans leurs opérations « le délit d’ouverture non autorisée d’une maison de prêt sur gages »[…]. Tout cela est vrai, mais n’empêche pas qu’il existe des agences qui font à ciel ouvert ce négoce défendu138.

88Comment est-ce possible ? Par le recours à un procédé juridique et commercial bien particulier, celui de la vente à réméré qui est une vente avec « faculté de rachat pour le vendeur » : « La reconnaissance représente une valeur entre les mains de celui qui la détient, il a le droit évidemment de la négocier, de la vendre, comme tout autre valeur, d’en faire argent s’il le peut. Aucune loi ne restreint son droit à cet égard139. » Les marchands de reconnaissances achètent donc ce titre, ce qui ne les met nullement hors la loi. Ils peuvent l’acheter purement et simplement, et d ans ce cas aucun prêt n’est consenti à l’engagiste. Ils peuvent aussi, et toute la complexité est là, l’acheter « à réméré ». Il s’agit d ans ce cas également, aux yeux de la loi, d’une vente réelle, mais celle-ci comporte une capacité de rachat, d ans un délai fixé par contrat. Pour conserver cette option le client paye une somme chaque mois, montant qui correspond en réalité aux intérêts usuraires du prêt. L’achat à réméré est donc la fiction juridique qui permet de dissimuler le retour du prêt sur gage privé, hors du monopole du Mont-de-Piété et à des taux incomparablement plus élevés140. En réalité, la seule activité légale est l’achat de reconnaissance mais, grâce à ce procédé, les brocanteurs peuvent procéder au prêt sur reconnaissance qui, lui, est totalement illégal. Les autorités ne sont absolument pas dupes de la nature de ces activités et certains brocanteurs sont condamnés pour « tenue de maison de prêt sur gages s ans autorisation », comme Constant Delavaud, un Vendéen qui tient boutique au 22, rue Cadet141.Mais d ans la majorité des cas, il est difficile de prouver le délit. Pour tenter d’au moins contrôler ce commerce, les marchands de reconnaissances sont contraints par la loi de se déclarer sous le statut de brocanteur, une profession étroitement surveillée : « La patente de ces maisons rentre d ans la catégorie de celle de brocanteur, elles sont tenues d’avoir un registre qui est visé mensuellement par le commissariat de police de leur quartier142. » L’achat et la vente des reconnaissances peuvent proliférer d ans le clair-obscur juridique de la vente à réméré.

89Les marchands de reconnaissances sont en définitive les agents qui mettent en circulation les reconnaissances du Mont-de-piété. Mais comment caractériser cette circulation, si on ne la considère pas comme un trafic illégal ? D ans le sillage des travaux de Viviana Zelizer, on peut la qualifier de circulation monétaire. La sociologue américaine a démontré qu’il existe « une monnaie “marquée” par le social, réappropriée par ceux qui l’utilisent, arrachée à son apparente homogénéité, détournée de sa divisibilité, corrompue à son tour par des logiques de sens beaucoup plus fortes que la froide calculabilité qu’elle entendait imposer143 ». En analysant la signification sociale des pratiques monétaires, elle souligne l’« étonnante diversité des monnaies inventées qui viennent à être échangées : [les] timbres de ravitaillement pour les pauvres, [les] coupons de supermarchés remis aux consommateurs ordinaires, [les] monnaies carcérales des détenus, [les] monnaies thérapeutiques des malades mentaux144 ». Les reconnaissances du Mont-de-piété de Paris pourraient s’ajouter à cette liste, car elles présentent plusieurs caractéristiques permettant de les désigner comme une monnaie.

90Tout d’abord, ces documents sont des valeurs qui peuvent circuler : en effet, la reconnaissance est un véritable titre au porteur, elle n’est pas nominative et peut se transmettre s ans formalité aucune. Cette capacité de circuler librement est, au premier chef, ce qui en fait une monnaie. C’est d’ailleurs en rendant la reconnaissance nominative en 1919 que le Mont-de-piété détruit ce commerce : en immobilisant les reconnaissances d ans les mains du propriétaire de l’objet, ces documents ne peuvent plus servir d’intermédiaire à des transactions145. Ensuite, les reconnaissances sont une monnaie, car elles ont une valeur garantie qui, loin d’être abstraite, est réelle et gagée sur des biens –tous ces objets conservés soigneusement par le Mont-de-piété de Paris. Il s’agit d’un titre de propriété sur l’objet mais qui n’est pas lié à un individu, d’où sa capacité à circuler alors que l’objet reste d ans un endroit sûr. L’institution, gage de solidité, fonde la légitimité de la monnaie, puisqu’une monnaie se caractérise par la confiance qu’ont ses utilisateurs d ans la persistance de sa valeur et de sa capacité à servir de moyen d’échange. L’institution dépositaire de la confiance des utilisateurs est ici le Mont-de-piété, et ce n’est pas le moindre des paradoxes que l’établissement qui consacre tant d’énergie à lutter contre le trafic de reconnaissances soit en fait, par la confiance qu’il inspire, le garant même de cette circulation. La dimension monétaire des reconnaissances est encore attestée par les procédures que le Mont-de-piété met en place à leur propos : il est possible de faire opposition sur une reconnaissance, comme sur un chèque, car c’est un moyen de paiement. Ce procédé est parfois utilisé par les emprunteurs à leur profit. Les engagistes vendent leur reconnaissance à réméré chez un brocanteur pour obtenir un complément de prêt, puis font opposition auprès du Mont-de-piété, prétextant l’avoir perdue. Le marchand de reconnaissances ne peut alors dégager l’objet qui reste ainsi aux mains de l’emprunteur. Le Mont-de-piété ferme les yeux sur cette pratique, car elle permet de miner l’activité des brocanteurs. Enfin, c’est bien parce que les reconnaissances sont une monnaie qu’elles sont régulièrement volées d ans les intérieurs populaires. Les policiers du XVIII^e arrondissement recueillent ainsi très fréquemment des plaintes pour cambriolage qui signalent le vol de reconnaissances. Le 28 mars 1896, par exemple, Lucie Lefèvre, une mécanicienne de 32ans, demeurant d ans le quartier de la Goutte-d’Or, rue Myrha, se fait voler sept reconnaissances par un individu qui s’introduit chez elle à l’aide d’une fausse clé146.

91Les reconnaissances du Mont-de-piété de Paris sont donc une monnaie qui sert d’intermédiaire à des échanges, et même une « monnaie populaire », car elle circule d ans un espace social limité. En effet, les reconnaissances sont achetées, vendues, volées et utilisées comme monnaie au sein d’un monde social qui sait, ou plutôt qui croit, qu’elles sont échangeables et qui connaît les intermédiaires auxquels s’adresser. Un étranger fraîchement arrivé, cambriolant un logement populaire, ne volerait peut-être pas les reconnaissances, ignorant leur valeur ou ne sachant pas à qui les vendre. Cette limite du groupe est également sociale. Léon Bloy écrit ainsi d ans son journal le 11juin 1892 : « Vu un marchand de reconnaissances du mont-de-piété. Personnage si crapuleux que je le quitte avec violence. Un second est aussi voleur, mais moins ignoble. Il prête 35 francs sur une valeur de 230, au taux de cent vingt pour cent, et il entreprend affablement de me persuader qu’il y perd. Quel monde hideux147 ! » Outre la difficulté d’être confronté à l’usure, la répugnance de l’auteur est certainement aussi teintée de distinction sociale, le recours à un petit marchand de reconnaissances marquant l’appartenance aux classes populaires. Cette monnaie est également une monnaie locale, car il est peu probable que ces titres s’échangent au-delà des frontières de l’agglomération parisienne. Les sources manquent pour explorer réellement les frontières, tant sociales que géographiques, de son utilisation, mais ces limites existent et c’est ce qui la différencie d’ailleurs d’une monnaie nationale, utilisable par tous et sur tout le territoire.

92Lorsque le Mont-de-piété de Paris rend les reconnaissances inaliénables le 20 octobre 1919, il supprime la capacité de ces titres à circuler, leur enlève leur pouvoir monétaire et porte donc un coup mortel au commerce des brocanteurs spécialisés. Cette décision, saluée par la presse comme « une réforme de moralité publique qui s’imposait », ne s’accompagne pourtant d’aucune réorganisation du système de l’évaluation dont les commissaires-priseurs gardent le monopole148. En supprimant les marchands de reconnaissances, l’administration ôte aux emprunteurs les plus modestes leur seul recours contre la sous-estimation chronique des gages que pratiquent ces officiers publics. D ans la lutte pour la valeur des biens, les propriétaires des objets sont finalement perdants et les commissaires-priseurs récupèrent officiellement le monopole de l’estimation. La disparition des marchands de reconnaissances et, avec eux, de ce crédit qui croisait aux frontières de la légalité, en cherchant encore une fois à protéger les classes populaires contre elles-mêmes, contribue à renforcer leur domination.

*

93À partir des années 1880, les dirigeants du Mont-de-piété diagnostiquent une « crise » de leur institution et les projets de réforme se succèdent pour essayer de remédier à ce que les administrateurs lisent comme une exclusion croissante des plus pauvres, ces « nécessiteux » qui sont au cœur de la mission philanthropique de l’établissement. En réalité, au moment où se développe la consommation populaire, les représentations des administrateurs du Mont-de-piété retardent sur les usages réels des plus modestes. Cette tension, aggravée par la Première Guerre mondiale, conduit à une réorganisation en profondeur de l’établissement. En 1919, l’institution charitable qu’est le Mont-de-piété devient le Crédit municipal, c’est-à-dire une banque de prêt. Si cette reconversion permet de relancer l’activité, elle implique aussi un changement de paradigme : l’abandon de la philanthropie pour une logique de rentabilité financière qui conduit l’établissement à prendre ses distances avec la frange inférieure des classes populaires.

94En effet, si la fréquentation baisse relativement pendant toute la Belle Époque, elle n’en reste pas moins très importante en chiffres absolus et une bonne part des classes populaires parisiennes continue de recourir souvent à ce type de crédit d ans des périodes de difficultés financières. Derrière les murs des bureaux auxiliaires, les engagistes les plus pauvres doivent se résoudre aux rapports de force imposés par l’institution qui jouent en leur défaveur : les employés sont en situation de pouvoir et ne leur épargnent pas de nombreuses humiliations ordinaires ; surtout les commissaires-priseurs sous-estiment chroniquement leurs gages. Face à cette injustice, les usagers se tournent vers les marchands de reconnaissances, des prêteurs illégaux qui pratiquent des taux d’intérêt usuraires, auprès desquels les membres des classes populaires retrouvent une marge de manœuvre dont ils sont sinon totalement privés. Il apparaît ici nettement que la valeur d’un objet n’est pas une donnée objective, mais le résultat d’un rapport de force d ans lequel les classes populaires sont, dès le départ, désavantagées.

95Le Mont-de-piété de Paris, qui constitue un formidable moteur de la remise en circulation des objets usagés d ans la capitale, est une première manière d’aborder la longue vie des objets d ans les classes populaires. D ans cette étude transparaît déjà ce que l’anthropologue Arjun Appadurai nomme la « vie sociale des choses », leur « carrière » ou leur « histoire de vie149 ». Le dernier chapitre tente de retracer cette vie sociale des objets, en s’attachant aux acquisitions et aux circulations alternatives des objets que sont le vol et le marché de l’occasion, ainsi que le cycle de l’usage et l’usure des biens d ans les classes populaires, tous moments où se confrontent valeur d’échange et valeur d’usage.