Garantir les nécessités et pénaliser le luxe : la gestion de la pénurie par les pouvoirs publics (1914-1919)

5La gestion de la pénurie par la puissance publique a été abondamment étudiée par les historiens6. Dans un ouvrage récent, Tyler Stovall a pourtant soulevé une question encore peu abordée, celle de la manière dont les pouvoirs publics doivent tracer une frontière entre luxe et nécessité, alors que cette séparation est « socialement construite [car] la “nécessité” peut varier d’une miche de pain à une automobile7 ». À la Belle Époque, le discours sur le couple luxe/nécessité est déjà très présent, notamment dans la nébuleuse réformatrice, qui le pose d’un point de vue moral, faisant la distinction entre « vrais » besoins et « faux » désirs8. Lors du premier conflit mondial, cette frontière est dotée d’une existence politique et juridique : l’État intervient pour protéger et rendre accessible à tous certaines consommations et en proscrire d’autres.

6Paris est un cas particulier en France, le ravitaillement de la ville en cas de guerre étant prévu de longue date, car « le spectre de la Commune née de la défaite reste présent pour les responsables en charge de la politique alimentaire des villes9 ». Cependant, assurer le ravitaillement n’est pas contrôler le commerce. La pression des lobbys libéraux et du monde paysan assure le maintien de l’économie de marché, ce qui ne va pas sans provoquer des tensions, dès lors que certains produits deviennent rares. Une exception toutefois : dès 1914, les autorités municipales ont réactivé une loi de juillet 1791 sur le prix du pain, strictement contrôlé et qui reste quasi inchangé pendant toute la durée de la guerre. Un système de distribution gratuite de charbon et de nourriture pour les plus démunis est également mis en place très rapidement sur le modèle de l’assistance, bien connu des Parisiens les plus pauvres. Mais pour ceux qui ne bénéficient pas de ces aides, la vie est difficile et le prix de nombreux aliments, comme la viande ou le lait, grimpe en flèche.

7En 1916, une deuxième étape est franchie par l’intervention de la préfecture de Police de Paris qui fixe un prix maximum pour un grand nombre de produits, par exemple le lait ou le beurre. Cependant, ces tarifs supposés être contraignants ne sont en fait que rarement appliqués. Ainsi le 10octobre 1918, un policier en observation sur un marché note : « Boulevard Richard-Lenoir, 150 ménagères font la queue vers 10heures devant les marchands qui vendent la pomme de terre au prix de la taxe. Un seul marchand vend ses camemberts au prix de la taxe10. »

8Après le terrible hiver 1916-1917 et les grandes grèves du printemps, le mécontentement populaire enfle, ce qui accélère l’intervention de l’État. Au début de l’année 1917 est mis en place un système de rationnement, fonctionnant avec des tickets détachables à échanger dans les magasins ou les administrations contre la ration correspondante. La préoccupation principale des autorités est bien d’éviter des émeutes comme en témoigne la déclaration de Maurice Long, ministre du Ravitaillement en octobre 1917 : « Une considération domine : c’est celle de l’ordre public […]. Avant tout il faut que les villes où les mouvements populaires sont redoutables soient satisfaites11. » Le sucre est rationné à partir de mars 1917, à raison de 750 grammes par mois, tandis que le pain est soumis au même régime en août 1917. Ce féculent est à la base du régime alimentaire des classes populaires et le rationnement est bien accueilli, mais en janvier 1918 les portions sont réduites. Les récriminations et les discussions sur les marchés sont alors très précises ; un policier rapporte qu’une femme d’employé considère les ouvriers comme des privilégiés :

Les petits employés d’après les nouveaux tarifs n’auront droit qu’à 300 grammes de pain et pourtant, malgré que leur travail soit moins fatiguant que celui d’un ouvrier, 300 grammes de pain ne sont pas suffisants pour trois repas. Cette femme ajoute que « les faveurs du Gouvernement vont aux ouvriers qui gagnent des salaires beaucoup plus élevés que les employés et pourront acheter d’autres denrées en remplacement du pain. Quant à la classe « riche » aucune restriction ne la touche12.

9De subtiles hiérarchies internes au sein des classes populaires jouent ici, autour de cet aliment sacralisé qu’est le pain. Ces récriminations, constantes dans les rapports policiers, doivent néanmoins davantage être considérées comme une vigilance populaire sur tous les aspects qui touchent à l’alimentation, plutôt que comme une révolte sourde. Les restrictions sont globalement très bien accueillies, car elles visent à réduire les inégalités et à assurer un accès égal aux biens élémentaires.

10Cette intention est particulièrement sensible dans la mise en place du rationnement du charbon. Après l’hiver 1916-1917, extrêmement rigoureux, la modalité du rationnement est confiée au conseil municipal et celui-ci tranche pour la solution la plus égalitaire : la volonté de garantir « un feu par foyer », ce qui privilégie les milieux populaires, qui n’ont pour la grande majorité qu’un feu, qui pénalise les appartements bourgeois, qui ne pourront alimenter le foyer que d’une seule pièce parmi tous ceux que compte leur domicile. Comme le note Thierry Bonzon, « un tel dispositif entraîne une baisse des tensions, liée au sentiment d’une plus grande justice sociale. Jusqu’à la fin de la guerre, la question du charbon ne donne lieu à aucune récrimination notable dans la population parisienne13 ».

11De façon générale, ce qui importe aux classes populaires parisiennes, privées de leur niveau de consommation habituel et obligées d’accepter le retour temporaire de la pénurie, c’est la distribution sociale des sacrifices. Le commissaire divisionnaire du XV^e arrondissement dépeint ce sentiment : « L’impression dominante est que le Parisien a soif d’égalité ; il y a donc lieu en matière de restrictions de créer le moins possible de chaînes de privilégiés […]. Les consommateurs sont prêts à subir toutes les restrictions nécessaires mais à la condition qu’elles soient égales pour tous14. »

12Pour la même raison, le moratoire sur les loyers15, voté dès les premiers jours de l’entrée en guerre en août 1914, est extrêmement bien accueilli par les classes populaires. Il s’agit à l’origine d’une suspension des transactions sur l’ensemble des échanges commerciaux, dont les loyers de moins de 1 000 francs. Le moratoire est étendu en septembre 1914 à tous les loyers pour protéger les logements des classes supérieures qui avaient fui la ville, craignant l’arrivée des Allemands. À partir du 7 janvier 1915, le moratoire n’est maintenu que pour les loyers de moins de 600 francs, soit 77 % des logements parisiens : ceux qui cessent de payer le loyer sont protégés contre l’expulsion. Exceptionnellement favorable aux locataires des classes populaires, le moratoire est évidemment très contesté par les propriétaires, sans qu’ils soient entendus puisque le gouvernement reconduit la mesure chaque trimestre. Le risque de déchirement du tissu social de la capitale pousse en effet au maintien d’une telle mesure, qui n’est d’ailleurs que très peu évoquée dans les archives policières, preuve certaine de l’évidente satisfaction qu’elle procure aux locataires. Les effets du moratoire sont très importants, notamment dans la limitation de la part dédiée au logement des budgets populaires, qui tombe alors à 10 %.

13Cependant, les quatre années de guerre ne sont qu’une parenthèse qui se referme avec le vote de la loi du 9 mars 1918 fixant les termes de la liquidation du moratoire16. Si les espérances anarchistes de l’effacement global de la dette de loyer ne se réalisent pas, le texte prend tout de même soin d’effacer l’ardoise des plus démunis (les bénéficiaires de secours) et des héros de la patrie (les mobilisés, sous certaines conditions). Pour les autres, il faut régler les arriérés de loyer et, malgré la mise en place de commissions de conciliation arbitrales présidées par les juges de paix, peu de solutions négociées sont trouvées (seulement 43 % des litiges). En juin 1919, il n’y a pas moins de 50 000 expulsions dans la capitale ! La vive agitation menée par l’Union des locataires de la Seine, forte de ses 70 000 adhérents, reste impuissante à renverser à nouveau le rapport de force. La liquidation du moratoire a finalement accéléré le mouvement d’exil des classes populaires vers la banlieue parisienne.

14Durant les années 1918 et surtout 1919, la question de l’alimentation génère à nouveau de fortes tensions. En effet, l’inflation, loin de se calmer, augmente en 1919 et provoque un mécontentement populaire menaçant. Le 27 février 1919, le commissaire divisionnaire des XI^e et XX^e arrondissements écrit : « Les récriminations sont à peu près générales et viennent peut-être plus des femmes que des hommes, surtout lorsque leurs maris se trouvent encore mobilisés et qu’elles sont sans travail. Le problème de la cherté de la vie s’impose alors à elles avec toute sa rigueur. » Il ajoute le 3février : on n’est « plus très éloigné des limites de la patience populaire17 ».

15Les autorités parisiennes ne restent pas sourdes à ces réclamations et dès mars 1919 sont mises en place des épiceries municipales qui le vendent à prix fixe et sont rapidement baptisées « baraques Vilgrain », du nom du ministre du Ravitaillement en poste. La satisfaction est générale et immédiate, et, dans le XVIII^e arrondissement, où une baraque est ouverte rue Leibniz, « dès 8heures plus de 100 personnes faisaient la queue […]. De nombreuses ménagères venaient de tous les points du XVIII^e arrondissement et presque toutes, surtout celles de la population laborieuse, étaient très satisfaites de leurs achats18 ». Il ne faudrait cependant pas conclure trop rapidement à l’adhésion des classes populaires à un « socialisme de l’achat ». En réalité, ces baraques à prix fixe ne les intéressent réellement que dans la perspective de leur donner à nouveau accès à un petit commerce régulé, comme le note finement un commissaire de police :

Je ne crois pas qu’il faille se dissimuler qu’une des bonnes raisons de la popularité des baraques Vilgrain, c’est l’espoir qu’on a de voir leur fonctionnement provoquer, après un arrêt de la hausse, une baisse générale des prix. On préférera toujours garder l’habitude qu’on a de ses fournisseurs. Avec eux, on a plus de latitude pour acheter selon ses goûts ; avec eux aussi l’achat à crédit est possible19.

16Les baraques restent tout de même en service jusqu’en 1921-1922, et leur démantèlement signifie un retour définitif au libre commerce, malgré le fait que l’inflation n’a à ce moment-là toujours pas été jugulée.

17Ce bref rappel des mesures mises en place par les autorités, nationales ou municipales, dans le domaine de l’alimentation, du combustible et du logement, montre bien comment la consommation populaire de ces produits est largement façonnée durant la guerre par l’intervention publique. Si ces trois types de bien sont, immédiatement ou graduellement, protégés et si les autorités se résolvent à prendre le contre-pied de la logique libérale qui avait prévalu jusque-là, c’est bien parce que ces produits sont qualifiés de « nécessités ». Cette définition rencontre parfaitement celle des classes populaires, reconnaissantes aux pouvoirs publics de leur assurer ces minimums vitaux. Cette intervention va de pair avec des restrictions accrues concernant tout ce qui est perçu comme achat superflu.

18Les biens « de luxe » font l’objet d’un jugement moral très négatif, dans un temps de privation pour les populations civiles, mais surtout pour les militaires : les comportements de consommation à l’arrière sont jugés à l’aune de la privation absolue des tranchées. Avec l’entrée en guerre et le développement de l’inflation, le pouvoir d’achat des classes populaires parisiennes s’érode très rapidement, ne leur permettant plus d’acheter tous les objets dans lesquels elles ont massivement investi à la Belle Époque, particulièrement les vêtements et les meubles. Les premiers sont très chers pendant toute la durée du conflit, comme le remarquent les consommatrices : « Au marché de Charonne, quatre ménagères se plaignent du prix exorbitant des tissus et s’étonnent que les pouvoirs publics ne fassent rien pour y remédier. La classe ouvrière ne peut plus s’habiller décemment20. » Lors de l’entrée en guerre, l’industrie du meuble également « reçoit un coup mortel. L’aspect du Faubourg St Antoine fait peine à voir21 ». En janvier 1915, 95 % des ateliers sont fermés, quand les 5 % restant fabriquent des caisses pour obus. Les achats de vêtement et de meubles sont donc remis à plus tard dans les classes populaires, mais ils restent possibles pour d’autres groupes sociaux, ce qui attise les tensions. Les reproches fusent contre les « gros » et les « bouffis », ceux qui peuvent encore se permettre de dépenser pour leur plaisir. C’est à cause de ces critiques et pour des raisons fiscales que le gouvernement vote, dans la loi de finance du 31janvier 1917, une taxe sur le luxe.

19Cet impôt est double : il porte à la fois sur des objets désignés comme luxueux et sur des établissements de luxe dont les prestations sont soumises à la taxe. Dans les deux cas, il s’agit d’un impôt direct, payé par le consommateur, d’un montant de 10 % du prix du bien ou du service. Les recettes escomptées sont d’au moins 750 millions de francs pour les objets et de 300 à 400 millions pour les établissements. On a bien affaire à un impôt somptuaire, pensé comme démocratique, puisqu’il n’est censé atteindre que des consommateurs riches. Dans sa thèse de droit consacrée à cette question, le juriste Marcel Renault précise que cette taxe est « perçue sur tous les achats de consommation ne correspondant pas aux besoins usuels de la vie » et qu’« il ne s’agit pas d’une taxe portant sur des nécessités, ni même d’une taxe portant sur des consommations très générales et dont le besoin est éprouvé par la très grande masse de la population, mais d’un impôt qui atteint des produits d’une utilité secondaire et que seuls les riches peuvent se permettre22 ».

20Cependant, l’examen des objets concernés contredit partiellement cette analyse. En votant cette loi en décembre 1917, les députés ont confié à une commission le soin de produire une liste exhaustive énumérant les objets visés par la taxe, liste publiée le 22 mars 191823. Or, le luxe est une notion éminemment morale et la frontière avec la nécessité varie selon les groupes sociaux et les contextes. Il ne fait pas de doute que les députés de la commission cherchent à atteindre les classes supérieures, et à ne pénaliser que des consommations bourgeoises ou aristocratiques : ceux qui devront payer la taxe dans tous les cas vont à la chasse, jouent au billard, pratiquent l’équitation, collectionnent des antiquités et des œuvres d’art. Ils se parent de soie, de perles et d’or, entretiennent une domesticité et mangent des mets raffinés et coûteux, des truffes par exemple. Ici, point d’erreur de jugement, il s’agit bien d’objets ou de pratiques ignorés des classes populaires. Cependant la loi prévoit également une deuxième catégorie d’objets soumis à la taxe « à partir d’un certain prix » parmi lesquels on trouve un grand nombre d’objets couramment achetés par les classes populaires parisiennes : le linge de maison, les rideaux, les miroirs et les glaces, les ombrelles, les instruments de pêche ou encore les bicyclettes, dont on a vu la progressive démocratisation avant-guerre. Cet impôt sur la consommation frappe donc également en partie les classes populaires ce qui ne manque pas de provoquer le mécontentement :

Dans un café 75 rue de Lyon, à 17h, on entend dire que « l’impôt sur les objets de luxe ne frappe comme toujours que les pauvres. Il est incompréhensible qu’une automobile d’une valeur de 15 000 francs ne soit pas imposée alors qu’une bicyclette de 255 francs, utilisée par son propriétaire pour se rendre à son travail le sera. Pourquoi d’autre part, une canne à pêche de 12 francs (prix qui n’est pas excessif) sera-t-elle considérée comme un instrument de luxe et sera-t-elle assujettie à la taxe, alors qu’un abat-jour de 28 francs ne payera rien du tout ?[…] La Commission s’est montrée large pour la classification et l’évaluation des objets dits de luxe, notamment en ce qui concerne les effets d’habillement de l’homme et de la femme24.

21Comment expliquer cette classification très large ? Les députés ont-ils consciemment cherché à définir l’assiette la plus large possible et à faire payer les milieux populaires ? Au vu des efforts très importants demandés à ce groupe social et de la peur de la révolution qui règne, on peut en douter. Il faut plutôt y voir une preuve du décalage entre la consommation des classes populaires et la représentation que s’en font les élites politiques : la vision misérabiliste qui a imprégné l’approche des classes laborieuses pendant tout le xix^e siècle perdure, et il est encore impensable pour ces députés que les ouvriers et les petits employés aient accès aux objets qu’ils ont inscrits sur cette liste. Ces élus sont en outre majoritairement provinciaux et originaires de départements ruraux : ils ne connaissent pas les modes de vie populaires d’une grande ville comme Paris, sauf à travers les témoignages du roman réaliste ou du mélodrame qui retardent sur les pratiques de la capitale.

22Cette taxe sur le luxe, unanimement décriée, est de toute façon assez peu appliquée en raison de difficultés administratives (chaque vendeur doit tenir un registre spécial de perception) et du manque de contrôleurs. Pour les grands magasins vendant par catalogue, la taxe est un véritable casse-tête car elle n’est pas indiquée sur les brochures déjà imprimées, ce qui conduit les établissements Dufayel à purement et simplement prendre le financement de la taxe à leur compte comme le proclame la publicité qu’ils font passer dans Le Temps : « Nous avons le plaisir d’informer notre clientèle qu’au prix de réels sacrifices à partir du 1^eraoût et jusqu’au 1^ernovembre nous prenons à notre charge la taxe sur le luxe25. »

23Les différentes modalités d’intervention de l’État à propos du luxe ou de la protection des « nécessités » démontrent le profond idéal d’égalité par le bas qui prévaut pendant le conflit : il s’agit d’assurer les biens essentiels à tous et de limiter les inégalités criantes, même si les parlementaires révèlent par là même leur méconnaissance de la consommation des classes populaires parisiennes. La pénurie et les désorganisations profondes qui accompagnent l’entrée dans le conflit également déclenchent un phénomène oublié et très difficile à appréhender intellectuellement : l’inflation galopante.

La « cherté de la vie » ou comment comprendre l’inflation

24L’inflation est souvent mentionnée dans les travaux des historiens de la Première Guerre mondiale sans que le choc qu’elle représente pour les consommateurs, et particulièrement pour ceux des classes populaires, ne soit forcément analysé. Les rapports policiers sur la « physionomie de Paris » et « l’état moral de populations » permettent de faire une histoire au ras du trottoir des représentations économiques et des interprétations populaires de ce mécanisme et de tisser ensemble histoire économique et histoire culturelle.

25L’inflation est un « processus de hausse cumulative et auto-entretenue du niveau général des prix26 ». Elle touche le prix de tous les produits –et pas seulement les denrées alimentaires– et toutes les catégories sociales, même si, en fonction de leur niveau d’aisance, celles-ci en ressentent plus ou moins fortement les effets. Le xix^e siècle ignore ce phénomène dont la dernière –et violente– manifestation date de la Révolution française et de l’emballement monétaire qui suivit l’émission des assignats27. Dès le début du xix^e siècle, la stabilité monétaire est rétablie, avec un taux d’inflation proche de zéro et des prix qui ne connaissent que des mouvements de faible amplitude28 et, « avant 1914, le mot inflation dans les dictionnaires n’a que le sens pathologique d’“enflure”, car la chose n’existe pas en économie29 ». Cette stabilité des prix a des effets très importants sur les consommateurs : dans leur système de représentations du monde économique, la valeur des biens et des services est stable et, si le prix augmente, c’est que la valeur de l’objet est plus grande. La connaissance intime du prix est particulièrement forte chez les acheteurs des classes populaires qui sont attentifs à des variations qui peuvent paraître infimes à d’autres groupes sociaux. Ces repères bien éprouvés commencent à vaciller en 1910 et sont totalement déstabilisés à partir de 1914.

26Une première flambée des prix intervient en 1910-1911, avec un taux d’inflation atteignant 10 % en 191130. Le cycle inflationniste qui s’ouvre en 1914 est plus long et n’est définitivement jugulé qu’au milieu des années 1920. La pénurie déclenchée par le conflit réduit la quantité de biens disponibles, tandis que le financement de la guerre par l’État, qui recourt à l’emprunt, augmente la quantité de monnaie en circulation. En outre, il s’agit d’une inflation de beaucoup plus grande ampleur que celle du début de la décennie, qui atteint un taux de 20 % par an. Ce phénomène touche particulièrement Paris, notamment en 1917 : entre février et mai, les prix augmentent de 14 %, favorisant la montée du mécontentement populaire qui s’exprime dans les grèves de mai et juin31. Ce dernier élément met l’accent sur une autre composante essentielle du mécanisme inflationniste pendant la guerre : la combativité des travailleurs leur permet d’obtenir des « indemnités de vie chère », aboutissant de fait à une indexation des salaires sur les prix. Dans le même temps, cette course-poursuite entre les salaires et les prix est également de nature à nourrir l’inflation. L’inflation, née de la guerre, ne disparaît pas avec la fin des hostilités, et s’accélère même en 1919 et 1920, suscitant une très grande incompréhension dans l’opinion publique, qui « attendait le retour à l’identique, les retrouvailles avec la “Belle Époque” –le franc devant vaincre comme la Marne32 ». La production française met dix ans à retrouver son niveau d’avant-guerre et la hausse des prix n’est définitivement jugulée qu’avec la stabilisation et la ponction fiscale opérée par le gouvernement Poincaré en août 1926, au prix d’une nouvelle récession en 1927. La dévaluation de 1928 qui voit le franc Poincaré remplacer le franc Germinal signe « la vraie fin monétaire du conflit mondial33 ».

27L’inflation, du début du conflit au milieu des années 1920, est un phénomène radicalement nouveau pour l’ensemble de la population. Sa complexité économique et la multiplicité de ses causes ne sont que très difficilement appréhendées, par les élites comme par les classes populaires. Dans le sillage des analyses d’Arlette Farge sur l’opinion publique et les catégories de pensée du peuple, on peut se demander selon quels cadres d’intelligibilité et avec quelles traditions d’interprétation du monde économique et commercial cette hausse –qui atteint des proportions démesurées – est comprise par les plus modestes34.

28L’appréhension de l’inflation par les classes populaires met en jeu un rapport au temps : on mesure la hausse des prix à l’aune du temps qui passe. Les acheteurs réalisent de manière instinctive ce qui sera plus tard théorisé par le calcul de l’indice du coût de la vie : la seule manière de mesurer l’inflation est effectivement de comparer les prix à deux dates données. Le 21janvier 1919, place des Fêtes dans le XIX^e arrondissement, une acheteuse s’indigne : « Voyant des figues affichées à 2 fr 20 le ½ kilogramme [elle] disait : “Regardez-moi ça, l’année dernière on les payait 0 fr 90, on pouvait encore difficilement faire de la boisson avec, mais comment voulez-vous faire maintenant. Cependant la main-d’œuvre n’a pas augmenté dans cette proportion-là”35. » Les rapports policiers témoignent à de nombreuses reprises de la mémoire des prix sur le long terme dont font preuve les ménagères, exprimant une compétence économique propre aux consommateurs populaires qui traduit leur extrême attention à la valeur des denrées. Cette consommatrice met en sus en rapport le prix des aliments avec l’augmentation des salaires, pour constater l’insuffisance des indemnités de vie chère.

29Les incidents les plus vifs se produisent cependant lorsque les consommateurs font, à court terme, et quasiment en temps réel, l’expérience de l’augmentation. Le 21décembre 1917, le policier en service sur le marché du boulevard Ornano, dans le XVIII^e arrondissement, rapporte les faits suivants :

Vers 10h20, M^me Mourtous, marchande de poisson, place 114, vendait le hareng à raison 1fr25 la livre, la vente était active et les clients nombreux, ce que voyant la susnommée se mit à vendre au prix de 1fr50 la livre. Une ménagère, lui ayant fait remarquer que 5minutes avant le hareng valait 1fr25, elle répondit : « Ce n’est pas les mêmes que tout à l’heure, c’est d’une autre caisse. » Des ménagères s’écrièrent : « C’est un vol manifeste. Vous mériteriez qu’on vous retourne votre baraque ! Il n’y a pas de police pour empêcher cela, c’est vrai que c’est du vol autorisé36 ! »

30La commerçante a beau expliquer qu’elle répercute la hausse des prix de ses fournisseurs et que la variation du prix entre les produits s’explique par le moment, différent, de l’achat, les consommatrices éprouvent le vif sentiment de tenir, enfin, une coupable. C’est l’expérience en temps réel de l’inflation qui explique la violence de leur réaction : le glissement progressif des prix, insensible, a moins d’effet que leur hausse brutale, perçue comme intentionnelle et totalement arbitraire par les acheteuses.

31D’une façon générale, les rapports de police comme les articles de journaux montrent que l’inflation est comprise par le recours à un modèle interprétatif pérenne depuis l’Ancien Régime : la crise de subsistance. Le premier indice est l’emploi récurrent de l’expression « vie chère » ou « cherté de la vie ». L’article « Cherté » dans le Grand Dictionnaire universel du xix^e siècle évoque l’augmentation des prix, mais essentiellement ceux des produits agricoles, sous l’effet d’impôts pesant sur la consommation ou comme conséquence d’une pénurie temporaire37. Et effectivement, on constate dans les journaux comme dans les sources policières une obsession pour l’alimentation. Bien sûr, la situation de guerre et les privations expliquent cette focalisation, mais l’augmentation du prix des autres objets et des services passe grandement inaperçue. La résurgence de peurs d’Ancien Régime ravive le souvenir des anciennes « guerres du blé38 ». La prégnance du modèle de la crise de subsistance est d’ailleurs attestée par la protection immédiate et durable du prix du pain.

32En dehors de ce grand modèle interprétatif, le flou règne dès que l’on entre dans le détail des mécanismes de la hausse. La rigueur du climat est une explication qui revient régulièrement en hiver. Le 22février 1918, sur le marché de Belleville, le policier en service rapporte que « la viande de boucherie conserve son prix élevé. Les ménagères s’en plaignent auprès des bouchers qui leur répondent : “La hausse qui s’est produite ces derniers temps a été provoquée par la rigueur de la température. Il faut s’attendre à une baisse dès que le temps s’adoucira”39. » Le commissaire de police du 7^e district, qui rassemble les IX^e et XVIII^e arrondissements, note plus généralement la confusion des argumentaires :

La classe ouvrière préoccupée par son travail et ses soucis familiaux ne cherche pas trop à approfondir les causes de ces continuelles augmentations ni ce qui pourrait les arrêter et ne fait que manifester son étonnement de ne voir à cet effet aucune mesure prise. Dans les milieux plus intellectuels, la majorité des gens discutent, avec des avis divers, sur des moyens plus ou moins fantaisistes, susceptibles de remédier à cet état de chose, mais ne trouvant sans doute ni les causes réelles ni ce qui pourrait les détruire, rendent responsable le Gouvernement qu’ils estiment qualifié pour mettre un frein à cette augmentation40.

33Il est cependant faux d’avancer que la classe ouvrière ne cherche pas à comprendre le phénomène de la cherté. Les procès-verbaux de la police attestent au contraire que les explications avancées par les journaux et les commerçants sont étudiées et réfutées avec soin par les clients issus du peuple. Ainsi, la pénurie et la désorganisation des transports, arguments souvent utilisés dans la presse, sont balayées par les acheteuses à la lueur de leur expérience quotidienne : sur le marché Auguste-Blanqui, « les ménagères s’étonnent que le prix des pommes de terre reste aussi élevé bien que ces tubercules soient en abondance […]. Une ménagère dit : “On dit toujours que c’est la crise des transports qui fait augmenter la marchandise, cependant cette raison ne vaut rien puisque la pomme est à profusion sur les marchés”41 ». Les explications les plus communément admises n’étant pas adaptées à l’expérience quotidienne des consommateurs populaires, ceux-ci se tournent vers la recherche de coupables.

34Les fautifs tout désignés pour les acheteurs sont ceux qui se trouvent en première ligne face au consommateur et qui répercutent l’augmentation : les commerçants. Les petits marchands, ceux qui ont un étal au marché ou une boutique en ville, sont l’objet de nombreuses critiques, voire de fureurs populaires quand ils augmentent brusquement leurs prix. De nombreuses notations attestent la rancœur des consommateurs. Le 5décembre 1917, au marché du boulevard de Grenelle, une réfugiée du département des Ardennes s’indigne de la façon peu correcte dont la clientèle est reçue par les commerçants et conclut, cinglante : « On voit bien qu’ils n’ont jamais souffert ces cochons-là, il faudrait que les boches fassent un tour par ici pour leur apprendre à vivre42. » Deux jours plus tard, dans le XIII^e arrondissement, une ménagère ajoute : « Les marchands nous exploitent. Ils s’en f… pas mal de la guerre, eux, ils gagnent des sous43. »

35Cependant, c’est surtout à l’échelon supérieur de la hiérarchie commerciale que s’en prennent les consommateurs, réactivant les figures haïes des accapareurs et des spéculateurs44. L’idée dominante est que l’augmentation des prix est due à l’avidité des intermédiaires qui accaparent une marge importante lors de la revente ou qui stockent les denrées en attendant que leurs prix montent. Le 23décembre 1917, sur le marché de la Convention, dans le XV^e arrondissement, la hausse des prix est selon les ménagères « imputable aux intermédiaires et spéculateurs qui se livrent à leur commerce illicite » et à « une spéculation pratiquée à l’occasion des fêtes par les fermiers et les marchands en gros45 ». Cette dénonciation s’appuie sur le thème classique de l’opposition des « gras » et des « maigres », antagonisme particulièrement adapté dans le cadre d’une hausse du prix des denrées alimentaires46. Les consommateurs n’ont de cesse de dénoncer « Messieurs les Gros », comparés à des « cochons » à qui l’on ferait bien « tirer la langue » et qu’on laisserait volontiers « crever avec leur beurre ». L’ensemble de ces commerçants coupables est parfois désigné, notamment dans la presse, sous le terme « mercantis », un mot qui, sous la Troisième République, amalgame peu à peu la dénonciation de l’avidité des commerçants avec les idées de trahison nationale et de corruption politique, ces marchands étant soupçonnés de payer des pots-de-vin au plus haut niveau pour pouvoir poursuivre leurs troubles trafics47. Ce terme est également repris par le public, comme le 6 mars 1919, avenue Daumesnil, dans la file d’une baraque Vilgrain, quand un client s’exclame « on finira bien par les avoir les mercantis48 ». Le thème de l’accaparement est enfin accompagné par un nationalisme latent, qui peut tourner à la franche xénophobie, par exemple chez cette consommatrice du marché de Ménilmontant :

Un marchand de type levantin vendait du café à raison de 4 fr 80 le ½ kilogramme. Une ménagère qui passait s’écria : « Tiens, dans le temps il vendait du savon, puis du sel et des cristaux, aujourd’hui il vend du café, ces gens-là sont extraordinaires, ils vendent de tout et trouvent de la marchandise quand d’autres n’en trouvent pas »49.

36La pérennité de la hausse des prix finit par atteindre l’image du pouvoir politique. Les représentants sont a minima critiqués pour leur supposée indifférence, illustrée dans les propos de cette acheteuse du marché Richard-Lenoir qui déplore que « les parlementaires s’occupent de leur politique au lieu de dénouer la crise économique qui devient de plus en plus grave50 ». Des accusations de corruption peuvent également fuser, par exemple chez une consommatrice qui loue Clemenceau pour mieux dénoncer la classe politique : « C’est grâce à Clemenceau qu’a été tenté cet essai contre la vie chère [les baraques Vilgrain]. Lui, au moins, a les mains propres et pouvait se permettre d’être énergique. Les autres hommes politiques ont pour la plupart “tripoté” et sont à la merci des commerçants51. » Cependant ces attaques sont rares, probablement parce que la forte implication du pouvoir politique dans la gestion de la pénurie tempère les critiques.

Les années 1920 : le démarrage avorté d’un nouveau cycle de consommation

37Après la signature de l’armistice, la sortie de l’économie de guerre et sa reconversion en économie de paix s’avèrent difficiles, si bien que l’inflation n’est jugulée qu’au milieu des années 1920. Pourtant sous cette apparente crise couvent les ferments d’une croissance nouvelle qui permettent l’amorce d’un nouveau cycle de consommation pour les classes populaires parisiennes. La première raison de ce renouveau réside dans un effet de l’inflation qui échappe aux contemporains : l’effacement des dettes. La valeur de la monnaie décroît, mais le montant des remboursements reste fixe, ce qui diminue la valeur réelle des emprunts. Or, les classes populaires à la Belle Époque avaient très largement consommé à crédit grâce à la généralisation de la vente à l’abonnement. L’inflation durant la guerre, puis dans les années 1920, purge donc l’endettement des classes populaires parisiennes, rendant ainsi possible un nouveau départ. Cet allègement ne se fait cependant pas sans dégât et les grands magasins de crédit populaire en souffrent beaucoup, comme le prouve la faillite des Grands Magasins Dufayel en 1925. Les autres établissements de vente à crédit réussissent à surmonter le choc, mais doivent pour cela diversifier leurs activités. La crise des années 1930 les contraint encore davantage à réduire leur rôle de prêteur ; jusqu’à la naissance du Cetelem dans les années 1950, il n’existe plus de système de crédit de grande ampleur adressé aux moins fortunés52. Ce mécanisme d’effacement des dettes passe pourtant inaperçu dans les classes populaires urbaines, car les crédits continuent d’être remboursés jusqu’à leur terme par les ouvriers et les employés. L’effet symétrique de l’inflation –faire fondre l’épargne– est en revanche vécu de manière très violente par ceux qui en sont victimes, notamment dans les classes populaires rurales. L’inflation a donc, à moyen terme, des effets différents selon la structure des budgets populaires : elle favorise les débiteurs au détriment des épargnants, allant en cela, ironie de l’histoire économique, à contre-courant de toute la morale de l’épargne patiemment développée par les réformateurs sociaux pendant tout le xix^e siècle53.

38Le deuxième facteur qui permet d’amorcer un nouveau cycle est le retour au niveau de consommation antérieur, et surtout l’apparition de nouveaux produits dans les années 1920. Une des raisons de la flambée de l’inflation en 1919 est le rattrapage, par toutes les classes sociales, de la consommation différée pendant la guerre. Le conflit a suscité de très grandes frustrations et les privations des années de guerre ne sont acceptées qu’en regard des souffrances endurées dans les tranchées et de l’esprit de sacrifice généralisé. L’issue du conflit signe la fin brutale de l’impératif moral de restriction et la consommation redémarre très rapidement. Les signes en sont nombreux, comme ce commissaire de police du XI^e arrondissement (où se trouve le faubourg Saint-Antoine spécialisé dans le travail du bois), qui remarque en avril 1919 qu’« il y a une reprise dans l’ameublement54 ». Cette reprise ne concerne pas que les classes supérieures, car le même observateur écrit :

On note même une certaine recrudescence dans les achats. Ceux-ci ne s’appliquent pas seulement aux objets alimentaires et dans les marchés, les camelots vendant de petits lainages ou des étoffes à bon compte ont fait parfois une recette copieuse55.

39Les consommations de loisir reprennent également dans les quartiers populaires, annonçant ce que l’on ne tardera pas à baptiser les « Années folles » :

À signaler que la prolongation de l’heure de fermeture des débits, l’autorisation rendue aux établissements de jouer de la musique, la réouverture des bals, la foire aux pains d’épices ont donné un regain de vie joyeuse, ce qui a produit une diversion opportune56.

40Au-delà de ces consommations de rattrapage, une véritable prospérité voit bientôt le jour, fondée sur le développement de nouveaux secteurs ou sur l’essor de la productivité dans les plus anciens57. Les moteurs de cette croissance sont l’industrie mécanique et particulièrement la filière automobile, l’industrie chimique et l’électricité. Pour les classes populaires parisiennes, ce redémarrage a deux effets économiques majeurs : la baisse du chômage et le retour à des salaires importants, qui permettent de consommer. La relance de la consommation populaire repose à la fois sur la diffusion plus grande d’objets déjà désirés à la Belle Époque, notamment la bicyclette qui se répand largement, ou les meubles dont l’acquisition continue. Les innovations dans l’industrie chimique conduisent à l’invention de textiles synthétiques, comme la soie artificielle qui est vendue dans les années 1920. Enfin, les progrès technologiques favorisent l’apparition de deux types d’objets fortement désirés : les lampes et luminaires électriques d’une part, et la TSF d’autre part. Ce dernier produit est l’objet d’un engouement formidable qui aboutit à une diffusion massive dans les années 1930 : on passe de 500 000 récepteurs en 1930 à 5,5 millions en 193958.

41Il faut enfin rappeler le rôle décisif de la Grande Guerre et des années 1920 dans la gestation des assurances sociales, avec comme résultat le vote de deux lois essentielles, le 5avril 1928 et le 30avril 1930. Ces textes instaurent au bénéfice des salariés de l’industrie et du commerce un système complet et obligatoire de protection sociale qui couvre les risques liés à la maladie, à la maternité, à l’invalidité et à la vieillesse59. Au vu du poids des frais de santé dans les budgets populaires, ces lois auraient pu permettre aux consommateurs peu fortunés de dégager un excédent à réinvestir dans la consommation. Cependant leurs effets ne se font sentir qu’à partir des années 1931-1932, au moment où commencent la montée du chômage et la stagnation des salaires, ce qui en annule en partie le bénéfice.

42Ce cycle ébauché ne peut cependant pas s’épanouir : la France entre dès 1931 dans la dépression mondiale qui vient tuer dans l’œuf ce redémarrage. Les biens de luxe et l’automobile, deux secteurs d’emploi très importants dans la capitale, sont les premiers touchés, car ils dépendent des exportations, notamment vers les États-Unis et l’Angleterre que la crise atteint plus tôt. La baisse des dépenses d’alimentation, due à l’effondrement des prix agricoles, ne suffit pas à compenser la chute des salaires. La crise économique des années 1930 et le second conflit mondial laissent en suspens la consommation populaire qui ne pourra reprendre qu’avec la stabilité des années 1950 pour s’épanouir dans les années 1960, refermant ainsi la parenthèse de trente ans qu’avait ouverte l’entrée dans la Première Guerre mondiale.

43La Grande Guerre déstabilise profondément le modèle de la consommation des classes populaires parisiennes mis en place à la Belle Époque. D’une part, le conflit, en désorganisant les circuits d’approvisionnement de la capitale et en exigeant des consommateurs un « esprit de sacrifice », vient reposer la question du partage entre luxe et nécessités. Les pouvoirs publics définissent, dans la pratique, le nécessaire et interviennent peu à peu pour protéger et réguler trois domaines bien circonscrits : la nourriture, le combustible et le logement. Cette implication politique quant à « l’essentiel » va de pair avec la définition, par la taxe sur le luxe, du superflu qui, lui, est fortement pénalisé. D’autre part, les années de guerre sont celles de la découverte de l’inflation, un phénomène nouveau mais qui est interprété dans les classes populaires selon le schéma ancien de la crise de subsistance et qui pousse les consommateurs, et surtout des consommatrices, à se mobiliser.

La consommation, un travail domestique alourdi par la guerre

46Depuis les années 1970, les études de genre, en histoire comme en sociologie, ont contribué à déplacer les frontières de la notion de travail65. Ces travaux ont mis en lumière l’importance du travail domestique, effectué gratuitement dans la sphère privée, majoritairement par les femmes66 : le soin, l’éducation, l’accompagnement moral des enfants et des adultes dépendants, la cuisine, le ménage, le lavage, le repassage, les courses, les tâches administratives ou encore l’entretien des relations sociales de la famille. La consommation constitue une part importante de ce travail domestique.

47Ce travail exige des compétences particulières dans les classes populaires, où s’impose la nécessité d’économiser l’argent. Il existe une « économie de la débrouille […], une socialisation à l’économie du pauvre, à la petite économie, à ses spécificités, à sa rationalité, comme en témoigne a contrario le désarroi de ceux et de celles qui “tombent” dans la pauvreté sans disposer des savoirs pratiques qui lui sont associés67 ». Il faut par exemple savoir prélever dans la ville les ressources disponibles et les femmes sont des « glaneuses éternelles68 » du champ que constitue l’espace urbain. Il faut également savoir évaluer les produits (nature des matières premières, saisonnalité des légumes, prix raisonnable) et les commerçants (amabilité, honnêteté, possibilité de crédit). Les enfants sont très tôt socialisés à cette économie de la débrouille et les mères leur transmettent des capacités de négociation et de marchandage. Albert Simonin décrit parfaitement ce processus : « Nos mères nous chargeaient d’emplettes chez les commerçants, non sans la recommandation d’être “bien poli et bien aimable”. Ces recommandations visaient surtout la boulangère, dispensatrice de crédit, et dans l’estime de laquelle il fallait se maintenir en vue des périodes difficiles69. »

48Le temps de travail que requiert la consommation est généralement impossible à mesurer, car on ne peut reconstituer les emplois du temps des femmes des milieux populaires ni connaître le temps passé aux achats qui sont, en outre, intercalés parmi les autres tâches ménagères. La Grande Guerre introduit un dysfonctionnement majeur dans cette routine quotidienne : la pénurie et le rationnement provoquent des files d’attente qui mettent en lumière le temps, désormais plus important, dévolu à cette activité. Les queues devant les magasins ou les lieux de distribution sont des moments de grandes tensions qui peuvent facilement dégénérer en incidents, particulièrement surveillés par la police70. De nombreuses photographies permettent également de reconstituer le cadre et le public des files d’attente. Ces sources donnent accès au vécu des consommatrices populaires, dans un moment exceptionnel de pénurie.

49D’une façon générale, les policiers rapportent une déploration rituelle du temps d’attente, considéré comme du temps perdu : un agent décrit l’« ennui éprouvé par les acheteuses de perdre leur temps pour faire leurs achats », et une ménagère s’exclame : « Ah, c’est la barbe ! Il faut encore faire la queue, c’est dégoûtant71 ! » Pourtant, la fréquence des files d’attente et la rareté des incidents suggèrent la mise en place d’une routine et de normes de fonctionnement, au-delà de ce discours figé72. Le temps effectivement passé dans les files d’attente est difficile à évaluer, mais on trouve des mentions éparses, évoquant une demi-heure ou une heure d’attente sans récrimination. Une ménagère qui parle d’une attente de trois heures la juge en revanche clairement exorbitante. Un incident survenu le 24décembre 1917 dans le faubourg Saint-Antoine permet de détailler les différentes visions du temps convoquées par les protagonistes. Une distribution gratuite de pommes de terre a lieu dans un local municipal pour les femmes les plus démunies, mais à 16heures, à la fin de leur service, les employées de la mairie évacuent le local, privant ainsi des femmes qui attendaient des denrées tant attendues. Les ménagères réagissent violemment, invectivent les employées et les menacent de coups. Le policier qui rapporte la scène note les propos de ces femmes enragées :

Elles protestent « qu’on se moque d’elles, qu’elles payent largement les pommes de terre qu’on leur distribue après une longue attente et qu’on les pousse à la révolution ». « On n’a tenu aucun compte de l’heure et après leur avoir pris leurs maris, on ne se soucie pas de savoir si elles auront à manger ce soir. » « Les employées ont bien de la chance de finir leur journée à 16heures, alors que leurs maris passent leur quatrième hiver dans les tranchées », etc.73…

50Ces quelques phrases jetées à la volée révèlent l’importance du temps dans le conflit et les différentes visions qui s’affrontent. D’une part, le temps des femmes qui font la queue est un moment de tension et d’anxiété, d’une durée imprévisible et dont l’issue est incertaine. Avec ce temps, elles ont l’impression d’acheter une denrée qu’on leur distribue pourtant gratuitement, payant ainsi, par l’inactivité forcée de l’attente, la charité qu’on leur concède74. En face, les employées municipales respectent les horaires, prévisibles, d’un travail reconnu comme tel et rémunéré. Elles sont dans leur droit au regard de leur employeur et soutenues par le gardien de la paix qui représente le pouvoir municipal. Laissées sans recours face à ce qu’elles perçoivent comme une grande injustice, les ménagères se servent de l’argument inattaquable des sacrifices endurés par les combattants auxquels elles sont liées pour imposer le respect de leur droit de « combattantes » par procuration. Elles convoquent donc une troisième temporalité, celle de la guerre, rapprochant leur quête journalière du sacrifice des poilus. Elles rappellent par là même aux fonctionnaires qu’il existe une temporalité quasi sacrée qui impose son rythme à tous les Français et réinscrivent ainsi leur quotidien dans le fil de l’histoire.

51Le temps passé à attendre d’être servi n’est pourtant pas un « temps perdu », mais au contraire un temps plein, d’échanges et de tensions, pendant lequel des règles sont nécessaires pour maintenir un ordre toujours fragile. Une série de dix-huit photographies des baraques Vilgrain, prises par l’agence Roll, permet de reconstituer les conditions de l’attente (fig.4).

52Des hommes sont présents sur les lieux de distribution, habillés en civil ou en uniforme. Ils patientent parfois dans la file, souvent aux alentours, en petits groupes, semblant attendre que la femme qu’ils accompagnent ait fini de faire la queue. Il y a donc deux types d’attente, l’une féminine, avec panier au bras, dans la file, tandis que les hommes, à proximité, veillent mais laissent aux femmes l’acte strict d’achat. L’attente se fait en petits groupes, plutôt que dans une parfaite file indienne.

Fig. 4 : File d’attente devant une baraque Vilgrain en mars 1919

53La position des corps dans l’espace est loin d’être un détail, car les moments de tension se cristallisent souvent autour de cet agencement physique. Tout d’abord, l’attente est une mise à l’épreuve du corps, lorsqu’elle s’effectue dans le froid, sous la pluie ou en période d’épidémie de grippe espagnole. Ensuite, la file est une façon de créer un ordre de passage, dans lequel chacun peut repérer qui le précède et qui le suit, la conquête d’une place dépendant ainsi de l’heure d’arrivée. La hantise des ménagères est l’attroupement, moment d’incertitude normative, qui ne permet plus de respecter un ordre jugé légitime. Les gardiens de la paix –force de l’ordre au sens littéral du terme– sont, en temps normal, les garants de la disposition des corps dans l’espace. En cela, ils sont absolument nécessaires et respectés des acheteuses qui les considèrent comme leurs alliés. Lors d’un incident dans le XIII^e arrondissement, les clientes racontent par exemple « que les agents ont été requis pour faire évacuer la salle de distribution, mais elles ne leur en témoignent aucun ressentiment. Un agent a même reconnu que “c’était malheureux, qu’il comprenait leurs doléances, mais qu’il était obligé de faire son service”75 ». En revanche, lorsqu’ils ne remplissent pas ou mal ce rôle, les policiers sont vivement critiqués, signe de l’importance de leur fonction de régulateurs. En décembre 1917, un incident éclate avec un débitant de tabac, produit touché par la pénurie :

Le service d’ordre est mal organisé. Les gardiens de la paix ne devraient pas laisser le public s’attrouper. Il arrive que les derniers arrivés parviennent souvent à se faufiler et à passer les premiers. Ceci provoque de violentes réclamations et des bousculades. Ce service devrait être établi une heure avant le moment fixé pour la distribution. Les gardiens devraient obliger le public à se mettre sur plusieurs rangs ainsi que cela se produit partout76.

54La file est censée incarner spatialement la progression temporelle, constituant à la fois une preuve de l’ordre de passage et un indice de la fin de l’attente. L’attroupement brouille les repères et introduit un flottement, jugé insupportable. L’incertitude normative est à son comble, les lois de l’attente implicitement établies ne tiennent plus et la force physique devient la seule règle valable, disqualifiant les femmes les plus faibles ou les plus âgées.

55Dans un contexte de pénurie entraînant de longues files d’attente, les familles dans lesquelles des individus sont disponibles pour faire la queue disposent d’une ressource importante qui démontre l’importance cruciale de ce travail domestique, généralement féminin. Le rôle central des femmes dans les achats et leur connaissance de la valeur des produits les place au cœur des mobilisations autour de la consommation.

Les émeutes contre la vie chère à Paris : histoire d’une absence

56L’histoire des émeutes frumentaires a été profondément renouvelée par l’article d’Edward P. Thompson sur « l’économie morale de la foule77 ». Il défend l’idée que les pauvres adhèrent à un ensemble de conceptions du juste et de l’injuste et de règles de l’échange marchand, qui les incitent à se révolter quand ces normes ne sont pas respectées. Cet article est un jalon dans l’histoire de la consommation, car il met l’accent sur un type de mobilisation collective où les classes populaires se rassemblent au nom de leur rôle d’acheteurs (et non de producteurs) et sur la place centrale des femmes en leur sein. Cette étude a constitué une matrice pour penser les révoltes populaires, sous l’Ancien Régime, mais également au xix^e siècle78. Pour certains historiens, comme Tyler Stovall ou John Barzman, cette forme de contestation se prolonge très tard en France, puisqu’ils voient des similitudes entre l’économie morale du xviii^e siècle et la crise de la vie chère de 191979. Réexaminer le cas parisien lors des deux crises de vie chère de 1911 et 1919, en le comparant notamment aux autres formes de mobilisation à l’échelle nationale, permet d’évaluer la pertinence, pour la capitale, du modèle d’Edward P. Thompson.

57En 1910 et 1911, l’inflation apparaît en France et déstabilise les représentations économiques des consommateurs. Les discours sur la cherté de la vie se multiplient et des manifestations violentes ont lieu80. En 1910, l’agitation se cristallise autour d’une campagne de presse menée notamment par L’Humanité sur le thème de la vie chère, mais sans que surgisse une réaction populaire spontanée. En revanche, de mi-août à la fin du mois de septembre 1911, de véritables émeutes ont lieu dans le nord de la France : des foules de ménagères saccagent les marchés, pillent les chargements des cultivateurs et les étals des commerçants ou vendent les denrées à un prix qu’elles ont elles-mêmes fixé. Il y a effectivement une étonnante similitude entre les modes d’action des femmes du Nord et ceux décrits par Edward P. Thompson, notamment le recours à la taxation populaire. La violence est en outre réelle : le 29août, une bagarre opposant un boulanger et un mineur fait un mort à Billy-Montigny, dans le bassin minier de Lens. Le 3septembre, Douai est en état de siège et, à Saint-Quentin, la foule assiège la prison, avec pour résultat deux cents blessés. L’apogée est atteint le 9septembre, à Creil, en Picardie, où les manifestants affrontent une compagnie du 54^e régiment d’infanterie, ce qui se solde également par un mort. L’ampleur, les modes d’action et l’issue parfois très violente de ces manifestations permettent de les qualifier d’émeutes. Jean-Marie Flonneau parle de « troubles classiques, traditionnels, de subsistance81 », même s’ils sont appuyés par le mouvement syndical –le modèle d’Edaward P. Thompson conserve ici sa pertinence.

58La capitale française, en revanche, n’est absolument pas touchée par un phénomène d’une telle ampleur. Le seul incident à signaler a lieu le 10septembre 1911, dans les XIX^e et XX^e arrondissements. Entre cent et deux cents manifestants se rendent sur le marché de la place des Fêtes, à Belleville, puis sur celui de la rue des Pyrénées, renversent quelques étalages et tentent d’empêcher la vente, ce qui provoque l’intervention des forces de l’ordre. Outre le faible nombre de participants, la présentation qu’en fait Le Petit Journal montre à quel point l’incident est mineur : « Des manifestations, heureusement sans aucun caractère de gravité, se sont produites hier matin, sur deux marchés parisiens […]. Les deux marchés, un instant troublés, ont repris ensuite leur physionomie normale et le commerce n’eut pas à s’en ressentir82. » La manifestation n’est pas spontanée mais organisée par des membres de la coopérative de la Bellevilloise qui tentent de provoquer une agitation populaire83. Cependant, malgré l’implication des syndicats et les campagnes de presse, la révolte ne prend pas dans la capitale. Cet échec s’explique assez facilement, car Paris est déjà entré dans un autre mode de consommation. Les budgets des classes populaires se sont desserrés et la part de la nourriture dans le total des dépenses a baissé. L’inflation n’affecte donc pas directement la survie et l’alimentation de ce groupe social, à la différence des mineurs du Nord. Peut-on dire qu’en 1919 les classes populaires parisiennes, affectées par la guerre, retournent à l’émeute de subsistance ?

59L’historien américain Tyler Stovall a étudié les luttes ouvrières qui se déroulent à Paris autour de la consommation en 191984. Il soutient que l’intensité de ces mobilisations semble annoncer le grand soir et ouvrir, au cœur des réorganisations de l’immédiat après-guerre, une perspective révolutionnaire prenant racine dans un « consumérisme révolté » (insurgent consumerism) qui rassemble à la fois les luttes de locataires organisés et ce qu’il nomme des « émeutes sur les marchés85 ». Le vocabulaire utilisé est particulièrement fort, avec les mots « émeutes », « violence », « bagarre », « assaut » et « foules d’émeutiers ». Un réexamen des trois incidents mentionnés dans l’ouvrage conduit pourtant à minorer leur portée. Le 27juillet 1919, une vingtaine de femmes, mécontentes de l’augmentation du prix du lapin, jettent sur le sol les marchandises de l’épicerie Guay, dans le quartier des Abbesses. Le Petit Parisien, avec les termes emphatiques de la presse de fait divers, décrit en ces termes l’épisode :

Ce fut bientôt un beau tumulte. Cris, protestations et épithètes sévères partirent de la rue à l’adresse du négociant. En l’espace de quelques secondes, l’exaspération de la foule dépasse tout ce qu’il est possible d’imaginer. Et soudain, une vingtaine de personnes criant et gesticulant, envahirent la boutique, se précipitèrent sur les étalages et en proie à une véritable fureur, lancèrent les diverses denrées dans la rue. L’effervescence fut bientôt telle que les agents durent intervenir et après avoir, non sans peine fait évacuer le local de M. Guay, donnèrent l’ordre à ce dernier de fermer immédiatement son magasin86.

60Certes, ce récit met en scène une flambée de colère irréfutable, de la part de clientes exaspérées de l’augmentation brusque des prix. Mais la foule est très peu importante (vingt personnes) et l’incident se termine très rapidement après l’intervention des forces de l’ordre. Dès le lendemain, la boutique ouvre à nouveau, avec un commerçant bien plus aimable qui semble avoir compris la leçon. Le Matin ne raconte cette histoire que dans un entrefilet en deuxième page et la qualifie d’« incident » pendant lequel « les étalages furent bouleversés87 ». Les autres événements sont encore plus modestes, comme ces ménagères qui, le 6août 1919, « renversèrent la voiture à bras d’une marchande de tomates de la rue des Abbesses88 ».

61En réalité, la lecture des journaux montre qu’il n’y a pas de réaction populaire spontanée à la flambée des prix en 1919 à Paris, pas plus qu’il n’y en eut en 191189. La situation matérielle du peuple est pourtant bien plus difficile qu’avant-guerre, à cause de la pénurie, et le mécontentement est réel au début de l’année. Les archives policières prouvent à quel point les forces de l’ordre sont attentives à l’état d’esprit des classes populaires sur ces questions tout au long de la guerre. Cette remontée rapide des informations permet une réaction adéquate des pouvoirs publics –la mise en place des baraques Vilgrain au mois de mars 1919– qui vient arrêter net la montée du mécontentement populaire. La satisfaction unanime du public démontre que les épiceries à prix fixes sont une réponse adaptée. D’ailleurs, dans les troubles de la vie chère auHavre à l’été 1919, les manifestants réclament la mise en place de baraques sur le modèle parisien : lors de la manifestation du 1^erMai, une pancarte porte l’inscription « Diminution du coût de la vie : des baraques Vilgrain90 ! ». L’extension de ce système à l’échelle nationale est annoncée par le gouvernement le 13juillet et les décrets sont pris dès la fin du mois, ce qui explique probablement l’extinction rapide des troubles en France. À Paris, dès l’automne, les revendications disparaissent comme le note le commissaire de police du 9^e district (XI^e et XX^e arrondissements) : « La grande masse du public paraît se désintéresser de la vie chère. Les acheteurs paient les marchandises sans se soucier des prix normaux même lorsque ces prix dépassent sensiblement les cours établis, ce qui ne se produit d’ailleurs que pour quelques denrées, telles que certains légumes verts91. »

62On peut donc considérer qu’en France le modèle d’action décrit par Edward P. Thompson jette ses derniers feux en 1911 dans le Nord, avec des foules importantes et des émeutes violentes. À Paris, en revanche, pas de traces d’« émeutes de la faim » ou de révoltes, ni en 1911, ni en 1919. Parler de « troubles » semble même exagéré, au vu de ces quelques incidents isolés et tout à fait anecdotiques. Alors que John Barzman ou Tyler Stovall insistent tous deux sur les « formes hybrides » de ces mouvements, entre tradition et modernité, il apparaît au contraire que la capitale a définitivement basculé dans le « modèle national autonome » décrit par Charles Tilly92. Car s’il y a bien de nombreuses mobilisations autour de la cherté de la vie entre 1910 et 1919, le répertoire de l’action collective tourne définitivement le dos aux formes traditionnelles de la protestation d’Ancien Régime. Les campagnes de presse dans L’Humanité en 1910, les comités de vigilance formés pour surveiller les prix en 1919 ou encore les actions de l’Union des locataires de la Seine la même année, montrent le recours à des nouvelles formes d’expression et de résolution des conflits. Pourtant, ceux qui prennent la parole sur ces sujets sont des porte-parole autorisés, souvent des hommes, issus de l’élite des classes populaires, voire de la petite bourgeoisie. Peut-on affirmer que les revendications des femmes des classes populaires ont réellement disparu avec l’extinction du recours à l’émeute sur les marchés ?

La consommation ou le « texte caché » de la grève des midinettes en mai 1917

63En réalité, dans le cas parisien, les évolutions économiques et l’intervention du pouvoir politique font que la survie des classes populaires n’est jamais réellement menacée. Mais le manque de « nécessités », la lutte contre la faim et l’incarnation du rôle de mère nourricière restent les seules revendications légitimes à propos de la consommation. La réprobation morale pesant sur les nouveaux désirs de consommation des classes populaires et particulièrement ceux des femmes (vêtements, meubles, bicyclette) est telle qu’il leur est impossible d’assumer, peut-être même de se représenter, ces envies comme légitimes et donc de manifester en leur nom. Or, dans le nouveau « répertoire d’action collective » qui s’est progressivement mis en place en France à partir de 1850, ce sont les manifestations et les grèves qui sont devenues les formes courantes d’expression des mécontentements93. L’examen des grèves de femmes durant la Première Guerre mondiale montre qu’elles peuvent être également lues comme des mobilisations collectives visant à préserver un niveau de consommation au-delà de la question des nécessités.

64La notion de « texte caché », forgée par l’anthropologue James Scott, est particulièrement utile pour comprendre le rôle de la consommation dans les mobilisations collectives94. Pour cet auteur, les rapports de pouvoir entre les dominants et les dominés sont régis à la fois par un « texte public », qui renvoie à leur déroulement habituel, mais surtout par un « texte caché » (hidden transcript), expression qui décrit « le discours qui a lieu dans les coulisses, à l’abri du regard des puissants [passant par] des propos, des gestes et des pratiques qui confirment, contredisent ou infléchissent hors de la scène ce qui transparaît dans le texte public », l’ensemble formant « une critique insidieuse du pouvoir95 ». En ce sens, la consommation par les classes populaires des biens et services considérés comme « superflus » par les élites sociales et politiques peut être comprise comme faisant partie du texte caché des dominés.

65Ce processus est particulièrement visible lors de la grève des midinettes de 1917. Ces vingt mille ouvrières96 de la haute couture parisienne (couturières et modistes) occupent une place originale au sein de la classe ouvrière de la capitale97. Originaires des quartiers populaires, elles travaillent dans les quartiers chics, autour de la rue de la Paix, qui abritent également le siège de nombreux journaux, ce qui leur assure une grande visibilité médiatique. Elles jouissent de salaires journaliers relativement élevés (environ 5 francs par jour selon Pierre duMaroussem98), sont jeunes –entre 13 et 35ans pour la majorité– et généralement célibataires. Ces jeunes ouvrières bénéficient donc d’une certaine indépendance économique, d’un pouvoir d’achat inhabituel pour des femmes de leur milieu social et d’une relative indépendance vis-à-vis de l’institution de la famille, ce qui ne laisse pas d’inquiéter les observateurs qui les décrivent comme « jeunes, affranchies de surveillance et de conseils99 ». Enfin, il existe une forte identité professionnelle parmi ces jeunes couturières, structurée notamment autour du rite de la Sainte-Catherine100. Cette appartenance au métier et la solidarité des ateliers se traduisent par des capacités de mobilisation que les midinettes ont démontrées en participant aux grandes grèves de l’habillement de 1901 et de 1910101. Ces couturières sont donc, dès la Belle Époque, en possession de ce que les sociologues nomment un « capital militant », c’est-à-dire « un ensemble de savoirs et de savoir-faire mobilisables lors des actions collectives » qu’elles réutilisent lors des grèves de 1917102.

66Au tournant du siècle, la « nébuleuse réformatrice » a produit sur les couturières un grand nombre de travaux d’enquête, dont les auteurs sont tous des hommes, catholiques, appartenant aux classes supérieures, qui entretiennent des liens, plus ou moins étroits, avec l’école leplaysienne103. À la lecture de ce corpus émerge le « texte public » qui leur est imposé, à savoir une dénonciation de la consommation de ces couturières, résumée par l’expression « tentations du luxe104 ». Les midinettes disposent à la Belle Époque d’un salaire important et d’un savoir-faire textile qui leur permet d’investir dans les vêtements. Mais ces désirs nouveaux de consommatrice les mettent en danger aux yeux des réformateurs car leurs ressources personnelles ne permettraient pas de les satisfaire entièrement. Le passage est rapide du luxe à la luxure, et les réformateurs sociaux présentent la sexualité vénale comme un moyen d’accès à la consommation, comme le sous-entend Charles Benoist par la formule vague : « À elle de combler le vide en se rappelant qu’elle est femme105. »

67L’entrée en guerre porte gravement atteinte au secteur de l’habillement et particulièrement à la haute couture qui vit de l’exportation, provoquant un chômage massif. Même si l’activité reprend progressivement durant l’année1915, c’est avec des « salaires de guerre » qui correspondent à 50 % des revenus d’avant-guerre106. Il faut en outre compter avec les ravages de l’inflation qui érode le niveau de vie. Ainsi, « début 1916, une midinette dispose d’un pouvoir d’achat tombé à moins de 40 % de celui de 1914107 ». Entre février et mai 1917, les prix flambent à nouveau et, le 11 mai, quelque 250 midinettes débrayent, lançant ainsi la grande vague de « grèves de femmes » du printemps108.

68La grève des midinettes est brève, du 11 au 23mai, et les deux revendications ne varient pas jusqu’à la fin du conflit : la semaine anglaise et les indemnités de vie chère. L’expression « semaine anglaise » désigne l’arrêt du travail le samedi midi, mais, là où les maisons de couture veulent imposer un chômage gratuit, les midinettes réclament d’être payées pour ces heures chômées (54heures payées pour 50heures travaillées). Elles exigent en outre des indemnités de vie chère, d’1franc pour les couturières et 50centimes pour les apprenties, ce qui est une manière d’aligner les salaires sur l’inflation. Très rapidement, les ouvrières passent donc d’une grève défensive –contre un chômage imposé et une baisse de leurs revenus– à une grève offensive qui se cristallise sur des questions de temps libre et de pouvoir d’achat.

69La grève des midinettes, commencée le 11 mai, s’étend avec une rapidité fulgurante. Le lundi 14 mai, les 250 couturières de la maison Jenny vont débaucher leurs collègues dans d’autres ateliers de couture. Le 16 mai, environ deux mille couturières sont en grève et, le samedi 19 mai, les journaux annoncent dix mille grévistes (la police évaluant, de manière certainement plus réaliste, leur nombre à sept mille)109. Ce mouvement a pris spontanément, sans initiative syndicale. Si les midinettes se rassemblent à la Bourse du travail et écoutent avec enthousiasme le secrétaire général du Syndicat de l’habillement, Millerat, les policiers notent qu’elles restent relativement à distance du mouvement ouvrier : « Les éléments révolutionnaires s’étaient abstenus au début dans la certitude où ils se trouvaient de n’avoir aucune influence à exercer dans le milieu relativement raffiné de la mode et de la couture et surtout en présence de l’hostilité très nette que leurs dirigeants avaient rencontrée dans certaines réunions110. » En période de guerre, le gouvernement, qui a peur d’un embrasement, intervient rapidement : dès le 16mai, le ministre de l’Intérieur, Louis Malvy, se pose en médiateur pour favoriser un accord entre les syndicats ouvriers et patronaux. Lorsque le 21mai, les patrons se dédisent et refusent de signer l’accord prévu, le ministre intervient à nouveau avec fermeté. Le 23mai, le patronat, sous la pression politique et militante, cède aux revendications et les couturières réintègrent leurs ateliers. Dès le 11juin 1917 est votée une loi qui consacre l’institution de la semaine anglaise payée dans l’industrie de la couture. Le succès est donc rapide et total pour les midinettes.

70Les formes de la grève correspondent au schéma tracé par Michelle Zancarini-Fournel : « La grève, répertoire d’action plutôt viril, n’est pas utilisée souvent par les femmes. Quand elles s’en emparent, elles lui donnent des caractères bien spécifiques : grèves spontanées, relativement brèves, avec parfois des formes carnavalesques111. » La mobilisation des midinettes se fonde d’abord sur le débauchage, pratique également plus fréquente dans les grèves de femmes : les ouvrières se déplacent de maison en maison pour convaincre leurs camarades d’arrêter le travail. Durant tout le conflit, les jeunes couturières développent également une stratégie d’occupation de l’espace public, qui comporte une évidente dimension carnavalesque. Les journaux parlent de « patrouille », de « cortège » ou de « balade » et L’Humanité détaille : « Midi. Sur les grands boulevards, un long cortège s’avance. Ce sont les midinettes parisiennes, aux corsages fleuris de lilas et de muguet ; elles courent, elles sautent, elles chantent, elles rient, et pourtant ce n’est ni la Sainte-Catherine, ni la Mi-Carême, c’est la grève112. » C’est bien la culture professionnelle des midinettes et l’habitude du défilé dans l’espace public qui sont ici réinvesties, comme le raconte une gréviste de 1917, Alice Brisset : « Le pavé a toujours été un peu le domaine des midinettes. Dans des jours plus heureux nous l’arpentions en chantant, pour la Sainte Catherine. Mais là, la rue nous appartenait113. » Toutes les descriptions mentionnent enfin l’importance du chant dans les démonstrations des ouvrières. Le refrain de la grève est inventé pour l’occasion :

On s’en fout,
On aura la semaine anglaise
On s’en fout,
On aura les vingt sous…

71Dans les cortèges, les midinettes créent aussi des paroles adaptées à leurs revendications et « sur l’air des Lampions, elles chantent “Jusqu’au bout” et “la semaine anglaise”114 ». Dans la tension de la fin de la grève, avant l’accord final, un journaliste note que « l’énervement montait, montait. Des chants reprenaient, mais non plus de douces romances d’amour », laissant supposer un fort contenu politique115. Enfin, même si la presse insiste lourdement sur la grâce, la beauté et la fragilité des « fées de l’aiguille », les midinettes peuvent parfois utiliser la force116. Elles affrontent les policiers lorsqu’ils protègent les ateliers pour empêcher le débauchage : « Il y eut quelques corps à corps épiques, mais point d’effusion de sang » et « quelques échanges d’horions ». Le 23mai, elles se rendent dans les grands magasins des boulevards et « se montr[ent] plus violentes que de coutume. Il y eut en certains endroits dans le centre, quelques vitres brisées. [Elles étaient] entrées de force dans le rayon, voire jusque dans les ateliers, menaçant de tout démolir117 ».

72La mobilisation des midinettes de mai 1917 emprunte donc au répertoire d’action classique d’un conflit du travail au féminin : grève courte, peu encadrée, utilisant le débauchage, le cortège et parfois la violence, respectant le « texte public » d’une mobilisation féminine. Pourtant, Alice Brisset, une midinette devenue figure syndicale, décrit aussi sa participation en ces termes :

C’était ma première grève, mon premier choc de jeunesse, je peux dire que j’ai connu ce qu’était en pleine guerre la capitale en colère. Nous allions faire degréver les maisons de couture en montant dans les ateliers. Cela a été comme une lame de fond ; tout ce qui couvait en dessous est monté à la surface118.

73Cette dernière remarque semble parfaitement transcrire la proposition de James Scott sur le « texte caché » : la grève est le moment où des pratiques et des convictions dissimulées se trouvent partiellement dévoilées. La consommation en fait partie et apparaît dans deux dimensions du conflit : la revendication de la semaine anglaise et la mise en scène vestimentaire des midinettes.

74L’homogénéité et la force du mouvement des couturières tiennent à la cohérence et à la persistance de leurs demandes : elles ne cessent de revendiquer les indemnités de vie chère et la semaine anglaise et reprennent immédiatement le travail après satisfaction. Ces deux exigences sont bien sûr de type salarial, car il s’agit d’obliger les patrons à aligner les revenus sur l’augmentation du coût de la vie. Mais elles vont en réalité au-delà et portent sur la question du temps libre, qui est un temps à –et pour– consommer. La consommation est un travail féminin, dont la guerre a profondément bouleversé l’organisation. Les couturières ont besoin de libérer du temps pour les tâches de la vie domestique, notamment pour les courses. Plus encore, c’est la revendication d’un temps entièrement libre, consacré aux loisirs, qui émerge. Les midinettes sont particulièrement sensibles à ces questions, car l’accès aux loisirs était déjà un processus engagé avant-guerre : certaines d’entre elles prenaient déjà des vacances119 et la « marche des midinettes », événement à succès largement couvert par la presse, évoque un début de pratique sportive.

Fig. 5 : Midinettes en grève, 18 mai 1917, rue de la Grange-aux-Belles (X^e arrondissement)

75Pour justifier les revendications des couturières, les syndicats et les journaux insistent sur leur grand dénuement. L’Humanité évoque par exemple « le sort malheureux de celles que [les patrons] exploitent et qu’ils prétendent exploiter toujours sans frein120 ». Ces notations se conforment à un « texte public » dans lequel il convient d’insister sur la misère des ouvrières de l’aiguille. Cependant, les photographies et les descriptions de certains journalistes montrent des midinettes bien loin de ces représentations stéréotypées (fig.5).

76Sur les clichés des manifestations, on voit des couturières défilant dans leur plus belle tenue, avec des chapeaux élaborés, des chaussures en cuir et la plupart du temps à talon, des habits de belle coupe et de nombreux accessoires : parapluies, sacs, tours de cou, fleurs à la boutonnière ou encore drapeau anglais ! Cette distinction n’échappe pas aux journalistes, comme celui du Bonnet rouge qui écrit : « Des tailleurs bien coupés, de claires chemisettes en soie et en linon, du muguet, du lilas odorant au corsage ; dans ces atours printaniers les grévistes ont envahi ce matin la Bourse du Travail121. » Jusque dans leur emblème, « un “drapeau”, formé d’un mouchoir de soie accroché à un parapluie122 », les midinettes brandissent des signes de la distinction vestimentaire : la soie, matière rare et coûteuse, et le parapluie, objet bourgeois. En arborant des tenues raffinées, ces ouvrières exhibent le produit de leur travail et font évidemment référence à leur savoir-faire professionnel, objet de fierté et de dignité123. Cette exhibition vestimentaire se tient cependant sur la brèche, entre revendication de compétences professionnelles et proclamation à la face du pouvoir d’une consommation vestimentaire qui n’a rien à voir avec la survie économique. La Bataille syndicaliste est le seul journal qui prend acte de cette consommation vestimentaire et qui tente de la réintégrer dans la sphère convenable des nécessités. À propos des modistes, ouvrières en chapeau, qui sont nourries le midi dans les ateliers mais qui demandent tout de même une augmentation, le journal argumente qu’« on n’a pas seulement besoin de manger. Il faut se vêtir, se loger, se faire blanchir124 ». Cependant il est clair que les vêtements et accessoires arborés par les midinettes vont au-delà du nécessaire et que ces ouvrières, fières de leur savoir-faire et de leur tenue, ne cherchent pas à apitoyer l’opinion publique en se présentant en haillons.

77Cette grève finit par la victoire des midinettes : elles obtiennent satisfaction, la semaine anglaise et les indemnités de vie chère ; le taux de conventions collectives signé est très élevé et, en 1919, une première main dans un atelier a gagné 6 % de pouvoir d’achat par rapport à l’avant-guerre125. Les couturières sont également l’étincelle d’une mobilisation féminine de grande ampleur, dans des professions qui ont vu leur fort pouvoir d’achat dégradé par l’inflation et l’entrée en guerre : les modistes, les employées de banque, ou encore les employées auxiliaires des ministères refusent l’atteinte à leur mode de vie antérieur, qui n’était pas marqué par la lutte pour la survie. La consommation joue très probablement de manière souterraine et irrigue les mécontentements, mais ce motif reste non formulé, parce qu’informulable dans une société qui stigmatise l’attrait du luxe chez les femmes. C’est d’autant plus délicat dans une société en guerre, où « faire grève est […] une entrave, de fait, à la Défense nationale126 ». Pour échapper, consciemment ou non, à la stigmatisation, les midinettes ne font pas porter leurs revendications sur des objets précis. Elles demandent finalement deux choses qu’elles pourront employer à leur guise, loin des assignations morales des réformateurs ou du mouvement ouvrier : du temps et de l’argent.

*

78La Première Guerre mondiale vient rebattre les cartes de la consommation populaire telle qu’elle s’est mise en place progressivement à Paris durant la Belle Époque. La pénurie renvoie les habitants de la capitale à des préoccupations de survie, tandis que l’inflation galopante bouleverse le système des prix et diminue drastiquement le pouvoir d’achat des ménages les plus modestes. L’État et la municipalité, préoccupés par le spectre de la Commune et la crainte d’une révolte populaire, remédient aux inégalités les plus criantes en intervenant à la fois pour organiser les circuits de consommation, via le rationnement, et pour protéger les locataires, avec le moratoire sur les loyers. Dans une perspective d’histoire du quotidien, les archives policières gardent la trace de l’expérience des consommateurs populaires pendant la guerre, marquée par une augmentation des contraintes qui pèsent sur les femmes et par la préoccupation que suscite l’inflation. Cette histoire par en bas permet de reposer la question des mobilisations au nom de la consommation. La capitale n’est pas touchée par des émeutes contre la vie chère, et c’est dans des mobilisations à première vue professionnelles, comme la grève des midinettes de 1917, qu’on peut discerner un « texte caché » relevant de la consommation. Ces ouvrières revendiquent un niveau de vie décent, et plus seulement le droit de (sur)vivre, contestant le partage moral qui leur est imposé depuis trop longtemps entre luxe et nécessité. En demandant une augmentation salariale et du temps libre, elles ont l’audace de proclamer à la face du pouvoir, et en temps de guerre, leur envie de loisirs et leurs désirs de consommatrices.

79Les trois premiers chapitres de cet ouvrage retracent l’entrée d’une fraction importante des classes populaires dans la consommation à la fin du siècle. Mais dès lors se pose une question de taille : comment un groupe social caractérisé par la faiblesse de ses ressources économiques et de son épargne a-t-il pu désirer et finir par se procurer des biens nouveaux ? En bref, comment la consommation vient-elle aux masses ? L’histoire économique et culturelle de la solvabilité de cette demande nouvelle, grâce au crédit et la publicité, est l’objet des deux chapitres suivants.