Importance et variété des garde-robes

6Selon Michelle Perrot, la dépense pour les vêtements représente 16 % du budget annuel d’une famille ouvrière à la fin du xix^e siècle8. Les scellés après décès ne permettent pas de connaître la valeur des vêtements décrits, ni même la valeur globale de la garde-robe. Ils établissent en revanche le volume des garde-robes (le nombre de vêtements) et la variété des pièces présentes (le nombre de vêtements ou d’accessoires différents dans un logement).

7Dans une approche des consommations ouvrières en termes de budget, Michelle Perrot note qu’à la fin du xix^e siècle en France les dépenses vestimentaires sont plus importantes pour les enfants et les hommes que pour les femmes, concluant que « la coquetterie féminine, ruine des ménages, est une idée préconçue, d’homme et de moraliste9 ». Maurice Halbwachs, dans son étude sur les ouvriers allemands en 1933 fait le même constat10. Les scellés après décès, par leur focalisation sur les isolés (célibataires, divorcés, veufs et veuves) livrent des données complémentaires. Les couples mariés ou concubins ont des garde-robes moins importantes que les célibataires ou les veufs, car ils sont dans une phase de la vie où le budget se resserre du fait du plus grand nombre de bouches à nourrir. Parmi les isolés, le dimorphisme sexuel est en revanche très important : les femmes possèdent beaucoup plus de vêtements et d’accessoires (49 en moyenne) que les hommes (26 en moyenne). Ce constat n’est pas contradictoire avec les analyses sur les budgets de famille, car les hommes peuvent avoir moins de vêtements mais de meilleure qualité et coûtant plus cher. Il interroge tout de même le rôle des femmes dans la consommation masculine : pour les couples mariés, les dépenses sont peut-être plus importantes pour les maris, mais il est très probable que les achats sont faits par les femmes. En 1893, le magasin de vente à crédit Gessard, spécialiste en « nouveautés confectionnés pour hommes », porte plainte contre treize débiteurs indélicats11 : onze de ces plaintes sont adressées explicitement aussi bien aux épouses qu’à leurs maris, prouvant que les hommes mariés des classes populaires ne vont pas seuls acheter des vêtements. Albert Simonin explique également comment sa mère achetait des vêtements pour toute la famille12.

8En ce qui concerne la variété des habits, la différence entre hommes seuls et femmes seules est moins marquée : les garde-robes féminines rassemblent 67pièces aux noms différents, quand les armoires et les placards masculins en comptent tout de même 54. La « grande renonciation masculine13 » dans le domaine vestimentaire, qui aurait vu les hommes uniformiser leur costume et abandonner aux femmes la variété, n’est donc pas si évidente. Si une uniformité apparente se dessine, dans l’aspiration à l’habit bourgeois, noir de préférence, les hommes continuent d’investir dans de petits éléments de coquetterie tels les gants ou les foulards. Les couples mariés ont, en revanche, des garde-robes nettement plus étroites, avec seulement 32 items différents, nouveau témoignage des restrictions imposées par la progéniture dans la consommation.

9L’âge apporte encore des nuances à ce schéma général. Pour les 23 hommes isolés du corpus, l’âge est un facteur peu discriminant. En revanche, il est une variable importante dans le volume des 27 garde-robes féminines des célibataires et des veuves. Les femmes les plus âgées (plus de 62ans) possèdent nettement moins de vêtements que la moyenne, avec environ 26 pièces dans leur garde-robe. L’entrée dans le grand âge n’est plus un temps de renouvellement vestimentaire et l’adaptation aux modes est moins forte. On trouve par exemple, dans les armoires des femmes les plus âgées, des caracos, une veste à longues manches typique de la seconde moitié du xviii^e siècle, alors que les catalogues de vente des magasins n’en proposent plus en 1895. La vieillesse est aussi un temps de fragilité économique pour des femmes isolées des classes populaires, et les vêtements sont les premiers objets revendus pour faire face aux nécessités. À l’inverse, les femmes les plus jeunes, âgées de 28 à 36ans, possèdent nettement plus de vêtements que les autres, avec 74 pièces en moyenne. La jeunesse est un temps d’accumulation économique surtout pour ces femmes seules, sans enfants à charge. Elles sont manifestement entrées dans la consommation extensive de vêtements et d’accessoires, comme le prouve l’exemple d’Élise Bourgoin (tableau2). Née dans la Sarthe, elle est couturière lors de son mariage à 25ans avec un garçon de bains. Lorsqu’elle meurt à 33ans à l’hôpital Lariboisière, elle avait divorcé et exerçait le métier de fille de bain. De son vivant, Élise Bourgoin vivait seule dans un appartement de deux pièces, composé d’une cuisine et d’une chambre, dans le X^e arrondissement14.

10Le placard de sa chambre est bien garni : pas moins de 37pièces de haut, 21bas et des pièces diverses dont 3chapeaux, 1ombrelle et 1parapluie. Élise Bourgoin est baigneuse, c’est-à-dire qu’elle fait le service dans un établissement de bains. On peut supposer qu’une partie de sa garde-robe, notamment le peignoir, est constituée de vêtements récupérés dans l’exercice de son métier. Ce stock d’habits, très important pour une femme se situant en bas de l’échelle sociale, est particulièrement représentatif de ce désir des jeunes femmes des classes populaires de diversifier leur garde-robe.

La diffusion de la mode bourgeoise

On se lamente que les femmes de chambre veulent être vêtues comme leurs maîtresses, les servantes de campagne comme les fermières, celles-ci comme les femmes de bons propriétaires […]. Toutes ces nuances de luxe se répercutent en s’affaiblissant d’une couche sociale à l’autre15.

11À l’instar de Paul Leroy-Beaulieu, les observateurs sociaux de la fin du xix^e siècle constatent les processus d’imitation vestimentaire et le sociologue américain Thorstein Veblen formule sa théorie de la distinction par la consommation dès 189916. Les scellés après décès permettent de dessiner un peu plus précisément la trame de la consommation vestimentaire et les voies concrètes de l’imitation.

La distinction est dans les détails

22L’habit ne fait pas le moine et ce n’est pas parce que les membres des classes populaires ont des costumes ou des redingotes qu’ils peuvent aisément passer pour des bourgeois. La distinction se déplace au fur et à mesure de l’imitation, et ce sont désormais les accessoires, encore rares, que désirent les classes populaires.

23Les mouchoirs sont sans conteste l’accessoire le plus présent dans les garde-robes et ils sont toujours scrupuleusement comptés par les juges de paix qui en énumèrent 404 en tout. Cette diffusion massive tient avant tout à leur bas prix et au fait qu’ils sont vendus par lots : les moins chers coûtent, en 1895, 3,50 francs la douzaine. En moyenne, les femmes en possèdent dix, tandis que les hommes n’en ont que trois. Cet accessoire a beaucoup progressé depuis la fin du xviii^e siècle, signe du progrès de la civilisation des mœurs : il devient rare, à Paris, de se moucher dans ses doigts32.

24Les chapeaux, élément essentiel du costume bourgeois, apparaissent aussi (17en tout pour les hommes et 32pour les femmes). Chez les hommes, le couvre-chef est rare, surtout chez les ouvriers. Les casquettes sont quasiment absentes, car cet accessoire ne devient un signe distinctif de l’identité ouvrière que dans l’entre-deux-guerres33. Dans les intérieurs féminins, les chapeaux, capotes, capelines et autres toques sont plus fréquents, venant quelque peu contrarier l’image de la femme « en cheveux », c’est-à-dire sans couvre-chef, stigmate de classe couramment mobilisé. Les femmes sont visiblement en mesure de sortir coiffées, au moins le dimanche, car parmi les treize qui possèdent des couvre-chefs, neuf appartiennent à la frange inférieure des classes populaires. Onze fichus de laine, quelques foulards et autres châles peuvent aussi être destinés à dissimuler les cheveux lors des sorties à l’extérieur.

25Deux objets courants dans la panoplie bourgeoise sont en cours de diffusion dans les classes populaires, quoique encore relativement rares : les parapluies (au nombre de 15) et les ombrelles (6). Ces dernières sont vouées à protéger la peau du soleil pour garder le teint clair, signe de distinction34. En 1911, la journaliste de La Bataille syndicaliste reconnaît que cet objet peut faire partie de la garde-robe des jeunes ouvrières parisiennes sans trahison de classe, à la condition de privilégier la solidité : « L’ombrelle est un charmant accessoire de la toilette féminine, elle a son utilité puisqu’elle nous préserve des rayons ardents du soleil ; et tout en choisissant dans les nombreux modèles à la mode, prenons un tissu solide qui nous fera beaucoup plus d’usage35. »

26Certains objets de parure restent très exceptionnels et gardent un fort pouvoir de distinction. On trouve chemin faisant dans les armoires féminines un boa, un éventail, quatre cols, un tour de cou « imitation fourrure », trois manchons, une mantille, une voilette et pour les hommes quatre cannes, vingt-deux cravates (dont seize dans la même armoire), quelques faux-cols et six foulards. Eugène Chapus, prescripteur de mode, se lamentait en 1862 que la « pensée égalitaire » soit diffusée « même chez le gantier », en ajoutant : « La petite propriété se gante à petits prix et nous n’affirmerions pas que nos courtisans du jour ne se gantent parfois dans les bazars à deux francs cinquante centimes ou même à 29sous36. » Trente ans plus tard, les gants restent en réalité un accessoire rare dans les classes populaires : seize paires seulement, chez quatre hommes et trois femmes, appartenant tous à la frange supérieure de ce groupe.

27Les tissus et les matières sont une autre façon de mesurer le pouvoir distinctif d’une tenue. Les tissus les plus courants sont ceux qui coûtent le moins cher : coton, drap, toile et laine (avec sa variante, la flanelle). La couleur est rarement précisée, mais lorsque c’est le cas le blanc et le noir dominent très largement. Matières rustiques et absence de couleurs procèdent de la même volonté de faire durer les vêtements et de rendre leur entretien plus facile. En 1911, Mimi Pinson précise encore que « le blanc vaut mieux que tout le reste, puisqu’il se lave aisément avec de la lessive ou même chez soi à l’eau de javel » et que le noir est la couleur la moins salissante37. Quelques matières luxueuses sont notées çà et là : une jaquette en alpaga, un collet en moire, un corsage et un jupon en mousseline. La soie fait dix apparitions, toujours pour des sous-vêtements ou des accessoires, mais la robe de soie, décrite à la même époque par Georges d’Avenel comme l’exemple type de la démocratisation vestimentaire, est absente des inventaires38. La fourrure est encore plus rare, elle vient adoucir une toque ou garnir en trompe-l’œil un « tour de cou imitation fourrure ». Malgré l’attirance des ouvrières pour les vêtements de fourrure, Mimi Pinson déplore leur mauvaise qualité :

Je suis désespérée, m’écrit une camarade de Bordeaux, j’ai acheté 60 francs dans un magasin de nouveautés un manteau de fourrure. Je l’ai porté un mois. Il est à présent à peine mettable […]. 60 francs cela représente pour bien des femmes et des jeunes filles un long mois de travail. Puisse la leçon servir à mes lectrices : n’achetez jamais de fourrures à vil prix, on les maquignonne39.

28Amorcée à la fin de l’Ancien Régime, la diffusion vestimentaire continue, et à la fin du xix^e siècle, les garde-robes des classes populaires sont caractérisées par leur volume important et leur diversité. Les pièces les plus abondantes sont celles que l’on voit le moins et que l’on peut garder le plus longtemps (chemises, jupons, gilets, mouchoirs), mais tous possèdent des tenues quotidiennes correctes : jupes et corsages pour les femmes, pantalons et gilets pour les hommes, et souvent une tenue du dimanche. Les accessoires et les matières les plus luxueux restent le front pionnier sur lequel se joue l’affrontement entre imitation et distinction, et si quelques hommes peuvent sortir chapeautés, cravatés et gantés, c’est loin d’être le cas de la majorité.

29Les archives ne mentionnent toutefois que rarement l’état des vêtements, ne décrivent pas les coupes et la tournure des habits, n’évoquent pas les parfums, tous ces signes qui fonctionnent ensemble pour situer l’appartenance sociale d’un individu. Malgré les discours récurrents qui dénoncent la menace de l’indifférenciation sociale, il est bien improbable qu’une femme du peuple ait pu se faire passer de près pour une bourgeoise, tant le corps recouvert par les vêtements recèle de signaux qui trahissent l’origine40. L’identité populaire est alors un stigmate, facile à démasquer, lorsqu’une femme tient mal son mouchoir ou est trop parfumée41. Si cette imitation effraie les classes supérieures, il n’est pas du tout certain que le but poursuivi par les classes populaires soit de passer inaperçues : être moins immédiatement stigmatisées mais pas forcément « se faire passer pour » , éviter l’opprobre dans une foule du dimanche, mais pas faire totalement illusion. L’étude de l’arrangement des intérieurs, espace protégé des regards extérieurs, confirme cette interprétation : l’imitation y est également à l’œuvre, loin des regards.

Le « coucher » : un mobilier définitivement acquis

34Le lit est un meuble à la forte puissance symbolique, lieu de l’intimité et de la sexualité mais aussi, dans une perspective marxiste, espace premier de la reproduction de la force de travail. La qualité du sommeil des classes populaires dans leurs meubles semble assurée, car le lit et le matelas constituent l’ensemble le plus élémentaire possédé par tous les membres du corpus : 170lits et 184matelas sont décrits au fil des inventaires judiciaires.

35Pour les classes populaires parisiennes, le fait de dormir dans un lit est acquis depuis l’époque moderne45. Le lit conjugal est réservé aux parents, les enfants dormant dans un autre couchage et dans une autre pièce dès que la taille du logement le permet. En revanche, dans les cas de veuvage ou de divorce, la mère partage souvent son lit avec un de ses enfants. Le lit reste un investissement important, souvent effectué au moment du mariage et les membres des classes populaires sont attentifs aux matières qui le composent : l’acajou, bois luxueux, l’emporte dans les intérieurs populaires en 1895, suivi de près par le noyer, bois noble traditionnel. Malgré l’image d’Épinal des intérieurs en bois blanc, très peu de couches sont faites de ce bois léger et, si les ouvriers ne peuvent pas avoir accès à un lit en bois noble, ils choisissent le lit de fer, apparu vers 1850, qui a pour avantage de « ne pas donner asile aux punaises, de pouvoir être démonté et transporté facilement et de n’exiger que très peu de soin et d’entretien46 ». Les scellés décrivent également seize lits-cages (9 dans la bourgeoisie, 7 dans les classes populaires). Ce lit pliant est constitué d’un « matelas fixé sur un châssis métallique et monté lui-même sur des pieds à roulettes. Pendant la journée, le lit-cage [est] replié et remisé quelque part –souvent dissimulé derrière un rideau ou sous un tapis et il [est] déplié le soir pour le couchage des enfants47 ». Vanté par les catalogues pour la place qu’il permet de gagner, le lit-cage n’a pourtant que peu de succès en tant que couchage principal dans les classes populaires : seule Marie Souchon, âgée de 67ans, sans profession, l’utilise de cette manière48. Dans tous les autres cas, il s’agit d’un lit d’appoint ou du couchage des enfants, ce qui montre la force symbolique attachée à un meuble comme le lit pour lequel on est prêt à consentir des sacrifices financiers. Dans la bourgeoisie, lit de fer et lit-cage sont souvent relégués dans les chambres de domestique, au sixième étage.

36Dans les campagnes, jusqu’à la fin du xix^e siècle, la garniture du lit reste dominée par la traditionnelle association de la paillasse –grand sac de toile empli de paille– et du lit de plume –sac empli de plume placé sous le dormeur pour lui tenir chaud49. À Paris, les paillasses sont très rares, au nombre de quatre, et seule Françoise Rangeard, une veuve de 70ans, née dans le Loir-et-Cher, ne complète pas ce couchage rudimentaire d’un matelas50. Les matelas sont présents dans la totalité des foyers populaires, ce qui va à l’encontre du cliché, hérité du premier xix^e siècle, selon lequel les pauvres gens gagent ce bien au Mont-de-piété en dernier recours. Le phénomène ne touche plus qu’une partie marginale des classes populaires. D’ailleurs, la mention régulière de matelas « à épurer » ou « mis à l’épuration » après le décès de l’occupant des lieux évoque leur revente probable sur le circuit de l’occasion, ce qui en fait un objet facile à acquérir à bon marché. Enfin, tous ces lits sont garnis de traversins et d’oreillers. Pour tenir chaud, les couvertures sont encore plus fréquentes que les édredons. Les draps sont également un bien de prestige, dont la profusion est un signe important dans les sociétés traditionnelles51. Au sein des classes populaires, les femmes en possèdent nettement plus que les hommes et, parmi la population féminine, les femmes seules de la frange supérieure possèdent quatre fois plus de linge que leurs homologues féminines les moins fortunées.

37La table de nuit introduit une légère différentiation : seuls les deux tiers environ des logements populaires en sont pourvus. Ce meuble d’agrément de petite taille, qui peut être assez luxueux, reste accessible aux classes populaires. Chez Dufayel, en 1896, pour les mêmes bois (acajou, noyer verni ou ciré), le prix varie de 1 à 9, de la version la plus simple (table de nuit à porte et/ou dessus de marbre) à la plus sophistiquée52. La table de nuit chiffonnier, présente dans quatre logements populaires, fait fonction de petit meuble de rangement et traduit une véritable logique d’imitation : il s’agit d’une version plus petite et moins coûteuse du réel chiffonnier, meuble que l’on ne trouve que dans les intérieurs bourgeois.

Tables et chaises, entre nécessité et distinction

38Les tables remplissent des fonctions différentes selon les classes sociales : on y mange, écrit, travaille, discute, mais on peut aussi y jouer ou y coudre. Dans les classes populaires toutefois, une seule table sert généralement à toutes ces activités, alors que dans les classes supérieures la fonctionnalisation du mobilier détermine l’apparition de tables dédiées à un usage particulier, comme le « bureau », meuble de l’écrit et de la production intellectuelle, la « table à jeu » ou encore la « table à ouvrage », dédiée à la couture.

39La table ronde, apparue sous le Second Empire, est la plus fréquente. Dans le catalogue des Grands Magasins Dufayel, elle est proposée en plusieurs tailles, de 1à 1,20mètre de diamètre53. Pour s’adapter aux contraintes spatiales, les habitants peuvent en modifier la surface : elle est souvent « à volets » que l’on peut replier ou « à rallonges » pour l’agrandir lorsque les circonstances l’exigent. S’attabler en cercle évoque la convivialité : « Le repas familial du soir et du dimanche autour de la table, ronde de préférence, est une valeur en hausse54. » La hiérarchie des bois est bien soulignée en 1866 dans Le Petit Journal où est évoquée « la table en bois blanc de l’ouvrière », comparée à la « table à ouvrage en bois de rose de la marquise du noble faubourg55 ». Dans les intérieurs populaires, le bois blanc domine, mais la moitié des tables sont en noyer, en acajou, et même en chêne, des bois massifs bien plus nobles. Pour protéger la table de l’usure, la surface est souvent recouverte d’un « tapis » ou d’un « tapis de toile cirée » facile à nettoyer56.

40Trois catégories de table légère relèvent en revanche de stratégies de distinction : le guéridon, la table à jeu et la table à ouvrage. Le Grand Dictionnaire de Larousse met en avant les vertus décorative et distinctive du guéridon en précisant qu’il s’agit d’une « table de luxe à un seul pied sur laquelle on dépose ordinairement des objets d’ornement ou des petits ouvrages de dames. Exemple : un guéridon en bois de rose. Déposer un flambeau sur un guéridon57 ». Ces petites tables d’agrément commencent à se répandre dans les classes populaires. Sur les 50décrites par les juges de paix, 27 se trouvent chez des grands bourgeois, 11 chez des petits bourgeois et 12 seulement dans les 62logements populaires. La table à jeu et la table à ouvrage, meubles du loisir et de l’oisiveté, disposées généralement au salon, opèrent la même coupure sociale que le guéridon58. Lorsqu’on les trouve dans les intérieurs populaires, elles ont souvent un autre usage : chez Clémentine Goubert, sous-surveillante infirmière de 35ans et chez Henri Bourbon, voyageur de commerce de 61ans, la table à jeu tient par exemple lieu de table à manger59.

41Dans quelques cas, très rares, la description ne mentionne aucune table. Plusieurs explications s’offrent alors : par deux fois, les habitants ne semblent de toute façon pas prendre leurs repas chez eux, car aucune vaisselle ni aucun ustensile de cuisine ne sont mentionnés. Chez Marie Souchon, femme sans profession, le juge de paix décrit deux planches et deux tréteaux, tandis que chez Anne Ricard et Joséphine Moriette, également sans profession, les malles et caisses recensées semblent être les seuls supports plats sur lesquels on peut prendre un repas60. Dans ces trois derniers cas, les logements sont équipés pour cuisiner, même sommairement, ce qui laisse penser que certains repas sont pris sur ces surfaces alternatives à la table ronde classique.

42Les chaises sont les meubles les plus fréquents du corpus : en tout, 916sont mentionnées par les juges de paix pour les 99logements décrits, mais leur nombre diminue à mesure que l’on descend l’échelle sociale : 20 en moyenne par logement dans la grande bourgeoisie, 14 dans la petite bourgeoisie et 4 à 5 seulement pour les foyers populaires. « À la différence de la chaise, siège utilisé quotidiennement et par tout le monde, le fauteuil est un meuble de parure », une version plus imposante et plus travaillée de la chaise, comportant des accoudoirs et une assise plus profonde61. On observe une nette diffusion pyramidale pour ce type de siège : 95dans 15 intérieurs de la grande bourgeoisie, 50 chez 17 petits-bourgeois, contre 42 fauteuils seulement pour les 62 employés, ouvriers ou petits fonctionnaires. Sept chaises pour un fauteuil, la disproportion est nette dans les classes populaires et elle est plus grande qu’au début du xviii^e siècle62. Les fauteuils sont présents dans un foyer populaire sur deux et ceux qui les possèdent n’en ont généralement qu’un seul (22 cas), parfois deux (8 cas) et, de manière exceptionnelle, quatre (1 cas). Ils sont toujours recouverts de tissu, majoritairement de velours, de reps et d’étoffe dans les classes populaires, alors que, dans la bourgeoisie, on voit apparaître des fauteuils en satin, en moleskine ou recouvert d’un châle de cachemire. Le rouge et sa variante le grenat sont les teintes dominantes. Enfin, la distinction se manifeste très nettement dans la possession d’un canapé ou d’un divan, apanage de la bourgeoisie (25 canapés et 6 divans sont mentionnés). Il s’agit de meubles de repos, moelleux et souples, généralement garnis de coussins, qui connotent l’oisiveté et qui supposent une hexis corporelle inconnue des classes populaires. Outre leur coût très important, ces meubles nécessitent des pièces spacieuses et occuperaient une trop grande place dans les logements populaires.

Le nuancier du rangement

43Une partie des manières de ranger échappe aux scellés après décès : placards intégrés dans les murs, clous et patères plantés dans la cloison auxquels on accroche tout ce qu’on ne peut ranger ou encore étagères de fortune faites de mauvaises planches en bois. Les meubles à contenu (malle, armoire, commode, buffet) n’épuisent donc pas les manières de ranger, mais représentent tout de même probablement la majorité des espaces de classement dans les intérieurs.

44Un trio borne l’horizon du rangement dans les classes populaires : il s’agit de la malle, de l’armoire et du buffet. La malle est finalement l’unique meuble proprement populaire du corpus, le seul qui soit davantage répandu dans les classes populaires que dans la bourgeoisie. Elle est l’héritière du coffre, « vestige d’un système ancien de rangement prolongé très tardivement dans le monde paysan où il résiste jusqu’au xix^e siècle63 ». Les malles en bois sont typiques des migrants : un tiers des individus nés à Paris en possède une, quand c’est le cas de deux tiers de ceux d’origine provinciale. Les malles servent généralement à ranger des vêtements et du linge de maison ; elles peuvent aussi abriter des livres, de la vaisselle et même un balai. Sept d’entre elles sont « vides », trace de l’arrivée dans la capitale ou dans le logement, inutilisées depuis l’installation mais prêtes à servir en cas de déménagement. Pour six ouvriers et employés dans leurs meubles, une malle est l’unique meuble de rangement.

45Pour le rangement du linge, la malle est fortement concurrencée par les meubles à tiroirs et à penderie, qui permettent d’organiser verticalement les possessions et de les trier. L’armoire est le meuble roi, profondément désiré, synonyme de stabilité et de prestige. Élément imposant dans des logements populaires exigus, « l’armoire est un objet social affirmant le rang des maîtres de maison, tant par son décor que par son contenu », car « elle met en valeur de manière ostentatoire la prospérité du ménage64 ». Elle comporte une ou deux portes, des étagères intérieures, ainsi que de petits tiroirs qui servent à cacher les biens les plus précieux : argent, pièces d’or, bijoux, papiers de famille et autres titres. Cette fonction de coffre-fort est bien connue des juges de paix qui protègent ces trésors en mettant fréquemment les armoires sous scellés. Les armoires du corpus sont de façon prédominante en acajou (47 sur 121) et en noyer (23 sur 121), mais au sein des classes populaires ces deux bois se retrouvent à égalité (16 armoires en acajou et 15 en noyer).

46L’armoire se généralise, mais elle reste encore inaccessible à une part importante des classes populaires : un tiers de la frange supérieure (10 intérieurs sur 29) et environ la moitié de la frange inférieure (15 intérieurs sur 33) n’en possèdent pas. L’armoire à glace, bien de luxe et « fruit éclatant de la réussite65 » est encore plus rare : 23 en tout dans 62 intérieurs populaires, soit environ un tiers. Cette diffusion limitée s’explique par le prix élevé des armoires : les moins chères à portes pleines coûtent au moins 80 francs, la moyenne étant plutôt autour de 130 francs66. Pour les armoires à glace, le coût grimpe vite, aux alentours de 200 francs pour les modèles les plus simples. Il existe néanmoins des moyens alternatifs de se procurer ce meuble à Paris, et notamment la « trôle », fabrique de meubles au rabais, vendus en plein air au faubourg Saint-Antoine :

Nous avons demandé aux braves gens qui vendaient à ce marché en plein vent quels étaient les meubles les plus demandés par les acheteurs modestes qui composaient la clientèle. La réponse a été unanime : « les armoires à glaces ! » L’armoire à glace est, en effet, un meuble longuement convoité dans les petites classes parisiennes67.

47La rareté des armoires s’explique aussi par le fait qu’elle est un meuble lié à la vie conjugale. Dans le corpus, quelle que soit la catégorie sociale, les individus mariés ou ayant été mariés (séparés, divorcés et veufs ou veuves) possèdent plus souvent une armoire que les célibataires. Cet attribut fait en effet partie de l’établissement du jeune ménage, et, comme le lit, il est un des signes de l’installation dans la conjugalité. Dans le corpus, seul un célibataire sur deux dispose d’un tel meuble.

48Le dernier meuble de rangement très présent dans les intérieurs populaires est le buffet. Comme l’armoire procède d’un besoin progressif de ranger les vêtements, le buffet s’impose avec la diversification et la multiplication de la vaisselle et des ustensiles de cuisine, qui sont désormais rangés dans des espaces spécifiques, comme le tiroir à couverts. Le buffet le plus classique est composé d’une partie basse fermée par deux portes en bois plein et d’une partie haute constituée sur un modèle similaire, ces deux morceaux étant séparés par un espace plat et ouvert. Ce meuble utilitaire est majoritairement en bois blanc et se retrouve dans les cuisines et les pièces de service (entrée, cabinet ou débarras) de la bourgeoisie. Une variante de plus en plus répandue est le buffet-vaisselier (le « buffet-étagère » ou « buffet vitré ») où la partie haute sert à l’exposition de la vaisselle la plus précieuse de l’habitat. Selon Arlette Schweitz, « ce meuble devient à la mode à la suite de la diffusion de la vaisselle décorée qui flattait la vue comme les belles images des colporteurs, belle vaisselle dont on se sert dans les grandes occasions, exposée au regard de tous les visiteurs dans la salle commune68 ». Meuble de prestige, il est plus souvent réalisé dans un bois noble comme l’acajou ou le noyer. Le buffet simple est le plus présent dans notre corpus (68 sur 105), alors que le buffet vaisselier représente un tiers du total. Ces deux catégories confondues, 36 logements populaires sur 62 comportent un buffet, c’est-à-dire un peu plus de la moitié69.

49Dans ce mobilier destiné au rangement, la commode est encore un meuble de luxe, situé dans la chambre à coucher, sur laquelle on rassemble et expose les souvenirs familiaux, des photographies ou le bouquet de mariée70 ; elle semble plus présente dans la petite bourgeoisie que dans la grande. Alors que, selon Daniel Roche, le peuple de Paris l’avait assez largement adoptée à la veille de la Révolution française, la commode reste assez rare dans le corpus de scellés, seul un tiers des foyers populaires en possédant une71. Un commissaire de police de Belleville indique bien la différence qu’il peut y avoir entre la version bourgeoise de ce meuble et sa déclinaison populaire lorsqu’il évoqueà propos de l’ameublement d’un garni « un de ces meubles informes et sales qui simulent des commodes72 ».

50L’ordre bourgeois repose aussi sur l’idée que chaque chose a une place et qu’il y a une place pour chaque chose, présupposant une spontanéité du rangement et de l’ordonnancement. Les manuels de savoir-vivre bourgeois affirment d’ailleurs qu’il existe un usage prédisposé de chaque meuble :

Il est superflu d’indiquer la place de chaque meuble. Dans quel monde trouve-t-on l’armoire à glace dans le salon, le buffet dans la chambre à coucher, le lit dans la salle à manger ? Si l’on pouvait commettre de si grossières erreurs, à défaut du tapissier, les nécessités de la vie auraient bientôt renvoyé chaque meuble à sa place73.

51Cet ordre bourgeois a profondément pénétré les classes populaires ; quelques exceptions subsistent çà et là, montrant la persistance d’usages anciens. La malle tout d’abord est, comme le coffre, issue d’un monde où « l’entassement et l’amoncellement des objets les plus variés ne sont jamais ressentis comme gênants74 ». Jean-Baptiste Mourat, employé à la préfecture de Police, âgé de 28ans et né dans le Puy-de-Dôme, conserve ainsi dans une malle un ensemble d’objets hétéroclites : en majorité des vêtements, mais aussi une canne, deux lampes, un réveil ou encore deux statuettes75. Ensuite, l’attribution à un meuble d’un usage restreint (ranger le linge ou la vaisselle) ou d’une pièce précise échoue parfois devant les impératifs propres aux classes populaires. Plusieurs armoires servent à ranger à la fois des vêtements et de la vaisselle, comme celle du couple Girard qui, placée dans leur unique pièce, contient les vêtements du ménage et le linge de maison, mais aussi 24 assiettes, 6 couteaux, un saladier et une soupière76. Si la majorité des descriptions sont conformes aux prescriptions normatives (linge dans les armoires et vaisselle dans les buffets), quelques intérieurs dérogent encore à ces règles en raison du manque de place ou des hasards de l’achat.

Ni bureau, ni loisirs

52Le chiffonnier, la console ou encore le cartonnier, meubles légers et polyvalents, servant généralement à ranger ou à poser, sont absents des logements populaires77, malgré leur petite taille (et donc leur imitation possible pour un coût assez bas). À part quelques consoles et un ou deux modèles de chiffonnier, ces petits meubles ne sont d’ailleurs pas proposés dans les catalogues des grands magasins populaires. Ils relèvent d’une ébénisterie de luxe qui reste inaccessible.

53Le bureau, le secrétaire et la bibliothèque, mobilier voué au travail intellectuel et destiné aux détenteurs d’un certain capital culturel, sont également très peu présents dans les classes populaires. Pour le bureau, la coupure est extrêmement nette : on en trouve 16 dans la grande bourgeoisie, 16 dans la petite bourgeoisie, mais aucun pour les classes populaires. Le mode de vie bourgeois a besoin de ce meuble entièrement dévolu à la fonction intellectuelle, lieu de l’écrit, privé ou professionnel, de la correspondance et de l’écriture de soi. Les 32 bureaux recensés sont presque tous en bois précieux : acajou (19), bois noir (5), chêne(2), palissandre (1) et bois de rose (1). Le secrétaire, une version réduite du bureau, davantage utilisé par les femmes, est également l’apanage de la bourgeoisie. Enfin la bibliothèque, en bois massif (acajou, bois noir, chêne) et souvent vitrée, est le meuble par excellence de l’exhibition du capital culturel. Dans le cabinet de travail de Louis Bettenant, receveur de rentes de 72ans, quatre bibliothèques en chêne sculpté contiennent ainsi environ deux cents « volumes reliés », alors que Ferdinand Mandagot, directeur de l’école municipale Colbert, possède lui plus de cinq cents « volumes classiques » dans son salon, signe de son capital scolaire78. Dans les classes populaires, seules deux bibliothèques sont décrites, toutes deux « petites ». Les livres sont sinon rangés dans divers contenants : malle, caisse, buffet, placard ou armoire. Leur présence reste de toute façon rare dans ce groupe social : ils ne sont mentionnés que dans 14 dossiers sur 62. Le mieux pourvu est sans surprise un imprimeur lithographe (20 volumes), mais on trouve aussi un atlas Le Vasseur et 6 volumes reliés chez une couturière ou encore 10livres classiques, rangés dans la malle d’une autre couturière. Enfin, pour deux femmes, une bible ou un livre de messe sont les seuls imprimés mentionnés. On ne peut cependant conclure à l’absence d’écrits dans les logements populaires, car il est très probable que les livres populaires ou les imprimés périodiques, sans valeur marchande, soient systématiquement omis par les juges de paix79.

54Le dernier ensemble inaccessible aux classes populaires est le mobilier de loisir, et particulièrement ses pièces monumentales, billard et piano. Les pianos « sont dès les années1840 des attributs nécessaires à la vie bourgeoise80 », placés dans le salon, où les femmes, qui composent la plupart des instrumentistes dans le for privé, peuvent s’exercer. Ces instruments sont nettement plus nombreux dans la grande bourgeoisie (11) que dans la petite (4)81. Cependant, le fait que les scellés de ce groupe social ne mentionnent pas de piano ne signifie pas forcément qu’on ne trouve jamais ces instruments dans les intérieurs, car la plupart des pianos sont loués et ne font donc pas partie des biens décrits dans l’acte judiciaire. Les billards sont, quant à eux, des meubles réservés aux hommes, placés dans des pièces qui leur sont dédiées, espaces de discussion, de tabagie, de concentration et de loisir sérieux.Ces meubles restent très rares dans le corpus et coûtent cher, le prix d’achat étant en outre grevé d’une taxe de 60 francs par an. Si le catalogue Dufayel propose bien des billards (à 600, 750 ou 1 250 francs), on peut penser qu’ils ne sont pas destinés aux particuliers mais aux marchands de vin nombreux à s’équiper pour répondre à l’engouement de leur clientèle.

55L’étude de la totalité du mobilier décrit dans les scellés du X^e et du XIV^e arrondissement met en évidence les processus d’imitation et de distinction à l’œuvre dans la consommation. L’ameublement de base possédé par tous les membres des classes populaires est simple : le lit et son coucher (matelas, oreiller, couverture), une table et quelques chaises, des meubles de rangement (armoire, malle et/ou buffet). Au-delà de cet ensemble, l’imitation se déploie en cercles concentriques : posséder un plus grand nombre de chaises et un fauteuil, avoir une armoire à glace plutôt qu’une armoire à porte pleine, disposer d’un guéridon ou d’une table à jeu sont autant de signes des processus d’imitation des classes supérieures. La consommation mobilière se diffuse de proche en proche du haut de la pyramide sociale vers le bas, de manière assez continue. Les différences entre la fraction haute des classes populaires (artisans, petits fonctionnaires, employés) et la fraction basse (ouvriers, petits métiers de service et sans profession) sont très faibles, constat qui va à l’encontre des conclusions de Maurice Halbwachs sur les différences de consommation entre employés et ouvriers82. Les travaux de ce sociologue prenaient appui sur les budgets, c’est-à-dire sur la part des revenus attribuée à de grands besoins de l’existence (se nourrir, se loger, se divertir). Outre le fait que la catégorie « logement » comprend chez Maurice Halbwachs à la fois le loyer et les dépenses pour les meubles, l’approche par les scellés permet de percevoir cette réalité sous un autre angle : il ne s’agit pas de comprendre la part du revenu affectée au mobilier, mais bien les meubles désirés, et la patiente énumération des juges de paix montre qu’en ce domaine employés et ouvriers souhaitent acquérir globalement les mêmes catégories d’objet.

Des écrins pour la lumière

59Deux types d’objet servant à éclairer les logements se rencontrent dans les scellés. Les juges de paix décrivent d’une part un ensemble de supports destinés à porter des bougies (flambeaux, chandeliers, candélabres, bougeoirs, porte-bougies) et, d’autre part, les lampes, récipients contenant un liquide (huile, pétrole) ou un gaz combustible. Dans les deux cas, la lumière vient de la combustion, dispensée par une flamme, mais là où la bougie produit une lumière tremblante et instable, la lampe est normalement dispensatrice d’un éclairage stable et régulier. À la fin du xix^e siècle, plusieurs types d’éclairage cohabitent dans les logements bourgeois. Il y a d’abord l’éclairage au gaz, introduit dès les années1840, et l’éclairage au pétrole depuis les années1850. Ensuite apparaît la lumière électrique, d’abord sur piles dès les années1860-1870, puis raccordée au réseau dans les années1890-1900. L’électricité est bien loin d’équiper les logements populaires : en 1899-1900, les écarts entre l’Ouest parisien bourgeois et l’Est populaire restent très marqués85 et l’électricité domestique est encore « l’apanage des quartiers rupins86 ».

6028 scellés ne mentionnent aucun appareil d’éclairage, dont 23 pour les classes populaires. On peut supposer que ces intérieurs ne sont éclairés qu’à la bougie –un objet qui n’est jamais décrit par le juge de paix– ou à la lueur des cheminées. Juste au-dessus de ce seuil, se situent les ménages ou les individus qui ne possèdent qu’un appareil d’éclairage, généralement une simple lampe ou une veilleuse. Ces lampes peuvent être des objets de décoration, comme celles que l’on trouve Aux Classes laborieuses à l’hiver 1895 : la lampe « Ibis et Iris, en bronze colorié, récipient cristal assorti », équipée d’un globe, a une fonction ornementale évidente et coûte d’ailleurs 29 francs87. Cependant, la majorité des lampes des ménages populaires sont plutôt fonctionnelles et remplissent leur office en toute simplicité.

61Il n’en est pas de même des flambeaux, candélabres, chandeliers et autres bougeoirs, qui relèvent de la catégorie bien différente des objets en métal travaillé, pouvant se rapprocher de pièces artistiques. Sur les 171 flambeaux et objets semblables que compte le corpus, la diffusion pyramidale est évidente : 88 pour la grande bourgeoisie, 47 pour la petite bourgeoisie, 24 dans la frange haute des classes populaires et 12 dans la frange basse ; soit un rapport du simple au double entre chaque catégorie sociale. Les plus aisés peuvent être grands consommateurs de ce type d’objet, à l’exemple de Salvador Fano, professeur agrégé à la faculté de médecine, qui n’en possède pas moins de 1788. La matière la plus noble pour ces éléments est le bronze, caractéristique de l’industrie du luxe parisien : 30 objets d’éclairage seulement sont fabriqués dans ce métal, dont 3 à peine sont possédés par des membres des classes populaires (un bougeoir en bronze et deux candélabres en bronze doré). Les catalogues des grands magasins montrent que la diffusion de ces objets passe par l’imitation des matières : la plupart sont en cuivre, beaucoup moins coûteux, et pour le reste les mentions comme « bronze imitation » ou « composition bronzée » indiquent le recours à des substituts, majoritairement le zinc89.

62Les flambeaux, les chandeliers ou les bougeoirs sont inégalement répartis dans les classes populaires. Pour la frange haute, ces éléments vont toujours par deux, et plus rarement par quatre, alors que les plus pauvres ne possèdent souvent qu’un seul de ces candélabres pourtant généralement vendus par paire. L’achat a pu être fait sur le circuit de la revente, par le démembrement d’un ensemble, comme en témoigne la présence d’un « flambeau de jardin » dans une cuisine, cas typique de réemploi. Les femmes sont nettement plus attirées par ce type d’objet que l’on retrouve dans quatorze intérieurs féminins, pour seulement quatre intérieurs masculins. Là encore se dessine la figure de femmes davantage à la recherche de consommations nouvelles et socialement discriminantes pour ajouter une touche de raffinement à leur intérieur, par l’imitation des classes supérieures. Toutes ces pièces sont pourtant proposées à des prix très bas par les grands magasins de crédit. Le coût n’est pas un obstacle à leur achat, mais plutôt des réticences culturelles et sociales, car ces éléments ont une connotation « bourgeoise » et sont désirés par les individus attentifs aux modes.

L’heure et la mesure

63Les pendules sont des objets coûteux, associés au mode de vie bourgeois et dont la diffusion est en cours à la fin du xix^e siècle. Sur les 130 pendules que compte le corpus, 89 sonnent dans des intérieurs aisés, 3 en moyenne par foyer dans la grande bourgeoisie et 2 dans la petite bourgeoisie. La maîtrise du temps fait en effet partie de l’ethos bourgeois et la multiplication des indicateurs d’heure (pendule, mais aussi réveil ou montre) est le signe de cette attention à la régulation du temps qui passe. Mais les pendules sont aussi des objets d’art, faites de bronze et de marbre et surmontées de statuettes, qui au-delà de leur fonction pratique affichent une ambition artistique. Les bronziers parisiens du xix^e siècle ont parfaitement réussi à demeurer un métier d’art tout en développant des techniques de production en série, comme la galvanoplastie, qui leur permettent d’abaisser les prix90. Dès les années1880, les grands magasins de vente à crédit font de la pendule, accompagnée de deux flambeaux ou candélabres assortis, un de leurs produits phares : la fonction ornementale de l’ensemble est rendue évidente par la dénomination « garniture de cheminée ». Les grands magasins d’Au Tapis rouge présentent ainsi la vente d’une « garniture Louis XVI en cuivre poli » au prix de 96 francs comme une « prime exceptionnelle offerte à [leurs] clients ». La brochure prend soin de préciser que la « valeur commerciale » de l’ensemble est en réalité de 160 francs91.

64Dix ans plus tard, en 1895, la pendule reste pourtant un objet relativement rare dans les intérieurs populaires des X^e et XIV^e arrondissements. Un logement sur deux seulement en est équipé, dans la grande majorité des cas en un seul exemplaire, soulignant ainsi le caractère exceptionnel de cette possession. Certains intérieurs se distinguent, comme celui de Jeanne Ponpon, une marchande de bois de 34ans, veuve, qui ne comprend pas moins de quatre pendules, deux dans la salle à manger et une dans chaque chambre92. La diffusion par l’imitation est visible dans les matériaux employés : dans la grande bourgeoisie, les pendules sont majoritairement en bronze et en marbre, éventuellement en cuivre. Dans la petite bourgeoisie, on voit déjà apparaître, outre le bronze et le cuivre, cinq pendules en zinc doré ou bronzé, c’est-à-dire coloré pour imiter le cuivre ou le bronze. Dans les classes populaires, enfin, le bronze est exceptionnel et la plupart des pendules sont en zinc. Cette consommation est d’ailleurs citée en exemple de la méconnaissance par les ouvriers de la valeur des biens et de leur naïveté à l’égard des marchands. En 1891, un petit patron de la région parisienne explique ainsi qu’il a vu passer « une opposition de 460 francs faite sur le salaire d’un ouvrier pour l’achat d’une garniture de cheminée se composant d’une pendule en zinc et d’une paire de candélabres même métal qui ne représentait aucune valeur93 ». La somme paraît excessive pour un tel produit –qui coûte autour de 90 francs dans les catalogues à la même époque–, mais ce propos est représentatif de la stigmatisation des classes populaires, privées de toute expertise sur les biens qu’elles achètent et perçues comme perpétuellement flouées.

65Les intérieurs bourgeois sont parfois également décorés de statues de petite taille ou de bustes en terre cuite ou en bronze. Ces objets ne sont pas très fréquents dans le corpus (35 pièces), mais ils sont très majoritairement possédés par les classes supérieures. Les juges de paix mentionnent parfois l’image représentée par la sculpture, qui peut être empruntée au répertoire culturel classique (une reproduction du Penseur d’Auguste Rodin et une faunesse en terre cuite, venue de la mythologie) ou au registre patriotique, voire religieux, comme cette statuette en bronze de Jeanne d’Arc. Cette statuaire reste très rare dans les logements populaires où les garnitures de cheminée pallient en partie son absence : les pendules souvent surmontées de statuettes en métal s’inspirent en effet du même répertoire culturel. Les catalogues des grands magasins de crédit montrent le transfert de ces références culturelles aux classes populaires : on y trouve des dieux de la mythologie (Cérès) ou des personnages littéraires (Faust), des figures des grandes chasses aristocratiques (le fauconnier, le joyeux veneur) ou des représentations bucoliques (le berger)94. Les scellés en disent cependant peu sur ces personnages : si les pendules sont « avec sujets », on ne trouve que deux fois des précisions qui restent très générales (« sujet femme » et « sujet amour »).

66L’importance de ces pendules et leur dimension ornementale sont en outre soulignées par le fait qu’elles sont souvent placées « sur socle et sous verre », une pratique fréquente dans la bourgeoisie depuis les années1840 qui se diffuse vers le bas de l’échelle sociale. Dans deux logements sont même répertoriés « un socle et globe de pendule », mais point de pendule, indiquant là encore un passage par le circuit de la revente et de l’occasion. La déclinaison populaire de la pendule est bien entendu le réveil : sur les 25 réveils du corpus, 22 sont possédés par des membres des classes populaires, souvent en plusieurs exemplaires, alors que trois seulement sont mentionnés dans les logements bourgeois.

Des objets fragiles et inutiles ? Vases, vaisselle et bibelots

67Pour finir ce panorama des objets de décoration, un ensemble plus hétéroclite –les vases, la vaisselle d’exposition ou les bibelots d’étagère– peut être rassemblé par les matériaux utilisés : des matières fragiles et légères qui rendent leur utilisation délicate, comme la porcelaine, le cristal, la faïence, et plus simplement le verre et la céramique. Les vases sont de loin les plus nombreux et leur distribution dans l’espace social des scellés correspond à celle des pendules : 54 pour la grande bourgeoisie (dont deux vases de Chine et quatre potiches d’Extrême-Orient en porcelaine), 31 pour la petite bourgeoisie, 24 pour la frange supérieure des classes populaires et 16 pour la frange inférieure. Les vases peuvent avoir un aspect strictement décoratif, et donc être placés « sous globe et sous verre » comme les pendules. Ils servent aussi à disposer des fleurs coupées, pratique fréquente dans les classes populaires, particulièrement chez les femmes qui possèdent la majorité des vases du corpus. La chronique de Mimi Pinson dans La Bataille syndicaliste décrit les négociations autour de cette consommation, en raison de son coût :

C’en est fini du muguet qui embaume, c’est vrai, mais dont les bourgeoises ont fait une sorte d’accaparement. Pour exploiter la vogue, les intermédiaires le vendent à des prix excessifs. Même sur les petites voitures des quatre saisons vous ne vous en procurerez qu’à des conditions onéreuses. Celles de mes petites amies qui ne peuvent se dispenser de fleurs dans leur modeste logement –et je ne suis pas éloignée de leur goût– auront intérêt à faire provision de grosses marguerites, très plaisantes à l’œil et presque pour rien en ce moment95.

68Les fleurs séchées viennent rappeler que certains bouquets sont conservés pieusement, en mémoire du jour où ils ont été offerts ou achetés. L’archétype en est bien sûr le bouquet de mariée, comme celui que Pierre Hordé, employé aux Archives de la Seine, conserve « sur socle et sous cylindre96 ».

69Autres objets d’usage courant érigés au rang d’ornement, les « assiettes accrochées » ornent les murs de onze appartements97. Elles sont la plupart du temps fixées dans la salle à manger des logements bourgeois et cette mode est encore peu diffusée dans les classes populaires, où seuls trois logements ont recours à ce type de décoration. L’exposition d’objets de porcelaine, de faïence ou de simple céramique sur des étagères ou derrière la vitrine des buffets est un peu plus répandue, touchant onze intérieurs populaires, mais reste tout de même marginale (moins d’un cinquième du groupe). La collection d’objets est encore une pratique sociale légitime, une manière bourgeoise et masculine de consommer les objets98. Quelques intérieurs bourgeois sont bien touchés par cette passion : Émile Dietenbeck, rentier de 46ans, ne possède pas moins de soixante-quatre « chinoiseries » dont le juge donne le détail –« armes, masques éventails, squelette » ainsi que deux « écrans japonais ». Louis Bettenant, receveur de rentes de 72ans, a, quant à lui, acquis une « collection d’oiseaux » empaillés, qui est soigneusement mise en scène, dans une des bibliothèques vitrées de son cabinet de travail99.

70La décoration que l’on discerne à travers les scellés du X^e et du XIV^e arrondissements est une préoccupation systématique dans la bourgeoisie, qui orne son intérieur de pièces de bronze, de porcelaine ou de cristal, artistiquement disposées dans des vitrines ou sur les cheminées. Dans les classes populaires, si certains objets –les flambeaux, les pendules et les vases– commencent à se diffuser, leur degré de pénétration est encore faible et la plupart des logements ne peuvent s’enorgueillir que d’une seule de ces pièces, et encore souvent dans une matière moins noble comme le zinc doré ou la verrerie. Il semble également exister une fracture interne aux classes populaires à propos de ces objets décoratifs. Finalement ce groupe de biens n’est pas marqué par un dégradé à l’intérieur des classes populaires, mais il se partage entre des intérieurs fortement investis, décorés, confortables, aménagés, souvent occupés par des femmes jeunes et célibataires, et des intérieurs dont les habitants semblent se préoccuper assez peu, au-delà de leur fonctionnalité.

Lutte des classes et lutte des sexes

72Ces objets mécanisés et coûteux suscitent de nombreux discours (technique, médical et hygiéniste, commercial et médiatique) et de vifs débats émergent sur les usages sociaux et de sexe de ces machines d’un nouveau genre106. Dans une perspective moraliste, l’investissement productif des classes populaires et particulièrement des ouvriers doit être encouragé, car il permet de les stabiliser et de les sortir de la misère. Les consommations de loisir sont en revanche décriées et perçues comme un luxe inutile et une dépense superfétatoire qui laissent planer la menace de la dette et du déclassement social. L’utilisation de ces objets, professionnelle ou distractive, est donc cruciale. La machine à coudre est adoubée en tant qu’outil de travail à domicile des ouvrières ; les femmes de la bourgeoisie se l’approprient peu à peu également, comme outil du travail domestique sous la forme du « modèle familial107 ». La bicyclette connaît une trajectoire sociale inverse, de l’instrument du loisir bourgeois à une utilisation populaire, à la fois professionnelle et distractive, mais au prix d’un véritable conflit normatif108.

73Peut-être plus encore que des représentations de classe, la machine à coudre et la bicyclette sont un observatoire de la manière dont « le genre participe à sexualiser les objets, de même que […] de la façon dont l’objet genré (c’est-à-dire considéré comme un objet du féminin ou du masculin) participe à la construction des identités sexuées109 ». Alors qu’au xix^e siècle de nombreux hommes cousent dans les ateliers, la machine à coudre est construite par la publicité à partir des années1860 comme exclusivement féminine en vertu de la naturalisation des compétences –un cas original puisque la présence de machines sert au contraire souvent d’argument pour exclure les femmes de certaines activités dans les usines110. La bicyclette est à l’inverse construite comme un artefact masculin, qui suppose l’utilisation de la force physique et permet de ressentir l’ivresse de la vitesse, sensation forte déconseillée aux femmes trop émotives. Lorsque ces dernières, à la fin du xix^e siècle, décident de l’enfourcher, elles déclenchent un débat virulent, car cet acte apparaît comme le « symbole d’une attaque féministe plus large contre le système de représentation des sexes traditionnel bourgeois111 ».

74La sexuation est enfin productrice d’anxiété, car la machine est perçue en cette fin du xix^e siècle comme un objet puissant, énigmatique, au potentiel inexploré. En découle un discours médical sur les effets érotiques possibles de la machine à coudre et de la bicyclette, qui incriminent le mouvement des jambes, lié aux pédales, qui provoquerait une masturbation involontaire des utilisatrices112. Le monde ouvrier est perméable à ce discours médical, comme le prouve cette réponse sous la plume de Mimi Pinson :

Une « jeune fille de Belleville » me demande, pour vaincre les résistances de sa famille, de déclarer ici que la bicyclette est un sport « convenable et hygiénique ». Convenable, je veux bien. Mais, pour la jeune fille, je ne crois pas que la bicyclette soit un sport hygiénique. Usez-en, n’en abusez pas –comme de la machine à coudre113.

75La journaliste conseille ainsi la prudence dans l’utilisation de la bicyclette par les jeunes ouvrières et manie l’euphémique « hygiénique » pour faire une référence vague mais compréhensible à ces débats médicaux. Ce courrier envoyé au quotidien syndical laisse également entrevoir un réel désir de consommer ces objets et invite à s’interroger sur leur diffusion.

La machine à coudre, entre usage et possession

76L’analyse du corpus de scellés révèle un premier paradoxe : malgré la littérature abondante qui entoure cet objet et le développement du travail en chambre dans l’industrie de la couture parisienne, les machines à coudre restent très rares dans les intérieurs populaires, même chez les ouvrières de l’aiguille. Dix machines seulement sont mentionnées, cinq dans des intérieurs bourgeois et cinq autres dans des logements populaires. Dans la bourgeoisie, ces machines à coudre appartiennent à des couples mariés et sont placées dans la chambre ou dans le petit salon, et non dans les pièces réservées à la domesticité. Elles sont donc utilisées par les femmes de la famille, dans la tradition des travaux d’aiguille, pour ajuster la garde-robe et décorer le logement114. Les cinq machines des intérieurs populaires sont toutes possédées par des femmes seules (célibataires, veuves ou séparées) aux professions variées, qui sont peut-être couturières à leurs heures perdues pour compléter leurs revenus : la fille mineure d’un marchand de vin, une marchande de bois, une couturière et deux femmes sans profession. Si deux d’entre elles (la couturière et l’une des femmes sans profession) vivent dans des logements très modestes d’une seule pièce au dernier étage de leur immeuble, les trois autres appartiennent plutôt à la frange haute des classes populaires. Le corpus comprend également huit ouvrières du textile : trois sont désignées par leur spécialité, une brodeuse, une giletière et une tapissière. Les cinq autres sont simplement nommées « couturière », pour certaines en alternance avec des désignations comme « sans profession » ou « journalière », qui disent bien le travail d’appoint et la fluctuation de cette occupation sur le temps long d’une vie professionnelle. Or, parmi ces huit femmes, une seule, Marie Desprès, une jeune veuve de 28ans, vivant dans le XIV^e arrondissement, est pourvue d’une machine à coudre115. Chez les sept autres ouvrières du textile, point de machine, alors même que certains objets peuvent évoquer leur métier (deux mannequins, un canevas de tapissier, une table de machine à coudre ou encore un « dessus de machine à coudre » c’est-à-dire une housse protectrice). Plusieurs raisons peuvent expliquer cette absence. Tout d’abord, ces couturières peuvent travailler sur machine mais dans un atelier, ou travailler à domicile mais à l’aiguille. Bien que de plus en plus rare, la couture manuelle, très mal payée, persiste à la fin du xix^e siècle116. Ensuite, on constate dans les scellés une sous-représentation des femmes mariées pour les milieux populaires, alors que c’est dans cette catégorie que les machines à coudre sont les plus répandues117. Enfin, et c’est probablement la raison principale, il est très difficile de posséder en propre une machine à coudre, particulièrement à cause du système de vente à crédit mis en place, la location-vente.

77Pour utiliser une machine à coudre, les femmes des classes populaires peuvent tout simplement les louer, un contrat pratiqué, avec beaucoup de garanties, par l’entreprise Singer. La location permet aux couturières de disposer d’une machine et d’augmenter leurs gains, mais elle coûte 3 francs par semaine. Pour le même prix, Singer et les Grands Magasins Dufayel proposent de devenir propriétaire de l’objet loué, grâce à un contrat particulier, celui de la location-vente :

C’est avant tout un système de défiance. Le vendeur peu sûr d’être payé, se réserve la propriété des objets vendus jusqu’à complet paiement […]. Le vendeur demeurant propriétaire jusqu’au paiement complet du prix, se contente d’exiger un versement de trois francs par semaine, dont le total représentera, après le complet paiement, le prix de location et le prix de vente ou plus exactement la vente majorée des intérêts118.

78Les Grands Magasins Dufayel présentent ce crédit à leurs clients de manière extrêmement flatteuse : « Conditions de paiement pour les machines à coudre : il n’est demandé, comme premier versement, que la somme de trois francs, quelle que soit la marque ; le reste est payable à raison de trois francs par semaine. Les leçons sont données gratuitement119. » Pour les clientes, il en résulte un avantage évident : la machine à coudre est disponible d’emblée, sans épargne préalable et, au bout du compte, elles peuvent en devenir propriétaire. Cette facilité se paye néanmoins très cher, puisque en contrepartie de ce risque le vendeur conserve la possibilité de reprendre la machine à coudre au premier manquement, sans aucune démarche juridique :

Si le client ne va pas jusqu’au bout du contrat, c’est-à-dire jusqu’à l’achat par totalisation des paiements, le vendeur reprend la machine, mais il a alors trop perçu puisqu’une partie des termes de loyer correspondait à la valeur de la machine en propriété. Il n’aura cependant rien à rendre car il a été convenu avec le vendeur que ce trop-perçu servirait d’indemnité pour la résiliation du contrat. On voit combien cette clause peut être onéreuse120.

79Ce que le langage juridique utilisé par Charles Couture euphémise, le mouvement ouvrier le dénonce avec vigueur comme un profit intolérable prélevé sur la misère des couturières. Les frères Bonneff parlent d’« odieux contrat121 », tandis que La Bataille syndicaliste attaque violemment Georges Dufayel en exposant « les conséquences monstrueuses de cette admirable combinaison » qui amène à la ruine de l’ouvrière :

Voici une jeune fille qui a signé ce contrat. Pendant quatre mois, régulièrement, elle a payé au receveur ses trois francs par semaine : elle a versé 51 francs à Dufayel. Mais le malheur fond sur elle : épuisée par le travail, elle tombe malade, ou bien l’entrepreneur lui retient pour malfaçon une amende, ou bien un chômage se produit au changement de saison. Trois francs c’est une somme pour une ouvrière qui gagne 25sous par jour. Lors de la visite du receveur, elle ne peut faire son versement hebdomadaire… Alors son affaire est claire, Dufayel reprend sa machine à coudre et garde les 51 francs pour prix de la location […]. Les employés de la maison nous affirment que la même machine à coudre est quelque fois vendue et revendue 6 ou 8 fois122.

80Malgré le risque, cette pratique est largement répandue parmi la clientèle populaire. Le 13juillet1893, l’entreprise Singer porte plainte contre Constant Doré, domicilié dans le XV^e arrondissement. Le débiteur est sommé de rendre des comptes pour la « location d’une machine à coudre selon convention verbale au prix de trois francs par semaine ». Il est condamné à « payer 85 francs de loyer échus ou restituer la machine ou payer le prix de la machine, à savoir 87 francs123 ». L’inflexibilité dénoncée par La Bataille syndicaliste n’est pas ici au rendez-vous : le débiteur a le choix entre la restitution de l’objet et son paiement.

81L’importance des contrats de location et de location-vente interrompus avant leur terme est une explication supplémentaire à l’absence des machines à coudre dans les scellés. En effet, les deux types de contrat prennent la peine de mentionner que le propriétaire du logement ne peut en aucun cas faire main basse sur l’objet, par exemple pour se rembourser de dettes de loyer. L’article5 de l’acte de location passé entre Dufayel et son client précise : « Le preneur devra en outre faire signer cette feuille par le propriétaire qui reconnaît par la présente que l’objet dont il s’agit ne fait pas partie du mobilier de M./Mlle… qu’il est la propriété de M. Dufayel et que celui-ci faute de paiement, aura le droit d’enlever le tout à la première réquisition et sans être obligé de payer quoi que ce soit au propriétaire124. » Cette clause dévoile le nombre de propriétaires potentiels d’un objet, par le jeu de dettes emboîtées et des compensations. Le client populaire ne peut finalement rentrer en possession de son bien qu’au terme de nombreux obstacles et seulement à la condition de n’être pas endetté par ailleurs.

La bicyclette : un objet à la portée des classes populaires parisiennes

82La démocratisation relative de la bicyclette dès les années1900 résulte d’abord de la baisse de son prix. Certains modèles sont explicitement destinés aux classes populaires, comme le modèle « démocratique » de la Manufacture française d’armes et cycles de Saint-Étienne (future Manufrance) destiné aux artisans, aux ouvriers et aux employés, au prix de 185 francs, ou « la populaire » chez Dufayel, coûtant 160 francs125. Le salaire moyen des classes populaires parisiennes augmente tout au long de la Belle Époque. La conjonction de ces deux phénomènes rend les bicyclettes beaucoup plus accessibles pour les moins fortunés (fig.3)126.

Fig. 3 : Temps de travail nécessaire pour l’achat de la bicyclette la moins chère

83En 1892, un teinturier parisien, profession la moins bien rémunérée de la capitale, doit consacrer le revenu de 41 jours de travail à l’achat d’un vélo, tandis qu’un tailleur de pierre ou un charpentier, les ouvriers les mieux payés, ne déboursent que 22 jours de salaire. Vingt ans plus tard, en 1911, la bicyclette la moins chère ne représente plus que 21 jours de travail pour la profession la moins bien rémunérée (relieur) et 11 jours et demi pour les ouvriers les mieux payés (sculpteurs et forgerons). Les conditions économiques de la démocratisation de la bicyclette sont en place à Paris à la Belle Époque.

84Aucune bicyclette n’est mentionnée par les scellés en 1895. Ces objets, habituellement garés en extérieur, ne pouvaient être protégés immédiatement par les scellés et étaient probablement dérobés, revendus ou saisis de manière autoritaire par certains créditeurs. Une autre source beaucoup plus systématique, les rôles fiscaux, donne la mesure de la diffusion sociale des bicyclettes au début du siècle dans la capitale. Depuis 1893, les possesseurs de bicyclette sont en effet assujettis au paiement d’une taxe annuelle, dont le montant est de 6 francs par bicyclette à partir de 1898. La perception de cet impôt est consignée dans des registres sur lesquels sont notés le nom et l’adresse du propriétaire, ainsi que les biens imposés, le montant de la taxe et la manière dont celle-ci a été payée127. Une étude de cas, centrée sur le XX^e arrondissement, montre qu’en 1900 cet arrondissement totalise 3 482vélos pour 166 155 habitants, soit un taux d’équipement en bicyclette de 2,1 %. Ce ratio est très au-dessous de celui de la population parisienne dans son ensemble, qui est de 6,5 % en 1903128. La bicyclette reste donc un objet rare dans ce quartier populaire de l’Est parisien.

85Le dépouillement exhaustif des rôles fiscaux de quatre rues du quartier populaire de Charonne (la rue d’Avron, la rue des Maraîchers, la rue des Vignolles et la rue Vitruve) donne des précisions sur l’identité des propriétaires de bicyclette129. Dans ces rues, les rôles fiscaux enregistrent l’imposition de 209 possesseurs de bicyclettes en 1900 (tableau3).

86Parmi les possesseurs de vélos dont la profession est connue, les travailleurs manuels dominent nettement : 49 ouvriers dont 13 sont des ouvriers du bois (ébénistes, menuisier, tourneur sur bois) et 18 des métallurgistes (ferblantier, couvreur ou chaudronnier). La profession des employés n’est pas souvent précisée, à l’exception de cinq employés de commerce. Les petits commerçants sont avant tout des marchands de vin (8), mais on trouve également trois bouchers, un quincaillier et un boulanger. Enfin, la petite bourgeoisie regroupe un pharmacien, un médecin, un professeur et quatre ingénieurs.

87Alors que la fraude a été dénoncée comme très importante après la loi de 1893, seuls dix individus ont été verbalisés pour « non-déclaration ». La très grande majorité des redevances sont payées dès le premier passage du receveur, mais environ un quart nécessite plusieurs visites. Dans ce cas, le percepteur passe généralement deux fois, se faisant payer 3 francs à chaque fois, mais certains vélocipédistes ne peuvent régler qu’en trois ou quatre fois, pour des montants minimes qui se chiffrent à 1 ou 2 francs. Cette pratique se rapproche de l’habitude du crédit et du paiement par toutes petites sommes, très ancré dans les classes populaires. Pour une partie minoritaire des cyclistes, cette taxe, dénoncée lors de son vote comme exorbitante, reste en effet élevée et difficile à payer. Le receveur doit parfois lourdement insister pour encaisser la redevance : chez Léon Langlois, caoutchoutier de 25ans, il passe neuf fois, et dix fois chez Auguste Drouin, un tailleur de pierre de 54ans, sans succès.

88Pour les 88 hommes retrouvés grâce aux listes électorales, on dispose également de leur âge et de leur lieu de naissance. La jeunesse de ces vélocipédistes est frappante : la moitié a moins de 32ans et un quart a moins de 24ans. Les statistiques de la préfecture de Police concernant les accidents de la circulation mentionnent également que 65 % des accidentés en vélocipède ont moins de 35ans131. Cette nouvelle consommation s’implante via la jeunesse, par un classique effet de génération, d’autant que l’usage de la bicyclette nécessite l’apprentissage d’une technique corporelle, plus facile pour les jeunes.

89La source utilisée ici donne peu de renseignements sur le sexe des propriétaires de vélocipède. La très grande majorité sont des hommes et seules sept femmes sont mentionnées. Deux sont désignées comme « demoiselles » et les cinq autres sont les épouses d’un autre vélocipédiste, parmi lesquelles une couturière mariée à un potier en terre, et trois femmes mariées à un ébéniste, un tourneur sur bois et un bijoutier. Même si ces notations sont très rares, elles permettent de conclure à l’existence d’une pratique populaire et féminine du cyclisme. On peut également supposer que, en dehors de ces femmes explicitement désignées comme possédant des vélos et donc assujetties à l’impôt, certaines machines peuvent être enfourchées par les épouses, les sœurs ou les filles de celui qui est redevable de la taxe. L’utilisation de la bicyclette par de jeunes ouvrières, en l’occurrence les travailleuses de la haute couture parisienne, est déjà ancrée depuis un certain temps selon Arsène Alexandre, un journaliste :

Parfois, dans cette saison-là [l’été], et surtout le samedi soir, lorsque ateliers et magasins s’éteignent, on peut se trouver surpris par le brusque et sifflant frôlement d’une bicyclette sortant d’une grande maison et montée par une intrépide qui s’en va, ignorant les terreurs nocturnes, vers des banlieues. La bicyclette depuis une quinzaine d’années, a changé profondément la vie et les divertissements des femmes de la couture et de la mode132.

90Les rôles fiscaux du XX^e arrondissement montrent une diffusion timide de la bicyclette dans les classes populaires parisiennes qui reste in fine un bien rare. À peine plus de 2 % de la population y a accès, ce qui laisse encore la très grande majorité des classes populaires à l’écart en 1900.

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91L’analyse des possessions des classes populaires confirme le schéma pyramidal établi par la sociologie de la consommation, de Thorstein Veblen à Pierre Bourdieu. Les modes et les goûts sont définis par les classes supérieures qui déclenchent ainsi un processus d’imitation et une descente de proche en proche de leurs pratiques vers les classes populaires. Les scellés après décès donnent d’innombrables exemples de ce processus, avec la diffusion des ombrelles, des mouchoirs, des fauteuils, des guéridons ou encore des garnitures de cheminée. Pierre Bourdieu s’est attaché à décrire ce phénomène dans la sphère des consommations culturelles, et l’étude des objets confirme la validité de ses hypothèses : ce n’est pas seulement le modèle culturel qui circule (les modes et les goûts), mais les choses mêmes. Dans le Paris du xix^e siècle, le commerce de l’occasion organise la descente des objets, du haut vers le bas de la société, au fur et à mesure de leur usage et de leur déclassement. Il n’existe finalement pas d’objets proprement populaires, à part la malle, et même les habits de travail qui ont longtemps été la marque extérieure de la classe sociale disparaissent peu à peu de l’espace public.

92L’étude des scellés après décès permet également de mettre en lumière des processus de distinctions internes aux classes populaires que Pierre Bourdieu, centrant sa démonstration sur le comportement des classes supérieures, passe finalement sous silence, en unifiant l’habitus populaire, simplement défini par « la privation inéluctable des biens nécessaires133 ». Certains individus de notre corpus correspondent en tout point à cette définition, mais des comportements plus diversifiés se manifestent également à l’intérieur des classes populaires et des lignes de démarcation se dessinent dans la possession d’accessoires vestimentaires, de petits meubles recherchés et surtout dans les efforts de décoration des intérieurs, véritable front pionnier de l’imitation des classes supérieures. Les coûteux objets techniques que sont la machine à coudre et la bicyclette viennent encore renforcer ces différences.

93On ne peut cependant pas simplifier ce processus de distinction interne en le présentant uniquement comme une opposition entre ouvriers et employés, selon la proposition de Maurice Halbwachs dans La classe ouvrière et les niveaux de vie. La prise en compte d’autres variables comme le genre, la génération ou encore le statut matrimonial trace un portrait plus complexe de cette distinction à usage interne. Il semble alors que « ces différences s’organisent selon un certain nombre de traits, que l’on peut tenter d’ordonner en “modèle”, entendu comme l’articulation dans un ensemble cohérent et intelligible de traits abstraits issus d’observations individuelles134 ». Le premier idéal-type du consommateur populaire est caractérisé par la frugalité ou le dénuement, et rassemble plutôt des hommes, travailleurs manuels, qui accordent peu d’importance au mobilier et à leur garde-robe, dans un espace qui est aussi souvent leur lieu de travail. À l’autre extrémité du spectre, se distinguent des femmes, plutôt jeunes et toutes célibataires, entrées de plain-pied dans la consommation, qui vivent dans un intérieur décoré avec soin et dont les garde-robes sont fournies, l’imitation de la bourgeoisie étant au cœur de leurs pratiques. Ce sont elles qui se mobilisent pendant la Première Guerre mondiale, quand leur niveau de vie antérieur est trop dégradé. Enfin, on trouve dans une position intermédiaire des couples ou des individus isolés qui investissent seulement certains domaines au gré de leurs goûts ou de leurs moyens : une garde-robe très développée mais un intérieur peu soigné, ou bien une collection de bibelots et de vaisselle, voisinant avec un mobilier vétuste.

94À la lumière de ces résultats, il est possible de pondérer les biais de l’échantillon. En effet, le corpus de scellés présente des intérieurs populaires du X^e arrondissement de Paris, quartier mixte socialement, et du XIV^e arrondissement, qui, pour être plus populaire, ne fait pourtant pas partie des quartiers les plus déshérités de la capitale135. Ces choix sont dus à des contraintes de disponibilité et de qualité des sources. Mais ces biais ne remettent pas en question les résultats exposés ci-dessus : le dépouillement de scellés du XV^e, du XIX^e ou du XX^e arrondissement, aurait probablement changé les proportions entre les idéaux-types construits en présentant plus d’intérieurs dépouillés et moins de logements soignés, mais sans remettre fondamentalement en question l’existence d’une fraction d’individus entrés dans la consommation.

95Pourtant, malgré ces différenciations, ceux-ci continuent d’appartenir au même groupe : ils habitent dans des logements coûtant moins de 600 francs par an, ont des revenus modestes et occupent une position subalterne dans la division du travail. Les membres des classes populaires sont finalement réunis par leur commune fragilité économique et sociale, ce qui apparaît fortement lors de la déstabilisation que provoque la Première Guerre mondiale.