Conclusion

1Conclure un colloque novateur sur un sujet pour lequel aucune synthèse n’existait à ce jour est une redoutable tâche. Mes remarques conclusives seront donc le fruit de réflexions qui tentent plutôt de dégager quelques pistes.

2Soulignons d’entrée de jeu la qualité du choix fait par les organisateurs. En étudiant les châtelains des princes, Guido Castelnuovo et Olivier Mattéoni ont clairement déplacé l’angle d’attaque traditionnel qui consistait à se référer à l’État monarchique centralisateur et à faire de la châtellenie un simple rouage institutionnel local que les deux derniers siècles du Moyen Âge auraient voué au laminage. Dans cette perspective, l’accent est davantage mis sur les hommes, plus facilement « vus d’en bas » sans être seulement intégrés dans une spirale étatique centralisatrice, même si les principautés ou les villes connaissent le phénomène d’étatisation. Le choix géographique, de part et d’autre des Alpes, est aussi révélateur de cette démarche car la comparaison impose de se référer à de mini-États, ceux que les villes italiennes ont pu développer depuis le xii^e siècle. Comparaison fructueuse, qui a l’avantage de cerner un champ géographique homogène, celui d’une Europe de l’entre-deux, et qui ancre la recherche dans un paysage à taille relativement réduite, où la société politique est plus facilement perceptible, depuis les élites jusqu’aux sujets. Et les sources, souvent continues et diverses, justifient l’entreprise. On les voit en effet apparaître en nombre sous des formes différentes, comptes, lettres de nomination, correspondance, etc., mais toutes révèlent l’existence d’un milieu ayant son propre rayonnement, en même temps que les châtelains ou leurs homologues, bayles et viguiers, deviennent des officiers au service du pouvoir. Ces hommes s’implantent ou sont implantés par le prince dans une structure institutionnelle préexistante, la châtellenie, dont ils transforment le devenir et dont ils assurent désormais la mémoire.

3Si l’État moderne dans son devenir weberien n’est pas de mise ici, la quête de modèles d’évolution est restée nécessairement et fort heureusement sousjacente. Les difficultés n’ont pas alors manqué de surgir car la diversité des cas a révélé une complexité plus grande que ne le laissait supposer le champ géographique. Entre Mantoue, Venise, l’État bourbonnais, la Savoie, la Provence ou le Dauphiné, la taille des châtellenies varie tellement que la modélisation s'est avérée difficile. Le poids du passé, qui se traduit par l’existence d’un maillage castrai remontant parfois jusqu’au x^e siècle, est aussi très différent d’une région à l’autre, même si les châteaux de la fin du Moyen Âge ne sont pas exactement les héritiers de la période féodale et que les ruptures semblent l’emporter sur les permanences, par exemple en Provence. La présence de bâtiments fortifiés assure cependant une continuité visuelle et symbolique du pouvoir castrai à travers le temps, dont il faut tenir compte. Elle donne une certaine autonomie à leurs possesseurs, dont il convient de mesurer les effets, sans qu’il soit pour autant question d’anarchie ou d’indépendance. Du fait de ces différences et de l’absence d’un questionnement systématique et comparé sur le passage d’une forme de châtellenie à l’autre au cours des xii^e-xiii^e siècles, la modélisation s’est plutôt portée sur la trajectoire des évolutions aux deux derniers siècles du Moyen Âge, ce qui était déjà un programme assez vaste ! Ces rencontres s’attachent donc, sous forme d’un véritable défi par rapport à l’historiographie préexistante, à décrire comment et dans quelles limites ces hommes responsables, les châtelains, ont été les artisans d’une dynamique de l’institution qui leur était confiée, les châtellenies. La focalisation s’est alors moins faite entre progrès et déclin que sur les rapports que les châtelains ont entretenus avec le pouvoir en place, princes ou communes, comme avec leurs administrés.

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4Dans la longue durée de ces derniers siècles du Moyen Âge, quelles sont les principales fonctions des châtelains ? « Vus d’en bas » et pour reprendre des images empruntées à la littérature médiévale, ils tiennent du chat, du loup et du chien. Le châtelain n’est pas loin de se comporter comme un chat car il sait mettre l’accent sur la gestion du territoire qui lui est confié. On sait, depuis les études de Bernard Guenée sur le bailliage de Senlis, dont l’aspect novateur a été rappelé dès l’introduction à ce colloque, que les limites administratives sont souvent enchevêtrées, mais quelles sont parfaitement précises et connues des administrateurs comme des administrés. À titre de comparaison, je peux citer l’exemple de ce châtelain du ban de Saint-Remi de Reims qui, en 1431, à quatre-vingts ans et devenu aveugle, est appelé à témoigner d’une frontière entre deux juridictions, et dit qu’il serait encore capable d’en montrer le suivi avec la main si on voulait le conduire sur les lieux...1 L’espace dans lequel il a évolué l’imprègne jusque dans la chair de sa mémoire, pour avoir eu à exercer son pouvoir sans dépasser les limites de sa juridiction sous peine de s’exposer à des procès infinis et d’être considéré comme injuste parce que ses décisions auraient été illégales. D’autres circonscriptions peuvent venir s’ajouter aux châtellenies, en général pour les incorporer dans un schéma politique plus vaste, le bailliage par exemple, mais le noyau initial résiste. La châtellenie reste première et le bailliage se construit alors comme un conglomérat de châtellenies. Cela ne veut pas dire qu’au cœur de ses frontières fixées souvent depuis le xii^e siècle, la nature du pouvoir des châtelains perdure à l’identique. Mais, en vertu de l’idée que les institutions s’ajoutent sans disparaître, il y a là un élément intéressant de résistance et de continuité, qui oblige l’historien à s’interroger sur la permanence éventuelle d’une coquille devenue vide. Les réformes radicales comme celle dont décide Charles I^er d’Anjou au milieu du xiii^e siècle sont rares. Le nouveau comte de Provence n’hésite pas à restructurer le réseau administratif – on devrait dire à le structurer car à son avènement les baylies constituent encore un réseau partiel non hiérarchisé – et à définir un maillage territorial construit au bénéfice du pouvoir princier. La tâche fut d’autant plus aisée qu’en Provence les bayles ne se confondent pas avec les castellani, et cela depuis l’origine, ce qui permet au prince angevin, en séparant les genres, de mieux découper son territoire et d’en définir la hiérarchie dans un but purement administratif. À l’inverse, la châtellenie peut, quand elle lie toutes les formes de pouvoirs, militaire, judiciaire, fiscal, être un élément qui contribue à l’extension du territoire administratif, comme c’est le cas dans un certain nombre de villes italiennes qui ont étendu leur domination au-delà du district d’origine, par exemple à Mantoue. Ailleurs, la stabilité territoriale est plutôt de mise et elle n’est pas sans avoir de répercussions sur l’office. La mission qui lui est confiée enracine le châtelain dans une terre et le château qui en constitue le cœur peut devenir un facteur d’ascension sociale ; en retour, le prince peut compter sur la permanence de ce maillage, ce qui est un facteur de sécurité appréciable, en particulier en temps de guerre.

5Un loup, le châtelain l’est par la ponction fiscale dont il assure l’efficacité à l’époque considérée, et par son rôle de juge qui peut s’avérer redoutable, même si, le plus souvent, il ne dispose pas de la haute justice. Les sources utilisées dégagent à l’envi le rôle financier. Il en est ainsi des belles séries de comptes du Dauphiné ou de Savoie, comme des villes italiennes. En revanche, les différents intervenants ont eu raison de se méfier des sources judiciaires qui mettent trop souvent l’accent sur des portraits stéréotypés d’officiers violents, prompts à l’amende et à la contrainte par corps. Elles donnent aussi facilement l’image d’officiers prévaricateurs. Le mythe existe, mais les châtellenies décrites permettent de nuancer considérablement son adéquation avec la réalité. À l’image des bénéfices ecclésiastiques, les châtellenies sont d’un rapport extrêmement variable, si bien que leur place dans la compétition doit être analysée avec finesse, au cas par cas. Leur dévolution ne peut donc pas être étudiée en bloc car leur attribution en fonction de leur valeur accompagne des degrés dans l’ascension sociale. Il est alors possible d’imaginer l’existence d’une hiérarchie des châtellenies au sein d’une même principauté, avec les compétitions y afférant pour obtenir le don du prince. Car l’enrichissement peut accompagner l’office, en même temps sans doute que le prestige de l’officier s’accroît d'un château mieux pourvu. Vis-à-vis des administrés, les conséquences de ce rôle fiscal et judiciaire peuvent être violentes. D’autant que le châtelain dispose de la force, celle de ses gardes et de ses sergents. Il peut lier de fait la perception de l’impôt à la coercition, force et contrainte se mettant au service du paiement et de la circulation de l’argent. Ainsi s’alimente l’image de personnages tyranniques.

6Jouer le rôle du chien dans la châtellenie fait référence à la fonction militaire du châtelain, fonction à laquelle le prédispose la ou les forteresses dont il a la garde. Cette vocation traditionnelle implique l’entretien des fortifications, leur adaptations aux nouvelles techniques de la guerre, leur gestion dans les moindres détails, depuis les carreaux jusqu’aux jambons ! Car le château, comme en Savoie, doit être maintenu en l’état et « garni ». Le châtelain déploie donc une logistique et il la déploie le plus souvent comme un homme d’armes, c’est-à-dire à cheval, que sa mission soit purement administrative ou plus clairement militaire, en temps de paix comme en temps de guerre, à l’intérieur des limites de la châtellenie ou vers un extérieur plus ou moins menaçant. Là encore, les évolutions ont été sensibles, mais elles ont été le plus souvent très lentes, en dépit de la conjoncture de guerre. Les conflits armés ont pu donner aux forteresses une place accrue au sein du territoire et ont pu contribuer à structurer les châtellenies, par exemple à Padoue, Vérone, Trévise ou Venise, pour répondre aux expéditions d’Henri VII de Luxembourg. Elles ont en même temps obligé les responsables politiques à opérer des choix, à sélectionner les places fortes aux emplacements stratégiques, à en fonder de nouvelles, et à abandonner celles qui semblaient désuètes. Cette focalisation sur la place forte au sein de la circonscription administrative n’a-t-elle pas alors changé le rôle qui était dévolu au châtelain ? S’il était maintenu à la tête de la forteresse, il devenait un rouage essentiel de la sécurité du prince ou de la commune. Son choix était déterminant et la question pour le pouvoir en place était de s’assurer de sa fidélité, soit par les liens féodaux traditionnels, soit par les liens contractuels de la société bâtarde, ou les deux à la fois. Une autre solution pouvait consister à dédoubler les charges en confiant la garde de la forteresse à un capitaine, lui-même recruté par contrat. À la fin du xiv^e siècle, à Mantoue, les stipendiarii et les hommes de la bandera domini qui appartiennent à la compagnie de la maison des Gonzague ont en garde les forteresses du territoire et dépendent directement des capitaines militaires sans passer par les vicaires. Ceux-ci ont plutôt des compétences administratives, fiscales et judiciaires, accessoirement militaires. Il est intéressant de voir que l’évolution du recrutement au sein des armées jointe à l’urgence de la mise en défense des territoires sous l’effet des guerres a pu accélérer le dédoublement des fonctions et, de ce fait, contribuer à vider la châtellenie de sa signification militaire. Il n’en reste pas moins que le châtelain, comme on l’a vu pour le prélèvement fiscal, reste, de façon symbolique et bien souvent réelle, le fer de lance de la violence et de la prévarication. Certes les communes ou les administrés ont intérêt à dresser un tableau sordide de ses agissements pour mieux faire aboutir leurs requêtes, et leurs descriptions sont autant de stéréotypes destinés à émouvoir le prince. Il n’en reste pas moins que le châtelain peut être tenté d’outrepasser ses droits et, en cas de guerre, mais aussi en temps de paix, de confondre le prélèvement avec le pillage...

7Les différentes communications posent alors clairement le problème du relais que la châtellenie a pu assurer dans la discipline politique. Quelle image a-t-elle donné du pouvoir et sous quelle forme l’a-t-elle imposé ? N’a-t-elle pas contribué à construire un État qui a affirmé son monopole de la violence légitime par la violence ? Ces questions méritent d’être posées aussi bien pour les principautés que pour les villes où le châtelain cumule des compétences judiciaires, fiscales et militaires, et remet en cause l’image du modèle communal et urbain. Ne nous méprenons pas cependant sur les effets et sur le degré de cette coercition. La violence des châtelains, quand elle existe, est tempérée parce que dominée par l’image que conserve le prince détenteur suprême de l’ira et de la gratia, pour lequel le châtelain n’est qu’un officier parmi d’autres. En ces deux derniers siècles du Moyen Âge, progrès de l’appel aidant, les administrés peuvent choisir de s’en plaindre en justice ou de requérir directement l’oreille du pouvoir. Enfin, cette violence est-elle exercée par le châtelain lui-même ou par ses sbires ? La question mérite d’être encore approfondie pour déceler le rôle des agents subalternes au sein de la seigneurie. Ils concentrent la vindicte et, de ce fait, épargnent leur maître, et à plus forte raison le prince. En tout cas l’accent est mis sur l’importance des hommes qui ont géré l’institution.

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8Ainsi s’ouvrent de nouvelles perspectives pour comprendre ce qu’a pu être cette civilisation châtelaine. Pour en définir les contours, il convenait de commencer par s’interroger sur les origines sociales des châtelains. Les textes ne sont pas toujours explicites à cet égard. Loin de poser la question de façon simpliste, en opposant les nobles aux bourgeois, les différents intervenants ont fait le choix de s’intéresser surtout à l’action du châtelain dans sa seigneurie et à son insertion au sein de réseaux, par le biais des alliances ou des fidélités.

9À considérer les fonctions militaires confiées aux châtelains, on peut raisonnablement penser que les nobles l’emportent en nombre. En effet, comme on l’a dit, les châtelains sont pour l’essentiel des professionnels de la guerre, chargés de veiller sur une garnison, et leurs charges de commandement militaire sont telles que le responsable doit être un noble, de même que son éventuel remplaçant, le vice-châtelain, voire le portier : il en est ainsi en Savoie aux xiii^e et xiv^e siècles. Comment en aurait-il été autrement puisque, en temps de guerre, les châtelains doivent donner l’ordre aux seigneurs bannerets de se mobiliser et qu’ensuite ils participent eux-mêmes aux opérations militaires ? Certains peuvent même prendre des initiatives au combat, tel cet Humbert de la Balme, châtelain de Suze, qui n’hésite pas à pousser ses hommes contre l’ennemi piémontais jusque dans un raid téméraire. La division des tâches entre les capitaines devenus gardiens de forteresses et les châtelains, bayles ou viguiers, plutôt chargés de tâches administratives civiles, rend cependant l’adéquation avec la noblesse moins impérative. Le débat reste donc sur ce point ouvert et des études prosopographiques fines seront nécessaires. Dans tous les cas de figure, il s’agit de notables bien insérés dans le tissu local et le problème consiste à comprendre quels liens ces hommes entretiennent avec le pouvoir qui leur est supérieur, en particulier celui du prince, et quels liens ils entretiennent avec leurs égaux.

10On a longtemps pensé que les châtelains, théoriquement nommés par le pouvoir pour un temps limité, dépendaient étroitement de lui et que, gagés, ils pouvaient être renvoyés à tout moment. Dans l’État savoyard, cette nomination pouvait même être renouvelée chaque année. Or la différence entre la théorie que révèlent les archives des Chambres de comptes, lesquelles conservent les justifications comptables des châtelains, et la réalité de leur pouvoir est immense, à défaut d’être totalement éclaircie. Certes, certains châtelains comme dans la vallée d’Aoste peuvent être destitués, mais les témoignages sont rares. Le prince est plutôt amené à conférer l’office et le châtelain à accepter d’y entrer. La nuance est de taille. Elle peut même supposer que le prince est obligé de nommer le châtelain, tout simplement parce qu’il est son obligé du fait des dettes en espèces sonnantes et trébuchantes qu’il a contractées à son égard. Le prince peut résoudre son problème d’autorité en choisissant de confier la charge à des étrangers au pays, comme ce fut le cas en vallée d’Aoste où, jusque vers la fin du xiv^e siècle, les princes de Savoie nommèrent des Savoyards ou des Piémontais. Il en fut de même en pays de Vaud où, à cette époque, un tiers seulement des châtelains ou baillis est issu de la noblesse vaudoise. Ou encore en choisissant des hommes issus d’élites moins prestigieuses, parfois d’origine bourgeoise. Cette politique est plutôt le fait de princes encore peu sûrs de leur autorité. Paradoxalement, les choses changent quand ils peuvent affirmer leur pouvoir. C’est ainsi que le comte de Savoie, reconnu comme duc par l’empereur en 1416, ne craint plus de nommer des nobles locaux comme châtelains en vallée d’Aoste au xv^e siècle. Leur enracinement dans le terreau local, leur pression sur le prince ne doivent donc pas être interprétés comme une preuve de faiblesse de la part de ce dernier. Le pouvoir du prince a simplement changé de nature et sa cour s’est enrichie de fidélités, d’où le développement d’un dialogue qui donne toute sa place au développement de clientèles dont l’importance accompagne l’émergence de l’État princier. Or les châtelains sont insérés dans ces clientèles. De ce fait, ils ont gagné en notabilité : leur origine sociale les y porte car ils appartiennent plus nettement que par le passé à la haute aristocratie locale. En même temps, ils se détachent de leur office initial pour peupler la cour du prince et cessent de commander à leurs hommes sur le terrain. À la manière des prélats, ils peuvent souvent cumuler les offices. Dans certains cas, cette évolution permet de les comparer aux baillis des rois de France et pour comprendre leur impact sur leurs administrés, il vaut mieux savoir qui étaient leurs lieutenants ! Parallèlement, les formes de liens que ces châtelains entretiennent avec le prince se diversifient. Ils sont tous destinés à sceller la fidélité, mais elle peut s’exprimer de façon très différente, depuis l’expression de liens traditionnels de type féodal qu’on croyait disparus, l’hommage qui lie l’office au fief, par exemple en pays vaudois ou en Dauphiné, la prestation de serments comme en Bourbonnais, serments dont les études récentes ont montré la vigueur plus que le déclin à la fin du Moyen Âge, jusqu’au prêt fait au prince sous la forme des gages qu’il doit aux châtelains ou tout simplement pour payer ses dettes, les fameux mutua super officiis, c’est-à-dire les prêts rachetés par l’office évoqués précédemment. Il s’agit là d’une entrée possible vers la vénalité de la charge. Mais répétons-le : ce faisceau de liens contribue à assurer la force du prince plus que sa faiblesse. Nous saisissons, à travers les exemples évoqués, les diverses façons qu’utilise le pouvoir souverain pour s’assurer de la fidélité de ses subalternes en créant chez eux un besoin de déférence. Ainsi naît l’attachement à la dynastie princière. Le creuset en est la cour, lieu d’intégration entre la noblesse et l’administration locale.

11L’étude des liens horizontaux qu’ont pu tisser les châtelains confirme l’analyse. L’installation dans une châtellenie peut devenir celle d’un lignage et plusieurs cas montrent comment le premier détenteur a cristallisé son pouvoir en une terre avant de le transmettre à ses enfants. Il en fut ainsi de la châtellenie de Cly, en vallée d’Aoste, qui resta un siècle dans les mains de la même famille. Les châtelains qui sont ainsi promus ont par ailleurs des attaches fortes avec les membres des élites locales, si bien que l’accès à la charge est l’objet de compétitions et d’accords locaux. Cette promotion peut aussi être le résultat d’une formation antérieure qui, comme à Chambéry, permet aux châtelains d’acquérir les compétences nécessaires en matière commerciale et financière. Ces liens expliquent en partie la fortune personnelle des châtelains et le fait que l’acquisition d’une châtellenie est pour beaucoup, surtout pour les non-nobles, une étape dans leur cursus honorum. Mais le parcours est loin de rester individuel et le châtelain de la fin du Moyen Âge, comme son ancêtre des temps féodaux, « monte » en réseau, si bien qu’à Chambéry par exemple, les élites se passent le relais et semblent gouverner en groupe. Ces solidarités accompagnent le châtelain en place : il peut compter sur sa parenté, sur ses alliés commerciaux, sur ses tenanciers, etc. En face, il peut se heurter à des réseaux concurrents peuplés de ses « haineux », eux aussi organisés et compétiteurs. Il est dommage que l’analyse de cette vie de relation n’ait pas été davantage évoquée, en particulier palle biais des alliances ou par celui des guerres privées. Les châtelaines sont, sauf quelques exceptions, les grandes absentes de l’analyse, alors qu’elles ont certainement joué un rôle important dans l’émergence et le déroulement des rivalités, les accords et la vie de cour. Au début du xv^e siècle, l’exemple de Marguerite de Grolée, fille de deux très grands lignages savoyards, épouse de Pierre Bonivard, châtelain de Clermont et héritier d’une longue tradition familiale châtelaine, montre bien le rôle du mariage dans les stratégies d’enracinement et de promotion. Est-il possible de compléter l’analyse en ce sens ? Les sources administratives qui ont été ici privilégiées entraînent plutôt dans une autre direction, celle des hiérarchies qui s’esquissent très vite parmi les châtelains et ordonnent les liens horizontaux au profit du pouvoir central. Car le système relationnel est loin d'être communautaire. Il se dégage très vite une hiérarchie entre les châtelains, que favorise le cumul des offices et le lieu de résidence. Celui qui vit à la cour et a l’oreille du prince, gagne en puissance et domine les autres. Il n’est donc pas sûr que soit née une civilisation châtelaine tant les styles de vie sont différents et hiérarchisés.

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12La question se pose alors de savoir si un idéal politique a pu sous-tendre l’action des châtelains, pour mieux comprendre comment ils ont exercé leur fonction. Le cumul, le souci de la carrière, l’extrême fidélité au prince et, à l’inverse, la possibilité pour ce dernier d’expulser le châtelain quand il le veut, sont autant d’entraves à l’existence d’un idéal politique fondé sur un esprit de corps. Pourtant, les diverses communications ont mis l’accent sur des caractères communs qui dessinent au sein des carrières les rudiments d’un idéal politique, ou en tout cas leur questionnement.

13Peut-on raisonnablement penser que l’organisation du territoire administratif qu’est la châtellenie s’est réalisée sans référence au droit ? Que sa gestion s’est opérée à l’aveuglette, sans que soit suivie une norme de gouvernement et un respect du droit des gens, au moins sous la forme des coutumes ? Certes les références juridiques ne sont pas propres à la châtellenie et elles concernent aussi les seigneuries qui la composent comme les circonscriptions qui l’englobent. Mais un certain nombre de signes montrent que les méthodes de gouvernement des châtelains s’appuient sur une réflexion qui dépasse le domaine de l’instant. Le recours aux archives et à l’archivage, éventuellement sous forme de registres, est certes né du développement général de l’écrit et des exigences de contrôle qu’exerce le pouvoir central. Mais, que la stimulation soit venue des instances supérieures ou de l’entourage des châtelains par des hommes frottés de droit, une véritable culture administrative est née, qui se traduit par le recours aux pièces comme autant de preuves. L’exercice de la justice, les enquêtes administratives, les médiations auxquelles procèdent les châtelains ou leurs remplaçants supposent un savoir technique. Il est bien possible que le choix d’étrangers à ces postes clés ne s’explique pas seulement par les réticences du prince vis-à-vis de sa noblesse, mais par son désir de placer là des hommes compétents. L’étude des lettres de nomination, en particulier en Savoie, a montré l’attention que le prince accorde à l’exercice de la charge et au respect des Statuts de Savoie. Il s’agit d’un véritable contrat synallagmatique.

14Mais elle a aussi montré le retard que la principauté accusait par rapport aux institutions barcelonaises au même moment : là où l’administration reste encore dans la gangue du privé et des liens personnels de fidélité, elle est de nature purement publique en Catalogne, qui connaît les premiers formulaires de chancellerie dès le règne de Pierre le Cérémonieux. Comment comparer la puissance de l’une et l’autre de ces circonscriptions quand on sait que le viguier catalan exerce à lui seul et par délégation le merum et mixtum imperium, soit le droit régalien suprême que justifie le droit romain ? Cette carence est-elle pour autant le signe d’une faiblesse et même d’un inachèvement dans les pays étudiés ? Diverses communications ont montré, comme on l’a dit précédemment, l’existence d’une culture administrative propre à des institutions qui, du xiii^e au xv^e siècle, ont accompagné le développement de l’État princier ou communal et il semble bien que les châtelains de ces pays de l’entre-deux aient été compétents, mais jusqu’à quel point ? Pour mesurer leur degré de sagesse politique, il aurait fallu pouvoir les saisir sur le vif de leur gouvernement, savoir quelle était la part de leurs initiatives personnelles et de celles de leur entourage d’experts ou de conseillers. À l’image de ce châtelain du ban de Saint-Remi déjà cité, n’auraient-ils pas hésité sur la différence entre « juger » et « justicier » et n’auraient-ils pas répondu comme lui aux enquêteurs « que peu en saveroit parler et s’en rapporte aux saiges2 » ? En fait, la question du savoir et la référence au droit savant ne qualifient ni la nature du pouvoir châtelain ni les rapports que les châtelains entretiennent avec le prince. La fidélité personnelle en reste la clé comme elle l’est pour toutes les composantes de la société contractuelle qui appuie la montée en puissance du prince. Cela ne veut pas obligatoirement dire que le point d’aboutissement et l’idéal politique résident, au bout du compte, en une centralisation politique. Il semble que le prince ait laissé bien des interstices pour que se développent des pouvoirs locaux, des forces centrifuges, à condition que la fidélité de ses hommes soit au rendez-vous. Tel est le sens de l’installation du duc de Savoie à Chambéry, tel est surtout le jeu que peuvent jouer les châtelains, clairement nommés par le prince, en Bourbonnais, dans un souci de loyauté. Le but est moins d’uniformiser le territoire, de l’emboîter en un carcan hiérarchisé, même si un ordre hiérarchique existe au sein du personnel, que de laisser un champ possible d’action locale. Et cela ne s’explique que parce que le lien administratif reste de l’ordre de l’affect et parce qu’il repose sur des engagements ritualisés, tel le serment. La fidélité et la loyauté priment sur le savoir et leurs effets sur l’administration sont peut-être aussi importants et efficaces que la référence au droit savant. La définition de la norme glisse alors des préceptes aux valeurs qui gèrent les comportements, ici la loyauté tacitement ou publiquement reconnue, voire codifiée par les chancelleries.

15La charge d’être châtelain est donc un honneur au sens plein de ce terme, qu’il s’agisse de l’office et des biens y afférant, comme de la reconnaissance de celui qui les obtient. Sa signification renvoie effectivement davantage à l’idéal carolingien qu’aux pouvoirs politiques de l’âge féodal classique. Mais ne sondons pas ses origines sous peine d’anachronisme ! Contentons-nous de constater que cette définition convient à de nombreux nobles à la fin du Moyen Âge : pourquoi ? La charge qu’ils obtiennent ainsi ne les fait pas déroger et la ou les forteresses qu'ils commandent magnifient leur mode de vie. Dans certains cas, elle leur permet même d’affirmer leur noblesse aux yeux de tous. Il est noble d’être châtelain et être châtelain permet de rendre la noblesse éclatante, bref la fonction fait exister la noblesse aux yeux des autres. En même temps, il s’agit d’un office conféré par le prince qui exige un certain nombre de comptes et de vérifications. Et le châtelain est vite happé à la cour. La châtellenie, parce qu’elle a préexisté au châtelain et peut être dévolue comme un bénéfice, n’a-t-elle pas été un moyen de « domestiquer » la noblesse ?

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16L’originalité des châtelains des princes tient donc à deux aspects qui ont été pour un temps parfaitement complémentaires. L’un est lié à leur point d'ancrage, le château proprement dit et la châtellenie, l’autre à la nature du pouvoir princier. L’ambiguïté du château fondée sur sa force symbolique que continuent à entretenir la littérature chevaleresque ou les ordres de chevalerie, rehausse le prestige de l’office de châtelain. Les formes que la guerre conserve jusqu’au xvi^e siècle, guerre de fortification et de mise en défense, contribuent à mettre en pratique cet idéal. Dans ces conditions, la concession d’une châtellenie interdit de faire de son dépositaire une simple courroie de transmission administrative. Il l’enracine dans un lieu, l’honore et lui ouvre les portes de la cour. Par ailleurs, le pouvoir princier s’appuie sur des élites localement implantées dans des points forts. Cette décentralisation correspond bien à la nature d’un pouvoir qui se contente le plus souvent de gouverner en pratiquant des démonstrations spectaculaires, sous forme de coups de poing, invoquant aussi bien le droit que la force. Est-ce là encore un signe de faiblesse ? D’absence de modernité ? La question serait, sous cette forme, mal posée. À la fin du Moyen Âge, les principautés territoriales connaissent un ordre politique qui doit encore composer avec la violence et qui reste empreint de violence. C’est l’une des raisons pour lesquelles le prince, loin de prétendre à exercer le monopole de la guerre et à plus forte raison celui de la violence légitime, construit son pouvoir en s’appuyant ouvertement sur des institutions qui proclament la force dont il prétend faire « sa » force. Ainsi se profile le temps vivant de châtelains au service du prince, mais susceptibles de défendre aussi leur autonomie.