1Dans le foisonnement et la richesse des questions posées par le renouveau, désormais assis dans la durée, des études d’histoire des officiers princiers et royaux à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne, il importe de bien définir son angle d’attaque. Certes, nous disposons aujourd’hui d’un back-ground culturel commun à toute l’histoire politique de plus en plus clairement établi, y compris dans sa dimension critique : toutes nos problématiques tournent autour du topos weberien, quelles en confirment la validité, en modifient la chronologie ou le prennent à contre-pied. Nous sommes tous les historiens d’un progrès non linéaire, animé d’à-coups, pétri de réminiscences archaïques, bref, d’un progrès tout ce qu’il y a de plus humain de l’État moderne ; quoi que l’on en dise, le concept d’une « genèse de l’État moderne » demeure un horizon indépassable, bornant un terrain de référence absolue1. C’est sur ce terrain-là que s’épanouissent les multiples recherches récentes sur les principautés territoriales, ainsi que nous l’ont fort à propos rappelé Guido Castelnuovo et Olivier Mattéoni. Là encore, il existe un fonds culturel commun, découlant de celui que je viens d’évoquer, qui fait de la principauté un objet médian, entre l’âge féodal et l’âge de l’État moderne, maillon indispensable à la compréhension d’ensemble du progrès de l’autorité publique. À nouveau, ce schéma est critiquable, et de fait critiqué, il n’en reste pas moins une référence commune.

2À l’intérieur de ce cadre, les voies qui s’ouvrent au chercheur sont multiples, et sans doute est-il plus important qu’autrefois de rappeler d’emblée les prémisses que l’on a choisies. Toutes celles que l’on peut envisager sont voisines ; elles se recoupent et se font écho, elles ne se confondent pas. Elles résultent d’un choix fondamental de l’historien qui va privilégier, comme porte d’entrée dans sa réflexion, un point de vue spécifique qui le conduira à mettre l’accent sur tel ou tel phénomène caractéristique de la genèse de l’État moderne plutôt que sur tel autre. Certes, dans la suite du raisonnement ou dans une synthèse, tous les phénomènes caractéristiques de cette genèse devront être abordés et mis en correspondance ; mais le fil d’une recherche particulière impose d’opérer un choix initial qui doit être explicite. Pour l’heure, il me semble qu’il existe trois entrées possibles, trois points de vue « englobants » qui déterminent ensuite toute la démarche historique2. Chacun de ces points de vue correspond à un niveau auquel l’action politique peut être envisagée. Il s’agit tout d’abord du niveau du prince, point de vue qui conduit, d’une part, à privilégier les aspects juridiques et institutionnels pour eux-mêmes et, d’autre part, à s’intéresser à la personne du souverain sur un plan anthropologique. On peut, à l’inverse, se placer au niveau des sujets : l’anthropologie – judiciaire notamment – aura là aussi sa part, mais également l’analyse de la littérature, des dévotions et de la fiscalité, etc. Enfin il est également possible d’adopter le point de vue intermédiaire – sur le plan conceptuel –, entre le prince et ses sujets, c’est-à-dire celui de la société politique, des élites ; cette histoire-là sera plus sociale et plus totale sans doute, son handicap sera de devoir présupposer l’institution.

3Pour le sujet qui nous occupe ici, celui des châtelains des princes, l’historien s’interrogera donc plutôt, dans le premier cas, sur l’insertion institutionnelle de l’office châtelain, dans le second cas sur l’emprise réelle de la fonction sur les administrés, dans le dernier cas sur le rapport, forcément ambigu, des élites avec cet office local par excellence. Et cela ne préjuge pas de la méthode utilisée : dans tous les cas, la prosopographie est indispensable. Dans un second mouvement seulement, il mettra en relation ces trois approches.

4C’est la première d’entre elles que je privilégierai pour traiter des châtelains delphinaux3. Ce choix, adopter le point de vue du prince, tient à deux raisons essentielles. La première est historiographique : les institutions delphinales demeurent très mal connues ; à mon sens, elles méritent d’être revisitées de fond en comble avec les outils conceptuels évoqués plus haut et non seulement d’être présupposées4. La seconde raison est historique : le Dauphiné a été transporté tel quel dans la main du roi de France. Or, nous le verrons, les mécanismes de son intégration se lisent d’abord dans le domaine institutionnel.

5D’une telle démarche, l’étude de la fonction des châtelains delphinaux voudrait se présenter comme un cas-modèle. Un cas-modèle qui se justifie d’autant plus que l’office de châtelain est le premier office de type moderne, c’est-à-dire révocable et gagé, qui apparaisse en Dauphiné, vraisemblablement à la fin du xiii^e siècle avec l’avènement de la Troisième race des dauphins (1282). Cette nouveauté avait été précédée, sous le dauphin Guigues VII, d’un premier glissement de l’office seigneurial vers un office de type « princier » – plutôt que public-, avec l’uniformisation des titres et des fonctions de châtelain et de mistral. Mais ces fonctions étaient alors cédées en fief5. Ainsi, propice à la mise en place d’une régularité administrative, d’une uniformité, l’office local par excellence qu’est l’office de châtelain avait-il au bout du compte été la matrice d’une véritable administration. Intégrateur privilégié d’une élite et outil d’une soumission des sujets au prince, cet office apparaît donc comme une institution charnière au sens plein.

6Son étude reposera d’abord sur un large balayage de toute la documentation produite par le prince pour déterminer une définition, par les acteurs eux-mêmes, de l’office châtelain. Mais cette fonction ne prendra tout son sens historique qu’avec la prosopographie, qui vient en un second temps.

Une délégation malaisée à définir

7Aucune institution médiévale ne se laisse aisément définir, tant il est vrai qu’il n’est jamais prudent de prendre les grandes ordonnances pour des textes fondateurs quasi constitutionnels. Cela est même encore moins prudent pour une principauté que pour un royaume. La délégation de pouvoir, puisque c’est bien cela qu’il faut lire derrière la notion d’institution, est d’abord affaire de confiance du prince ; c’est seulement une fois que les délégués sont suffisamment nombreux et assis dans leur fonction que l’organisme politique est en mesure de secréter une norme digne de ce nom. En Dauphiné, ceci est vrai des institutions centrales6. Pour ce qui concerne les institutions locales de la principauté, l’affaire est, en un sens, plus vite entendue : il n’existe pas d’ordonnance générale avant 1497, à l’exception des lettres ou statuts de réforme qui n’abordent jamais, en fait, la fonction de l’officier pour elle-même et dans son ensemble7.

8Le corpus des textes par lesquels le prince définit – ou institue – les offices châtelains est pourtant riche, riche de ces recueils de lettres de provision, de procès-verbaux de prestation de serments qui viennent compléter les grandiloquentes ordonnances de réforme. Même si le xv^e siècle est en la matière bien mieux pourvu que le xiv^e, l’ensemble de la période est à peu près couvert par ce type de documents8. Mais les termes en sont si généraux, si abstraits et convenus, qu’il faut les décrypter en permanence avec les difficultés évidentes que cela pose. On doit, en fait, les prendre pour ce qu’elles sont : non pas une définition de l’office, au sens intellectuel du terme, mais la mise sur le papier d’un contrat entre le prince et l’impétrant, un contrat qui ne se réfère à aucune loi, aucune ordonnance fondatrice. Comme tout contrat, il est d’abord un acte juridique. Mais, en l’absence de loi écrite en la matière, il ne repose que sur la coutume. Pour l’historien, c’est une difficulté, même si le fait est en soi révélateur de la nature de cet office et de son ancienneté.

9Bien sûr, on dispose par ailleurs de la très belle série des comptes de châtellenies, remarquablement homogène de 1319 à 1456. Ici, le pouvoir ne définit pas a priori mais a posteriori la fonction châtelaine. Certes, en décrivant par le menu toutes les actions que le châtelain a eu la mission de rémunérer, ces comptes fourmillent d’informations sur l’exercice du pouvoir, local comme central. Au sommet, par leur principe même, ils donnent les clés de la compréhension du contrôle comptable, formidable levier de la modernisation institutionnelle, à tous les niveaux encore une fois. Mais il ne faut pas attendre des comptes le relevé de toute l’activité châtelaine : seul ce qui déroge à la coutume intéresse vraiment les auditeurs ; le reste n’est abordé que de façon très allusive, la normalité relevant elle aussi de l’implicite. Cela n’arrange pas l’historien cherchant à comprendre les ressorts de l’office châtelain. Car on ne peut se contenter d’en conclure que, finalement, les châtelains détiennent tous les pouvoirs, du financier au judiciaire en passant par le militaire, fruit d’une délégation si ambitieuse quelle priverait d’emblée le souverain de toute capacité à contrôler efficacement ces activités9. Plutôt que de s’en offusquer, il est de meilleur aloi de souligner à quel point cette polyvalence est courante en Occident à cette époque10.

10Lettres de provision et serments de châtelains le disent fort bien. Au temps d’Humbert II, les lettres se font prolixes, rythmées par une emphase tout droit venue du royaume de Naples ; mais le fond ne change pas et il ne changea pas après lui. Le prince argue d’abord des qualités qui lui ont été rapportées ou qu’il a pu observer de visu chez l’impétrant pour justifier la provision : Olivier Mattéoni l’a parfaitement montré pour le Bourbonnais, c’est là le passage le plus important de la lettre. Ensuite, lettres et serments recensent les prérogatives du châtelain en des formules stéréotypées : exercer les droits delphinaux de façon fidèle, rechercher l’honneur et Futilité du prince, ne pas dévoiler ses secrets, ne pas opprimer les sujets, lever les revenus afférents à la châtellenie diligemment et en rendre compte aux auditeurs, tenir le château en bon état et faire l’inventaire de son mobilier, y résider personnellement ou trouver un remplaçant idoine, et ne céder ce château à personne, sauf au dauphin, sous peine de trahison. Pointe originale du dernier dauphin de La Tour : ses lettres de provision précisent que le châtelain se doit aussi de conduire les enquêtes judiciaires diligemment11. Sous les dauphins français, l’habitude se prit de ne plus énumérer ces prérogatives dans la lettre elle-même mais dans le texte du serment. Dans la lettre, on préféra la formule : « Nous lui avons donné et donnons de grace especial par ces presentes l’office de chastellain de... icellui office avoir, tenir et doresenavant exercer par ledit... aux gaiges, droiz, prouffiz et emolumens acoustumez et qui y appartiennent, tant comme il nous plaira. »12 Les Français insistèrent donc davantage encore sur le fait que la détention d’un office de châtelain procédait d’abord d’un don, d’une grâce, impliquant jouissance paisible, avant que d’impliquer des devoirs à l’égard du prince. On supposera que, du temps des dauphins de La Tour, ceci était si évident que l’on n’éprouvait même pas le besoin de le souligner explicitement. Nous voici donc en présence d’une sorte de contrat synallagmatique, entre fidélité et jouissance paisible, où la coutume, entendons la bonne coutume, celle des privilèges et de la générosité princière, est omniprésente. Les obligations du châtelain s’allongent en une liste impressionnante mais n’impliquent en fait que bien peu de servitudes. Son devoir crucial est bien de défendre et préserver les droits du dauphin ; mais la seule véritable contrainte qui pèse sur lui est de devoir rendre compte, point par point, de l’utilisation des deniers delphinaux.

11C’est au quotidien que le caractère coutumier – donc implicite – de la fonction châtelaine se mesure le mieux. Il ne s’agit pas là d’un métier que l’on apprendrait, à la très grande différence de certains offices centraux, comptables, financiers ou judiciaires, ou de l’office local de juge – qui est d’ailleurs une émanation de l’office central de « juge du prince ». Le châtelain, c’est évident, lève les droits seigneuriaux de la châtellenie et défend le château. Le fait qu’il opère sur le domaine, la directe, n’est jamais précisé : c’est qu’il n’est pas perçu comme un agent de l’État, mais bien comme un envoyé très fidèle du prince en tant qu’individu. Il est donc implicite que c’est sur le domaine. Il est une seule exception à ce caractère non-écrit des règles de la fonction châtelaine. Elle concerne les fortifications, au sujet desquelles les lettres se font détaillées, voire redondantes. Le toit, les munitions, la défense du château : rien n’est oublié ; nous sommes là au cœur de l’activité châtelaine. Le seul aspect professionnel – et donc explicite – de cet office, c’est donc bien son caractère militaire, celui qui lui permet de « garder les droits du dauphin ». Le confirment à coup sûr toutes les grandes ordonnances qui évoquent l’activité des châtelains : y est réitérée, sans relâche, l’obligation de résider ou de trouver un lieutenant idoine, d’entretenir correctement les châteaux, de trouver de bons gardes en cas de danger immédiat13.

12Le reste, tout le reste, relève presque totalement de l’implicite ; c’est ailleurs, dans les comptes, qu’il faut en chercher la trace indirecte, allusive. Que les châtelains doivent se rendre à l’ost du prince avec la même solde que les bannerets, cela n’apparaît que dans les comptes rendus de montres. Quant à la levée des jura delphinalia, les droits seigneuriaux, elle est très difficile à imaginer concrètement. Le châtelain lève les cens avec rigueur, de même que les subsides qu’il assortit d’épices, naturellement peu appréciées des sujets14. Fort bien, mais rien ne nous dit comment il procède exactement. Il rend la justice, mais qu’est-ce que cela signifie15 ? Il n’est nulle part qualifié de juge. En fait, seules deux rubriques des comptes de châtellenies lui confèrent un rôle qui s’en rapprocherait : la première de ces rubriques est celle des « lates et clames », une taxe que le châtelain perçoit en tant qu’arbitre entre débiteurs et créanciers insatisfaits ; la seconde de ces rubriques est intitulée « peines commises », expression qui désigne les amendes perçues pour des contraventions bénignes aux règles de la communauté, par exemple des pâtures intempestives ou des coupes de bois interdites. Pour ces affaires mineures, le châtelain est donc bien le seul représentant du dauphin.

13Mais pour les cas plus importants, il n’agit que sous le contrôle absolu du juge-mage. Au civil, ces procès peuvent suivre, depuis la fin du xiii^e siècle en Dauphiné, deux procédures, au choix du délinquant. Soit celui-ci s’en remet directement à l’efficacité de la procédure par enquête, la sentence étant promulguée au cours des assises annuelles de la châtellenie par le juge-mage assisté du procureur fiscal. Dans ce cas, le châtelain, assisté du notaire de la châtellenie, a pour mission de conduire l’enquête, sur commission du procureur, puis de recouvrer les amendes. Soit le délinquant choisit la vieille procédure par composition avec le prince, dont le châtelain est le représentant, suivant en cela une tradition qui remonte au moins à l’époque de Guigues VII. Mais dans ce cas, à l’issue des assises annuelles, l’officier doit systématiquement faire valider ses compositions par le juge-mage, sous l’autorité de qui elles vont être perçues. Après les vaines tentatives d’Humbert II en ce sens, les Français assignèrent la fameuse limite des soixante sous à ce pouvoir judiciaire – en fait un pouvoir d’arbitre – du châtelain. Soixante sous, enquêtes et exécutions : les jurisconsultes de l’époque moderne y voient sans hésiter les trois éléments qui définissent le bas-justicier16.

14Fait-il partie de l’ordre administratif, de celui qui voit le jour à la fin du xiv^e siècle en Dauphiné et qui confère les prémices d’une cohésion au groupe des officiers du prince, ce châtelain à la potestas si large ? Les grands statuta, dans lesquels cet ordre transparaît, évoquent les « baillis, juges et procureurs » et ajoutent parfois « les autres officiers », comme si cette fonction châtelaine se trouvait décidément à la lisière de l’administratif et du pouvoir public, incluse dans un incertain « etc. »17. Car tout en étant une potestas, elle n’a évidemment rien d’une seigneurie : lorsque le souverain s’adresse aux « vassaux et autres sujets », dans les libertés, par exemple, il ne s’adresse jamais aux châtelains en tant que tels.

15Plus probant encore est le fait que le châtelain est sans doute l’officier le plus contrôlé de tous, de la façon la plus tâtillonne et la plus humiliante qui soit, par le biais du compte annuel. C’est ainsi qu’il justifie réellement cet immense privilège qu’est celui de percevoir des gages, aussi réduits soient-ils. Mieux, c’est vraiment par lui et avec lui, premier office de l’histoire dauphinoise, qu’apparut un contrôle comptable digne de ce nom, aux alentours de la fin du xiii^e siècle. Ce lien congénital entre l’institution comptable et la fonction châtelaine ne fut, par la suite, jamais rompu. Le prouve la concomitance de la fixation des gages châtelains et du renforcement considérable du contrôle par les auditeurs des comptes dès 1333. Quand vingt-cinq ans plus tard, le malhonnête Philippe Gilier supprima purement et simplement le banc des comptes, il demanda au roi de faire de même avec les offices châtelains ; cinq ans après, à l’avènement de Charles V, les châtellenies renaquirent en même temps que la Chambre des comptes18. Et lorsqu’un nouveau palier fut franchi dans le perfectionnement du contrôle en 1383, les châtelains restèrent seuls, avec les receveurs des exploits de justice, à venir rendre compte à la Chambre de Grenoble.

16Les châtelains piliers d’un ordre bureaucratique ? En un sens oui. Et c’était sans doute là, paradoxalement, le prix de leur relative popularité. Car si, pour en finir avec cette tentative de définition de la fonction châtelaine, on s’essaye à percevoir la voix des sujets, la tendance est assez nette. Avant 1333, c’est-à-dire avant l’amélioration du contrôle comptable, les grandes enquêtes réformatrices à la mode de Saint Louis laissent entendre la complainte d’individus opprimés par les châtelains, en des formules qui frappèrent Hubert Janeau en son temps. Il les reprend d’ailleurs presque textuellement. Mais après 1333, alors que les enquêtes se multiplient, ces plaintes-là se taisent, laissant place à la litanie de l’éternel contribuable. Plus tard, dans les révisions de feux, alors que l’on n’hésite pas à accuser le ciel et ses tempêtes pour expliquer la pauvreté, les extorsions châtelaines ne sont que très exceptionnellement invoquées19. Mieux, il semblerait même que, parmi toutes les justices civiles qui s’offraient aux sujets, les compositions châtelaines, si décriées par les juristes, aient eu la préférence des sujets. Certes, les justiciables préfèrent toujours les cours proches de chez eux ; à la condition, néanmoins, qu’elles ne soient pas tenues par des tyranneaux de village20.

Prosopographie des châtelains delphinaux

17Des hommes bien acceptés, sinon appréciés, détenteurs d’une potestas très coutumière mais étroitement contrôlés. La fonction châtelaine est à la marge de l’ordre administratif, ce qui explique sans doute que les sujets s’y retrouvent. Mais elle est aussi un pilier de l’ordre bureaucratique instauré par la Chambre des comptes. Il manque cependant à cette définition son volet essentiel, celui du rapport au prince : la véritable portée politique de la fonction châtelaine ne peut se mesurer que par la prosopographie.

1308-1356 : un contrat politique avec le prince21

18Le tableau 2 présenté pour la période précédant le Transport débute en 1319. Avant, des comptes de châtellenies nous sont parvenus, mais les lacunes demeurent trop importantes pour que leur prise en considération ait valeur statistique. Il s’achève en 1356, car les officiers poursuivirent leurs activité sans interruption avant la grande cassure que représenta l’arrivée du trésorier Philippe Gilier en Dauphiné.

19Il importe tout d’abord de s’interroger sur l’ensemble de l’activité des châtelains, autrement dit sur ce qu’ils faisaient en dehors de leur châtellenie et, en premier lieu, au service du prince. Pour les trois quarts d’entre eux, les châtelains se contentèrent de leur office châtelain. Les cumulards, eux, se répartissent en deux grands groupes. D’un côté, on trouve 13 % du total qui ont été baillis en même temps, chiffre peu surprenant, dans la mesure où – comme en Savoie – l’office de bailli est toujours assis sur une châtellenie. D’un autre côté, on trouve 8 % de personnages fréquentant la cour du prince, mais qui furent en même temps de vrais châtelains, sans lieutenant permanent, présents localement. La seule exception semble être celle de François Frédulfe, docteur en droit civil, conseiller d’Humbert II, qui ne parut point dans sa châtellenie d’Oisans. Mais son lieutenant fut nommé dans des conditions bien particulières, puisqu’il reçut une véritable lettre de provision qui incluait « l’agrément du dauphin »22.

20Au total, l’activité châtelaine n’apparaît pas comme une « activité à plein temps » ; encore une fois, on soulignera que ce n’est pas un métier. Très frappante, par ailleurs, est la forte majorité de nobles avérés que l’on trouve dans cette population, près des trois quarts au total. Les bannerets y sont surreprésentés, avec 34 individus, soit 16,4 % du nombre des nobles. Les statuts des autres sont moins bien connus, mais les chevaliers sont au moins 84, soit 40,6 %, alors que les écuyers seraient minoritaires à 29, soit 11,1 %. Ce n’est donc pas la frange la plus fragile et la plus désargentée de la noblesse qui est recrutée, bien au contraire. Hormis les aînés des lignages baronniaux, toute la grande noblesse est là, et à côté d’elle, les familles prolifiques de chevaliers du Grésivaudan ou du Trièves, qu’elles se dénomment Leuczon, Claret ou Vacher. Les non-nobles, eux, à l’exception d’un groupe de Lombards de la société des Bardi à Nyons, sont tous des très proches du prince, juristes ou trésoriers. Seule la proximité du souverain pouvait donc compenser l’absence de noblesse pour accéder à ces fonctions.

21L’analyse de l’origine des châtelains permet de préciser leur profil. En Savoie, les châtelains de la première moitié du xiv^e siècle ont été décrits comme des « étrangers à la réalité locale »23, véritables relais du pouvoir central. Au contraire, leurs voisins dauphinois se caractérisent avant tout par leur profond enracinement dans la société locale. Sur les 249 châtelains dont on connaît l’origine, 239 sont d’authentiques Dauphinois venus pour 32,2 % d’entre eux du Grésivaudan, pour 20,9 % du Viennois et pour 21,8 % de la terre de La Tour. On retrouve donc là Faire de prédilection du recrutement des conseillers, la zone dans laquelle les vassaux du prince sont très proches de leur seigneur.

22Mais si l’on prend un point de vue local, le fait saillant est surtout l’affinité du châtelain avec le bailliage, voire le « pays » dans lequel s’inscrit sa châtellenie. L’officier n’est qu’assez rarement un missionnaire du pouvoir princier, prêt à tout abandonner de ses attaches locales pour remplir ses fonctions. En affectant un coefficient de proximité à chacun des offices détenus, de 0 – horizon étranger –, à 3 – proximité immédiate de la zone d’origine ou de possessions foncières –, on parvient aux résultats suivants : 53 châtelains, soit 26,8 %, ont été châtelains juste à côté de leur seigneurie ou de leur patrie de naissance et 31 – 15,7 % – n’ont été officiers que là. En outre, 92, soit 46,5 %, ont été installés dans leur bailliage d’origine. Enfin 38 – 17,8 % –, n’ont pas eu à quitter les environs de leur bailliage natal, demeurant en Haut-Dauphiné ou dans l’avant-pays s’ils en étaient originaires. Ils ne sont donc que 46, soit 23,2 %, ceux qui ont accepté d’exercer hors de leur horizon plus ou moins familier. Humbert d’Amaysin, par exemple, petit seigneur des Terres de La Tour, commence son itinéraire à Colombier, un mandement qui jouxte celui dont il était originaire. Il passe ensuite dans la châtellenie de Bourgoin, à dix kilomètres plus au sud, s’exile quelque temps à Chevrières, au nord du Viennois, soit à quelques lieues de Bourgoin, puis revient sur les bords du Rhône à Saint-André-de-Briord. Toutes ces châtellenies ont une importance stratégique de premier ordre ; le dauphin accordait donc la plus grande confiance au petit seigneur. Guigues Pellicier connut une trajectoire similaire qui de Vizille, son mandement natal, le conduisit à La Mure puis en Oisans : ces trois immenses châtellenies forment comme un bloc imposant entre Grésivaudan et Gapençais-Briançonnais sur lequel Guigues pouvait se flatter de rayonner. François de Saint-Germain, quant à lui, spolié de sa terre du Bugey par la conquête savoyarde de 1321, pouvait presque apercevoir ses regrettées seigneuries depuis le siège de ses châtellenies successives, Chazey, Colombier et Quirieu. Aussi, plus qu’un relais entre pouvoir local et pouvoir central, le châtelain est-il, dans le Dauphiné d’avant le Transport, une sorte de maillon unissant société civile et pouvoir, éminent représentant des deux sphères du jeu politique24.

23Néanmoins, les entorses à cette règle sont suffisamment nombreuses pour faire sens. Le Briançonnais, par exemple, fut, dans les années 1330, presque déserté par les gens du cru et l’on y trouve des nobles du nord tels que ces Leuczon ou des rejetons de la famille des Hières. La grande révolte conduite par François de Bardonnèche qui agita le bailliage entre 1332 et 1334 ne suffit pas à l’expliquer. Certes, une fois l’orage passé, le dauphin renoua avec l’habitude de puiser dans le vivier local, par exemple auprès des Bérard de Névache ou parmi les Bardonnèche qui n’avaient pas trahi. Cependant, la révolte était aussi le révélateur d’une crise très profonde de toute la noblesse des bailliages du sud, et plus particulièrement parmi eux, le Briançonnais : hormis une ou deux familles, telles celle des Bérard de Névache ou celle des Bardonnèche, ces gens n’avaient pas les moyens de servir, dans tous les sens du terme, le dauphin25. Pullulant au cours des xii^e et xiii^e siècles, quand le pouvoir était bien loin, cette noblesse était en train d’échouer son intégration au nouveau cadre que lui offrait le prince et, de ce fait, voyait son déclin s’accélérer brutalement26. Désormais, il lui faudrait supporter l’humiliation d’obéir à un hobereau venu du nord et reconnaître qu'elle n’était pas parvenue à devenir une chevalerie digne de ce nom.

24Les châtellenies d’Oisans et de Vizille connurent, elles aussi, fréquemment la venue d’étrangers. Ici, c’est plutôt la taille des territoires mis sous la coupe du même châtelain qu’il faut incriminer : les recettes y étaient proportionnellement très élevées et les créanciers préférés du dauphin y disposaient d’une belle sécurité pour un jour toucher leur argent, qu’ils se nomment Jacques de Die, Guigues Toscan ou François Frédulfe. Enfin, les châtellenies sises à proximité du conseil quand il « résida », ou de l’hôtel, avaient toute chance d’être cédées à un étranger, si possible bien en cour, tant l’exil était profitable à qui pouvait approcher le cœur du pouvoir. Ainsi à Crémieu, Beauvoir-en-Royans, Pisançon, Grenoble ou Montfleury, ne vit-on guère de petits seigneurs locaux mais bien plutôt des conseillers tels que Pierre Painchaud, longtemps installé à Beauvoir, ou Guillaume Grinde, à Grenoble. Les châtellenies frontalières du nord, en revanche, ne furent jamais dévolues à des officiers d’origine lointaine. En Terre de La Tour notamment, la chevalerie locale excellait à défendre l’intérêt du dauphin contre le Savoyard, tant il était consubstantiel au sien propre : les La Baume ou les Saint-Germain en sont l’exemple achevé.

25Destinée à dresser un portrait collectif des détenteurs des fonctions châtelaines, la prosopographie permet également de préciser les contours de l’office lui-même, élément essentiel du « point de vue du prince » qui est le nôtre. Pour cela, il faut à présent envisager les conditions d’entrée en châtellenie de chacun des individus ici sériés. À chaque fois qu’ils se présentent devant les auditeurs des comptes, les châtelains sont enjoints de présenter leurs « lettres de débit », des papiers auxquels ils devaient tenir comme à la prunelle de leurs yeux27. Car tout est là : l’officier paye pour devenir châtelain, en vertu de quoi il reçoit un salaire. Le compte du trésorier Jean de Poncy prévoit même une rubrique spéciale pour les recettes a castellanis taxatis in mutuofaciendo infra didum tempus28. Il ne s’agit pas d’une vénalité publique, laquelle ne peut s’envisager que dans un État aux assises financières et souveraines extrêmement solides29. Sous les derniers dauphins de la troisième race, l’impétrant ne fait que prêter une somme qui lui est remboursée par un office comprenant entre autres, la formule est explicite, un salaire. Il n’y a donc pas là qu’une question de vocabulaire ; le contrat est plus que marchand, il est politique, puisque le châtelain n’est pas intéressé par la seule rémunération matérielle de l’aide vitale qu’il apporte au souverain30. Aux environs de 1336, la lettre de « grand débit » se trouve systématiquement incluse dans la lettre de provision, achevant de donner forme à ce contrat. Si l’on prend l’exemple extrême du cardinal de Prenesta, qui se vit concéder en 1337 la châtellenie de Mirabel-aux-Baronnies, à l’issue d’un prêt pour lequel Jean de Chissé s’était porté fidéjusseur, il ne faut pas s’étonner de voir son lieutenant rendre compte dans les mêmes conditions exactement que n’importe quel châtelain31. Quant aux conseillers-châtelains, par définition créanciers du dauphin, ils sont soumis aux mêmes règles que leurs collègues de moindre envergure.

26De la même façon qu’un contrat est susceptible, en droit, d’être dénoncé, le châtelain peut naturellement résigner sa charge32. Et le prince est tout aussi facilement à même de le destituer33. Cependant, dans la plupart des cas, c’est plutôt par une concorde entre les deux parties qu’il est rompu. Ainsi, en 1336, à La Buissière, le dauphin compose-t-il avec le châtelain pour fixer son arrêt final qui prévoit que le dauphin est tenu quitte de sa dette, s’il s’engage à rembourser les propres créanciers de l’officier, dans la limite de 120 florins34. Tout aussi logiquement, l’office reste – ou devient ? – une affaire familiale où parents et enfants, frères et sœurs, se trouvent ensemble impliqués, même si, bien sûr, un ou deux seulement des membres de la famille engagent toute leur responsabilité35. C’est ainsi que l’on voit des offices occupés par deux frères ou deux associés de marchandise. Les deux co-châtelains sont alors mis sur le même plan, comme par exemple Albert et Jean Vétule, châtelains de Meximieux, dont on évoque l’inévitable créance commune et les dettes du dauphin à l’égard de leur père36. À Nyons, exceptionnellement, ils sont même trois co-châtelains en 1340, Philippe de Cimano, Pierre Alessandro et Girard Maneti, des Lombards qui ont prêté au dauphin 5 740 florins37. Bien plus courante est la situation de Jacques Rivier qui se fait allouer ses gages de conseiller d’une année, sur la châtellenie de son frère Auger, châtelain de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs en 134838. Précisons qu’en dépit de ce caractère familial de l’office, il n’est absolument jamais question d’hérédité, puisque le contrat, lui, est par définition individuel.

27Si le salaire ne constitue pas la motivation exclusive du châtelain, il n’en joue pas moins un rôle fondamental dans la définition juridique du statut de châtelain, au-delà de ses aspects contractuels. Progressivement en effet, s’affirmait l’idée de « gages accoutumés » propres à chaque châtellenie et donc pérennes39. Avant 1336, on en était encore loin, et les officiers devaient négocier au coup par coup le montant de leur salaire. Sous le principat de Guigues VIII, ceci allait de pair avec le versement de gages relativement élevés, avec une moyenne de 88,6 florins delphinaux pour les châtellenies non exposées à des dangers militaires et de 140,8 florins pour les circonscriptions frontalières40. On se rapprochait donc là des revenus perçus par les équivalents français des châtelains41.

28À l’arrivée d’Humbert II, le réveil fut rude et le nouveau dauphin renégocia systématiquement les salaires pour les baisser considérablement. Par la suite, entre 1336 et 1338, il procéda à une stabilisation progressive qui permit dès le milieu des années 1340 aux auditeurs de parler de « gages habituels ». Le résultat, c’est une moyenne de 47,7 florins de salaire dans les châtellenies frontalières, et de 39,5 florins dans les autres. Signe d’une pérennité incontestable des offices, les exceptions à cette stabilisation ne sont pas dues au rayonnement du châtelain – même les grands officiers se soumettent à la règle – mais sont le fait des dangers objectifs qui menaçaient la châtellenie. En temps de guerre, l’officier assurant la défense du château assiégé avait naturellement droit à un salaire plus élevé rompant avec toute forme de coutume. En tout état de cause, la rémunération variait considérablement d’une châtellenie à l’autre et l’on employait ce vocabulaire du contrat pour évoquer au banc des comptes le salaire concédé par le dauphin. Ce dernier n’intervenait donc qu’une seule fois dans la définition de ces offices, au moment de fixer le salaire. Encore était-ce dans le cadre d’une négociation sans doute très serrée avec l’impétrant, fondée désormais sur une tradition, sauf en cas de danger militaire. Jamais on ne le vit créer de nouvelles châtellenies, en modifier les frontières. Les regroupements de circonscriptions eux-mêmes avaient un caractère accoutumé.

29Avant le Transport de 1349, par la « concession » des offices châtelains, le dauphin s’engage. Il s’engage au sens moral comme juridique du terme. D’un point de vue juridique tout d’abord, le principe de cet engagement est finalement assez complexe. En premier lieu, il y a ce contrat, fondateur de tout ce qui suit et qui comme tel a, bien sûr, valeur juridique. Il y a également ce salaire qui a pour caractéristique d’être gagé sur la terre, le bien du dauphin, et qui pour cette raison attire ses créanciers, venus de tous les horizons. Ces créanciers sont aussi bien de grands conseillers que des nobles seigneurs ayant perdu leurs biens par conquête du comte de Savoie ou ayant été contraints à un échange par le dauphin rassembleur de terres. Au total, tous les châtelains ont une créance à revendiquer auprès du dauphin, une créance qui ne se limite que rarement au prêt finalement assez réduit qui a été exigé à l’entrée en charge. Étant donné l’importance de cette créance, il y a en outre fort à parier que ce n’est pas un salaire de moins en moins élevé qui attire, mais bien plutôt la garantie qu’offre l’installation sur un bien tangible et le droit de percevoir et de vendre des grains qui seront toujours cultivés, même si le dauphin fait faillite.

30Mais ce n’est pas tout. Car s’il ne s’agissait que d’avoir un pied sur les biens delphinaux, pourquoi ne pas s’efforcer d’obtenir une assignation définitive ? Certes, cela demandait sans doute beaucoup de temps, et encore de l’argent, mais une fois établie son assiette, l’assignation ne donnait plus aucun travail. Certains s’en contentèrent. Or, les conditions même du contrat avec l’impétrant laissaient prévoir que c’est l’office tout entier qui attirait et que, de la sorte, le dauphin s’engageait aussi moralement en donnant du pouvoir. Sur le terrain, le châtelain était en Dauphiné considéré comme l’équivalent d’un seigneur. À preuve, entre autre, le fait que les châtelains sont systématiquement mis sur le même plan que les bannerets dans l’esprit de ceux qui procèdent aux semonces. Pareillement, les allocations des dépenses militaires dans les comptes s’effectuent de la même façon pour les châtelains que pour les bannerets qui ne sont pas officiers, chacun menant sa comittiva au combat et percevant les mêmes gages de deux sous par jour42. Rappelons d’autre part que, pour un noble, toute justice tenue du prince est un honneur des plus insignes43, mais un honor – pour reprendre le mot du Moyen Âge classique – qui serait contrôlé. Évidemment, l’intérêt des châtelains dépassait le seul désir d’un prestige local, d’une assise reconnue. Il y avait, surtout, ce par quoi le contrat prenait toute sa signification politique, la rencontre régulière avec le prince qu’impliquaient l’obligation du contrôle comptable et le séjour à la cour qu'elle nécessitait. Et de son côté, si le dauphin assistait très régulièrement aux auditions, c’est qu’il lui fallait renégocier sans cesse l’échelonnement des dettes de ses créanciers-serviteurs.

31L’administration locale dauphinoise, avant le Transport, est bien cet organisme hybride, à double entrée, où le prince comme ses officiers trouvent leur intérêt. Un tel processus de convergence verticale, sous la forme d’un échange de bons procédés, me semble hérité de l’âge féodal à un double point de vue. À une ou deux générations près, ce sont à peu près les mêmes hommes que l’on a vu entrer massivement dans la vassalité des dauphins, accepter de faire de leurs alleux des fiefs de reprise, qui forment, à partir du début du xiv^e siècle, les rangs des châtelains. Il y a fort à parier que des sources plus abondantes nous montreraient qu’en fait, entrée systématique dans la vassalité du prince et engouement pour les tout nouveaux offices châtelains furent exactement concomitants. Je les considère comme les deux facettes d’un même phénomène, celui de l’affirmation décisive du prince comme dauphin dans une société qui, structurellement, concevait le pouvoir avant tout sur le mode de la réciprocité hiérarchique. Et, de toute façon, le dauphin n’était pas assez fort pour imposer une domination unilatérale.

32L’adhésion des officiers à un pouvoir de cette nature me semble pourtant évidente. La durée de service du prince était proportionnelle aux capacités contributives de chaque officier, beaucoup plus qu’à un hypothétique bon plaisir du dauphin ou de l’intéressé. Être châtelain c’est plutôt manifester son adhésion au pouvoir du prince, s’y soumettre parce qu’en retour on en attend beaucoup, beaucoup plus que de simples deniers sonnants et trébuchants. La période envisagée est trop courte pour que l’on voie se dessiner de véritables carrières. Mais nul doute que certains étaient prêts à s’installer pour longtemps, surtout si la châtellenie jouxtait leur propre seigneurie : en témoigne la relative stabilité de ces officiers, par rapport à ce que Guido Castelnuovo a pu observer en Savoie, par exemple44. En moyenne, ils restent presque six ans dans leur châtellenie et plus de sept ans pour les nobles ; un tel « investissement » devait donc s’avérer rentable.

Après le Transport, des notables aux courtisans

1356-1410 : les notables45

33Si les caractères généraux de la population châtelaine, noblesse et enracinement, eurent tendance à se renforcer après le Transport, les officiers centraux perdirent néanmoins l’habitude, après 1375, de briguer ces fonctions locales. La typologie de la population châtelaine est en un sens plus facile à établir qu’avant le Transport, même s’il serait absolument erroné d’y voir un groupe uniforme et a fortiori un groupe conscient de son uniformité46. On peut distinguer trois grandes catégories de châtelains assez bien identifiées. La majorité, 59,4 % du total, ne détinrent qu’un seul office, pendant une durée moyenne de cinq années et demi. Ils sont, véritablement, des châtelains de passage. Un peu moins nombreux sont ceux que je qualifierai de châtelains de carrière : ils sont 26,9 % du total à avoir ainsi détenu plusieurs châtellenies et accompli, de la sorte, une carrière de plus de quatorze ans en moyenne. 13,7 % des châtelains, enfin, se rangent dans la catégorie des « châtelains-baillis », de puissants seigneurs qui ne se contentaient pas de la châtellenie chef-lieu du bailliage qui leur était confié, mais qui élargissait leur assise dans les châtellenies voisines.

34Le cadre établi par les dauphins de la troisième race était donc devenu un véritable système. En un sens sa substance politique s’en trouvait appauvrie : les châtelains ne prêtaient plus d’argent au prince et surtout ne le fréquentaient plus au cours des auditions. Ainsi, le glissement de ces fonctions, du politique vers l’administratif, s’opéra-t-il en Dauphiné très rapidement47. Le mécanisme s’en laisse facilement démonter. Plus de la moitié déléguèrent un lieutenant à des séances de plus en plus éprouvantes, au bureau de la Chambre des comptes. Les offices mêmes étaient tous pourvus par le gouverneur, alors à l’apogée de son pouvoir : le sens politique du contrat dont ils faisaient l’objet était donc de bien moindre portée que lorsque le prince désignait lui-même les châtelains. En revanche, point commun essentiel avec la période d’avant le Transport, la participation à l’ost, l’ost du dauphin, donc celui du roi, auxilium par excellence, restait une des activités coutumières de ces châtelains. Voici comment Antoine Rucher, châtelain de Vallouise en 1380, raconte sa « commission contre les vaudois » : (...) fuerat proponitus accedenti versus Franciam ad servicium regis, cum ob dei reverenciam et ex causa commissionis sibi facte ne negocia sancii inquisitionis officii propter sui absencia impediantur, dimisso sui proponito, vallem Putam secum intraret.48 Notre châtelain participait à la croisade contre les vaudois, conduite par François Borrel. En l’analysant, Pierrette Paravy nous a rappelé que certains de ces officiers locaux, mais pas tous, se placèrent en première ligne49. Antoine Rucher, lui, semble assez enthousiaste, même si, un peu plus tard, il eut les genoux brisés par les vaudois de Valcluson50. Il fut en tout cas récompensé par la provision de la châtellenie de Vizille, la plus riche de la principauté.

35Le sens du service dont fit preuve Antoine Rucher est indéniable. Il n’a cependant pas du tout la même portée, la même ampleur, que celui qui animait les officiers d’Humbert II. Ceux-ci étaient en un sens beaucoup plus intéressés, dans la mesure où ils avaient une créance à récupérer, une créance qu’ils avaient consentie par soumission et adhésion au projet politique du dauphin. Les châtelains d’après le Transport profitaient de façon beaucoup plus passive d’une manne qui leur était offerte ; la non-résidence commença alors à devenir la plaie de cette administration51. Les salaires avaient certes été diminués de façon drastique en 1358, réduits en moyenne à 30 florins delphinaux par an, mais, en l’absence de mise de fonds initiale, ils étaient tout bénéfice pour l’officier.

36À travers la destinée de l’office châtelain, c’est le sort du Dauphiné d’après le Transport qui se lit. Il demeurait une principauté, une principauté fossilisée, dans laquelle les officiers étaient tirés du vivier local, représentants de fait de la société dans laquelle ils vivaient et qu’ils dominaient. Le roi-dauphin, du haut de sa puissance, ne s’enhardit jamais à passer par-dessus eux, à leur grande satisfaction. Mais, dans le même temps, cette principauté était bien devenue une principauté royale : la puissance financière, grâce à laquelle ces officiers pouvaient jouir de leurs gages sans avancer eux-mêmes de contribution était proprement exceptionnelle et ne trouve aucun équivalent dans aucune principauté indépendante. Bien entendu, cela modifiait radicalement le lien politique unissant le souverain à ses élites : un lien désormais abstrait et lointain, bien moins contractuel et personnel, bref un lien de gouvernant à gouverné de type administratif.

1410-1456 : les premiers engagistes52

37En 1410, les conditions de l’exercice du pouvoir en Dauphiné changèrent du tout au tout. Pour la première fois, en effet, depuis l’avènement de Charles V, un dauphin pas encore roi se voyait confier l’administration de son Dauphiné. Cela lui permettrait de subvenir à ses besoins, et notamment d’entretenir une suite de rang princier. Cependant, à la différence des princes ordinaires, si l’on peut dire, Louis de Guyenne n’avait aucune raison de séjourner en Dauphiné. Il ne serait donc pas un nouvel Humbert II, nouant des liens de compagnonnage et d’amitié avec ses fidèles, liens dont les offices de châtelains étaient un des ressorts. Et, de fait, bien rares furent les Dauphinois qui le connurent. La tentation devait donc s’offrir à lui d’utiliser ces offices châtelains pour récompenser la fidélité de tel ou tel membre de son entourage, une méthode toute française et bien royale. Il n’y succomba pas, sauf en faveur de Gérard de Thury, nommé châtelain à Albon en 1410, et de Léon d’Asinier, pourvu à la même date de la châtellenie de Grenoble. La population châtelaine, sous Louis I^er, ne connut donc pas de modifications par rapport au temps des gouverneurs.

38On le sait, les états de la principauté redoutaient plus que tout ce type d’intrusion française. Et sur ce point, l’assemblée se faisait porte-parole de ce groupe influent des seigneurs qui depuis plus d’un siècle jouissaient sans encombre des honneurs châtelains. À travers eux, notamment grâce à la pérennité des offices châtelains à la mode du xiv^e siècle, la principauté survivait, vaille que vaille. Le seul changement digne de ce nom fut la possibilité, nouvelle, offerte au Conseil delphinal de recevoir les serments des officiers pourvus53. Mais cela résultait d’une évolution propre à la principauté, non à l’accession au delphinat d’un nouveau prince.

39Un an après l’accession de Charles III (futur Charles VII) au delphinat, à la suite de la mort de son frère Jean, en 1417, un degré supplémentaire était franchi dans la gravité de la crise que connaissait le royaume. Charles avait un besoin vital de son Dauphiné, source de bons deniers, mais aussi de légitimité54. Pourtant, il ne succomba pas, lui non plus, à la tentation de céder des offices châtelains à ses proches, sauf très exceptionnellement, aux plus fidèles parmi les fidèles. Ils sont dix-neuf, au total, parmi lesquels on citera Georges de La Trémoille à Tullins en 143255, Jean Juvénal des Ursins à Moras en 1434-143656, Jean du Châtel, le frère de Tanguy, à Revel en 1438-144057. Ils restèrent bien peu longtemps en charge, on le voit, car Charles annula dès que possible ces provisions qui rompaient avec la tradition et qui suscitèrent immédiatement une vive réaction aux états de la principauté58. En outre, le dauphin ne se risqua jamais à aliéner purement et simplement ces châtellenies, à deux exceptions près, bien vite annulées, en faveur de Jean Louvet, à qui il céda les châtellenies de Theys, Domène et La Pierre tout juste récupérées du comte de Genève, et en faveur de Georges de La Trémoille, qui avait dû lui arracher ce don, en assignation d’une pension de 12 000 royaux d’or59.

40Avec Louis II, futur Louis XI, le vieux cadre se mit à craquer. On a l’habitude d’invoquer le séjour sur place du dauphin, à partir de 1447, pour expliquer les transformations que connut la principauté pendant cette période. La prosopographie des châtelains tendrait à montrer que la rupture se produisit en fait avant, dès son accession au delphinat, en 1440. Le premier phénomène nouveau fut la nomination, de plus en plus fréquente, de châtelains membres de l’hôtel delphinal. Par définition, ils n’avaient donc plus aucun lien avec la châtellenie qui leur était confiée. De 1440 à 1456, ils représentent 60 % de la population châtelaine totale. Les seigneurs qui étaient ainsi proprement remerciés n’eurent qu’à se contenter de la fonction de vice-châtelain qui connut de ce fait un prestige grandissant. Elle était cependant conférée de manière tout à fait privée par l’officier en titre. Naturellement, la nouveauté monta en puissance progressivement, avant de devenir la règle à l’arrivée de Louis en 1447. Parallèlement la stabilité dans les offices diminue, chutant de douze ans en moyenne par office, de 1410 à 1440, à cinq ans, de 1440 à 1456. La valse des officiers, la foire aux places, pour reprendre les mots de Philippe Contamine, avaient commencé60.

41Seconde nouveauté, inséparable de la première à mon sens, les châtellenies purent alors être engagées, en partie au départ, en totalité et à vie dès 1445, avec, disent les actes, « exemption de rendre compte à la Chambre »61. Parfois même, le dauphin céda tous les droits de justice, interdisant à ses propres juges l’accès aux châtellenies62. C’est sur ce point-là, et sur ce point-là seulement, que Louis revint après 1461. En tout cas, pour la période de 1440 à 1456, l’ensemble de ces aliénations représente 40 % du total des provisions. Parallèlement, s’étonnera-ton du fait que le contrôle comptable par la Chambre, pour ceux qui y étaient encore soumis, se fit de moins en moins sévère ?

42Le séjour de Louis eut malgré tout une importance décisive dans cette évolution, en ce sens qu’il permit qu’une partie des Dauphinois au moins l’acceptent. Car ceux qui parvinrent à s’intégrer dans la garde rapprochée du dauphin en profitèrent assez facilement. Ces seigneurs représentent en effet un tiers des fidèles de Louis qui, un jour ou l’autre, obtinrent un office châtelain. Parmi les plus notables, Aimar de Poisieu ou Raoul de Commiers figurent en première ligne.

Conclusion : la fin d’une principauté

43L’évolution qui s’amorça brusquement à l’époque de Louis II marquait la fin de l’office châtelain de type princier. Cela peut sembler paradoxal, dans la mesure où justement, avec Louis, le prince acquit la maîtrise totale du jeu de la provision des offices, selon son plaisir. Surtout, par-delà le cynisme souvent allégué de Louis, il faut bien mesurer les transformations qu’impliquait cette évolution. D’abord, plus que le témoignage d’une perversion – le jugement de valeur donnerait faussement l’idée d’un retour en arrière –, elle est le signe d’une puissance décuplée du dauphin, au point qu’il puisse aliéner massivement son domaine : c’est là un signe de force, non de faiblesse, notamment parce que, dans tous les cas, il avait les moyens de révoquer ces aliénations. Et il ne s’en priva pas. La dialectique pouvoir-territoire s’en trouvait radicalement changée, devenue directe, sans médiat, sans honneur qui vaille : c’est sans doute tout cela qui faisait la différence entre un royaume et une principauté, qui faisait donc que le Dauphiné était bien devenu une province du royaume, nouvelle subdivision administrative.

Tableau 1 – Liste des lettres et ordonnances dauphinoises majeures ayant trait aux châtelains delphinaux

Tableau 2 – Les châtelains de 1319 à 1356. Population totale : 305

Tableau 3 - Les châtelains de 1356 à 1410. Population totale : 469

Tableau 4 – Les châtelains de 1410 à 1456. Population totale : 372 ; recrutés avant 1440 : 210 ; recrutés à partir de 1440 : 162