1Les deux comtés de Barcelone et de Savoie présentent bien des points communs dont le plus important est leur caractère géopolitique, de part et d’autre des Monts1 (Alpes et Pyrénées), dans lesquels la montagne2 joue le rôle essentiel de refuge dans un premier temps3, de passage et d’organisation politique dans un second4. Au-delà de la genèse de l’État5, ils montrent tous les deux la même propension à organiser et structurer leur territoire entre la seconde moitié du xii^e siècle pour la Catalogne et le second tiers du même siècle pour la Savoie : c’est alors qu’apparaissent les vegueries et batllies en Catalogne et en Savoie les châtellenies.

2Cette étude comparative cherchera à mettre en exergue trois aspects essentiels6 : dans un premier temps on abordera la question de la nomination et des fonctions et prérogatives des différents officiers locaux. L’origine sociale de ces officiers nous retiendra dans une deuxième étape. Enfin, on étudiera les techniques de gestion de ces officiers locaux. Le comparatisme a cependant ses limites : il faut en effet prendre en compte les sources, les structures administratives et les hommes dans leur propre milieu, ainsi que les contraintes politiques, rapports de force en tous genres, qui sont différents d’une principauté à l’autre7. Mais cette approche peut offrir des logiques administratives et des influences réciproques qui permettent de mieux saisir leur réalité.

***

3Deux remarques d’ordre général s’imposent dès l’abord : elles sont d’ordre historiographique et archivistique. L’étude de l’administration locale est passée par trois phases, qui peuvent présenter un ordre différent selon les ensembles politiques abordés : une phase de nature juridique, une d’ordre social, enfin une troisième à caractère plus financier. À l’évidence, partout, la première relève du droit administratif : en Savoie comme en Catalogne, les premiers travaux parus sur ces juridictions locales sont le fait de juristes. Ils correspondent, en effet, aux recherches de E. Dullin8 dans les première années du xx^e siècle pour la Savoie et de L. Klüpfel9, José-Ma Font i Rius10 et Jesus Lalinde Abadia11 pour la Catalogne entre 1920 et 1960, complétés par les travaux de Tomàs de Montagut12 ; ces études avaient été initiées pour le royaume de France par des historiens de l’administration un peu plus tôt au cours de la première moitié du xx^e siècle ; c’est le moment où l’on s’intéresse aux origines des juridictions en question, aux types de juridictions (veguer, batlle, jutges et leurs lieutenants), aux relations entre les juridictions comtales ou royales et les juridictions locales, enfin aux missions confiées aux différents officiers, comme c’est le cas en Catalogne. Au début du xx^e siècle, l’approche de Dullin est assez proche pour les châtelains savoyards, même s’il a tendance à négliger le versant italien et suisse des domaines comtaux13.

4Pour ce qui relève de la phase sociologique, elle trouve ses origines en France avec les travaux de Bernard Guenée dans les années 1950-196014, ainsi qu’au renouvellement de la problématique du politique dans les années 1980 autour de méthodologies propres, liées à la prosopographie de ces officiers, autour de Françoise Autrand15, Jean-Philippe Genet16. Le relais est pris en Italie comme en Catalogne par la jeune génération, qui s’applique à étudier dans des travaux novateurs ce personnel administrafif, à l’instar d’Olivier Mattéoni (principauté du Bourbonnais)17, de Guido Castelnuovo (Savoie) et de Flocel Sabaté i Curull (Catalogne). Guido Castelnuovo renouvelle les perspectives dans une optique plus large autour du concept de société politique, déclinées dans sa thèse18 et une série d’articles19 fort stimulants ; Flocel Sabaté i Curull insiste, selon une approche plus géographique, institutionnnelle et sociale, tout particulièrement dans sa thèse20 et dans les nombreux travaux de synthèse21 qu’il a développés par la suite, sur leurs conséquences dans le domaine de l’organisation du territoire catalan.

5Enfin, la dernière approche pourrait relever de la sphère financière, parfois mise en valeur par des études relativement anciennes, surtout pour le royaume de France, mais qui n’intéressent vraiment les principautés étudiées que depuis peu de temps, aussi bien en Catalogne qu’en Savoie. C’est Thomas Noël Bisson22 qui a montré le premier pour la Catalogne que les réformes administratives des règnes de Ramon Berenguer IV et d’Alphonse II avaient une origine financière : les batlles étaient tenus de rendre compte de leur gestion devant les conseillers du prince et surtout d’augmenter les ressources de ce dernier. C’est ce que réalise le batlle de Gérone dans les années 1160-1170 au cours desquelles les revenus sont pratiquement multipliés par deux23. Des travaux pour une période plus tardive approfondissent cette voie24. De même en Savoie, après les travaux de M. Chiaudano25 dans les années 1930 sur les comptes de châtellenie du xiii^e siècle, ce n’est qu’à partir de 1990 que cette documentation a de nouveau été étudiée26. Mais le questionnement des sources a évolué, la notion de production archivistique est davantage posée en fonction des réalités politiques et administratives, ainsi que le concept d’écrit pragmatique développé par Hagen Keller et l’école de Münster.

6Précisément, la production des sources apparaît liée au développement de l’écrit. En Savoie, la documentation conservée pour la période la plus ancienne relève davantage de la sphère financière que de la chancellerie, dont les premiers registres datent du premier tiers du xiv^e siècle. Ce qui ne signifie nullement que cette dernière n’existait pas au xiii^e siècle, mais elle ne paraît pas suffisamment structurée avant les années 1330. C’est ainsi que les comptes de châtellenies, dont les plus anciens semblent remonter aux années 123227, ont commencé à se structurer dans le pays de Vaud, dont Pierre de Savoie, qui n’était pas encore comte de Savoie, était seigneur28. La rédaction de ces comptes est le point final d’un processus de vérification à l’aide de documents complémentaires, les comptes d’extentes29 ; ceux des échutes30, ceux du toisé31 ; ceux des introges et des cens permettant aux Lombards d’exercer leur activité économique dans le comté de Savoie32 ; ceux des amendes de l’exercice de la basse justice ; enfin ceux de péages portent sur le trafic des marchandises33 ; les remanencie apparaissent dans la documentation financière comtale des receveurs généraux34. La complexité de cette documentation atteste du développement des procédures comptables et financières de l’administration savoyarde35. En revanche, l’organisation de la chancellerie n’est pas le point fort de l’administration savoyarde36. Non seulement, les premiers registres, si tant est que l’on puisse parler de registres – il s’agirait plutôt de cahiers de parchemins, et surtout de papiers, cousus ensemble –, ne présentent pas une grande cohérence (les notaires comtaux ont parfois tendance à confondre dans un même registre service du comte et clientèle privée, même si elle est essentiellement noble), mais il faut attendre fort longtemps pour les voir se structurer : ici, à l’exception de grandes enquêtes, telle la Grosse Balay dans le cadre du pays de Vaud, point de séries clairement identifiées et des classements plus géographiques que thématiques37. À titre de comparaison, le premier classement des archives des premiers comtes-rois date de la fin du xiii^e siècle : le chanoine de la cathédrale de Barcelone, Ramon de Caldes en est le protagoniste38. Cette situation me paraît s’expliquer par le caractère assez tardif de l’organisation administrative de l’État savoyard : dans le domaine financier, la Chambre des comptes se met en place, après la peste noire en 135139, sur le modèle français et ce n’est qu’au début du xv^e siècle que les premiers inventaires des archives savoyardes sont rédigés40.

7Dans les domaines catalans, les comtes-rois ont organisé leur administration autour de deux structures fondamentales que sont la Cancilleria41 d’une part, et le Real Patrimonio, dont la fonction est, entre autres activités, de gérer le domaine comtal42. On peut dire, grâce à une documentation conservée depuis le milieu du xiii^e siècle pour les premiers registres de la chancellerie catalano-aragonaise43, et depuis la fin de ce siècle, pour la documentation financière, que les grandes institutions administratives, comme le Mestre Racional, d’origine sicilienne, sont en place dès la fin de ce siècle44. C’est ainsi que dans la chancellerie, plusieurs sections45 se structurent à partir du règne d’Alphonse III et surtout de Jacques II : on y note pour notre étude la présence de la série Officialium à partir du tout début du xiv^e siècle46. Auparavant les commissions d’officiers subalternes apparaissaient dans les séries uniformes de la chancellerie. C’est dire l’importance que prennent ces officiers locaux dans l’organisation administrative et politique de la Catalogne, surtout à partir du règne de Jacques II47. En revanche, sur le plan financier, si le processus de vérification des comptes est bien connu, et les registres de la trésorerie royale bien conservés, il n’en va pas de même de la documentation financière locale, des comptes de batlles ou de veguers48. Certains, fort intéressants comme celui du batlle de Barcelone en 1375, ont été publiés49, mais on est loin de posséder les séries presque sans lacune de comptes de châtellenies savoyards (conservés depuis 1258, et surtout à partir de 1263)50.

8De cette comparaison entre les sources savoyardes et catalanes, on peut mettre en exergue que le processus de structuration administrative catalan est plus ancien, qu’une pratique administrative très fine caractérise les processus d’enregistrement et de classement des fonds comme en témoignent la date et le caractère précoce des premiers classements d'archives, de la diversification des registres de chancellerie et de ceux du Real Patrimonio, alors que l’État savoyard laisse apparaître des progrès dans la maîtrise de ses finances, inventaires et diversification des archives de la chancellerie beaucoup plus tardifs et bien moins affinés que dans le cadre de l’administration catalano-aragonaise. Il est évident que l’existence d’une série dite Officialium, « des officiers », dès le début du xiv^e siècle, me paraît matérialiser cette avance administrative catalane51.

9Essayons en comparant les deux actes de nomination, respectivement d’un châtelain savoyard et d’un batlle catalan, d’aborder plus concrètement cette réalité. Elle nous permettra ensuite de mieux comprendre la structure administrative dans laquelle se meuvent les officiers locaux.

***

10Les deux documents qui sont présentés en annexe montrent que chacun des comtés a élaboré un formulaire dans le cadre de leur chancellerie, destiné à la nomination des officiers subalternes, mais la différence fondamentale tient à la datation, à la situation même de ces documents dans les fonds d’archives catalans et savoyards et à leur terminologie52. Cette situation touche à la fois à la question de la structuration administrative des deux principautés, et au-delà à la production de cette documentation qui appartient aux documents de la pratique53. Dans le cas savoyard, la nomination (facere, constituere et ordinare) présente la durée, en l’occurrence un an, et s’accompagne de la promesse du châtelain de l’exercice fidèle de sa charge, de ses missions : défense, entretien et garde du château, organisation des expéditions militaires (cavalcate) sur l’ordre exprès du comte, reddition des comptes, protection des sujets et des hommes de ce dernier, enfin de l’observation des Statuts de Savoie54, le tout sur la base d’un acte public passé par-devant notaire55, en présence d’un nombre impressionnant de témoins. Les gages (salaire et pension) ne sont pas précisés dans ce document56.

11Face à ce document, la comissio pour la batllia de Lérida présente, d’un point de vue juridique, une forme tout à fait différente : non seulement il ne s’agit pas d’un document notarié, mais il présente un document type de nature administrative57. Ce document fait référence aux différentes fonctions dont les prédécesseurs du nouveau batlle se sont acquittés, en insistant sur les quatre clés de la réforme administrative du siècle précédent, reprise sous le règne de Jacques II58 : l’honneur de servir le prince, la sauvegarde de ses droits et de ses revenus, leur augmentation, ainsi que la justice due aux personnes. Le second aspect porte sur la reddition des comptes : alors qu’en Savoie, la référence est de nature générale, en Catalogne, le Mestre Racional est clairement indiqué, sauf mandement exprès du roi59. Une hiérarchisation entre l’administration centrale et locale apparaît donc dans ce document60 ; de même, alors que le salaire du châtelain n’est pas mentionné, celui du batlle est indiqué, en l’occurrence 500 sous de Jaca, et la durée est laissée au bon vouloir du prince, même si le triennum paraît bien instauré au début du xiv^e siècle. Enfin, comme pour asseoir l’autorité du nouvel officier, le mandement royal s’adresse aux fidèles du prince et à tous ses sujets, de quelque loi, statut ou condition qu’ils soient, afin d’obéir et de répondre de tout devant lui. Là encore, le processus administratif est clairement développé : ce type de mandement faisait l’objet d’une lettre à part envoyée aux pahers qui dirigent la cité de Lérida61, aux autres officiers royaux, ainsi qu’aux dirigeants des communautés ethniques et religieuses, juives et musulmanes62. Rien de tel dans le contrat savoyard, qui émane d’une relation personnelle, le document catalan pouvant être considéré comme un simple décret administratif, car si le cahier des charges imposé au batlle est clairement développé, il ne lui est pas imposé de serment ou de promesse, du moins dans ce document-là63. Autant de pièces à verser au dossier de l’organisation administrative des deux principautés et des caractères propres à chacune des chancelleries : en Savoie, elles sont fondées sur les notaires comtaux, qui ne font qu’appliquer leurs connaissances juridiques au service du comte ; mêlant pratique publique et pratique privée, en Catalogne, les clercs de la chancellerie ont déjà développé, intégré et mis en forme un formulaire de nomination de nature véritablement administrative – les premiers formulaires connus de chancellerie datent des débuts du règne de Pierre le Cérémonieux64 –, et sont contemporains de la constitutio châtelaine. Il faut maintenant évoquer les origines et l’organisation administrative dans laquelle ces officiers territoriaux s’intègrent.

***

12Un certain nombre de généralités doivent être rappelées afin que la comparaison présente quelque sens. Elles portent sur la constitution des principautés princières (dans un cas, encore inachevée au xiv^e siècle), sur leur poids démographique, et en particulier sur l’importance des villes, sur le rapport des forces établi et changeant entre le prince, les villes, les barons et l’Église, enfin, sur la genèse des institutions territoriales.

13Malgré un rapport de forces peu favorable au comte-roi, la Catalogne a établi ses assises territoriales dès le milieu du xii^e siècle après la conquête de Tortosa (1148) et de la Catalogne neuve, au-delà du fleuve Llobregat. En Savoie, le comté encore limité aux vallées de la Maurienne et de Suse, de part et d’autre du col du Montcenis à cette date-là, ne connaît véritablement son expansion, hormis le val d’Aoste et le Chablais, qu’au cours de la seconde moitié du xiii^e, et encore au xiv^e siècle65.

14C’est ainsi que dès le début du xiv^e siècle, le nombre de vigueries catalanes, dont certaines remontent à la fin du xii^e siècle, est pratiquement fixé : après la réforme de Jacques II en 1301, on en compte 23, un siècle plus tard 2566 : c’est le signe d’une grande stabilité administrative qui correspond en fait au réseau urbain établi à cette date. En revanche, la constitution des châtellenies par grands ensembles géographiques s’effectue encore jusqu’au xv^e siècle à l’instar de ce qui se passe en-deçà des Alpes et même vis-à-vis des terres provençales67. Dans le premier cas, on note trois aires principales qui correspondent en gros à la vallée de Suse (du col du Montcenis à Turin), à la région proche du Pô et pour la troisième autour d’Asti, Saluces et Verceil, mais dans ce dernier cas, la comparaison nous mènerait au-delà du xiv^e siècle. Ces trois ensembles correspondent chronologiquement aux moments forts de l’expansion savoyarde en Piémont et de fait, malgré la création de l’apanage d’Achaïe qui dure environ un siècle, la création des châtellenies est presque concomitante à la récupération des juridictions et autres droits seigneuriaux dans cette zone : lorsque le comte s’est imposé dans le rapport de forces existant, face aux grands, marquis ou nobles, face aux institutions ecclésiastiques (abbés, évêque de Turin) ou encore face aux communes (Turin, Pignerol, Moncalieri, Savigliano), il peut alors créer une châtellenie68. C’est ainsi que dans la vallée de Suse, l’essentiel des circonscriptions est établi avant la fin du xiii^e siècle ; dans la zone du Pô, aux châtellenies du xiii^e siècle, s’ajoutent encore plusieurs chatellenies dans le premier quart du xiv^e siècle, même si nombre d’entre elles disparaissent pour une raison ou pour une autre ; enfin dans la troisième région, la majorité des châtellenies datent de la seconde moitié du xiv^e siècle69. On pourrait multiplier les exemples avec les châtellenies vaudoises ou valaisannes. Dans le second cas, le comte de Savoie entre dans Nice en 1388 ; il lui faut une dizaine d’années pour imposer les structures savoyardes aux provençales : les premières années de sa domination, il fait référence aux batlles et veguers locaux, pour imposer à la fin du xiv^e et au début du xv^e siècle les officiers savoyards, par l’entremise d’un certain nombre de lignages nobles proches70.

15Il s’agit donc d’un processus qui s’échelonne sur plus de deux siècles, en gros de 1172 à 1418, et qui par rapport à la stabilité catalane, présente un quasi-doublement des châtellenies entre 1301 et 1401, mais aussi une durée de vie de ces institutions qui varie beaucoup : certaines châtellenies sont englobées par d’autres qui connaissent un développement plus rapide, d’autres sont purement rayées de la carte, parce que leur intérêt, stratégique ou financier, ne répond pas aux attentes du prince71. Il est évident que la chronologie de l’expansion de ces deux principautés explique la plus ou moins grande stabilité des circonscriptions administratives, ainsi que leur intérêt financier à la fin du xiv^e siècle. Dans la mesure où l’on a affaire à deux principautés de taille presque identique, la superficie de ces circonscriptions sera plus importante en Catalogne qu’en Savoie72 : si en Catalogne, certaines vegueries peuvent atteindre une taille importante, l’équivalent d’un évêché, d’autres sont plus petites, comme dans le cas de La Ral73 ; en revanche, en Savoie, la taille des châtellenies est infiniment plus petite : au maximum, quelques paroisses74. Il n’empêche que les vegueries ont parfois délégué à une structure plus petite, la sots-veguerie, qui correspond à une agglomération moins importante, mais qui cherche à établir une présence administrative.

16Cette situation fait référence à un facteur essentiel dans le développement des circonscriptions territoriales : l’essor urbain et la création d’une élite locale. Si la création d’un réseau urbain, digne de ce nom jusqu’au milieu du xiv^e siècle, est une réalité catalane, c’est loin d’être le cas avec la Savoie : seule Chambéry75 tire son épingle du jeu, par l’invention de la capitale princière, les autres agglomérations urbaines de l’État savoyard ne sont au regard des villes catalanes que de grosses bourgades, en deçà des Alpes, Turin76, Pignerol77 et Suse78, au-delà, Genève79, Annecy80, un temps capitale des comtes de Genève, et c’est à peu près tout, même si on peut estimer que Lausanne l’est à moitié et Sion en partie81 ! Le mouvement consulaire est le seul élément qui pourrait rapprocher les villes des deux principautés. Premières chartes de franchises dès la fin du xii^e siècle (Aoste)82, accélération du processus, parallèle aux débuts de l’expansion savoyarde (xiii^e siècle). Grosso modo, la chronologie est la même en Catalogne et Roussillon : premiers frémissements fin du xii^e siècle, non suivis d’effets, épanouissement et maturité des institutions urbaines à partir du milieu du xiii^e siècle83. : mais que peut bien peser Chambéry84 et ses 3 500 habitants au xiv^e siècle par rapport aux 35 000 de Barcelone85 à la même date, ou aux 15 000 de Perpignan86 ou encore aux 10 000 de Gérone87, qui sont en fait, comme l’indique Flocel Sabaté, de véritables capitales « supra-vicariales » ! Ce dernier insiste sur ce facteur essentiel qu’est la relation sociale et économique entre le noyau dirigeant d’une agglomération plus ou moins importante et la région naturelle, dont la traduction en termes institutionnels passe par la création d’une structure administrative qui lui permet non seulement de garantir les biens que les élites dirigeantes possèdent dans la campagne, mais aussi de protéger l’approvisionnement de la ville. Lorsque le ressort d’un officier royal s’identifie avec la région naturelle qui dépend du noyau urbain en question, il y a adéquation entre la volonté du prince d’affirmer son pouvoir, et celle de la communauté urbaine de se défendre contre un milieu hostile88. De fait, c’est parmi l’élite de ces noyaux urbains que le prince va trouver facilement le vivier de ses officiers territoriaux, nous y reviendrons. Cette notion de capitales « supra-vicariales » est liée aux trois grandes cités ou villes, Barcelone, Gérone et Perpignan, dont le ressort et les intérêts dépassent en fait la simple limite naturelle : c’est ainsi que Barcelone essaie d’intégrer le Vallès à son propre espace littoral89, Gérone lorgne au-delà des limites de la viguerie sur l’ensemble du diocèse90, et enfin Perpignan regroupe dans le cadre de la procuration royale l’administration des comtés du Roussillon et de Cerdagne91. Cette forme d’influence ne saurait se comparer au système des bailliages savoyards, qui non seulement n’existent pas partout, mais relèvent de la direction d’un réseau de châtellenies dans une région particulière (Savoie propre, Bresse, Bugey, etc.). Le bailli n’est autre qu’un châtelain chargé dans le domaine essentiellement militaire de regrouper au chef-lieu du bailliage les gens de guerre92. Autre, dans le domaine catalan, est la fonction du batlle general93, dont le ressort coïncide avec le territoire catalan. Chargé de la gestion du domaine royal, il est un proche du prince, mais son action est limitée, comme nous le verrons plus loin, par les aliénations anciennes des droits du comte de Barcelone.

17Mais revenons aux caractères propres de l’administration territoriale. Leur genèse est liée aux mutations de l’administration des principautés territoriales : à une réalité féodo-vassalique se substitue une commission comtale à titre provisoire. On peut observer ce changement aussi bien avec les veguers ou les batlles catalans qu’avec les châtelains savoyards.

18L’apparition de l’administration royale et notamment de l’institution vicariale est liée à l’institution de la pau i treva, d’origine ecclésiastique, mais que le comte de Barcelone a pris à son compte94. Entre 1188 et 1214, le veguer est un auxiliaire laïc de la juridiction épiscopale. C’est au cours du xiii^e siècle qu’il devient, à l’instar du châtelain savoyard, un élément de l’administration locale essentiel au maintien de la paix publique95. C’est dans le dernier quart du siècle que le système curial apparu plus tôt est absorbé par la juridiction royale et localement par le pouvoir vicarial. Il permet la constitution d’une juridiction royale territoriale fondée sur la défense des intérêts du prince. Quant aux batlles, c’est sous le règne des premiers comtes-rois qu’ils apparaissent comme officiers du prince, chargés de l’administration des droits du prince96. En Savoie, on note le glissement sémantique du mot châtelain entre 1170 et 1230. Mais il ne faudrait pas penser que les anciennes structures de gestion disparaissent du jour au lendemain : comme l'a bien montré Guido Castelnuovo, elles persistent, évoluent, préparent parfois l’arrivée du châtelain, comme à Chambéry où les droits du prince sont défendus par un métrai jusqu’en 1295, et coiffées à partir de 1264 par un bailli, le premier étant celui de Savoie97.

***

19L’administration territoriale catalane est organisée dans le cadre d’une cour (curia), généralement installée dans une grosse bourgade, ville ou cité et est composée de nombreux agents : on y trouve le veguer, son assistant en la personne du sotsveguer, lorsque la sost-veguerie ne joue pas le rôle dans le cadre d’une ville en plein essor de veguerie-bis, le batlle, le sotsbatlle, le procureur fiscal, les juges et les sergents, aux fonctions subalternes98. Tous font appliquer la politique royale et aident les édiles dans l’exécution de leurs décisions. En Savoie, c’est aussi au cours du xiii^e siècle que le réseau administratif trouve son équilibre, même s’il est amené à se développer géographiquement par la suite : il est ainsi constitué des plus anciens représentants locaux du prince, gastalds, vidommes, métraux et prévôts, des châtelains, mais aussi des juges dont le ressort est quelque peu différent de celui des juges catalans. Les règnes de Pierre II (1263-1268) et de son frère Philippe I^er (1268-1285) sont sur ce plan décisifs99.

20Que représentait la curie, qui la composait et quels pouvoirs avaient ses principaux officiers ?

21La curie a des fonctions techniques, bureaucratiques et exécutives. Le veguer et le batlle sont chargés de la politique juridictionnelle. S’ils déclarent le droit, cette déclaration est plus un acte de pouvoir que de savoir. Ils peuvent toujours nommer les juges, qui sont leurs assesseurs, seuls ces derniers connaissent le droit. D’ailleurs dans leur serment les veguers jurent qu’ils ne procéderont pas sans le consentement de ces derniers100. Le personnel administratif se compose des écrivains et des notaires. Mais contrairement à la charge de veguer, de batlle ou de juge, qui relève d’un choix du roi qui peut les révoquer quand bon lui semble, l’escrivania de la cort pouvait être inféodée, vendue ou acquise en emphytéose, comme c’est le cas à Gérone. Après avoir appartenu à la famille Cervia, elle fut achetée par les Tayalà qui cumulèrent alors notariat public, notariat de la curie et notariat du bourg Sant Pere de Galligans, dont la juridiction devait appartenir au monastère éponyme, avant de passer sous juridiction royale101.

22La fonction du veguer est l’exercice du merum et mixtum imperium, à savoir la haute et la basse justice. La veguerie est la base territoriale de son action, et elle peut se couler dans les limites d’anciens comtés, comme à Gérone par exemple. Mais les nominations royales font apparaître un veguer au début du xiv^e siècle pour la circonscription de Gérone-Besalù qui remonte à une veguerie ample regroupant les deux anciens comtés depuis les réformes de la fin du xii^e siècle102. Dans ce cadre, le veguer exerce un grand nombre de droits régaliens : il est surtout chargé de maintenir l’ordre public, de contrôler les armes, de faire appliquer les saufs-conduits (guiatges), accordés par l’administration centrale à des criminels pour se rendre auprès de la justice royale, mais aussi à des marchands étrangers. Il est aussi chargé de la direction militaire et poursuit les crimes commis par voie de sometent ou de pau i treva103.

23L’action du batlle relève de la défense des intérêts patrimoniaux du comte-roi. L’apparition au début du xiv^e siècle du batik general qui coiffe tout le dispositif du patrimoine royal lui enlève quelque pouvoir. Il est aussi doté d’une juridiction ordinaire : s’il exerce une juridiction civile et criminelle, elle ne s’étend pas aux cas entraînant une peine corporelle grave, qui sont réservés au veguer et au roi104.

24Au total, l’administration locale royale pouvait représenter une quarantaine de personnes, mais cinq à six possédaient un réel pouvoir : le veguer et son lieutenant, le batlle et le sien, ainsi qu’un ou deux juges selon l’époque. Le nombre de sergents était variable : parfois ils étaient en sureffectif, comme au début du xiv^e siècle, à Perpignan, Camprodon ou Besalù. Comme dans le Languedoc voisin, la population n’appréciait guère ces sergents, souvent présentés comme violents105.

25Quant aux juges, il y avait souvent un seul juge pour la veguerie et la batllia, dans le cadre administratif de la veguerie, dans lequel se coulaient les limites de la batllia106. Les juges étaient nommés par le roi pour trois ans comme les autres officiers royaux. Ces professionnels du droit qui occupent cette fonction commencent alors à prendre une certaine importance, qui se confirme dans la seconde moitié du xiv^e siècle. Normalement, ils se devaient uniquement à la justice royale pendant les trois ans de leur mandat, qui les obligeait à abandonner leur clientèle privée. Mais leur patrocinium faisait d'eux les conseillers écoutés tant des ecclésiastiques que des nobles et des municipalités107. La collusion qui s’ensuivit souvent a été mise en évidence et dénoncée par Eiximenis qui avait plus de tendresse pour les marchands que pour les juristes, fussent-ils au service du roi. Très vite, devant la multiplication des procès, d’un juge on passa à trois, voire quatre dans un même ressort108. Le ressort du juge ordinaire de la veguerie de Gérone-Besalú fut divisé en deux. Par la suite, on distingue la justice rendue par ce juge de celle d’appel confiée à un professionnel plus aguerri109.

26De façon plus lapidaire on pourrait dire qu’une grande partie des fonctions des trois officiers catalans que sont les veguers, les batlles et les jutges, sont de fait synthétisées par le châtelain savoyard110 : la fonction militaire le rapproche du veguer catalan, même si ce dernier semble avoir plus de pouvoir (le bailli-châtelain pourrait lui ressembler) ; la fonction domaniale en fait le pendant du batlle catalan ; enfin, pour ce qui est de la basse justice, il recouvre selon la typologie des délits les prérogatives du veguer, du batlle et du juge catalan. Il est à noter que la fonction du châtelain évolue au cours du xiv^e siècle, comme celles des officiers catalans, non pas sur le plan administratif à proprement parler, mais sur le plan financier et juridictionnel.

27Après avoir envisagé les structures, essayons d’étudier ce personnel administratif en rappelant les principales règles assignées par le prince dans la nomination de ces officiers, et surtout leur recrutement social.

***

28En 1289, le roi Alphonse III oblige les veguers d'être étrangers à la veguerie dans laquelle ils sont nommés111. Un peu plus tard, les Corts interdisent aux clercs de faire partie des administrations centrale et locale, la chancellerie exceptée. Alphonse IV dut réitérer cette obligation, qui s’ajoutait au fait que les officiers locaux furent soumis à une rotation triennale à partir de la fin du xiii^e et du début du xiv^e siècle112.

29Les subordonnés du veguer et du batlle sont choisis différemment ; on a longtemps cru que les sotsveguer avant le xv^e siècle n’étaient pas nommés par le roi, mais l’étaient pas le veguer. Or, les registres Officialium prouvent que leur nomination dépend du roi dès le xiv^e siècle113. En revanche, les sotsbatlles sont choisis par le batlle en personne en vertu des décisions des Corts de 1333114. De même, d’autres offices locaux sont donnés par commission royale, comme le gardien de la prison (carceller)115, le gardien des portes116, le mesureur de noisettes117. Certains, comme les sots-batlles, sont même nommés par leur supérieur.

30On note les mêmes réitérations chez les Savoie notamment en ce qui concerne les officiers de terres Hautes de Provence au début de l’installation d’Amédée VIII, qui reprenait des pratiques propres à la Savoie, mais aussi traditionnelles en terre provençale comme en Catalogne118.

31Dans ces conditions, et eu égard à la relative variété des officiers en Catalogne, quel est le profil social et géographique des officiers ?

32L’approche sociale et géographique du milieu des officiers obéit dans les deux principautés aux injonctions et interdictions princières aussi bien en Catalogne qu’en Savoie. Guido Castelnuovo a bien montré qu’après un temps d’adaptation, la mobilité administrative est une réalité de la pratique administrative des Savoie : faible est le cumul, la durée des charges, au moins jusqu’au milieu du xiv^e siècle, ne dépasse pas le triennum, et l’on observe que certaines régions sont pourvoyeuses en officiers, les plus anciennes sous domination comtale (Savoie propre, Maurienne, vallée de Suse)119. En vallée d’Aoste, se succèdent des châtelains de Novalaise, de Tarentaise, de Genève, de Chambéry, de La Rochette et même du pays de Vaud120. Mais, si en pays de Vaud, le recrutement est relativement local ou régional (entre Chablais et Faucigny), à Montmélian, chef-lieu de châtellenie et de bailliage, on note une variété d’origine, à l’exception de la Savoie propre et du Chablais121.

33Cette mobilité est loin d’être aussi observée en Catalogne : de fait, cette problématique n’a pas encore fait l’objet d’études approfondies ou encore publiées. Il est de fait que seuls les veguers ne sont pas des officiers locaux. En revanche, pour ce qui est des veguers, sots-veguers, batlles et juges, il s’agit, à quelques exceptions près, ou par volonté politique affirmée par le prince, d’officiers locaux. Même s’ils font l’objet d’un acte de nomination par le conseil du prince, ce dernier les choisit parmi les représentants de l’élite locale122. L’étude des veguers de Gérone dont la liste a été établie à partir de la série Officialium pour la période 1304-1365, fait apparaître que 40 sur 50 sont de la petite et moyenne noblesse, on y reviendra, et la dizaine restante appartient au milieu urbain : de fait, la majeure partie du premier groupe sont souvent étrangers au diocèse, en tout cas à la veguerie en question ; la mobilité est très régulière et à quelques exceptions près, le veguer reste en poste pendant trois ans123. On note ainsi pendant cette période des veguers comme Arnau Roger de Pallars124, Gilabert de Centelles125 ; cependant plus on avance dans le temps, plus ces deniers semblent appartenir, surtout à partir du dernier tiers du xiv^e siècle, au milieu nobiliaire local ou régional (lignage des Vilademany126, des Darnius127, Vilaritg128, des Lloret129, etc.). Pour le second groupe, celui des veguers d’origine urbaine, jusqu’en 1365, 7 sur 10 sont d’origine barcelonaise : ces citoyens appartiennent non seulement aux familles de l’élite de la capitale comtale, mais aussi à des personnalités liées à la royauté. Ainsi, Pere Sant Climent130 est, dans la première moitié du xiv^e siècle, le comprador, l’acheteur, de la maison du roi et chargé, à ce titre, de nombreuses missions qui ne dépassent pas quelques mois. Les tentatives d’ouverture géographique semblent avoir lieu au lendemain de la peste noire : elles concernent surtout les assesseurs du veguer, les sots-veguers. On note à Gérone que, pour ce dernier office, la royauté a tendance à nommer des étrangers au diocèse, parmi les proches serviteurs royaux, et entre 1348 et 1354, deux personnages originaires de Villafranca del Penedès et de Minorque131. On sait aussi qu’un Géronais est nommé à cet office à Perpignan, mais, comme certains podestats italiens malheureux, il doit très vite abandonner son poste132. Passé cette date, la mobilité a fait long feu, et les officiers proviennent alors des principales familles appartenant à l’élite géronaise, dont la plupart ont également été jurats de la cité. L’office de batlle, dont la fonction spécifique est économique et fiscale, requérait une bonne connaissance des réalités locales. Si sous le règne de Jacques II, dont a vu l’importance en termes de réforme administrative, nombre de ces batlles sont étrangers à la cité et même à la veguerie (sur une dizaine, la moitié appartient au milieu nobiliaire, un gros tiers au milieu de cour, un quart aux familles locales)133, à partir des règnes suivants, le principe de mobilité semble pratiquement abandonné, à une exception près. Quant aux juges royaux, ils appartiennent aux familles bourgeoises géronaises134.

34On le voit, pour bien appréhender le thème de l’origine géographique et par là-même celui de la mobilité, on a été amené à distinguer entre officiers d’origine noble et bourgeois ou citoyens non nobles, appartenant à l’élite urbaine. En Catalogne, point de noblesse urbaine, si ce n’est celle qui accompagne le comte-roi, car la noblesse est essentiellement rurale et les consulats urbains ont purement et simplement éliminé les nobles de l’exécutif urbain, dès la fin du xiii^e siècle135, à la manière des ordonnances anti-magnats des cités italiennes de la même époque136.

35Là encore, l’approche sociale et la formation des officiers, telles que la documentation nous les décrit, sont assez clairement dichotomiques : les offices de veguers et de châtelains sont donnés dans une très largement majorité aux membres de la petite et moyenne noblesse, même si Guido Castelnuovo estime son « recrutement socialement diversifié »137. En Savoie, où la fonction militaire est prépondérante, il est amené à mettre en avant quelques grands aristocrates locaux, notamment sur le versant italien, mais aussi de petits nobliaux, qui peuvent trouver dans le service du comte une possibilité d’ascension sociale. On trouve aussi des notables urbains, qui grâce à leurs moyens financiers ont pu jouer un rôle essentiel pour atteindre in fine la noblesse (comme les Gerbais138, les Bonivard139). Avec les veguers catalans, on est en face du même choix social, la petite et moyenne noblesse rurale dominant largement. Cependant, si cette situation vaut pour la période qui va grosso modo du milieu du xiii^e au milieu du siècle suivant, on note malgré tout un affaiblissement social de ces deux fonctions, qui peut correspondre aussi en Savoie à l’émergence d’hommes nouveaux, financiers prêts à soulager la dette du prince, qui vont petit à petit, dans le cadre des mutua super officiis, s’arroger dans la durée les offices de châtelains, et par voie de conséquences l’impossibilité de la noblesse de faire face à cette exigence princière140. On note aussi en Catalogne l’affaiblissement pour d’autres raisons de la charge de veguer : d’une part, une majorité de veguers d’origine noble qui avaient le titre de miles jusqu’au milieu du xiv^e siècle est remplacée par des veguers de la même origine, qui n’ont plus les moyens de se payer l’adoubement, ils ne sont plus que donzells141 ; quand on sait le niveau de vie de certains de ces donzells, après la peste, guère supérieur à celui de certains paysans142, on comprend mieux ce que cette charge pouvait leur apporter, en même temps que la dépréciation de la charge, non seulement liée à l’aliénation des juridictions royales, mais aussi à l’essor des consulats. Il est inutile de multiplier les exemples. Pour ce qui est des autres offices, sots-veguers, batlles et juges, on devine la place dominante des élites urbaines, qui à travers eux peuvent faire leur apprentissage jusqu’aux charges municipales ou curiales, comme conseillers ou grand officier du prince143.

36Quant à la formation de ces officiers, il est évident qu’elle a tendance à se développer par le canal des études universitaires, notamment en facultés de droit, dans les universités catalanes fondées au xiv^e siècle, mais aussi dans celles, languedociennes et provençales, proches, et parfois en Italie, à Bologne144. Il est patent aussi que plus on avance dans le siècle, et plus le niveau de formation de certains officiers, châtelains savoyards, mais aussi veguers, batlles et surtout juges, augmente. Pour ce dernier office de juge royal, la qualification des juges catalans passe par la titulature de ces derniers, présentés comme simples iurisperiti jusqu’au milieu de ce siècle, alors qu’ensuite on note une majorité de gradués, licenciés et docteurs, à la tête des judicatures royales145. Il en va de même plus tard dans le siècle et surtout au xv^e siècle, qui voit certains châtelains nobles parfaire leur formation par des études de droit, comme les Challant146, mais une hirondelle ne fait pas forcément le printemps.

37À l’aune du principe de la mobilité et de l’origine géographique et sociale des officiers, il semble que certains de ces principes soient mis à mal pour la Catalogne dès le règne d’Alphonse IV, qui suit celui du réformateur Jacques II, et en Savoie, à partir du moment où les problèmes financiers menacent la Maison de Savoie. La présence de villes importantes et la création d’un réseau d’universités dense entraînent une spécialisation des divers offices, que l’on peut observer en Catalogne. Il n’en reste pas moins que certains facteurs ont pesé lourdement dans l’évolution de ces offices : comme on l’a vu à plusieurs reprises, la question financière est primordiale, à côté de celle de la cohésion sociale et politique de chaque principauté. Qu’en est-il des pratiques financières des différents offices ?

***

38C’est donc bien au xiii^e siècle que se consolident les figures du veguer et du châtelain comme officiers territoriaux, représentants du prince. On a vu qu’en Catalogne les règnes de Jacques I^er et Jacques II sont ceux qui font des vegueries la clé de voûte de l’affirmation de l’institution monarchique, tout comme ceux de Pierre II et Philippe I^er le sont pour l’affirmation du pouvoir comtal savoyard. Mais la réalité de cette réforme, au moins pour la Catalogne, est beaucoup plus ancienne ; elle remonte aux règnes de Ramon Berenguer V et Alphonse II, c’est-à-dire à la seconde moitié du xii^e siècle147. Or, c’est au cours du xiii^e siècle que l’expansion catalane se produit : elle a un coût, qu’une gestion efficace dans un premier temps, due aux princes que nous venons de citer, permet de surmonter. Mais à partir des règnes de Pierre II, de Jacques I^er et de Pierre III, les besoins sont tels que les monarques sont obligés d’aliéner une partie du domaine et des juridictions, malgré les promesses réitérées de la royauté vis-à-vis des cités d’obédience royale148. En Savoie, au contraire, cette période correspond à la phase de constitution du comté et la réforme châtelaine a donné aux princes les moyens de leur politique, pendant un temps, au moins de 1250 à 1350, avant les aventureuses expéditions italiennes et orientales149. Lorsque viennent les difficultés, comment les officiers réagissent-ils ? L’inflexion dans la durée et la mobilité des officiers, le recrutement d’officiers parmi les petits nobles, ou au contraire l’intérêt porté à des hommes nouveaux provenant des milieux financiers ne sont-ils pas des signes évidents d’un affaiblissement de la fonction, ou en tout cas de l’effondrement des revenus du domaine princier ? Autrement dit, quels sont les liens entre ces officiers et la sphère financière ? L’intérêt financier que peut trouver un officier au service du prince, l’unicité de caisse ou au contraire la multiplicité des finances locales, les procédures de la vérification, enfin les incidences financières de la gestion des droits princiers sont les aspects que nous développerons.

39Le premier aspect présente une réalité différente dans l’espace et dans le temps. Les émoluments du batlle en Catalogne étaient à l’origine proportionnels aux recettes, situation qui peut expliquer le zèle mis par le batlle de Gérone vers 1170 à doubler en quelques années les revenus du comte-roi150 ; par la suite, leur rémunération sera fixe, comme la commission du batlle de Lérida le montre : 500 sous de Jaca lui sont accordés par an151. Une somme un peu plus élevée est versée aux veguers, alors que les juges peuvent être rémunérés sur plusieurs comptes, en fonction de leur action, par le batlle, le veguer ou leurs subalternes152. En Savoie, le salaire des métraux est proportionnel au revenu des amendes ; en effet, ils en perçoivent le tiers153. Pour les châtelains, leur rémunération n’est pas en fait personnelle, elle concerne le petit nombre de personnes qui travaille avec eux, gardes, soldats, écrivain ou notaire154. On a pu noter que ce salaire était peu élevé dans les anciennes châtellenies où il est rarement réévalué, alors que plus les châtellenies sont récentes, notamment en Italie ou en Provence, plus le traitement est élevé155. Cela peut aller alors du simple au décuple. L’importance des salaires des officiers italiens oblige le prince à rémunérer correctement ses administrateurs, surtout pour en trouver156. On peut aussi ajouter qu’à partir du xiv^e siècle, lorsque les princes connaissent des difficultés financières, leur politique peut être totalement opposée : ou bien, comme en Savoie, on s’appuie sur le système des mutua super officiis, qui implique que le châtelain soit capable de prêter des sommes importantes au prince, ce dernier lui assignant les revenus d’une châtellenie pendant plusieurs années, voire plusieurs dizaines d’années, ce qui met complètement à mal la mobilité mise en place pendant le premier siècle d’existence des châtellenies157 ; ou bien, comme en Catalogne, le comte-roi a tendance à poursuivre sa politique d’aliénation, quitte à réduire ses officiers à la portion congrue et à s’appuyer, lorsqu’il entreprend une politique de rachat des juridictions aliénées, non pas sur ses officiers, mais sur les cités et leurs notables, ce qui revient parfois au même pour ce qui est des hommes, mais non pas pour ce qui est du financement158 !

40Dans le domaine comptable, on l’aura compris, l’unicité de compte revient au châtelain savoyard alors qu’en Catalogne, chaque officier rend les siens, à l’exception des juges, rémunérés par les différentes instances en fonction de leur travail. D’un point de vue archivistique, il est intéressant de noter qu’ils sont mieux conservés en Savoie, parce qu’il s’agit comme on l’a vu de la seule circonscription territoriale - le bailli n’avait pas de comptes à rendre, si ce n’est celui de sa châtellenie, et on n’aura garde d’oublier les comptes des juges-mages dans le même ressort159 ; en Catalogne, où les comptes centraux, ainsi que ceux qui nous instruisent sur toute la procédure de vérification, présentent des séries quasi complètes, à partir de la création de l’office de mestre racional160, les comptes locaux n’ont, semble-t-il, pas connu la même sollicitude de la part des archivistes comtaux161. Tout de même, ceux qui sont conservés sont d’un intérêt certain pour l’histoire administrative et financière.

41La grande différence qui existe dans la procédure tient à la procédure propre à chacune des deux principautés. Il est nécessaire de rappeler que les instances de vérification autour du mestre racional catalan et de la chambre de comptes savoyarde présentent un décalage dans le temps d’une soixantaine d’années, même si le principe de vérification est acquis un siècle plus tôt en Catalogne (vers 1151)162, la Savoie ne l’appliquant systématiquement qu’à partir des règnes de Pierre II et Philippe I^er163. Les comptes des officiers territoriaux catalans ne sont visés qu’à la fin de la charge : ainsi, Guillem Sunyer, citoyen géronais, reçoit la commission de l’administration de la batllia de Gérone le 20 décembre 1359 ; sa gestion dure un peu plus de trois ans, du 19 février 1360 au 19 mars 1363 ; le compte est visé pour la durée par les auditeurs barcelonais le 29 septembre 1365164. De même, le batlle de Barcelone, Romeu Llull, est en activité du 28 avril 1360 au 23 mars 1362 : son compte est visé pour une année, dix mois et 24 jours165. Le batlle de Palamos, Pere Bertran, officie du 19 juillet 1393 au 18 février 1399, soit cinq ans, deux mois et cinq jours166. La durée de gestion des châtelains est variable167 : d’une part, en fonction de la durée d’une charge, le châtelain peut être amené à justifier sa gestion plusieurs fois devant les auditeurs comtaux ; d’autre part, au début de l’institution, les vérifications semblent avoir eu lieu assez régulièrement, presque tous les ans, le point de départ n’étant pas une date arrêtée (changement de millésime, début de l’année), mais celle d’entrée en charge du châtelain. L’annualité reste la règle sous Philippe I^er, comme le compte du péager de Bourg-en-Bresse ou celui du châtelain du même lieu en témoignent168. À Montmélian, les premiers comptes présentent aussi cette caractéristique169. À partir du règne suivant, on observe une moindre régularité dans la durée et la vérification des comptes. La grande différence, cependant, réside dans le fractionnement des comptes d’un même châtelain savoyard, alors que le veguer ou le batlle catalan voit ses comptes vérifiés une fois sa charge achevée. Dans le même ordre d’idées, le support est différent, ici, le codex où se trouvent reliés une ou plusieurs cahiers de papier, là, le rouleau de parchemin. Différence fondamentale qui tient aussi à la réalisation du compte : il semblerait qu’en Savoie, au moins à partir du milieu du xiv^e siècle, dans un premier temps, le châtelain soit amené à préparer le compte sur papier, sans que les principales additions aient été réalisées et avec les copies des justificatifs de dépenses – souvent des quittances notariales ; dans un second temps, les différentes parties étant tombées d’accord, le document aurait été copié au net sur parchemin et archivé dans les locaux de la Chambre des comptes170. Les auditeurs du mestre racional procèdent dès le début de façon très différente : en gros, l’officier livre le compte rédigé au propre avec les justificatifs et l’audition a lieu sur cette base. Tout doute est signalé en marge et implique une réponse circonstanciée de la part de l’officier ; une fois le compte accepté, les scribes du Mestre Racional en inscrivent un court résumé dans le livre des notaments, ce qui signifie qu’il est clos171. On le voit, dans la procédure, veguers et batlles, d’une part, châtelains, de l’autre, ne sont pas logés à la même enseigne, même si l’on note une évolution positive du fonctionnement de la Chambre des comptes de Savoie à partir de 1351 et surtout des grandes réformes de la fin du xiv^e siècle172. Restent à appréhender maintenant les incidences financières de la gestion des droits princiers locaux, donc de l’action des officiers territoriaux, sur les finances princières.

42Vaste problème, vis-à-vis duquel nous essaierons d’aller à l’essentiel. On a montré dans la genèse des circonscriptions l’importance des droits comtaux, de nature seigneuriale ou juridictionnelle qui furent souvent à l’origine, plus dans le cas savoyard que catalan, de la création de ces divisions administratives locales. La bonne gestion de ces domaines a joué un rôle important dans l’expansion des deux principautés. Cependant, pour une appréciation qui vise plus un regard d’ensemble qu’une réelle pesée globale des deux principautés, deux paramètres jouent un rôle essentiel : la chronologie de l’essor territorial et la politique financière des princes. Que pèse donc le domaine, géré par ces officiers territoriaux, dans les finances princières ?

43Nous avons la chance de posséder des documents financiers presque contemporains et de comparer à un siècle près, début et fin du xiv^e siècle, le poids du domaine dans les finances princières173. Entre 1303 et 1305, le domaine, par le revenant-bon des principales châtellenies du comté de Savoie, rapporte à Amédée V 39 % du total des recettes ; à la même date, il est inférieur pour l’ensemble de la Couronne d’Aragon à 3 %, ce qui signifie que si l’on ne prend en compte que la Catalogne seule, sans le Roussillon, qui fait alors partie du royaume de Majorque, comme alors le pays de Vaud ou le comté de Piémont érigés en apanages, la part du domaine est infinitésimale. Comment expliquer cette situation ? On l’a déjà vu plus haut, l’aliénation du domaine, par assignation temporelle ou perpétuelle, explique l’absence de revenant-bon. À la fin du xiv^e siècle, la Couronne aragonaise en est réduite à des expédients, et le comte de Savoie a largement assigné les ressources de ses châtellenies à ses créanciers : aussi la rubrique mutua super officiis pourrait d’une certaine manière être considérée comme relevant des revenus du domaine, par anticipation en quelque sorte. Ce poste pèse encore pour environ 20 %. Dans ces conditions on peut se demander à quoi pouvait bien servir la gestion financière des circonscriptions administratives catalanes174.

44On a évoqué plus haut la gestion du batlle de Gérone, Guillem Sunyer175 : le compte rendu qu’en donne le livre des notaments indique 9 452 sous et 8 deniers barcelonais de tern de recettes, somme dérisoire pour une gestion de trois ans, soit un peu plus de 3 100 sous annuels. Les dépenses sont supérieures de 669 sous et 9 deniers. Elles permettent de couvrir comme l'indique le résumé les salaires des officiers, du juge, de l’avocat fiscal, du procureur fiscal, des nombreux sergents. Berenguer Sarriera qui lui succède équilibre ses comptes à hauteur de 8 553 sous et 11 deniers de Barcelone176. Globalement, tout au long du xiv^e siècle, cette batllia rapporte à ses admistrateurs autour de 3 000 sous par an. Cette somme rapportée aux recettes de la trésorerie royale est insignifiante. On comprend mieux dans ces conditions que la fonction financière des officiers catalans permet tout juste de rémunérer leur activité ; elle ne peut, très tôt dans l’histoire financière de la Catalogne, faire face aux énormes dépenses de l’expansion méditerranéenne. En Savoie, une hiérarchie des châtellenies existe bel et bien, qui peut être considérée comme le fondement financier de la politique savoyarde177. Ainsi, le rôle des officiers territoriaux est différent d’une principauté à l’autre.

***

45Il est temps de conclure. La comparaison n’est pas un simple jeu. Si le moteur de l’histoire de ces deux principautés reste l’accroissement territorial, leur politique institutionnelle est loin de présenter les mêmes caractéristiques. Cela tient aux conditions même de la constitution territoriale de ces principautés. D’un côté, en Catalogne, on a affaire à un comté dont les limites territoriales, malgré quelques vicissitudes, sont établies dès le milieu du xii^e siècle ; leurs institutions sont presque figées alors (batllies, prémices des vegueries, droits princiers à leur apogée). De l’autre, le comté de Savoie se construit encore du xiii^e au xv^e siècle, sur des fondements différents, les châtellenies, unités plus petites et à dominante financière dans un premier temps, puis fiscale dans un second, de gestion plus facile, dans un rapport de force avec la noblesse et l’institution religieuse, épiscopat et monastères, plus favorable au prince qu’en Catalogne. L’évolution de ces structures au xv^e siècle et au-delà est une autre question, qui permet de mesurer la solidité de certaines structures et l’effondrement d’autres, et ce ne sont pas celles que l’on croit qui tirent le plus mal leur épingle du jeu...