1En novembre 1270, Pierre d’Oncieu devient châtelain de Chambéry. S’il n’est pas le premier à occuper cette fonction, il est le premier dont le compte soit parvenu jusqu’à nous1. Dès cette période, des tensions apparaissent entre les habitants et le représentant du comte de Savoie. À plusieurs reprises, les décisions de l’officier sont contestées et les bourgeois en appellent au prince, accusant le châtelain de ne pas respecter les libertés accordées par les franchises de 1232. Pourtant, en 1295, la ville est choisie par Amédée V pour devenir sa capitale administrative. Ce choix semble attester que les relations entre le prince et la communauté urbaine ne sont pas ou plus aussi conflictuelles. Un demi-siècle plus tard, plusieurs notables chambériens sont à la tête d’une châtellenie au nom du prince. Ils exercent avec diligence cet office aux quatre coins d’un comté en pleine expansion. Enfin, les dernières années du xv^e siècle montrent les élites chambériennes bien installées dans la fonction châtelaine. Cette dernière semble même insérée dans le cursus honorum que les jeunes Chambériens doivent parcourir pour accéder au monde de la cour.

2Un profond changement marque donc la relation entre les notables chambériens et la fonction châtelaine. Cette transformation se fait en trois temps. Le premier est celui d’une rencontre entre la communauté et son châtelain. Cette période est marquée par des rapports houleux où chacun cherche sa place. Puis viennent l’apprentissage et l’appropriation de la charge châtelaine. Enfin, le xv^e siècle est l’apogée de ce système chambérien, l’office devenant un outil qui complète d’autres modes d’action. Il est aussi la clé pour accéder à d’autres charges plus importantes. Les Chambériens se définissent alors de plus en plus comme des serviteurs du prince. Cette logique semble même les conduire lentement à une identité nouvelle, celle de courtisan, qui prime sur leur appartenance à la communauté urbaine.

3Cette communication a donc pour objet d’éclairer comment les élites de la capitale savoyarde ont apprivoisé un office qui leur apparaissait, à la fin du xiii^e siècle, comme l’instrument de leur subordination à une autorité extérieure. Comment elles en ont fait un outil pour servir l’expansion de leurs réseaux d’influence et asseoir leurs ancrages locaux. Enfin, se pose, de façon transversale, la question de l’identité des Chambériens, à l’ultime fin du Moyen Âge ; et en quoi le fait d’être châtelain a joué un rôle dans cette mutation. Mais pour répondre à ces questions il nous faut revenir au début de ce processus, c’est-à-dire dans les dernières décennies du xiii^e siècle.

Les Chambériens et leur châtelain : une relation ambiguë (fin xiii^e-fin xiv^e siècle)

Le temps du conflit

4En 1295, Chambéry devient le cœur administratif du comté de Savoie. Le château reçoit alors de nombreux aménagements afin d’accueillir dans ses murs les principaux offices de l’administration centrale2. Il est l’endroit où sont vérifiés et déposés tous les comptes de châtellenie. La ville devient donc le lieu de la mémoire administrative et politique du comté. Sa fonction, aussi bien symbolique que réelle, évolue alors considérablement, ce qui fait de Chambéry une des villes sur lesquelles le prince exerce le plus jalousement son pouvoir. Les notables de la petite agglomération prennent une part active dans cette logique puisqu’ils sont présents aux côtés du prince dès les années 12303. Cependant ils vivent assez mal que ce rapprochement se fasse au détriment de leur indépendance. D’autant plus que la ville connaît, à la fin du xiii^e siècle, un grand dynamisme démographique et économique qui donne naissance à plusieurs quartiers nouveaux qui s’agrègent au cœur ancien. Les Chambériens sont des marchands entreprenants, ce qui leur permet de devenir d’importants créanciers du comte. Dans ce contexte, il est difficile de montrer si c’est l’établissement de l’administration centrale qui encourage l’expansion chambérienne, ou si c’est le dynamisme de la petite ville qui attire le prince pour y installer sa capitale.

Fig. 1 - Les conflits entre le châtelain et la communauté chambérienne (xiv^e siècle)

5Les trois premières décennies du xiv^e siècle voient se multiplier les mentions d’insoumissions dans les banna des comptes de châtellenies4. Depuis 1232, la ville jouit de franchises accordées par le prince. Cependant, Chambéry ne possède pas de gouvernement communal permanent. Le châtelain condamne parfois les procurateurs de l’universitas ou de la communitas chambériennes lorsqu’ils refusent de verser le subside demandé ou de payer une taxe. La récurrence des noms atteste pourtant que, dès cette période, des figures émergent au sein des familles de notables. Les familles Bonivard, Chabod ou Candie, déjà présentes comme témoins dans l’acte de 1232, sont souvent mises en avant lors des convocations devant la curia châtelaine. S’affirme alors le schéma relationnel qui caractérise les rapports entre la ville et le châtelain pour les deux siècles à venir. À la relation bipolaire classique qui met en scène d’un côté le châtelain et de l’autre la communauté d’habitants, se substitue une construction tripolaire dans laquelle apparaît le prince. Dans ce schéma la communauté cherche à se dégager de la tutelle du châtelain en ayant recours à l’arbitrage du comte dans presque tous les rapports avec l’officier territorial. En janvier 1330, pour répondre aux velléités des bourgeois et pour apaiser l’ambiance tendue entre les deux parties, le prince savoyard institutionnalise les droits et devoirs de la communauté des Chambériens en créant un gouvernement urbain avec des syndics à sa tête. Cette fois le châtelain a en face de lui une véritable administration communale dotée d’avocats, de métraux5 et de scribes pour assurer son fonctionnement. Les comptes de châtellenie et les comptes des trésoriers généraux mettent en lumière les modalités de cette relation. Les syndics ont autorité sur le ressort de la ville. Seule leur échappe la fonction justicière qui reste dévolue au châtelain. Cependant les syndics ont un droit de regard sur la façon dont le châtelain exerce cette fonction. Les représentants de la communauté veillent à ce que les droits garantis par les franchises soient scrupuleusement respectés et l’action des métraux6 au sein de la ville est souvent contestée. Plusieurs actions judiciaires sont entamées et le comte doit souvent arbitrer une relation tendue.

6Un seul point réussit à réunir l’officier du prince et les bourgeois de la capitale. Tous deux ne supportent pas que la prééminence de la ville soit contestée. Or, depuis le milieu du xiii^e siècle, Chambéry souffre de la concurrence d’une autre petite agglomération située à une vingtaine de kilomètres : Montmélian. Ce gros bourg est le siège du bailliage de Savoie7. Par conséquent les Chambériens doivent payer plusieurs redevances à la communauté de Montmélian8. Le châtelain de Chambéry est, quant à lui, placé dans l’ombre du bailli de Savoie qui est aussi châtelain de Montmélian. Une convergence apparaît donc pour la première fois entre les intérêts du châtelain et ceux des élites chambériennes. Toutes les sources à notre disposition attestent de cette alliance. Ainsi, les premiers comptes des syndics de Chambéry, les comptes de châtellenie ou les comptes des trésoriers généraux révèlent une véritable stratégie commune9. Pour la première fois le châtelain est convié aux assemblées communales qui se tiennent dans le cloître des Franciscains ou dans l’église Saint-Léger10. Il chevauche avec les syndics lorsque ces derniers se rendent auprès du comte pour lui porter les suppliques demandant la fin de la subordination de Chambéry à Montmélian11. L’offensive est d’autant plus aisée que les Chambériens jouissent d’une conjoncture favorable. En effet, Montmélian est laissée exsangue par un incendie qui la ravage en 132912. À partir de 1335 le triomphe des notables chambériens est total13. Il scelle une nouvelle ère dans les relations avec le pouvoir châtelain.

7En effet, le calme et la collaboration prennent le pas sur le conflit. Chacune des deux parties a appris à connaître l’autre. De plus les élites de la ville s’impliquent de plus en plus dans les postes de l’administration princière. Après avoir conquis tous les offices subalternes au sein de la châtellenie de Chambéry14, elles accèdent même à la charge châtelaine15. Cependant le prince se garde bien de donner la châtellenie de Chambéry à un membre des élites locales. Il continue de leur préférer les membres de grands lignages aristocratiques lointains comme les familles de Monthoux, Clermont et Challant16. De l’apaisement des rapports entre le châtelain et la communauté émerge une nouvelle fonction pour la capitale savoyarde. En effet, elle devient une sorte de laboratoire administratif dont les élites locales sont les premiers acteurs.

Une pépinière d’officiers

8Les années 1350 marquent un tournant dans le rapport entre les élites de la petite capitale alpine et l’administration princière. Un des faits remarquables est la très forte perméabilité des offices communaux et princiers. De plus, au sein même de l’administration princière, le cumul entre office central et territorial est monnaie courante. Ainsi, entre 1360 et 1390, parmi les dix plus grands lignages chambériens, neuf pratiquent le cumul des charges. Dans ce groupe cinq familles comptent au moins un membre qui associe une charge municipale et une charge châtelaine17. En outre, trois maisons chambériennes peuvent revendiquer un membre qui cumule la fonction d’officier municipal, de châtelain du prince et une charge dans un office central18.

9François Bonivard est un exemple intéressant de cette logique. Entre 1375 et 1383 il occupe en même temps la charge de capitaine des fortifications, de châtelain de Tarentaise et de maître de l’hôtel du prince19. Antoine Maillet est quant à lui syndic de Chambéry, châtelain dans le bailliage de Genevois et trésorier général de Savoie20. Il semble que durant cette période, la charge châtelaine fasse partie du portait type de l’officier. Elle vient en complément d’autres activités au service du prince. Ainsi, à la logique de pouvoirs et d’intérêts concurrents des premières décennies succède une répartition des tâches dans laquelle chacun exerce ses droits.

10En 1362, le prince ordonne la levée d’un subside. À cette date le châtelain de Chambéry est Aymon de Challant. Cette levée d’impôt illustre particulièrement bien la mainmise de la ville sur l’ensemble de la châtellenie et cela, malgré la présence du châtelain. En effet, dans le cas de la châtellenie de Chambéry, le prince fixe un montant global et laisse aux autorités territoriales le soin d’établir l’assiette. L’impôt est alors réparti entre la communauté urbaine et le reste de la châtellenie. Les syndics déterminent l’assiette pour le premier groupe alors que le châtelain et sa cour s’occupent du reste de la châtellenie. Comme nous l’avons déjà dit, les notables de la ville sont devenus les agents du châtelain ; lieutenants, censeurs et percepteurs sont tous des Chambériens. Ils habitent dans le bourg, appartiennent au conseil des bourgeois et plusieurs d’entre eux figurent parmi les contribuables les plus riches. Les élites urbaines sont donc présentes aussi bien dans la ville que dans l’ensemble de la châtellenie. S’établit alors un schéma souvent rencontré selon lequel la ville fait peser la plus lourde part de l’impôt sur le plat pays environnant21. Dans le cas chambérien, en plus de cette stratégie, la plupart des bourgeois sont exemptés au nom de leur statut d’officier. Dans certains rouleaux des comptes de subsides qui nous sont parvenus presque dans leur totalité pour la châtellenie de Chambéry, nous pouvons remarquer que les membres du groupe dominant sont tous mentionnés par les censeurs. Cependant, dans plusieurs cas, des mentions se trouvent en marge, justifiant leur exemption comme nichil rec. quia off. est ; parfois l’exemption survient a posteriori après que le contribuable eut fait la preuve de son appartenance au groupe privilégié22. Le pouvoir châtelain n’est donc en rien une limite à l’hégémonie urbaine. Cette emprise est encore renforcée par le profil même des châtelains désignés par le comte. Les Challant appartiennent aux grands lignages nobiliaires savoyards et s’investissent plus sur la scène politique régionale que dans la gestion de leur châtellenie23. Ils laissent une grande autonomie aux métraux, comme l’attestent les rares périodes de résidence du châtelain dans son château ou les rapports d’activités mentionnés dans les comptes.

11Au-delà de la simple collaboration on assiste à la fin du siècle à une véritable collusion entre les deux milieux. Les fermes principales de la châtellenie échouent toujours à des proches du châtelain, associés à de grandes familles chambériennes. Le contrôle des fours municipaux en 1392-1393 ou du commun du vin en 1395-1397 illustre ce propos24. Parallèlement, les biens de la famille Challant, qui occupe la charge châtelaine de façon quasi continue depuis près de cinquante ans, se multiplient. En 1389, Boniface de Challant est associé à plusieurs familles locales pour l’exploitation d’artifices dans la périphérie chambérienne25. On remarquera notamment l’association avec la famille Marchand dont deux des membres, Guigues et Guichard, occupent des places en vue à la chancellerie26.

12La perception de la fonction châtelaine par les notables chambériens évolue en même temps que se construit leur relation avec leur propre châtelain et qu’ils sont eux-mêmes assimilés à ce groupe d’officiers. On passe donc d’une relation conflictuelle entre le châtelain et les institutions communales à une collaboration toujours plus étroite. L’idée étant que ces pouvoirs, au début strictement concurrents, finissent par être complémentaires. Le point le plus surprenant de cette transformation est qu’elle ne se fait au détriment d’aucune partie. Le meilleur exemple de cette collaboration est la gestion de la défense de la châtellenie et la construction des nouvelles fortifications de Chambéry27. En intégrant les postes de l'administration princière les élites chambériennes ne ressentent plus l’action du châtelain comme tout à fait extérieure puisque ce sont les mêmes hommes qui siègent de part et d’autre. De plus, la stabilité de la famille Challant dans cette fonction et le rapprochement qu’elle opère lentement avec les notables locaux favorisent cette acceptation de la présence châtelaine. On peut alors penser que l’assimilation des hommes fait oublier la fonction, que le lien humain prime sur l’aspect administratif. On passe d’un pouvoir perçu comme autoritaire à une logique d’autorité participative. Cette transformation amorce un long processus d’assimilation des élites urbaines à l’administration princière. L’intégration, en désamorçant les tensions, apporte stabilité et puissance à l’action du prince. La fonction châtelaine est donc l’outil central de cette stratégie. Elle permet la transition d’un type de relation à l’autre et fait des Chambériens les acteurs privilégiés de la construction administrative savoyarde. Ils participent largement à la professionnalisation de l’office et revendiquent régulièrement leur compétence à gérer le bien commun.

13Cependant, si l’insertion des Chambériens dans le monde des châtelains permet de pacifier les rapports au sein de la ville, elle prive aussi la capitale de la tranche la plus dynamique de sa population. En effet, les nouveaux châtelains chambériens sont expédiés aux quatre coins du comté. On peut alors se demander comment la ville, qui semble comme décapitée, peut-elle bénéficier de cette croissance ? Comment cette nouvelle place des élites chambériennes sur la scène politique savoyarde peut-elle être redistribuée dans la ville ? Enfin, cette relation toujours plus étroite avec l’office ne prive-t-elle pas la ville d’une émancipation plus grande qu'elle revendique pourtant régulièrement ? Ce sont ces aspects que nous allons aborder maintenant.

Le service châtelain au xiv^e siècle : une expatriation ?

14En Savoie, la fonction châtelaine est longtemps synonyme d’expatriation28. Selon les circonstances, le prince trouve un double intérêt à délocaliser les châtelains. Lorsqu’il sent son pouvoir contesté ou fragile, le comte cherche à briser les ancrages locaux sur lesquels ces notables s’appuient. Il les nomme alors dans des zones éloignées du cœur de leur réseau relationnel et renforce ainsi son autorité. Dans d’autres cas le châtelain est choisi parmi les hommes de confiance du prince. Il est envoyé dans des territoires sur lesquels le comte veut renforcer son contrôle ou pour des missions spécifiques (militaires, diplomatiques...). Les Chambériens appartiennent plutôt à cette seconde catégorie ; ils font partie des artisans de l’expansion savoyarde au xiv^e siècle.

Les châtelains chambériens : outils de l’intégration savoyarde

15En effet, lorsque l’on analyse ces carrières de plus près, on s’aperçoit que plusieurs aspects s’imbriquent pour justifier la très bonne représentation des notables chambériens parmi l’ensemble des châtelains savoyards. Trois axes se dégagent alors : les compétences, la richesse et les réseaux relationnels, l’importance de la fidélité au prince.

Les compétences

16Une première compétence s’exprime dès l’apparition des familles chambériennes dans les sources savoyardes. Il s’agit d’une très grande maîtrise de la logique commerciale et financière. En effet, grâce à leurs activités de marchands, les Chambériens ont une bonne connaissance des prix et de la valeur des denrées. Ils connaissent aussi les logiques qui régissent la production et la commercialisation des biens produits dans les différents espaces du comté. Ils sont ainsi présents dans la plupart des grandes entreprises commerciales savoyardes aux côtés des compagnies de Lombards. Ils apparaissent aussi comme bailleurs de fonds et maîtres d’exploitations lors d’entreprises d’extraction minière29. À cette connaissance en profondeur des équilibres économiques régionaux s’ajoute la maîtrise des outils comptables utilisés dans les offices centraux. Ces aptitudes en font des partenaires précieux pour un comte de Savoie engagé dans une vaste politique expansionniste et donc avide d'exploiter au mieux les richesses de son domaine. Cette connaissance du terrain est aussi précieuse pour assurer la logistique nécessaire à l’approvisionnement de la cour et des armées en campagne. Cet élément est d’autant plus important que le milieu géographique savoyard est lourd de contraintes.

17Ainsi, une des caractéristiques des Chambériens est d’être présents dans la plupart des zones de conflits ou de tensions au xiv^e siècle. Dès les années 1310 les Bonivard, Candie ou Chabod sont châtelains en Grésivaudan ou en Viennois. Ils sont au contact de foyers d’agitations ou de guerres. Un paradoxe apparaît alors, puisque les Chambériens ne sont pas des experts en faits militaires. Cependant, ce sont des hommes de confiance et, comme nous venons de le dire, de très bons gestionnaires. À l’exemple des familles Bon, Chabod, Candie ou Bonivard, ils deviennent les munitionnaires des armées princières. Leur réseau personnel leur permet d’assurer la logistique des armées. Ainsi permettent-ils le fonctionnement de bases arrières solides, soutenant les chevauchés d’autres châtelains qui sont spécialisés dans la guerre. En 1309, à La Rochette, la fonction châtelaine est assurée par trois hommes aux profils très différents, Bozonnet de Villard Aymon, Pierre de La Balme et Nicolas de Bignins. Pierre de La Balme est chevalier et assure avant tout des fonctions militaires alors que les deux autres hommes sont des gestionnaires. Le même Nicolas de Bignins exerce aussi la charge châtelaine de façon collégiale dans la châtellenie de Montfalcon selon la même logique. En 1319, à La Rochette, un binôme réunit Jean Chabod et Aymard de Chignin, un gestionnaire et un soldat30. Parmi les châtelains chambériens de cette période émergent quelques figures sortant du lot puisqu’ils sont spécialisés dans les actions militaires.

18Aymon Bonivard est un proche d’Amédée VI, il appartient à l’ordre du Collier et l’accompagne dans la plupart de ses expéditions militaires31. L’homme est chevalier et revendique ce titre avant celui de bourgeois de Chambéry32. En tant que châtelain, Aymon est présent durant dix-sept ans aux Allinges dans le bailliage de Chablais et durant plus de trente ans à Seyssel, une riche châtellenie située le long du Rhône. Il est aussi envoyé comme ambassadeur en Lombardie, en France ou en Allemagne.

19La stabilité d’Aymon dans ces charges montre un autre aspect des compétences chambériennes en matière de développement local. La plupart des châtelains chambériens ont, pour les raisons évoquées précédemment, une bonne capacité d’évaluation des richesses locales. Ils entreprennent ainsi de véritables projets à long terme pouvant impliquer un profond remodelage des équilibres locaux. Seyssel, que nous venons d’évoquer, est un bon exemple. En effet, durant la deuxième moitié du xiv^e siècle on assiste à une spécialisation de la production châtelaine autour de deux produits phares, le vin et le froment. Le châtelain soutient cette politique en favorisant les infrastructures de transport, comme le port sur le Rhône et les routes vers Annecy et Genève. Seyssel devient un centre de passage important pour le commerce entre le Genevois, le Lyonnais et l’arrière-pays alpin33. Les compétences spécifiques des Chambériens sont donc multiples et variées. Elles sont souvent liées à la gestion des hommes et des biens et tendent vers une volonté de développement optimal des espaces placés sous leur autorité. Lentement, à cette maîtrise empirique et pragmatique s’adjoint une perception plus large du système et de ses exigences. Ainsi, certains châtelains chambériens sont des juristes ayant achevé leur cursus universitaire. Si l’on ajoute à ce portrait les transferts de connaissances liés au patrimoine familial, on perçoit les raisons pour lesquelles la petite ville fut un véritable vivier de châtelains. Le visage du châtelain chambérien du xiv^e siècle résout un paradoxe surprenant puisqu’il est autant marqué par la diversité des profils que par l’unité des moyens de contrôle. Si précieux pour le prince, ces moyens s’appuient à la fois sur la richesse et la puissance des réseaux.

Richesse et réseaux

20Si la notion de compétence est régulièrement mise en avant dans le recrutement des châtelains chambériens, un autre critère occupe une place centrale dans cette logique : la richesse. On peut même dire que la richesse est une condition statutaire à l’exercice de la charge puisque les châtelains sont responsables de leur exercice sur leur fortune personnelle. Ils doivent aussi être solvables, face aux multiples poursuites auxquelles ils s’exposent, dès lors que l’examen de leur activité révèle un manquement à la règle34. Au-delà de ce patrimoine minimum pour prétendre à la fonction châtelaine une autre logique favorise le rôle central de la richesse comme facteur d’attribution d’une charge châtelaine. Il s’agit des mutua super officiis. Le phénomène a été largement mis en lumière par plusieurs études récentes ; par conséquent nous ne procéderons ici qu’à un rappel rapide des mécanismes qui président à cette pratique35. Au xiv^e siècle, le comte de Savoie connaît, pour soutenir sa politique expansionniste, de grands besoins en numéraire. Il a donc recours à de nombreux prêteurs juifs et chrétiens36. À côté du prêt sur gage, se développe une forme singulière de remboursements qui intéresse particulièrement les Chambériens, le rachat par l’office. Dans ce cas, le créancier se voit confier la charge d’une châtellenie, à lui de faire fructifier cette portion de territoire et de se rembourser sur les revenus qui en découlent. Les gages des châtelains ne sont donc qu’une infime partie des gains espérés. On comprend aussi que cette technique puisse engendrer une logique spéculative qui se traduit sur le terrain par une forte pression administrative sur les populations. Cette pression pouvant aller jusqu’à l’abus de pouvoir et l’exaction. Grands créanciers du comte, les Chambériens accèdent donc souvent à la châtellenie par la bourse. L’importance et la récurrence des emprunts induisent une durée d’occupation de l’office toujours plus longue. Comme nous le verrons, cette dialectique est un des facteurs de l’enracinement local des châtelains chambériens. La force de leur patrimoine est donc une clé qui ouvre les portes de la carrière châtelaine à nombre de notables chambériens.

21En parallèle de cette richesse matérielle une autre forme de patrimoine, tout aussi puissante, favorise l’intégration des notables de la petite ville parmi les officiers territoriaux. Il s’agit de l’ampleur de leurs systèmes de réseaux. En effet, plusieurs ensembles agissent simultanément de manière complémentaire ou concurrentielle. Le premier est le réseau familial au sens large, c’est-à-dire un groupe qui inclut tous les consanguins, intégrant toutes les branches collatérales. Puis viennent les associations économiques qui regroupent les alliances commerciales mais aussi des réseaux de domination très complexes, s’appuyant sur les mécanismes du crédit et de l’endettement.

22L’importance de ces réseaux s’exprime en priorité au cœur même de la châtellenie de Chambéry. Le moment où se réalise la fusion entre les groupes familiaux de l’élite de la ville et ceux des officiers châtelains subalternes apparaît comme une période clé. C’est avant tout pour s’appuyer sur la force de ces systèmes d’alliance que le châtelain offre ces carrières aux notables locaux. Puis c’est au prince lui-même de les utiliser comme « courroie de transmission » entre son autorité et le territoire. Comme nous l’avons déjà dit, c’est en tant que munitionnaires et soutiens logistiques, que les châtelains chambériens entrent en scène, surtout durant le premier tiers du xiv^e siècle. L’exemple de la famille Bonivard, déjà développé dans d’autres communications, illustre cette dynamique dans laquelle se mêlent les ressorts de l’office et des réseaux privés37. Cette fusion entre les deux modes d’action est une des caractéristiques les plus marquantes de l’action châtelaine de l’élite chambérienne. De la sorte le prince s’appuie sur un système relationnel complexe agissant à plusieurs échelles géopolitiques. Le premier est le réseau communautaire qui fait des châtelains chambériens un groupe d’officiers dans lequel le sentiment unitaire prime sur les forces centrifuges, du moins durant le début du xiv^e siècle. Ainsi on remarque l’importance de la collégialité châtelaine jusque vers 1340. De même, les Chambériens se « passent le relais » à la tête de certaines châtellenies comme si leur gestion était le fait d’un groupe et non l’expression d’une stratégie personnelle ou familiale38.

23Un deuxième niveau est celui des réseaux familiaux et personnels évoqués précédemment. Ce système permet aux châtelains chambériens d’affiner les mailles du filet et d’exercer un contrôle de nature variée qui complète l’office. En effet, devenus châtelains, les Chambériens rencontrent parfois des résistances face à leur autorité d’officier. Ils sont confrontés à des groupes sociaux différents agissant sur leur environnement et constituant des groupes de pressions dotés d’outils institutionnels solides. En effet, la multiplicité des droits locaux, les chartes de franchises, voire les coutumes locales, permettent l’expression de nombreux contre-pouvoirs. Le réseau prend alors toute son importance. Les Chambériens savent faire jouer la diversité de leurs activités et de leurs relations pour appuyer leur autorité d’officier du prince. Ils savent utiliser leurs tenanciers et leurs débiteurs ainsi que leurs clients. Ils sont proches des artisans locaux qui forment l’élite des bourgs ruraux dans lesquels se trouvent souvent les sièges de châtellenie. Enfin, leur appartenance au monde des officiers donne l’image d’une certaine proximité avec le prince. Elle permet un rapprochement avec les petits lignages aristocratiques locaux soucieux de réussir leur introduction à la cour. Les Chambériens se souviennent sûrement de leur propre relation avec leur châtelain pour construire une relation pacifique avec les populations locales. Ils créent à leur tour une forme d’autorité participative, garante de la concorde publique. Cependant, les Chambériens semblent souvent assez habiles pour maintenir un léger déséquilibre dans cette relation. Ils réussissent ainsi à garder l’avantage et à maintenir leur domination sur l’espace sous tutelle. Un des exemples les plus remarquables est l’utilisation des différents ressorts de leurs réseaux par les membres de la famille Chabod. Entre le xiv^e et le xv^e siècle, cette famille compte de nombreux châtelains. Chacun tisse son propre réseau selon des approches différentes. Ainsi, Jean Chabod utilise sa fonction de commissaire détaché auprès des communautés juives de Savoie pour utiliser leur réseau de prêt. Plus tard, Barthélemy et Jean contrôlent la châtellenie du Châtelard tout en étant seigneurs d'une importante seigneurie située à proximité, celle de Lescheraines. Par ailleurs, plusieurs des messagers ou des artisans appartenant à leur mouvance, et mentionnés dans les documents, sont originaires de cette circonscription. Ces hommes occupent aussi des offices subalternes dans la châtellenie et obtiennent les fermes les plus lucratives. Ainsi, leur maintien dans les élites locales et leur avenir sont dans les mains de celui qui est à la fois leur châtelain, leur créancier et leur seigneur39. En outre, au-delà de ce réseau commun des Chambériens, chacun possède son propre réseau personnel ou familial. Ils tissent un « arrière-pays » différent pour chaque famille. Cet hinterland est plus ou moins étendu, plus ou moins efficace et puissant, selon les individus, leur ancienneté dans la charge et la diversité des postes occupés tout au long de leur cursus administratif. Ces systèmes relationnels sont souvent complémentaires comme ceux des familles Bonivard, Chabod et de La Ravoire, parfois même concurrents comme ceux des familles Candie, Marchand ou Belletruche. Si ces réseaux peuvent être de plusieurs natures (familiale, commerciale, financière, seigneuriale), ils sont souvent d’essence mixte.

24Compétence, richesse et réseaux sont donc des éléments essentiels de compréhension pour saisir la logique qui lie les notables de la petite capitale à l’office châtelain. Cependant, ils sont insuffisants pour comprendre la totalité du processus. En effet un dernier ressort reste à explorer. Il s’agit de la fonction que tient l’office châtelain dans les rapports entre le prince et les Chambériens, une relation qui semble marquée avant tout par une grande fidélité réciproque.

Fidélité

25Nous venons de démontrer comment le prince utilise le capital social et économique des Chambériens au travers de l’office châtelain pour asseoir son autorité locale et valoriser les ressources de son domaine. Toutefois, l’échange entre le prince et le petit groupe de notables n’est pas unilatéral et les Chambériens savent tirer parti de la situation à leur avantage. En effet, si dans la plupart des cas, les bourgeois de la capitale sont envoyés dans des espaces qu’ils connaissent, il arrive parfois que leur assise soit insuffisante pour exercer le contrôle qu’ils souhaitent.

26Dans ces circonstances, le poids social et politique conféré par la charge de châtelain peut être déterminant. En effet, l’autorité rationelle-légale conférée par l’office renforce les autres moyens de contrôle mis en place. La charge transmet aussi à celui qui l’occupe un peu de l’autorité charismatique et traditionnelle du prince40. Elle peut permettre alors aux Chambériens de se faire accepter des lignages aristocratiques locaux. Cette dimension, à la fois symbolique et réelle de l’office, leur est d’autant plus nécessaire que, en ce milieu de xiv^e siècle, de nombreuses familles ne sont pas nobles. La même logique vaut à la cour. Les travaux de Guido Castelnuovo ont largement démontré que, durant les xiv^e et xv^e siècles, la cour savoyarde comptait, dans la proximité du prince et dans ses conseils, autant de membres issus des familles aristocratiques que des élites urbaines. L’office, même s’il n’est que celui de châtelain, ouvre souvent l’accès à un monde duquel commerçants et prêteurs, si puissants soient-ils, demeurent à la périphérie. On peut déjà dire que la force et l’aura de l’officier territorial dépendent du prestige du prince. Donc, l’autorité locale du Chambérien dépend de la force et de la stabilité du pouvoir princier.

27D’une façon plus marginale l’endettement princier, et plus particulièrement les mutua super officiis déjà évoqués, renforcent cette communauté d'intérêt puisque seul un régime stable offre les garanties nécessaires au remboursement du prêt. En effet, l’équilibre politique local permet de créer une activité économique « en profondeur ». Dans ce cadre, le développement de la puissance princière coïncide avec les intérêts de son officier. Si nous avons dit que le prince était souvent tributaire du savoir-faire des Chambériens, ces derniers sont dépendants de son autorité, détenue par ricochet, pour exister au sein de certains groupes sociaux tels que la cour ou l’aristocratie territoriale dans lesquels leur légitimité pourrait être malmenée. Cette logique, où contrainte et avantages sont intimement liés, explique la profonde fidélité qui lie les hommes universitatis Chamberiaci et leur prince. D’autant plus que le sort peu enviable d’un Jean Lageret est là pour leur rappeler que les tentatives d’émancipation un peu trop poussées se soldent rapidement par le bannissement ou la mort41.

28Compétence, richesse, réseaux et fidélité au prince se combinent donc pour expliquer pourquoi les Chambériens sont autant impliqués dans la fonction châtelaine. Ces facteurs illustrent aussi pourquoi ces membres d’une élite urbaine sont parmi les plus touchés par ce déracinement. Peut-on pour autant les voir comme autant de victimes de la stratégie princière ? Il semble que ces hommes tirent profit de la situation pour compléter leur pouvoir sur les populations locales. La fonction châtelaine est un moyen de contrôle supplémentaire et le déracinement semble de moins en moins important au fur et à mesure que l’on avance dans le siècle. En effet, l’évolution générale que connaît l’organisation de la châtellenie, notamment avec l’apparition des lieutenants, fait que les châtelains résident moins dans leurs circonscriptions et peuvent centrer leurs activités sur l’espace qui est le plus utile à leur stratégie42. Cette transformation est d’autant plus essentielle que le cumul des charges est monnaie courante à la fin du xiv^e siècle. Les officiers du prince, chambériens ou non, se trouveraient bien incapables d’être à la fois présents dans leurs châtellenies (ils en ont souvent plusieurs en même temps) et dans les bureaux des offices centraux, quand ils ne se trouvent pas en mission auprès de l’empereur ou du pape. Cela dit, l’un des effets les plus intéressants pour le prince dans l’action des châtelains chambériens est qu’ils forment un groupe assez homogène, issu du même vivier de population. En outre, en les envoyant aux quatre coins du comté, le prince sait qu’il favorise la diffusion d’une même vision de la principauté. Cette vision est, comme nous l’avons vu, en accord avec ses propres intérêts. La « centralité » de Chambéry, avec l’installation des principaux organes de gouvernement et de justice dans ses murs, puis l’envoi de ce groupe d’hommes favorise l’intégration des différents espaces savoyards permettant, au moins dans les esprits, l’émergence d’une vision unitaire du comté.

Conséquence : outil d’intégration

29L’intégration spatiale des nouveaux territoires qui composent le comté se fait sur plusieurs plans : économique, social, politique et administratif.

30Dans un premier temps vient l’intégration économique. Elle s’appuie avant tout sur les réseaux commerciaux et financiers des châtelains chambériens. Comme nous l’avons déjà dit, peu à peu une logique de commercialisation se substitue à une logique de subsistance. Dans un deuxième temps, nous assistons au passage d’une logique locale à une logique régionale, voire interrégionale. En effet, les châtelains chambériens, surtout lorsqu’ils sont plusieurs membres d’un même réseau, s’appliquent à faire coïncider la nature des productions de chacune des châtellenies. Ils favorisent le développement de productions complémentaires pour éviter des concurrences trop fortes entre des espaces proches, notamment lorsque le marché local est restreint. Cette logique est particulièrement visible avec l’intégration des hauts plateaux du Valromey au xv^e siècle43. Grands voyageurs, mutés d’une châtellenie à l’autre, les châtelains chambériens font souvent partie des bagages du prince dans ses déplacements et ses campagnes militaires. Ils sont peut-être parmi ceux qui ont la vision la plus complète du comté puis du duché. Cette mobilité favorise les transferts technologiques et la normalisation des échanges. La logique commerciale d’exploitation des châtellenies par les Chambériens induit une spécialisation des espaces, qui inclut les châtellenies concernées dans un système d'échange entraînant une forme d’interdépendance de ces espaces. On peut parler ici d’un premier type d’action fédérative.

31Vient ensuite l’intégration sociale qui repose sur la capacité des châtelains chambériens à impliquer les populations locales dans la construction administrative en leur confiant les postes subalternes de l’administration. Les échanges humains et les alliances matrimoniales entre des officiers « d'importation » et les élites locales créent une nouvelle dynamique familiale et communautaire. Devenu lui-même officier, le « local » connaît à son tour le déracinement et reproduit le modèle proposé. Petit à petit, son identité réside plus dans sa fonction d’officier que dans une appartenance géographique ou communautaire traditionnelle. Cette situation renforce la sensation de « centralité » de la capitale. Se crée alors une association entre l’identité de l’officier et celle du Chambérien. En effet, au xiv^e siècle, la majorité des officiers transitent, pour une durée plus ou moins longue, par la capitale. Ainsi, le contexte général et l’omniprésence des Chambériens, notamment durant les règnes d’Amédée V et de son fils, font germer l’idée que tous les officiers sont un peu des Chambériens. De même, l’assimilation des élites locales, en brisant le lien communautaire originel, favorise l’intégration de celles-ci dans un ensemble plus vaste, plus abstrait, mais étant le seul symbole d’identité commune : la principauté.

32De ces conditions préalables, et selon une mécanique désormais bien connue44, découle l’intégration politique et administrative à proprement parler. En effet, cette fusion des élites locales du comté au sein d’un système administratif princier entraîne une redistribution des rôles. La réunion de ces hommes aux profils variés autour d’intérêts communs donne naissance à un sentiment unitaire favorisant à son tour une action politique commune. On peut voir ici une deuxième forme d’action fédérative. Enfin, dans un troisième temps, l’action et la mobilité des châtelains savoyards favorisent aussi l’établissement d’une norme administrative dont l’expression formelle se manifeste dans la rédaction des comptes de châtellenie. L’un des exemples les plus visibles est la normalisation de la mesure de Chambéry comme unité de référence entre les différentes mesures locales. Ainsi les documents du début du xiv^e siècle précisent dans les tables de correspondances à la mesure de Chambéry. Puis vers les années 1330-1340 on trouve les mentions ad mensuram Chamberiaci seu mensuram corniti pour signifier l’équivalence de valeur. Enfin, dès 1350 on ne trouve plus que la mesure du comte45. Corollaire de l’action des châtelains chambériens, les unités de capacités de poids ou de distances de leur ville sont devenues les valeurs de référence du comté. Cette adoption des « valeurs » chambériennes comme norme pour l’ensemble des terres sous juridiction savoyarde ne se limite pas à la métrologie. Ainsi, les méthodes mêmes liées à l’exercice du pouvoir châtelain tendent à s’unifier sous l’autorité des Chambériens et de leurs lieutenants.

33On constate une modification générale dans la forme des comptes durant la première moitié du siècle qui aboutit à une forme définitive aux environs des années 1350. La transformation s’opère souvent avec l’arrivée d'un nouveau châtelain, surtout si celui-ci est un spécialiste de cette forme de gestion administrative. C’est le cas pour la châtellenie de La Rochette entre 1309 et 133046. Cette période est marquée par l’action de deux Chambériens, Jean Chabod et surtout Nicolas de Bignins. Le second de ces hommes est connu pour le rôle qu’il a tenu dans la création de l’hôpital de Chambéry. En revanche, on connaît beaucoup moins la responsabilité essentielle qu’il occupe dans la réforme administrative des offices centraux et plus particulièrement de la chancellerie. Quelques années plus tard un autre Chambérien semble lui aussi être un promoteur de cette démarche. Il s’agit de Jean Ravais dont l’action dans les châtellenies de Roussillon et Saint-Genix-sur-Guiers s’exprime notamment au travers de l’apparition de nouveaux postes de recettes mais aussi dans une standardisation de la forme de ces comptes, avec le passage par des brouillons sur papier qui précèdent la rédaction du compte définitif.

34Les châtelains chambériens apparaissent donc au xiv^e siècle comme les acteurs privilégiés de la construction du comté. En s’appropriant cette fonction ils tentent de la transformer pour faire se rencontrer les intérêts du prince et les leurs. Il reste très difficile d’établir si les Chambériens sont à l’origine de la mutation châtelaine ou s’ils la subissent en essayant de limiter son impact sur leurs stratégies personnelles de développement. Toute leur habileté consiste à trouver l’équilibre entre le service du prince et la valorisation des intérêts propres de la communauté, familiale ou autre. C’est cet aspect que nous allons tenter d'illustrer en mettant en évidence la manière dont la fonction châtelaine participe à la logique de l’enracinement local.

Les logiques de l’enracinement

35Nous avons parlé précédemment de l’assimilation administrative des élites locales par les châtelains chambériens. Nous avons aussi vu que ce fait favorise leur intégration dans la société politique savoyarde et ceci au profit du prince. Mais, une fois encore, les intérêts du prince et les intérêts personnels des Chambériens convergent. En effet, l’enjeu principal pour le châtelain chambérien fraîchement débarqué dans sa nouvelle circonscription est de réussir au plus vite son ancrage local. De cette rapidité dépend l’efficacité du contrôle qu’il peut espérer exercer sur leur châtellenie.

36Nous avons choisi l’exemple de la famille Bonivard et de la châtellenie de Seyssel. Cette dernière, déjà évoquée précédemment, se trouve dans le bailliage de Genevois le long du Rhône (voir fig. 2). Nous avons déjà dit que les Bonivard deviennent châtelains de Seyssel dans les années 1350. Mais la famille est présente dans ce gros bourg dès le début du siècle. Vers 1311, ils possèdent une petite maison de location située sur les bords du fleuve. Dès son arrivée dans la ville en 1358, Aymon obtient du comte l’inféodation du bourg et récupère ainsi l’ensemble des droits que ce dernier détient sur la ville et son ressort47. Les exigences du nouveau châtelain provoquent de vives réactions de la part des bourgeois de Seyssel qui font appel au prince pour que les droits consentis par les chartes de franchises soient respectés. Cette logique de conflit avec demande d’arbitrage au comte n’est pas sans rappeler les rapports houleux que les Chambériens avaient entretenus quelques décennies auparavant avec leur châtelain. Cette inféodation correspond aussi au déplacement du siège la châtellenie du vieux château de Dorches, situé quelques kilomètres au nord-ouest du bourg, au coeur même de Seyssel.

Fig. 2 – La châtellenie de Seyssel

Fig. 2 bis - Répartition des feux des Bonivard par paroisse dans la châtellenie de Seyssel en 1443 (en nombre de feux)

37Aymon cumule donc des fonctions seigneuriales et châtelaines jusqu’en 136248. A cette date, son frère François prend le relais en devenant châtelain. Il garde l’office pendant dix-neuf ans avant de le rendre à son frère qui l’occupe jusqu’à sa mort en 139249. Entrent alors en scène les fils d’Aymon, et plus particulièrement l’aîné, Amédée, qui reste châtelain de Seyssel pendant encore six ans50. Durant cette période les Bonivard, forts de l’expérience chambérienne, mettent en place une logique d’autorité participative. Ainsi, ils ouvrent les offices subalternes aux élites locales. Plusieurs habitants du petit centre urbain apparaissent durant cette période dans les comptes de la trésorerie générale alors que, jusque-là, ils étaient restés très discrets. Dans le même ordre d’idées, plusieurs petits nobles locaux occupent des charges de métraux ou lieutenants. Cette double autorité, châtelaine et seigneuriale, renforce la mainmise économique des Chambériens sur cette partie du Genevois. Plusieurs actes confirment que durant ce demi-siècle les deux frères acquièrent un grand nombre de terres et de maisons. À la génération suivante, Pierre, fils de François, occupe la charge de châtelain de Clermont : une circonscription qui jouxte à l’est celle de Seyssel. Cela lui permet de garder un oeil attentif sur cet espace tout en étendant son aire d’influence. En parallèle à son activité châtelaine, Pierre épouse Marguerite de Grolée. Cette dernière est la fille de Gui de Grolée et de Bonne de Challant, issue donc de deux très grands lignages aristocratiques savoyards. En outre, Marguerite est aussi détentrice de droits seigneuriaux dans la châtellenie de Seyssel et contrôle en pariage avec ses frères la seigneurie de Châteaufort située à la frontière sud de la châtellenie51. Le mariage de Pierre participe donc de la logique des pouvoirs complémentaires évoquée précédemment.

38Cette stratégie d’enracinement trouve sa conclusion avec les fils de Pierre et de Marguerite : Louis et François. Fort puissants à la cour de Savoie, les deux frères sont aussi très implantés à Seyssel. Lorsqu’en 1443 ils reçoivent l’hommage de leurs hommes pour leurs terres de Seyssel, le contexte et la fonction châtelaine ont évolué52. Les deux hommes n’ont plus le même besoin de la légitimité locale que donne l’office. Ils ne sont donc jamais châtelains de Seyssel. En revanche, ils possèdent des seigneuries aux abords de la châtellenie. Bref, en trois générations, la famille Bonivard a su utiliser la charge châtelaine pour réussir pleinement son enracinement local. La reconnaissance de 1443 témoigne que les hommes des Bonivard dans la châtellenie de Seyssel sont, dans trois paroisses sur quatre, plus nombreux que les hommes du comte53. La réussite est telle que ces « Chambériens princiers » peuvent se passer de la charge châtelaine sans craindre de perdre le contrôle de cet espace.

39L’exemple de Seyssel atteste de la façon dont les Chambériens perçoivent la charge territoriale. Pour eux cet office est un moyen pour intégrer ou contrôler les élites locales. Il est aussi une occasion de renforcer leurs stratégies économique et commerciale. Enfin, il est un tremplin vers de nouvelles formes de reconnaissance sociale. Souvent la fusion opérée avec les grandes familles seigneuriales locales (ici la famille de Grolée) fait basculer le châtelain de la notabilité urbaine (parfois nobiliaire et seigneuriale) à l’élite aristocratique. Mais dans cette transformation les Bonivard ne sont pas seulement actifs. Ils ne font pas que transformer leur environnement ; ils sont tout autant transformés par celui-ci.

40Leur communauté d’adoption reçoit une toute nouvelle attention, comme en témoignent les fondations de messes dans l’église paroissiale ou les réfections de monuments publics financés par les Chambériens. D’ailleurs, les châtelains semblent aussi opérer un enracinement de cœur dans leur circonscription. La construction d’une maison de ville très soignée, située dans la partie la plus en vue du bourg, montre que les Chambériens ne sont plus tout à fait des étrangers. Cette maison accueille régulièrement le châtelain et ses invités de marque. À la fin du xv^e siècle elle voit même naître dans ses murs un des membres les plus célèbres de la famille, François, un des meneurs de la révolte genevoise. Châtelains de Seyssel, si bien intégrés localement, les Bonivard n’en sont pas moins des Chambériens. Il est temps d’observer l’attitude de nos châtelains lorsqu’ils reviennent au sein de la capitale.

Le retour dans la capitale

41Durant tout le xiv^e siècle les notables chambériens, même s’ils sont déplacés sans ménagement, gardent un attachement profond pour leur milieu d’origine. Après ou pendant l’exercice de leur charge châtelaine ils reviennent dans la ville et résident régulièrement dans leurs maisons urbaines. Leur présence est aussi attestée au sein du gouvernement urbain. Cependant l’office princier prend une place toujours plus importante dans leurs carrières. Ainsi, si l’on analyse la composition du conseil des bourgeois entre 1390 et 141054, on constate que 70 % de ses membres ont occupé au moins une fois le poste de châtelain. Si l’on inclut les postes de lieutenant, on obtient le chiffre de 95 %. Cet examen révèle que tous ont une expérience dans la gestion d’une circonscription. La charge châtelaine semble avoir une fonction pédagogique pour les jeunes Chambériens. Si l’on mène une étude comparative de ces carrières, il apparaît une sorte de parcours commun et assez ordonné faisant penser dans certaines limites à un cursus honorum. Bien sûr, dans le cas présent, le terme renvoie à une voie bien moins rigide et formalisée que dans son sens classique. La charge châtelaine leur confère une connaissance de « généraliste » de l’administration et leur permet de viser d’autres fonctions supérieures en se spécialisant au sein de tel ou tel office administratif central. On voit aussi un changement entre une génération de Chambériens et la suivante. En effet, la logique de gestion de la communauté change. L’expérience châtelaine paraît rejaillir sur la forme de l’administration communale. Les comptes des syndics connaissent la même formalisation que les comptes de châtellenies et la pyramide administrative de la ville ressemble de plus en plus à celle de la châtellenie55.

42Un autre aspect est à considérer dans la relation entre les notables chambériens et la fonction châtelaine. Il s’agit de la place que tient l’occupation de cette charge dans les relations de pouvoir internes à la communauté urbaine. Les conséquences sont variables selon la position sociale du groupe familial dont est issu le châtelain. Forts du prestige et de cette autorité rationnelle-légale acquis à l’extérieur de la ville en tant que châtelain, les Chambériens juxtaposent dans la ville leur autorité traditionnelle de membre du groupe dominant et une autorité charismatique issue de la relation avec le prince et conférée par l’office. Un rapide regard sur la carrière de Jean Ravais illustre parfaitement cette transition. L’homme est, comme nous l’avons déjà dit, châtelain entre 1345 et 1350. Quelques années plus tard il est notaire de la ville de Chambéry, membre du conseil des bourgeois, avant d’accéder à des charges plus importantes de l’administration centrale comme chancelier ou conseiller du prince. Dans cet exemple, le passage par la fonction châtelaine est déterminant. Cet office fonctionne comme un révélateur et permet à Jean de développer son réseau relationnel au sein de la capitale. Soutenu par ce nouveau groupe, il brigue des charges urbaines. Puis, fort de cette aura à la fois locale et régionale, il se rapproche du prince et finit par obtenir une pension à vie en récompense de ses mérites56. La carrière de Jean Ravais illustre comment les offices urbains et la charge châtelaine peuvent se répondre pour permettre une stratégie sur plusieurs fronts dont la finalité explicite est de se rapprocher du comte.

43Les circonstances sociales favorables créées par l’occupation de cette charge permettent aussi un enrichissement, notamment chez les châtelains d’origine plus modeste. Ce n’est pas la rémunération châtelaine à proprement parler qui permet cette augmentation de capital économique, mais plutôt les possibilités d’associations commerciales57 qu’elle offre avec les plus riches marchands de l’espace sous tutelle. Les grands capitalistes chambériens sont avides d’élargir leurs réseaux. La charge châtelaine est donc un ressort important des évolutions sociales qui marquent la capitale en cette fin de siècle. Ces dernières s’expriment au travers de phénomènes concrets, notamment des transformations importantes et ostentatoires du patrimoine immobilier.

44Les sources révèlent la construction ou l’embellissement de nombreux hôtels particuliers58. Le mécénat fleurit aussi, avec l’amélioration ou la restauration d’édifices publics, des fontaines aux fours59. Les ponts sont aussi réparés et consolidés pour résister aux excès du torrent local, la Leysse, qui inonde si souvent la ville et ses environs60. La plus forte expression de cette volonté est la multiplication des travaux dans l’église Saint-Léger. Depuis un demi-siècle l’édifice abrite les réunions du conseil municipal61. Il incarne donc le cœur symbolique de la ville et du pouvoir de son élite62. Ces actions communales sont le fait de bourgeois dont les plus éminents sont tous châtelains. Au pied du château l’aura de la charge, et de celui qui la revêt, est donc toujours plus grande. La modification qui affecte la socio-topographie de la ville est le fruit de cette assimilation de la fonction châtelaine. On passe d’une ville centrée autour d’un seul grand axe où réside l’élite aussi bien marchande, seigneuriale qu’administrative, à une organisation en îlots. Les noyaux de ces microcosmes sont les hôtels particuliers des grands lignages urbains et leurs dépendances. Puis viennent les annexes, formés par un cordon de maisons de moindre importance, habitées par les familles alliées. Ces maisons sont souvent louées par les lignages dominants à la masse des artisans. Enfin, viennent les maisons de rapport les moins prestigieuses, dont l’allure générale se rapproche souvent d’un taudis. L’accès à l’office est souvent synonyme de déménagement. Le petit artisan passe de l’habitat le plus modeste à la maison plus vaste lorsqu’il accède à la charge de lieutenant. Les plus chanceux, ou les plus habiles, réussis sent même, en devenant châtelains, à acquérir un petit hôtel particulier le plus près possible de la maison63 qui assure leur protection.

45Ce fait est parfaitement illustré par les carrières de Philippe et Aymon, deux cadets d’un petit lignage noble des environs de Chambéry, la famille de La Ravoire. Chaque étape dans leur carrière est marquée par un changement d’habitation. D’abord simples clercs, ils vivent dans une chambre louée dans le quartier de la boucherie. Puis, Philippe entre au service d’un Bonivard comme homme à tout faire. Devenu lieutenant il fait entrer son frère dans le clan de ses protecteurs. Entre-temps les deux hommes ont quitté leur modeste logis sous les toits pour une maison plus spacieuse de la Villeneuve située à deux rues de chez leur « maître de maison »64 Aymon Bonivard. Il faut encore attendre quelques années pour voir Philippe devenir lui-même châtelain à la faveur des recommandations d’Aymon et de Louis de La Ravoire, son oncle, qui sont devenus des personnages en vue à la cour65. À cette nouvelle promotion correspond un nouveau déménagement. En effet, Philippe est aussi devenu le gendre d’Aymon puisqu’il a épousé sa fille Caroline66. C’est donc tout naturellement qu’il emménage dans une maison de la famille Bonivard, située à côté de l’église Saint-Léger, sur l’axe le plus prestigieux de la ville : la rue Grenette67. Pour Philippe la charge châtelaine est l’apogée de sa carrière. On peut aussi penser qu'elle fut son laissez-passer pour le conseil des bourgeois puisque l’apparition de son nom dans la liste coïncide avec la date de sa première nomination68.

46L’intégration de la fonction châtelaine est donc synonyme de multiples transformations qui s’opèrent sur plusieurs plans : la notoriété, la richesse, la maîtrise de compétences. L’office est une distinction, il ouvre les portes à une notabilité locale, voir régionale. Il est la plate-forme, le tremplin où l’on attend l’occasion de briguer quelques charges, affaires ou mariages plus prestigieux. En cette fin de xiv^e siècle l’office châtelain est l’un des plus convoités par les Chambériens. Pour les membres de la petite bourgeoisie il est le moyen d’amorcer une ascension sociale69. Pour les fils des familles les plus prestigieuses il est un passage obligé. Pour la plupart il fait partie de ce nouveau cursus honorum dont nous avons parlé. Pour les aînés, il est une situation d’attente et de formation durant laquelle on construit les solides réseaux relationnels qui déterminent si fortement la réussite ou l’échec à la cour. Pour les cadets, l’office offre une solution honorable, une expatriation qui permet d’exister et de se distinguer au sein de la fratrie. Il est aussi une occasion de créer son propre réseau à côté de la structure strictement familiale70.

47Lorsque s’ouvre le xv^e siècle, la relation entre l’office territorial et les élites de la capitale a donc complètement changé. Mais cette transformation n’est pas unilatérale. Il serait risqué, à ce moment de notre analyse, d’oublier l’évolution que connaît la fonction châtelaine. Ainsi, la montée en puissance des lieutenants, le cumul des châtellenies et surtout la logique toujours plus financière de l’office sont des facteurs importants de mutations. On peut donc dire que les deux protagonistes de notre réflexion (l’office et les Chambériens) connaissent une évolution parallèle dont il faut tenir compte pour mieux comprendre le nouvel équilibre qui semble s’instaurer durant les dernières décennies du Moyen Âge.

La diversité des profils (xv^e siècle)

48Le début du xv^e siècle marque, pour plusieurs familles chambériennes, le moment d’une véritable reconnaissance à la cour. Si, pour certains membres des élites de la capitale, ces réussites touchent l’ensemble du groupe familial, dans la plupart des cas elles restent largement personnelles71. Le grand changement consiste donc en une insertion plus large des Chambériens, ou du moins, en une intégration plus complète. Ce constat peut s’expliquer par plusieurs facteurs dont les plus significatifs sont peut-être les alliances matrimoniales avec des familles seigneuriales prestigieuses72 ou la présence très forte des juristes chambériens dans les charges de la chancellerie73. Enfin, les finances restent souvent occupées par des représentants du groupe chambérien74. La complexité croissante de la cour et la multiplication des offices offrent la possibilité aux hommes déjà assimilés de faire entrer les autres représentants de leur réseau. Dans ce contexte, la châtellenie reste un enjeu important pour se placer dans la nouvelle société politique qui se dessine.

Une nouvelle légitimité sociale

49Alors que nous avions montré comment, durant tout le xiv^e siècle, compétence, richesse et réseau formaient l’épine dorsale de la stratégie chambérienne pour briguer l’office territorial, au xv^e siècle les enjeux sont très différents. Le contexte politique et militaire a changé et les Chambériens ont, pour la plupart, accédé à un statut social plus élevé qu’au siècle précédent. Un établissement en profondeur n’est plus aussi essentiel pour assurer le contrôle local. En effet, nous avons vu maintes fois que les Chambériens se sont dotés de nombreuses seigneuries qui enserrent les espaces formant le cœur de leur réseau. Les réseaux eux-mêmes ont changé d’aspect. Ils sont devenus plus vastes, plus complexes, éclatés autour de plusieurs centres que se partagent les membres des grandes fratries. La châtellenie est une carte parmi d’autres pour revendiquer son appartenance à une aristocratie savoyarde dans laquelle grandes familles des élites urbaines et aristocratiques fusionnent parfois. Le cumul devient une norme pour de nombreuses familles chambériennes.

50Alors que la durée d’occupation des charges augmente sans cesse au xiv^e siècle, une autre logique se fait jour au xv^e siècle. Ainsi, comme le montre la figure 3, si l’on compare la durée moyenne de cette occupation et sa médiane on observe un écart surprenant entre les deux valeurs75. Cette différence est l’expression de cette nouvelle logique. D’une part, on constate une patrimonialisation de certaines châtellenies à l’exemple de Conflans pour la famille Belletruche76 ou de Clermont et Saint-Jean-de-Maurienne pour les Bonivard77. D’autre part, on assiste à un véritable ballet d’autres châtellenies, sans ancrage réel des châtelains. Cette deuxième tendance s’explique par la dimension, avant tout financière, des châtellenies savoyardes au xv^e siècle. En effet, les mutua super officiis, déjà évoqués au siècle précédent, sont devenues la norme. La plupart des châtellenies sont confiées aux Chambériens pour rembourser les emprunts, toujours plus importants, du prince. À la suite de Guido Castelnuovo, nous constatons donc que la réalité de l’exercice châtelain est passé du châtelain à son lieutenant78.D’ailleurs dans la plupart des cas les lieutenants ne sont plus des Chambériens mais plutôt des représentants des élites locales. Les Chambériens se glissent parfaitement à l’intérieur de ce modèle général. On peut même dire que leur nouveau profil social participe à l’accélération du processus.

51Enfin, un dernier avatar de la châtellenie voit le jour à partir de 1410. Des circonscriptions disparaissent des comptes de trésorerie. Ou plus exactement ces circonscriptions sortent de la liste des revenus issus de chaque circonscription. Il ne s’agit pas d’une véritable disparition. En fait, le prince inféode en tant que seigneurie ces châtellenies à certains de ses créanciers. Ainsi, la châtellenie de La Barre, située en Bugey, ne figure que quelques années dans la comptabilité savoyarde avant d’être donnée à Louis Bonivard79. Personnage influent à la cour, Louis est, avec son frère François, un des grands créanciers du prince80. La dimension formatrice de l’office châtelain persiste pourtant au travers de la charge de lieutenant. Nombre de cadets passent encore par cette étape. Cependant la châtellenie est de moins en moins un passage obligé dans la « carrière administrative type » du Chambérien. D’autres offices territoriaux semblent prendre le pas sur celle-ci, notamment les fonctions judiciaires et plus particulièrement celle de juge mage (en pays de droit écrit).

52Le Chambérien châtelain du xv^e siècle est donc membre à la fois d’un groupe politique, l’élite courtisane81, et d’un groupe socio-économique en tant que créancier. Toute dimension spécialisée de la fonction a, semble-t-il, disparu. L’homme n’est plus le châtelain d’un espace, mais le gestionnaire d’un chapelet de circonscriptions. Ce constat pose alors une question centrale : inséré dans ce groupe dont les membres ont des origines variées et un profil assez flou, le Chambérien garde-t-il son identité ? Est-il devenu un châtelain parmi d’autres, en tout point semblable à son collègue bressan, vaudois ou genevois ?

La perte de l’identité chambérienne

53Si l’on dresse une typologie des plus grandes familles chambériennes du dernier tiers du xv^e siècle on s’aperçoit que, dans les titulatures, l’appartenance à la communauté chambérienne est reléguée dans les dernières qualités. Les termes, de Chamberiaco, qui semblaient jusque-là comme collés au patronyme, passent après la proximité avec le prince, les titres communs à l’aristocratie nobiliaire, les noms des seigneuries, les titres universitaires et les offices. Même dans les documents issus de l’administration urbaine les notables deviennent avant tout des proches du prince, des nobles et des officiers. Ainsi, si un historien se contentait de regarder dans les listes des membres du conseil des bourgeois des années 1470, il aurait une image d’une bourgeoisie d’importation ou, du moins, d’une élite recomposée, tant l’éloignement des seigneuries fait oublier que les familles Chabod, Candie ou Bonivard sont nées entre les murs de cette ville. Le titre de châtelain ou de grand châtelain de Rumilly de François de Candie passe largement devant son appartenance aux élites de la capitale. Seule la contestation de certains de ses droits fait ressurgir, aux détours des actes, sa qualité de bourgeois de la ville. Même si l’on admet, comme de récentes études semblent le démontrer, qu’il est difficile de parler d’une culture de l’officier ou d’un véritable sentiment d’appartenance82, on ne peut ignorer qu’à la fin du xv^e siècle le prestige de l’office prime, pour les Chambériens eux-mêmes, sur l’identité urbaine.

Fig. 3 - Les notables chambériens et la durée de la charge châtelaine (xiii^e-xvi^e siècle)

54D’autres éléments semblent laisser penser que les Chambériens se sont lentement détachés du sentiment d’appartenance à leur communauté urbaine d'origine. Ils résident de moins en moins dans la ville au profit de maisons construites dans les sièges de châtellenies devenues presque patrimoniales. Rappelons l’exemple de François Bonivard qui, avant de mourir dans les geôles savoyardes, voit le jour sous le ciel de Seyssel dans une maison dont une des ailes vient d’être restaurée « a la novel faczon dez Italiens »83. À la même période, l’un des hôtels particuliers situé à Chambéry, outil de prestige de son arrière-grand-père, est considéré dans les délibérations des syndics comme dangereux quia ruinam est. Si le lien persiste, il est donc distant. Le contexte politique houleux peut, en partie, expliquer que les notables ne se sentent pas en sécurité dans une ville souvent assiégée. Mais l’argument ne tient pas car, une fois le calme revenu, ils restent absents et ne viennent dans les murs que pour les réunions les plus importantes ou les processions les plus prestigieuses.

55Ultime trahison, plusieurs « grands chambériens » délaissent les lieux de sépultures traditionnels choisis, parfois depuis deux siècles, par leurs ancêtres. Les fondations de messes glissent vers les églises paroissiales de ces mêmes châtellenies évoquées précédemment84. Cette attitude laisse penser que d’autres familles, peut-être d’envergure plus modeste, sont plus à même de revendiquer le titre de Chambérien.

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56Alors qu’il devient châtelain du Châtelard-en-Bauges, en 1288, Jean Chabod est appelé bourgeois de Chambéry. Lorsque, deux siècles plus tard, Antoine Belletruche devient syndic de Chambéry, il est seulement désigné comme seigneur de Gerbaix comme si l’on avait oublié son appartenance à la communauté. Ces deux exemples illustrent la relation qui existe entre le poste de châtelain et les membres de l’élite chambérienne. Une véritable dialectique se met en place dans laquelle les transformations de l’office et du profil des bourgeois semblent se répondre. Le déracinement géographique, qui paraît être un corollaire indissociable de la fonction châtelaine, est moins un facteur de la désagrégation de l’identité chambérienne que l’appartenance même au monde des officiers, ou plus encore à celui de la cour. Tandis que les notables de la capitale se sont approprié cette fonction et l’utilisent comme un outil de pouvoir, ils ne semblent pas réaliser que cette assimilation favorise leur absorption dans un monde plus vaste, celui de la cour. Or dans cette société politique, leur identité est comme diluée. Dans le courant du xv^e siècle, le fait même que certains Chambériens accèdent à la châtellenie de Chambéry, atteste que, pour le prince, ils sont devenus avant tout des officiers, des courtisans ou des seigneurs, et que leur lien avec la communauté ou le cumul de la fonction châtelaine avec des charges urbaines ne peut remettre en question le contrôle princier sur la ville. Si, pour les Chambériens, et sur le long terme, la fonction châtelaine fonctionne comme un formidable levier social et comme un moyen efficace d’étendre leur influence sur le territoire ou à la cour, le revers de la médaille est toujours plus pesant. Dans les dernières années du Moyen Âge, il devient très difficile de parler d’élites chambériennes tant celles-ci se confondent avec l’ensemble de la société politique du duché.