La Maison de Savoie en pays de Vaud

1À partir du début du xiii^e siècle, la Maison de Savoie fit son apparition au nord du lac Léman et, à partir des années 1240, elle étendit son influence assez loin en Suisse occidentale, s’arrêtant aux portes des villes de Berne et de Fribourg. Cette expansion savoyarde dans Factuelle Suisse romande s’est déroulée selon trois axes d’intervention principaux. Les Savoie cherchèrent tout d’abord à contrôler les institutions ecclésiastiques, en particulier l’Église de Lausanne et les plus importantes des seigneuries monastiques comme Romainmôtier et Payerne ; ils entreprirent ensuite de soumettre la noblesse laïque par le biais d’une féodalisation plus ou moins forcée ; initié par Pierre de Savoie au cours des années 1240-1260, ce processus ne s’acheva qu’un siècle plus tard, vers 1330. Enfin, et c’est ce point qui sera traité dans le présent article, les Savoie, dans le pays de Vaud comme ailleurs, installèrent leur propre réseau de châtellenies1.

2L'importance de ce domaine direct a varié au cours des trois siècles qu’a duré la présence savoyarde, des années 1240 à 1536, date de la conquête du pays de Vaud par les villes de Berne et de Fribourg. À ses premières châtellenies de Moudon, Romont et Rue, Pierre de Savoie ajouta celle d’Yverdon, à l’extrémité méridionale du lac de Neuchâtel, et celle des Clées, près du col de Jougne, qui contrôlait l’accès à la Franche-Comté. Vers la fin du xiii^e siècle, les Savoie consolidèrent encore leur influence dans la région en établissant quatre nouvelles châtellenies sur la côte lémanique entre Lausanne et Genève : Morges, Rolle, Prangins et Nyon.

3Les modalités de constitution de ce domaine direct sont apparemment variées. Elles vont de l’acquisition de droits seigneuriaux, aux dépens de nobles probablement désargentés, à la conquête militaire pure et simple, en passant par la saisie de gages (Rue, Les Clées) ou encore la fondation de villes neuves sur des espaces soi-disant libres de tout contrôle seigneurial antérieur, notamment dans le cas de Morges. Il est cependant un peu artificiel d’établir des catégories trop tranchées, dans la mesure où c’est surtout la typologie des sources qui éclaire de façon différente l’établissement des Savoie dans tel ou tel endroit. Alors que les chartes rapportent de façon souvent très consensuelle les compromis passés entre Savoie et seigneurs locaux, au terme desquels les seconds cèdent aux premiers leurs droits sur la future châtellenie, les sources comptables savoyardes, antérieures à l’événement, contiennent fréquemment de nombreuses allusions à des opérations militaires soigneusement planifiées. Ainsi, les rapports de droits entre les Savoie et les sires de Mont à propos de la ville neuve de Rolle ne furent-ils réglés qu’en 1331, après plus d’une dizaine d’années de troubles et de conflits armés, dont les seules sources à avoir conservé la trace sont les comptes savoyards2. Ceux-ci confirment que les accords conclus avec l’aristocratie locale sanctionnent en réalité la défaite de cette dernière ou du moins un certain effacement de sa supériorité sociale au profit des Savoie qui essayent de capter les ressources fiscales et les compétences judiciaires.

4C’est donc dans la perspective précise des relations entre Savoie et noblesse locale que se situe cet article traitant des châtelains en pays de Vaud savoyard. Quelle est la part prise par la noblesse locale dans la gestion du patrimoine direct savoyard, constitué en bonne partie à ses dépens ? La participation de la noblesse locale à la gestion des châtellenies des Savoie est-elle uniquement le reflet de la soumission de la première aux seconds ? Dans quelle mesure peut-on y discerner un compromis passé entre les deux parties ?

5Le champ chronologique envisagé ici couvre les xiii^e et xiv^e siècles. Il commence avec les débuts de l’offensive de Pierre de Savoie au nord du Léman dans les années 1240 et se termine en 1360. Le pays de Vaud, qui était alors un apanage aux mains de la branche cadette dite des barons de Vaud, fut revendu au comte de Savoie Amédée VI qui en fit un bailliage incorporé au reste du comté3.

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La présence de la noblesse vaudoise dans l’administration du pays de Vaud savoyard

6La restitution du réseau des châtelains et des baillis gérant le pays de Vaud savoyard avant les années 1360 se heurte d’abord à un important problème documentaire. En effet, la source idéale pour un tel travail serait constituée par les comptes de châtellenie, dont le préambule indique toujours avec une grande précision le nom du châtelain et la durée de son mandat4. En dépit de son abondance relative, la documentation comptable savoyarde a pourtant été conservée de manière très inégale car, malgré leur précocité et leur précision, les comptes conservés datant de l’époque de Pierre nous sont parvenus sous la forme d’épaves. Si la situation s’améliore nettement pour le principat de Philippe (1268-1285), d’importantes lacunes subsistent. Le problème se simplifie ensuite, pour ainsi dire, avec la période de la baronnie de Vaud (1285-1359), puisque, à la différence des titres féodaux et fonciers, les sources comptables ont pratiquement entièrement disparu. Il faut donc se contenter de listes lacunaires, élaborées à partir d’indications éparses de châtelains rencontrés au hasard des chartes, qu’une recherche systématique pourrait évidemment encore préciser et enrichir. Les données récoltées sont cependant assez nombreuses pour dégager des tendances générales.

7On observe durant la période de Pierre et de Philippe un réseau administratif encore très embryonnaire, où les cas de cumul mettent en évidence une différenciation encore peu poussée, qu’il s’agisse de la fonction châtelaine elle-même ou du cadre géographique dans lequel cette dernière est censée s’exercer. Avant 1250, un seul châtelain est connu, Humbert de Ferney (près de Gex), qui exerce ses fonctions aussi bien à Moudon qu’à Romont. En 1258, Henri de Bonvillars est châtelain à Rue et à Moudon. Châtelain de Gümenen, près de Berne, depuis 1266, Pierre de Sottens se voit confier l’année suivante la châtellenie voisine de Laupen, après le siège victorieux conduit par les troupes savoyardes contre les Habsbourg. À l’évidence, Pierre de Sottens est ici un châtelain au sens littéral du terme, c’est-à-dire le gardien des deux forteresses les plus exposées aux attaques des Habsbourg, qui ne tarderont pas à être abandonnées à ces derniers lors du recul savoyard des années 12805.

8Le personnel administratif s’étoffe et se hiérarchise quelque peu avec l’apparition d’un bailli de Vaud en 1260. C’est surtout à l’époque du comte Philippe que les noms, plus nombreux, peuvent faire l’objet d’une analyse nuancée. Cette évolution est le reflet d’une importante croissance documentaire, mais cette dernière est à son tour la conséquence d’un meilleur encadrement administratif, comme en témoignent les campagnes de rédaction d’extentes menées à la même époque6. Qu’en est-il alors de la participation de la noblesse vaudoise à l’administration mise en place par les Savoie pour gérer leurs châtellenies nouvellement acquises dans la région ? Par ailleurs, peut-on au sein de ce groupe social établir des distinctions entre la collaboration de la haute aristocratie seigneuriale et celle de la petite noblesse, composée des simples chevaliers et donzels ?

9Durant cette première phase de présence savoyarde en pays de Vaud, la participation de la noblesse vaudoise est en fait assez réduite, puisqu’un tiers seulement des châtelains ou baillis en est issu.

10Seul représentant de la haute noblesse seigneuriale, Pierre de Grandson est cité comme châtelain de Moudon dans un acte datable des environs de 12557. Attestés depuis le milieu du xi^e siècle, les Grandson étaient certainement la plus puissante des familles nobles du pays de Vaud8. La présence de Pierre de Grandson mérite d’être soulignée, car c’est la seule et unique trace d’un Grandson ayant jamais assumé une fonction administrative dans le pays de Vaud savoyard au cours des xiii^e et xiv^e siècles. Si les Grandson étaient probablement de trop grands seigneurs pour être châtelains, ou même baillis, quel sens faut-il donner alors à la fonction remplie à Moudon par Pierre au milieu du xiii^e siècle ? Avec son frère Henri, seigneur de Champvent, Pierre de Grandson assiste en fait à toutes les opérations menées par Pierre de Savoie dans la région, en particulier les reprises de fief et les arbitrages. Parfois même, il reçoit des hommages vassaliques au nom de Pierre de Savoie9. La fonction de châtelain de Moudon occupée par Pierre de Grandson au milieu du xiii^e siècle ne serait donc qu’une charge parmi d’autres, indice d’une administration savoyarde encore peu structurée. On trouve d’autres confirmations de cette situation dans l’absence, avant 1260, de l’office de bailli de Vaud ainsi que dans une territorialisation des châtellenies encore très partielle. Plutôt qu’un simple représentant du pouvoir savoyard, Pierre de Grandson en est probablement davantage l’associé.

11Quant aux autres représentants de la noblesse vaudoise, ils appartiennent sans conteste à une strate sociale nettement inférieure, celle qui possède tout au plus une maison forte et ne détient que des fragments de droits seigneuriaux (dîmes ou avoueries). Le premier bailli de Vaud, Hugues de Palézieux, en est un exemple caractéristique, tout comme Nantelme de Billens, châtelain des Clées de 1259 à 1262. Issus tous deux de petits lignages de chevaliers, ces deux personnages sont dans une large mesure des hommes neufs, qui doivent l’essentiel de leur existence sociale et documentaire à leur carrière administrative savoyarde. C’est particulièrement vrai pour Nantelme de Billens, véritable ancêtre d’une famille nombreuse, destinée à se ramifier fortement au xiv^e siècle, mais dont on ne peut établir avec certitude la propre ascendance. Les Billens effectueront des carrières brillantes, non seulement au service des pouvoirs laïques, comme les comtes de Savoie et les barons de Vaud, mais aussi ecclésiastiques, telles les Églises de Lausanne et de Sion, l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune ou la prévôté du Mont-Joux (Grand-Saint-Bernard)10. L’ascension sociale d’Hugues de Palézieux restera au contraire sans lendemain et ses héritiers connaîtront rapidement des difficultés économiques qui provoqueront l’extinction sociale du lignage. Quant aux autres nobles vaudois exerçant une fonction administrative avant 1285, comme Girod de Chapelle, Pierre de Sottens ou Pierre de Vulliens, ils sont de petits chevaliers possessionnés dans la région de Moudon et de Romont, berceau de l’implantation savoyarde en pays de Vaud. Mis à part leur titre chevaleresque et précisément leur fonction châtelaine au service des Savoie, on distingue mal les signes de leur supériorité sociale.

12À la fin de l’époque de Pierre et surtout durant celle de Philippe, la proportion de châtelains d’origine vaudoise s’atténue encore. Les fonctionnaires savoyards, qu’ils proviennent ou non d’un milieu aristocratique, sont le plus souvent originaires du Chablais : le chevalier Suchet de Féterne, près d’Évian, Guillaume de Thonon, le métrai de Villeneuve, Jean Guersi d’Aigle, Gautier de Chamoson et Jacques de Liddes (Valais).

13Malgré les données assez lacunaires de l’époque de Pierre et de Philippe, on constate donc que la première phase d’établissement du domaine direct savoyard en pays de Vaud s’est déroulée sans grande implication de la noblesse indigène. Ses représentants les plus éminents, à l’exception notable de Pierre de Grandson, n’y ont pas pris part. Les grands absents sont surtout la trentaine de seigneurs vaudois qui avaient repris, entre 1240 et 1260, leurs seigneuries en fief de Pierre de Savoie. Leur absence des cadres administratifs territoriaux mis en place par les Savoie est peut-être le signe d’une certaine défiance de ces derniers et un indice que les fidélités qu’ils avaient reçues étaient probablement beaucoup moins consensuelles que ne le laisse apparaître le formulaire des actes d'hommages. La présence de petits nobles originaires de Moudon reflète par ailleurs le souci des Savoie de s’entourer de leur clientèle la plus sûre. Quant aux Chablaisiens, majoritaires à partir des années 1265, leur présence est peut-être le reflet de compétences supérieures, caractérisant le personnel originaire d’une région probablement plus précoce que le pays de Vaud dans le domaine de l’écrit et de la comptabilité11.

14Après la mort du comte Philippe s’ouvre la période dite de la baronnie de Vaud, soit l’apanage créé par les Savoie en faveur de Louis, frère cadet du comte Amédée V. Au terme d’un laborieux processus de division du patrimoine familial, Louis et son fils reçurent en fief du comte la plupart des châtellenies et des fidélités que les Savoie possédaient en pays de Vaud ainsi qu’en Bugey et en Vaeromey, notamment Cordon et Pierre-Châtel12. À Louis I^er succéda en 1302 son fils Louis II, lequel mourut en 1349, laissant la baronnie à sa fille Catherine ; devenue par mariage comtesse de Namur, celle-ci revendit en 1359 ses terres à son cousin, le comte de Savoie Amédée VI13. Le réseau des châtellenies de la baronnie de Vaud subit au cours de la période quelques modifications qu’il n’est pas nécessaire d’examiner ici dans le détail. Aux cinq châtellenies d’origine (Moudon, Romont, Rue, Les Clées et Yverdon) vinrent s’ajouter à la fin du xiii^e siècle Morges, Rolle, Nyon et Prangins.

15De l’examen des noms des baillis et châtelains ressort nettement l’impression d’une augmentation de la participation de la noblesse vaudoise à l’administration du pays de Vaud savoyard. Cette évolution est particulièrement sensible dans le cas des baillis où l’on constate une nette inflexion à partir de 1320. Le poste est dès lors occupé presque sans interruption par des représentants de la haute noblesse seigneuriale vaudoise (Montagny, Gruyère, La Sarraz, Oron, Blonay). Les deux seules exceptions sont Antoine de Vulliens (1343-1345), issu d’une famille de petits chevaliers de la région de Moudon, et un certain Jacques Richerin (1341-1344), dont l’origine n’est pas identifiable. Auparavant, entre 1285 et 1320, la situation était en revanche bien différente. La fonction de bailli était remplie le plus souvent par des personnages étrangers au pays de Vaud : Pierre de La Tour, seigneur de Châtillon en Valais, ou le comte Rodolphe de Neuchâtel, gendre de Louis I^er de Vaud ; Jacques de Boczozel provenait du Dauphiné, alors que Berlion Rivoire et Geoffroy de Grammont étaient originaires du Bugey. Par ailleurs, ces personnages occupaient aussi des fonctions de châtelains, parfois cumulées avec leur office baillival : ainsi Geoffroy de Grammont à Nyon et à Yverdon, Berlion Rivoire aux Clées et Jacques de Boczozel à Nyon et à Prangins.

16Quant à la plupart des autres châtelains attestés avant 1320, ils étaient eux aussi originaires de régions extérieures au pays de Vaud : Amédée du Val-deTravers (Neuchâtel), Guillaume et Humbert de Grésy (Savoie), Guillaume et Richard Chantonay, Odon de Pontarlier (Franche-Comté). On retrouve également plusieurs noms indiquant une provenance bugiste, tels Pierre de Cordon, Druet des Portes ou encore Hugonet de Saint-Rambert. Ce dernier excerçait aussi une activité de notaire et il est fréquemment cité dans l’entourage de Louis II de Vaud. Il n’est pas exagéré de parler d’un véritable « milieu » bugiste auprès des sires de Vaud durant les trois premières décennies de la baronnie. Si cela s’explique par les possessions bugistes des barons de Vaud, relevons cependant que l’inverse ne se vérifie pas et que des châtelains vaudois exerçant en Bugey et en Valromey n’ont, pour le moment, pas pu être repérés14. Comme pour les baillis, la proportion de membres de la noblesse indigène augmente très nettement après 1320. La part des châtelains d’origine vaudoise, qui ne dépassait pas jusqu’alors 30 % des noms connus, s’élève à plus de 70 % pour les 40 dernières années de la baronnie de Vaud. La seule exception est constituée par Nyon, où l’on rencontre régulièrement des individus originaires du Bugey ou du Genevois, tels Jacquemet Prévôt de Virieux ou Jean de Villette. Par ailleurs, on constate dès les années 1350 un investissement de plusieurs postes de châtellenies par les représentants de la haute noblesse seigneuriale, lesquels sont désormais beaucoup plus nombreux à occuper de simples postes de châtelains : Jean d’Aubonne, François de La Sarraz, Jean de Blonay.

17Alors qu’entre 1285 et 1320, le pays de Vaud était majoritairement soumis à une influence extérieure dans le domaine des cadres administratifs savoyards, cette situation s’inverse radicalement à partir des années 1320-1330. Cela s’explique d’abord par le contexte propre au pays de Vaud. Après une longue période de conflits locaux, la région connaît une stabilisation des rapports politiques au sein de la classe aristocratique, notamment entre les Savoie (comtes et barons de Vaud) d’une part, l’évêque de Lausanne et la noblesse seigneuriale de l’autre, dont tous les membres finissent alors par prêter hommage au pouvoir savoyard. Celui-ci réussit à imposer sa supériorité pondère à l’aristocratie et il intègre cette dernière non seulement dans son administration, mais aussi dans son armée, comme le prouve la comptabilité militaire, qui à partir de 1320 énumère de longues listes de nobles vaudois15.

18Par ailleurs, cette évolution vaudoise n’est elle-même que le reflet local d’une étape décisive franchie au cours du premier quart du xiv^e siècle par l’État savoyard, dont la physionomie princière s’affirme de plus en plus. Les querelles internes relatives à la succession au comté s’éteignirent entre 1315 et 1321, date de l’hommage général de Louis II de Savoie-Vaud à son oncle Amédée V, lors duquel furent définis les rapports juridiques régissant le statut de l’apanage16. Ce règlement intervint quelques années après l’élévation d’Amédée V au rang de prince d’Empire le 11 juillet 1313, dans le contexte de l’expédition impériale d’Henri VII17. Celle-ci fournit le prétexte à la levée du premier subside savoyard, qui joua probablement un rôle décisif dans la croissance des ressources fiscales du comté dont on estime quelles doublèrent entre 1310 et 132018.

19Avant d’intégrer la noblesse indigène dans leur réseau administratif, les Savoie ont donc d’abord dû lui imposer leur supériorité hiérarchique de princes territoriaux. Cette étape n’a pu être franchie qu’après une première phase pendant laquelle le pouvoir savoyard, ressenti probablement comme un concurrent de la noblesse locale, n’a pas pu, ou pas voulu, associer cette dernière à la gestion de son domaine direct.

Entre patrimoine familial et office savoyard : le vidomnat

20Si l'époque de ce tournant, à savoir le premier quart du xiv^e siècle, s’inscrit assez aisément tant dans la conjoncture locale vaudoise que dans celle plus générale de l’État savoyard, il n’en reste pas moins que cette nette élévation sociale du personnel châtelain au cours du xiv^e siècle pose un certain nombre de problèmes de type plus structurel et qu'elle traduit peut-être aussi un changement dans le profil de la fonction châtelaine.

21Deux indices permettent d’émettre l’hypothèse que les châtellenies savoyardes étaient déjà au centre d’un système complexe de relations financières, dont les détails nous échappent en raison de la disparition des sources comptables produites par les barons de Vaud. On constate d’une part un allongement des mandats des châtelains qui peuvent rester longtemps en place pendant une dizaine d’années, comme Pierre d’Illens, châtelain de Romont de 1326 à 1333, ou Rodolphe d’Everdes à Morge, de 1324 à 1334. Cette tendance, observable à la même époque dans le Chablais voisin19, est parallèle avec l’apparition, dès 1330, des premiers vice-châtelains20. On peut donc s’interroger sur la gestion accomplie personnellement par cette haute noblesse seigneuriale à la tête des châtellenies et émettre l’hypothèse que ces dernières étaient déjà utilisées comme garanties de prêts accordés au baron de Vaud par la noblesse. Cette tendance est confirmée par des données plus précises qui montrent, à partir de 1350, que Catherine de Savoie-Vaud était effectivement endettée et qu'elle remettait ses châtellenies en gage à la haute noblesse21. Le phénomène peut s’observer de manière plus précise pour la branche comtale qui, dès 1346, confiait explicitement en gage les châtellenies chablaisiennes à des représentants de la haute noblesse, dont plusieurs Vaudois22. L’évolution vers cette « quasi-vénalité des offices » observable dans le duché de Savoie au xv^e siècle était donc déjà bien amorcée au milieu du siècle précédent23.

22Cependant, la présence de représentants de la noblesse vaudoise comme créanciers et châtelains des Savoie à partir des années 1320 ne doit pas se réduire à la simple dépendance du débiteur envers ses créanciers. Il s’agit beaucoup plus d’un renforcement des liens de solidarité entre les Savoie et leurs vassaux les plus importants, qui bénéficient d’un crédit social et financier suffisamment élevé pour être associés à l’exercice du pouvoir princier. Cette évolution se traduit par un rapprochement de fait entre l’office et le fief.

23Alors que l’étude du personnel châtelain à l’époque de Pierre II a montré une divergence à peu près totale entre ses vassaux et ses châtelains, c’est à un phénomène inverse que l’on assiste au xiv^e siècle, à savoir une convergence entre liens administratifs et vassaliques qui rattachent désormais les élites laïques au pouvoir savoyard.

24Cette évolution se manifeste d’abord par les hommages vassaliques prêtés par certains châtelains pour leur office au moment de leur entrée en charge24. Ces hommages ne constituent pas un archaïsme, reliquat de l’époque où les officiers seigneuriaux tenaient leur charge en fief. Ils traduisent au contraire une nouveauté, due à l’élévation du niveau social des châtelains et à leur identité nobiliaire, pour lesquels le lien avec le prince doit désormais passer par un contrat de type féodal. L’évolution vaudoise, et plus généralement savoyarde, suivrait ainsi celle constatée en Dauphiné, où un hommage prêté par un noble en raison d’un office de châtelain se rencontre dès le milieu du xiii^e siècle ; cette pratique est appelée à se généraliser puisque, un siècle plus tard, tous les châtelains sont réputés nobles et vassaux du Dauphin25.

25Cette confusion, ou du moins ce rapprochement, entre l’office et le fief se retrouve dans l’exercice de la fonction vidomnale, qui est la parfaite expression de l’ambivalence des relations entre Savoie et noblesse vaudoise à propos de l’exercice du pouvoir territorial. Officiers seigneuriaux tenant leur charge en fief à titre patrimonial, certains vidomnes sont attestés dans le pays de Vaud avant l’arrivée des Savoie. On a souvent considéré que les Savoie s’étaient contentés de laisser subsister cette forme archaïque de délégation du pouvoir, tout en la contournant par l’installation des châtelains, dont la modernité résiderait dans le caractère mobile, non héréditaire et non féodal de leur charge26. Les observations faites précédemment, à propos notamment des hommages des châtelains, incitent évidemment à relativiser cette conception probablement trop linéaire de l’évolution de l’administration médiévale.

26Loin d’être un reliquat de l’époque présavoyarde, les vidomnes sont attestés régulièrement dans toutes les châtellenies savoyardes, même et peut-être surtout dans les villes neuves. Le vidomnat est alors inféodé à la famille noble la plus proche de la châtellenie, celle qui avait le plus de raisons de se sentir menacée ou lésée par l'arrivée des Savoie. Ainsi, les Grandson sont-ils cités comme vidomnes d’Yverdon dans le compte de 1270 et le châtelain y explique qu’à ce titre le seigneur de Grandson perçoit le tiers des bans et se trouve être homme-lige du comte27. Cette phrase lapidaire résume très bien la situation du vidomne, qui est lié féodalement aux Savoie tout en recevant une partie du prélèvement seigneurial provenant de l’exercice de la justice. Dans le cas des Grandson, le vidomnat d’Yverdon apparaît même comme la première attache féodale d’une famille qui ne reprendra qu’en 1329 ses seigneuries en fief des Savoie28.

27Le versement au vidomne du tiers des bans, dont on trouve régulièrement la mention dans les sources comptables, était assez important pour intéresser le vidomne au bon exercice du pouvoir savoyard, tout en lui rappelant sa propre dépendance à l’égard de ce dernier. En 1358, le vidomne de Nyon eut l’occasion de saisir toute l’ambivalence de sa condition : impliqué dans une rixe, il dut lui-même payer une amende au châtelain, lequel lui reversa ensuite scrupuleusement le tiers du total des bans encaissés lors de l’exercice comptable29. Par sa double composante, féodale et financière, le vidomnat apparaît ainsi comme l’une des manifestations privilégiées du compromis établi avec la noblesse locale par les Savoie, en particulier les représentants de la branche cadette des barons de Vaud. Le stade ultime de ce rapprochement entre le fief vidomnal et l’office châtelain est peut-être le cumul réalisé par les Billens, qui, vidomnes de Romont, en furent fréquemment les châtelains depuis 1336.

28Sans pouvoir tirer ici de conclusion définitive, il semble bien que les Savoie en aient usé différemment dans des régions où la noblesse était peut-être moins puissante. La charge de vidomne existait également mais elle était souvent réunie aux autres droits exercés au nom du comte par l’intermédiaire du châtelain, ce qui lui enlève évidemment toute spécificité. Ainsi, les droits achetés en 1232 par le comte Thomas I^er à Chambéry comprenaient-ils le vidomnat, qui ne fut apparemment plus dissocié des autres droits exercés par les Savoie30. Il en va de même en Chablais, à Aigle, où le vidomnat fut explicitement revendiqué à son profit par le comte en 131431.

29Les vidomnes vaudois eurent toutefois de sérieuses difficultés pour maintenir leurs prérogatives lors de la phase de centralisme autoritaire mise en œuvre par Amédée VI après le rachat de la baronnie de Vaud en 1359. Dès 1367, le vidomne de Moudon dut défendre ses droits face aux prétentions comtales et ce n’est que laborieusement qu’il réussit à sauvegarder sa charge32. Il n’en alla pas de même à Romont, où Amédée VI récupéra l’office à son profit en 1379, prétextant qu’il avait été aliéné sans son autorisation33. Quatre ans plus tard, les Savoie recouvrèrent le vidomnat d’Yverdon34. Enfin, lorsque Bonne de Bourbon et Amédée VII réinféoderont les biens du vidomne de Nyon, Étienne de Crassier, au profit de leur maître d’hôtel Étienne Guerri, ils en excepteront explicitement le vidomnat qu’ils se sont réservé35.

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30Au terme de ce travail, on peut esquisser un modèle en trois temps de l’intégration de la noblesse vaudoise à l’administration savoyarde. La première phase qui dure presque un siècle, de 1240 à 1320, voit le pouvoir savoyard imposer des administrateurs en majorité étrangers au pays de Vaud. Ils proviennent de régions où l’usage de l’écrit était probablement plus développé. On peut émettre l’hypothèse d’une rivalité implicite entre Savoie et seigneurs locaux, ces derniers étant tenus, volontairement ou non, à l’écart des nouvelles structures mises en place par les Savoie dont la supériorité en matière administrative ne fait guère de doute.

31La deuxième phase, de 1320 à 1360, connaît une intégration assez massive de la noblesse locale, qui se voit ainsi associée étroitement à l’exercice du pouvoir des barons de Vaud. En effet, il s’agit plus d’une véritable participation au pouvoir que d’une simple délégation de ce dernier, comme le montre l’exemple du vidomnat. Après le rachat de la baronnie de Vaud en 1359, le comte Amédée VI entreprit une sérieuse mise au pas de la noblesse vaudoise. Suspendant par exemple de nombreuses pensions qui lui avaient été accordées, il révisa à la baisse le salaire du bailli et des châtelains tout en entreprenant de racheter les offices de vidomnes.

32À partir de ce moment-là, la noblesse entre vraiment au service du prince, par le biais de la multiplication des liens qu'elle noue avec ce dernier ; en dehors des liens proprement curiaux, tels qu’ils s’expriment à travers la participation à la vie de cour ou la création d’ordres chevaleresques, les nobles sont désormais subordonnés au comte de Savoie par des attaches qui ont une triple composante : féodale, administrative et financière.