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« De part et d’autre des Alpes »

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Guido Castelnuovo
, 
Olivier Mattéoni

Les châtelains en terre savoyarde

Le châtelain et la guerre dans la Savoie des xiiie et xive siècles

Il castellano e la guerra nella Savoia del Due e del Trecento

Bernard Demotz

Abstract

En Savoie, aux xiiie et xive siècles, l’une des fonctions premières du châtelain était la défense du château comtal et de son territoire. Choisi parmi ses fidèles par le comte de Savoie, le châtelain avait obligation de maintenir le château « en état et garni ». À ce titre, lui incombaient l’entretien de la forteresse, la surveillance et l’approvisionnement de la garnison dont les effectifs, réduits en temps de paix, s’accroissaient en temps de guerre avec la venue de vassaux, clients et autres cavaliers du mandement. Au xve siècle, la caractéristique militaire de la charge s’efface au profit d’une connotation plus administrative.

Full text

  • 1 Pour une vue d’ensemble, B. Demotz, Le Comté de Savoie du xie au xve siècle. Pouvoir, château et Ét (...)

1Le châtelain médiéval est généralement un officier royal, princier ou seigneurial, qui exerce pour l’autorité dont il dépend différentes fonctions : la première est la défense du château et de son territoire. Cette définition se vérifie particulièrement dans tout État pourvu d’institutions clairement définies et très engagé dans les guerres. Le comté de Savoie correspond bien à ces critères aux xiiie et xive siècles. La principauté alpine se dilate dans un espace compris entre Lyon, Berne, le Simplon, les confins de la Lombardie et Nice. Après avoir connu une phase expérimentale au xiie siècle, l’office de châtelain est devenu la norme habituelle dès Thomas ier, au début du xiiie siècle, pour une petite trentaine de châtellenies. Il va le demeurer avec l’extension du domaine pour plus de 150 châtellenies au temps d’Amédée VIII, lors de l’érection de la Savoie en duché. Ayant reçu par délégation les pleins pouvoirs locaux en dehors de la haute justice, ce type d’officier, très surveillé par l’administration centrale, assure le contrôle du territoire. Le châtelain du comte de Savoie, comme celui de tout seigneur important, est un officier qui est chargé avant tout de fonctions militaires. De son serment à l’entrée en service à la fin de ses activités, comme les sources le confirment, il observe cette priorité sauf exception autorisée par le prince. Or, l’histoire médiévale savoyarde révèle que l’ennemi n’a jamais pu réussir une incursion profonde dans le comté, ce que les Dauphinois ont vérifié à leurs dépens dès 1142 sous Montmélian1.

2Cette capacité de défense tient en partie au pouvoir exercé par le châtelain comtal et aux contrôles qu’il subit en matière militaire comme en d’autres domaines. Il représente ici une autorité pleinement souveraine, sauf le titre royal. Le prince savoyard n’est pas seulement l’héritier de droits comtaux demeurés très forts dans la tradition carolingienne et le bénéficiaire des droits régaliens concédés par Frédéric II en 1232 dans les Privilèges en faveur des princes : tous les princes en sont là dans le royaume de Bourgogne. Dans l’hiver 1076-1077, le comte de Savoie a également reçu de l’empereur Henri IV l’anneau de Saint-Maurice, insigne du roi de Bourgogne : c’est une véritable association à la souveraineté, puisque de son côté l’empereur conserve l’autre insigne, la lance de Saint-Maurice. Cette position vice-royale a été confortée par la concession de vastes vicariats impériaux depuis le xiiie siècle. Pour exercer localement cette autorité supérieure, le comte choisit un fidèle qu’il contrôle ensuite, comme on le verra plus loin, et il peut ainsi être en mesure d’interdire les guerres privées, qu’elles soient aristocratiques, villageoises ou urbaines : tous doivent être au service, d'abord militaire, du prince. Même s’il fallut beaucoup d’énergie et de temps pour faire respecter partout ce principe, l’objectif a été atteint durant les xiiie et xive siècles, où les archives se font abondantes et explicites. Telle est la toile de fond.

  • 2 L’ensemble des indications figure pour l’essentiel dans les rubriques « Travaux du château, paiemen (...)

3Le châtelain a reçu pour injonction première de tenir au nom du comte le château en état et « garni ». Cette mission permanente en cache en réalité une autre en cas de menaces : la mise en état d’alerte, la mobilisation et ses suites. L’examen des documents ne laisse planer aucun doute là-dessus. On cherchera des informations dans les comptes de châtellenie qui précisent les activités du châtelain en tant que tel, plutôt que dans les comptes des trésoriers de guerre, où les fonctions citées ne sont pas forcément liées à l’office. En effet, lors des grandes opérations, ceux-ci se bornent à mentionner la présence du châtelain dans la chaîne opérationnelle de commandement d’une façon qui ne paraît plus forcément liée à son rôle territorial2.

Le maintien en état du château « garni »

L’entretien ou la construction du château

  • 3 CC Seyssel et Dorches 1348-1363.
  • 4 CC Saint-Trivier-en-Bresse 1361-1363.

4Sur le plan de la pure défense, le châtelain doit veiller sur les tours, courtines, portes souvent renforcées par une herse et par un pont-levis, poternes et fossés. Le château conserve ici ou là très durablement le réseau de palissades en « fayard » (hêtre) pour couvrir les abords immédiats de la forteresse, à l’exemple de Seyssel3. Pour tout château important par sa taille ou par sa position, il dispose, comme à Saint-Trivier-en-Bresse, d’un hangar aux engins pour abriter en temps de paix l’artillerie4. Enfin il arbore la bannière de Savoie qui est d’Empire : la grande croix d’argent sur fond de gueules flotte sur la grande tour.

  • 5 P. Cattili a présenté l’édition critique d’une série de comptes de travaux concernant des châtellen (...)
  • 6 Le mot « sarto » désigne en Savoie le cellier, placé en sous-sol ou dans une partie basse de la con (...)
  • 7 Une grande diversité de qualité caractérise ces animaux : des plus modestes roncins valant environ (...)

5Cependant le rôle du châtelain en matière de génie militaire prend une importance considérable lorsqu’il s’agit de construire un château et non pas seulement d’entretenir une forteresse possédée anciennement ou acquise récemment. En pareil cas, sur instruction du comte, le châtelain est chargé d’assurer la maîtrise d’œuvre du chantier. Dans un premier temps, il élabore le projet avec les maîtres des métiers concernés et sans doute les notables du lieu, puis il propose la construction au comte et à son Conseil. Si le projet est accepté, il doit diriger l’exécution des travaux et accepter les contrôles techniques et financiers5. La position ne vaudrait rien sans les moyens de subsistance et de logement. Le puits est l’objet de grandes attentions : selon le cas, il est protégé par une construction, approfondi, renforcé en maçonnerie. Le logis dispose de dépendances telles que cuisine, four, « sarto »6. L’écurie doit recevoir les indispensables chevaux, des modestes roncins ou sommiers jusqu’aux destriers ou coursiers7. Le grenier ne manque pas davantage, alors que la chapelle n’est pas signalée partout. Naturellement ces principes généraux sont appliqués en tenant compte des nécessités locales. L’indispensable approvisionnement en eau peut recevoir des solutions originales. À Dorches en Michaille, près de Seyssel, un treuil situé du côté le plus abrupt remonte l’eau d’un torrent ; à Châteauneuf en Valromey, une solution analogue vise une source dans une faille de l’éperon porteur ; dans les châteaux peu exposés comme Rossillon en Bugey, Chambéry, le Bourget, ce sont des « bourneaux » (conduits de bois) qui amènent l’eau de source. La salle d’armes peut prendre des proportions importantes, comme le mettent en évidence les comptes de châtellenie pour Montmélian, ou adopter un aspect nettement plus convivial comme sur les peintures murales du château valdôtain d’Issogne. La réserve générale de vivres et d’armes se situe souvent dans la cave d’une tour ou de la grande tour, mais au château de Chillon elle occupe les grandes salles du sous-sol du logis.

  • 8 CC Treffort 1302-1306.

6Les aménagements de détail peuvent être reconstitués tantôt par les sources écrites, tantôt par l’étude monumentale. Outre les équipements de cheminée et divers ustensiles, il arrive qu’on trouve un râtelier d’arbalètes et d’armes d’hast, une armoire à pain, des crochets pour pendre les « bacons » ou salaisons8. Malgré la sécheresse des indications comptables, on discerne bien le cadre de vie essentiel du châtelain. Celui-ci vit habituellement dans la grande tour ou dans le logis le plus proche. Là il dispose d’une salle de taille variable pour accueillir supérieurs, messagers et subalternes et d’une chambre (appartement privé) située au-dessus, mais il apporte là son mobilier au sens le plus général du terme, car les comptes de châtellenie n’en soufflent mot. Il fait normalement des rondes dans tout le château et accorde une attention particulière aux écuries, comme il sied à un cavalier. Tel est, en résumé, le paysage castral du châtelain quand il n’est pas en mission à l’extérieur de la forteresse.

Le maintien de la « garnison »

  • 9 CC Ugine 1281-1282 : 4 nobles et 11 non-nobles versent la taxe de remplacement pour la garde du châ (...)

7Ce terme englobe au Moyen Âge les hommes, les vivres, les armes et les munitions. Encore au début du xiiie siècle, le châtelain a dû faire appel aux vassaux et non-nobles capables, venus par roulement, mais selon la tendance du temps, ce service se convertit en taxe de remplacement9. Avec le passage à l’armée soldée, le châtelain paie le portier, la « gayte » (guetteur), quelques clients (sergents entraînés et de condition relevée) et il dispose de chiens de garde. Il peut éventuellement faire appel à ses subalternes les plus importants tels que le « métral » ou, au xive siècle, le vice-châtelain. L’origine sociale d’une telle garnison est forcément variée. À de rares exceptions près, le châtelain et le vice-châtelain qui le supplée sont nobles en raison du commandement de la place. Le portier qui joue grand rôle dans la défense du château, le métrai qui surveille et administre tout ou partie de la châtellenie peuvent être nobles. Sinon ils sont d’une condition voisine de celle des clients de métier que l’aptitude au service des armes et la fidélité à leur seigneur élèvent au-dessus de leur état originel, paysan ou bourgeois. Les « gaytes » paraissent plus modestes, car il ne leur faut se défendre qu’en situation désespérée. Les sources ne disent rien de l’éventuel rôle d’appoint militaire des valets des membres les plus aisés de la garnison, car les serviteurs relèvent de la sphère du privé.

  • 10 En cas de menace latente et à la frontière, la dotation peut demeurer notable. En 1267, le château (...)

8Mais il ne s’agit pas seulement de diriger des hommes. Dans des conditions variables, il convient de songer aux vivres (pain ou équivalent, viande salée, fromage, vin) que l’on conserve en coffres ou en tonneaux, à moins que ce ne soit au crochet, dans les dépendances du logis. Le châtelain est aussi responsable des armes de réserve et des munitions mises en caisses : carreaux et viretons d’arbalète, flèches d’arc. Il reste ainsi toujours un minimum de moyens issus du domaine provenant de temps d’alerte antérieurs, mais à l’ordinaire la quantité d’armes semble modeste10. Le constat ne saurait surprendre : l’usage veut que chaque combattant s’équipe lui-même selon sa spécialité, son rang et ses moyens. Le matériel personnel reste donc dans chaque habitation, ce qui offre l’avantage d’une réaction très rapide en cas d’alerte locale et le risque d’un usage privé des armes en cas de conflit personnel.

L’entraînement à pied et à cheval

9Sous une forme directe, les comptes de châtellenie n’évoquent pas l’entraînement, car il ne coûte rien. Frapper à l’épée sur des pieux de récupération ou se battre avec des armes détériorées ou émoussées dans la cour du château, manœuvrer sous les murs ou à l’extérieur, rien ne laisse de traces financières. Il en est de même de l’équitation qui n’est pas un monopole nobiliaire : ceux qui servent à cheval doivent savoir monter en voltige malgré l’armement, affronter d’autres cavaliers, charger des piétons, dompter les bêtes dans toutes situations. A fortiori rien n’est ordinairement évoqué de l’entraînement des piétons, mais de rares indices sur le rôle d’instructeur du métrai pour les clients (à Ugine par exemple) et l’existence d’associations d’arbalétriers et d’archers (celle d’Aoste par exemple, signalée dès 1200) suggèrent les réalités. Malgré le silence habituel des comptes de châtellenie, les résultats sur le terrain sont manifestes, que ce soit pour de grosses opérations de police ou dans des activités militaires. Le châtelain peut compter sur des hommes qui savent se battre, car le statut même des nobles et des clients (surtout ceux qui sont recrutés à plein temps) leur en fait obligation, et nombreux ont été les succès éclatants, comme au temps d’Amédée VI la bataille des Abrets contre les Dauphinois (1354) et le siège de Gallipoli contre les Turcs (1366).

  • 11 Bien que les chartriers seigneuriaux soient muets sur le sujet, on peut penser que les bannerets et (...)

10Le châtelain est généralement choisi en tant que fidèle et membre d’une élite de professionnels de la guerre. Pour expliquer la bonne défense du comté et les victoires dans l’offensive, les capacités d’une noblesse de Savoie, nombreuse, ne sauraient suffire. On est en droit de supposer que, soit personnellement, soit par un de ses subalternes indirects, le châtelain veille à entraîner sa garnison périodiquement. Il incite aussi probablement sa réserve à un entraînement analogue grâce à ses contacts avec les communautés rurales et urbaines : cavaliers, clients et arbalétriers se révèlent en effet si vite opérationnels en cas de besoin que l’entraînement régulier paraît bien avoir été imposé ou admis par consentement général11.

La mise en état d’alerte locale

Le réseau d’alerte

11Le maillage de châteaux et de maisons-fortes, d’abbayes et de prieurés fortifiés, de villages et de villes, est devenu très dense entre la seconde moitié du xie siècle et le premier quart au xive siècle. Au-dessous de 1000 mètres, il suffit habituellement de parcourir de un à quatre kilomètres sur un itinéraire pour arriver à l’une de ces implantations. Les chiens ou les guetteurs détectent les approches et il suffit de messages ou de signaux à feux pour prévenir vite et bien. Ainsi, le châtelain ou le vice-châtelain est averti et il prévient à son tour ses homologues, voire le plus important d’entre eux, puis le bailli qui lui succède, et les informations remontent jusqu’au prince et à son état-major. En plus de la recherche de renseignements, par éclaireurs ou espions si l’ennemi est proche et par messagers dans le cas contraire, il s’agit alors de prendre les mesures d’usage. La priorité va au renforcement de la garnison, car selon un adage populaire volontiers cité par Pierre II de Savoie, « qui est garniz non est vinz ».

L’accroissement de la garnison

  • 12 Ainsi, à Monthey, dans le bailliage du Chablais en 1329. Abbé J. Grémaud, Documents relatifs à l’hi (...)
  • 13 Ainsi à Chillon en 1234, le portier est Guigue de Pontverre, Régeste Genevois, no 669.

12Le nombre des « gaytes » passe généralement de un à trois ou quatre. Loin d’être livrés à eux-mêmes, ces guetteurs sont placés par le portier et sous son autorité immédiate12. Le portier est du reste un agent essentiel du châtelain. À l’ordinaire, il assure la surveillance rapprochée et identifie ceux qui sont autorisés à entrer au château. En temps de guerre il a la responsabilité du point faible qui est toujours une porte, même protégée par une avant-cour ou des ouvrages avancés : pour ce secteur, il faut un fidèle apte au commandement13.

  • 14 Comme jadis dans l’empire carolingien, le comté de Savoie oscille entre deux systèmes : la levée gé (...)

13Arrivent surtout les renforts, soit des guerriers de métier, soit tout ou partie des hommes en âge et en état de combattre dans les limites fixées par les usages ou par les franchises14. Tenus de venir quand l’alerte a été sonnée, ces renforts peuvent aisément décupler une garnison ordinaire. Il faut donc installer ces hommes dans les tours et logis et distribuer les consignes. Quant aux non-combattants réfugiés dans la basse-cour ou l’avant-cour, voire dans la cour, ils s’organisent comme ils le peuvent, avec leurs propres biens, selon une pratique générale valant aussi pour les positions fortifiées des seigneurs laïcs et ecclésiastiques. Toutefois, au fur et à mesure que le bourg au pied du château se fortifie, les non-combattants ne montent plus dans la forteresse, ce qui paraît s’être généralisé au xive siècle.

Le renforcement des défenses

  • 15 CC Treffort 1363-1365.

14Dans les emplacements prévus, le châtelain commence à faire mettre en place les bretèches au-dessus des portes et les coursières sur les courtines, le tout dans des bois particulièrement durs et certainement traités. Parfois, il fait installer des ouvrages avancés, destinés à empêcher l’attaque au bélier, parfois, il préfère disposer des râteliers d’épines pour interdire l’escalade par surprise15.

  • 16 Figurant parmi les forteresses importantes, le château de Chambéry dispose ainsi d'une réserve de s (...)

15La remise en état de « l’artillerie » s’impose. Le mot évoque l’ensemble des armes de tir. Il s’agit donc de commander à un arbalétrier la vérification de quelques dizaines d’arbalètes de tous types, principalement leurs cordes et leurs systèmes de détente, mais aussi des projectiles correspondants16. Les vieilles arbalètes à deux pieds paraissent encore, malgré la progression des arbalètes à un pied ou à étrier, bénéficier du maniement le plus sûr. Moins fréquents sont les modèles à tour ou même à pied de biche. En revanche la Savoie accorde un intérêt manifeste aux très redoutables « espringales », arbalètes géantes sur affût mobile. Ce matériel nécessite force caisses de carreaux, de viretons, de fléchons. Par ailleurs, si le château est bien équipé, un ingénieur contrôle de même les engins à trébuchet pouvant contre-battre ceux de l’ennemi : direction, réglage des cordes pour les distances, graissage. Enfin, depuis Amédée VII, après 1383, les canons viennent peu à peu compléter l’artillerie, mais les bouches à feu n’ont guère d’importance opérationnelle avant les années 1420.

16Le châtelain se donne ainsi les moyens de balayer les approches de la forteresse et de faire durer le siège de son château le temps qu’une armée comtale vienne la dégager. Toutes ces mesures créent souvent une grande fébrilité dans la place et rares ont été les cas de négligence où le châtelain savoyard n’était pas paré quand l’ennemi est survenu. Il va de soi que l’ampleur de cet effort varie en fonction du nombre de paroisses incluses dans la châtellenie et aussi selon l’ampleur de la menace. Le comte exige beaucoup pour Montmélian, située au cœur du principal dispositif interdisant aux Dauphinois de sortir du Grésivaudan, et peu au contraire pour le Bourget protégé par un important hérisson de châteaux. La même différence se constate en pays de Vaud entre Romont, menacée par les dangereux voisins alémaniques, et Les Clées, proches d’une frontière comtoise longtemps paisible, ou encore en vallée d’Aoste entre Bard, verrou de l’accès à un Piémont longtemps instable, et les acquisitions tardives. Une typologie militaire des châtellenies serait à développer plus systématiquement.

La mobilisation et ses suites

17Le châtelain a la responsabilité d’exécuter les instructions du comte transmises par le seigneur délégué pour une opération ou par le bailli.

La mobilisation proprement dite

  • 17 CC Montmélian 1389-1390.

18Dans le respect des coutumes et franchises, le châtelain répercute un préavis comportant l’ordre de se préparer à rejoindre en armes l’armée centrale et de ne pas sortir de ses terres17. Puis il diffuse la convocation proprement dite qui, en cas de menace grave, peut toucher toute personne portant les armes ou sélectionnée : cela ne saurait exclure les taillables qui ne sont pas forcément les plus pauvres ni les moins aptes à s’équiper. Dans tous les cas, il s’agit sans doute d’annonces publiques aux lieux accoutumés. Le délai entre la mise en état d’alerte et l’ordre de rejoindre est évidemment destiné à permettre à chaque combattant de vérifier et de compléter avant tout son armement offensif et défensif. Il s’agit aussi de disposer d’armes de rechange, de caisses de projectiles pour ceux qui en utilisent, d’outils pour les valets. En outre, les cavaliers et aussi les piétons conduisant des bêtes de somme doivent forcément contrôler les ferrures et les harnachements. Enfin les seigneurs bannerets, probablement aussi les chefs de détachements de clients et les connétables de bandes d’arbalétriers, ont à prévoir des drapeaux permettant selon l’usage général le groupement et le commandement des unités tactiques de base.

La conduite de la troupe au lieu de mobilisation

  • 18 Au lieu des effectifs généralement limités des garnisons (moins de dix en temps de paix, plus de ce (...)
  • 19 On trouve même un combattant mis à l’amende de composition pour le vol d’une poule en temps de guer (...)

19Le châtelain rassemble une troupe à l’effectif très variable, limitée souvent à quelques dizaines de cavaliers et d’arbalétriers mais atteignant parfois des centaines de clients18. Il doit en déplacement faire observer une très stricte discipline durant les trajets d’aller et de retour. Là est la difficulté, car si les Savoyards se sont toujours montrés remarquablement disciplinés en opérations, on ne saurait en dire autant avant ou après. Le châtelain interdit et sanctionne tout vol ou dégât en cours de route, quitte à prévoir repas et repos dans des auberges ou à proximité19.

20À l’arrivée au lieu fixé, les maréchaux se chargent de la « montre », revue destinée à évaluer les hommes, les chevaux, les équipements et, par voie de conséquence, les soldes. Puis le comte ou son représentant prend sous son commandement l’armée ainsi réunie. Si l’assaut de châteaux ou de villes est prévu, le chef de l'armée aura de son côté fait quérir les ingénieurs, chargés du matériel de siège, et les mineurs, recrutés parmi des maçons pour la sape. De façon générale, il aura aussi demandé aux châtelains assez proches du théâtre d’opérations de fournir en tout ou partie des éclaireurs et des espions pour le renseignement, des messagers pour les transmissions. De nombreux comptes de châtellenie en font état.

La participation aux opérations

21Il est rare qu’un châtelain comtal ne participe pas directement ou indirectement aux opérations.

  • 20 CC Chambéry 1328-1330.
  • 21 Pour les campagnes du Faucigny et du Pays de Gex, des exemples intéressants figurent dans les compt (...)
  • 22 CC Aiguebelle 1286-1287.
  • 23 Régeste dauphinois, doc. no 23310.
  • 24 L. Wurstemberger, op. cit., doc. no 796. On sait que les trébuchets sont des grands engins à bascul (...)

22Sous la forme directe, l’ordinaire prend la forme de la chevauchée dans les directions ordonnées par le commandement. En 1330, le châtelain de Chambéry conduit vingt-quatre cavaliers pour une diversion vers Allevard, près de l’entrée du Grésivaudan, puis il en mène dix pour contribuer à dégager La Perrière près de Voiron avant de repartir avec onze autres en Bresse20. Mais s’il s’agit de l’ost, soit l’armée comtale, le châtelain peut se voir confier le commandement d’une unité. Il a, selon le cas, affaire aux bannerets, chevaliers, écuyers et autres cavaliers, ou bien aux arbalétriers et clients21. La mission n’a pas forcément rapport avec la bataille proprement dite. Ainsi le châtelain d’Aiguebelle fait encadrer par un fort détachement de clients trente-cinq prisonniers dauphinois transférés de Montmélian à Aiguebelle en 128622. Son collègue de Pont-de-Beauvoisin dispose trois cents hommes sous la direction de quelques chevaliers pour la garde des gués du Guiers en 132723. Au besoin, les clients passent à l’attaque pour exterminer les éclaireurs ennemis. S’il s’agit d’un siège en règle, le châtelain aura éventuellement à contribuer à un assaut plus complexe que l’escalade aux échelles ou le lancement d’un chariot de feu contre la porte. Il s’agit de coordonner l’action des trébuchets et « espringales », du « chat » protégeant le bélier et des « chats » protégeant les mineurs, des beffrois ou tours roulantes. Le châtelain se lance dans des actions parfois très téméraires à l’exemple de Humbert de la Balme, châtelain de Suze, qui envoie une dizaine de cavaliers dans un raid en profondeur visant le Piémont delphinal au début du règne de Philippe Ier24.

  • 25 Ibid. doc. no 700.
  • 26 CC Yenne et Chanaz 1321-1322.
  • 27 CC Chambéry 1357-1358.
  • 28 CC Seyssel et Dorches 1312-1313.
  • 29 Ibid. 1332-1333.

23Sous une forme indirecte, le châtelain contribue à la logistique des opérations par des envois de vivres, de matériel et d’argent. En 1265, le châtelain de Chillon a expédié des blés et des bacons à la chevauchée du Valais25. En 1321, le châtelain de Yenne et Chanaz envoie à l’armée du comte, par bateau sur le Rhône, des vaches, du vin, du pain, des ustensiles de cuisine et des pavillons (tentes)26. En 1357, ce sont quatorze bêtes qui portent cinquante-six caisses de viretons sous emballage de toile de Chambéry en vallée de Suze27. Parfois l’expédition est encore plus importante, si bien qu’en 1312-1313, le châtelain de Seyssel et Dorches fait escorter des sommiers (bêtes à bât) et des engins par un détachement de cavaliers28. Le responsable de cette châtellenie fait même, en 1332-1333, fabriquer les engins avant de les envoyer (sans doute démontés) sur vingt chars à bœufs au bénéfice de l’armée comtale29. On ne s’attardera pas ici sur les usuels virements de fonds qui, par l’intermédiaire d’autres châtellenies, du trésorier général ou du trésorier de guerre, vont à leur manière soutenir aussi l’effort de guerre sur un théâtre d’opérations déterminé.

24En définitive, le châtelain est chargé, en sus de l’exécution de tous les ordres supérieurs, des tâches suivantes :

  • le commandement local avant tout, ce qui inclut souvent renseignement et transmissions ;

  • la construction et l’entretien du château princier qui lui est confié, ce qui relève du génie ;

  • le recrutement et la mobilisation des troupes, en incluant leur discipline, jusqu’au point désigné par l’ordre de rejoindre ;

  • l’intendance et la logistique.

  • 30 Nombre de mesures prises par le châtelain l’expliquent. Ainsi, les transports de matériel utilisent (...)
  • 31 En 1303-1304, par exemple, le bailli du Chablais, Rodolphe de Montmayeur, inspecte le château de so (...)
  • 32 B. Demotz, « Une clé de la réussite d’une principauté aux xiiie et xive siècles : naissance et déve (...)
  • 33 On remarquera ici le rôle considérable de l’aristocratie d’épée qui fournit notamment l’état-major (...)

25Jugée prestigieuse par les nobles, toute cette organisation militaire reposant largement sur le châtelain fonctionne remarquablement au temps des comtes de Savoie30. Si l’on peut repérer des oppositions de la part de nobles et de l’absentéisme chez les non-nobles, ces phénomènes restent marginaux et ne sauraient masquer l’essentiel : une défense assurée, une capacité d’intervention victorieuse dans un vaste espace compris entre mer d’Irlande et mer Noire. Les comtes de Savoie ont généralement su définir une politique claire, donner des ordres fermes et vérifier leur armée par une véritable inspection militaire. Pour les hommes, c’était l’affaire des maréchaux et du bailli dont dépendait le châtelain ; pour les châteaux, cela revenait d’une part aux commissaires aux fortifications désignés par le comte ou tardivement au maître des œuvres du comte, d’autre part à l’ordinaire aux baillis31. Cette inspection militaire n’exclut évidemment pas un contrôle financier minutieux de la Chambre des comptes, sous une forme pragmatique au xiiie siècle et plus institutionnalisée au xive siècle32. Mieux encore, l’armée et les fortifications ont normalement évolué en fonction des progrès techniques successifs33.

26Le contraste est vif avec la période ducale qui suit, du moins après la mort d’Amédée VIII au milieu du xve siècle. Vont se succéder désormais, à une exception près, des princes brouillons ou éphémères : plus de politique claire, plus d’armée nationale, plus de fortifications nouvelles adaptées à la présence croissante de l’artillerie. Au milieu de tous ces reculs, le châtelain devait poursuivre une longue carrière mais désormais purement administrative. Oublieux de son passé, un pays sans volonté politique ni armée suffisante se trouvait à la merci des envahisseurs. Par les terribles ravages de l’époque dite moderne, la Savoie devait payer très cher cette leçon de tous les temps.

27Il convient ici d’éviter deux confusions. Le déclin progressif du rôle militaire du châtelain au xve siècle ne saurait d’abord être placé en parallèle avec celui du château. En effet, avec l’établissement de braies et de casemates de fond de fossé, le percement de canonnières, le remblaiement des salles basses pour faire masse et mieux supporter les départs d’artillerie, la construction de bastions avancés, un château pouvait fort bien s’adapter à l’artillerie à feu. À titre d’exemple, la Bathie de Vienne en donne encore un aperçu malgré des siècles de vandalisme. Au reste, si le déclassement du château avait été inéluctable dès les alentours de 1500, on comprendrait bien mal l’acharnement du siècle de Richelieu à éliminer cette menace en différents pays, quand bien même la pure forteresse représentait l’avenir. De façon plus flagrante encore, ce déclin ne s’accompagne nullement de celui de la noblesse d’épée qui, pour longtemps, devait garder son caractère de groupe de militaires d’élite aptes au commandement et aux missions difficiles. Toutefois, en accordant une forte priorité à la cavalerie sans se désintéresser de l’infanterie, il semble bien que, dès le xve siècle, cette noblesse ait eu tendance à laisser à d’autres professionnels l’artillerie à feu et le génie.

28Ainsi, compte tenu du temps de genèse de l’office et des remarques précédentes, c’est bien dans une large période xiiie - xive siècles que se sont développés en Savoie les rapports les plus intensifs entre le châtelain et la guerre. À cet égard, des comparaisons avec d’autres pays seraient les bienvenues. Elles pourraient porter sur des points essentiels comme les attributions, le contrôle, voire la mentalité des châtelains. La question première serait de savoir si ces derniers ont eu ès qualités un rôle qui a dépassé la défense et la logistique pour atteindre à la stratégie, à la tactique ou à la poliorcétique médiévales. Une analyse systématique et très poussée des carrières pourrait apporter des éléments de réponse qu’il faudrait confronter avec l’étude systématique des grandes campagnes militaires et avec l’évolution de l’ensemble des fortifications.

Notes

1 Pour une vue d’ensemble, B. Demotz, Le Comté de Savoie du xie au xve siècle. Pouvoir, château et État au Moyen Âge, Genève, 2000.

2 L’ensemble des indications figure pour l’essentiel dans les rubriques « Travaux du château, paiements » des comptes de châtellenie de la série SA conservée dans les archives départementales savoyardes, sauf ce qui relève de la Bresse et du Bugey classé en série B aux Archives de la Côte d’Or. Il est d’usage d’abréger les comptes de châtellenie ainsi : CC.

3 CC Seyssel et Dorches 1348-1363.

4 CC Saint-Trivier-en-Bresse 1361-1363.

5 P. Cattili a présenté l’édition critique d’une série de comptes de travaux concernant des châtellenies proches de la basse vallée de l’Ain, Cahiers René de Lucinge, du tome 22 (1979) au tome 30 (1995). Plus synthétique, J. M. POISSON, « La maîtrise d’œuvre dans les chantiers de construction des châteaux du comté de Savoie au xive siècle », dans Du projet au chantier. Maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre aux xive-xvie siècles, Paris, 2001.

6 Le mot « sarto » désigne en Savoie le cellier, placé en sous-sol ou dans une partie basse de la construction.

7 Une grande diversité de qualité caractérise ces animaux : des plus modestes roncins valant environ 20 florins jusqu’aux plus beaux destriers atteignant 1000 florins. Voir notamment à ce sujet les comptes des trésoriers généraux de 1377-1382.

8 CC Treffort 1302-1306.

9 CC Ugine 1281-1282 : 4 nobles et 11 non-nobles versent la taxe de remplacement pour la garde du château.

10 En cas de menace latente et à la frontière, la dotation peut demeurer notable. En 1267, le château de Conthey dispose d’une trentaine d’arbalètes, de plusieurs milliers de fléchons et de carreaux, de 21 « manteaux » pour la protection des tireurs ainsi que des boucliers, sans préjudice des tonneaux de vin et des coffres de grains : L. Wurstemberger, Peter der Zweite, Graf von Savoyen, t. IV, Berne-Zurich, 1858, doc. no 746.

11 Bien que les chartriers seigneuriaux soient muets sur le sujet, on peut penser que les bannerets et de plus modestes nobles agissaient de même, car leur départ en opération avec un groupe de cavaliers n’altérait pas les défenses en général.

12 Ainsi, à Monthey, dans le bailliage du Chablais en 1329. Abbé J. Grémaud, Documents relatifs à l’histoire du Vallais, 8 vol., Lausanne, 1875-1899, doc. no 1516.

13 Ainsi à Chillon en 1234, le portier est Guigue de Pontverre, Régeste Genevois, no 669.

14 Comme jadis dans l’empire carolingien, le comté de Savoie oscille entre deux systèmes : la levée générale de toutes les personnes portant les armes pour faire face à une menace majeure (CC Montmélian 1392) ou la sélection (douze personnes libres ou taillables choisissent et équipent un client, selon la reconnaissance passée en faveur de Pierre de la Tour, seigneur de Châtillon en Valais, d’après Grémaud, op. cit., doc. no 1516).

15 CC Treffort 1363-1365.

16 Figurant parmi les forteresses importantes, le château de Chambéry dispose ainsi d'une réserve de soixante-huit arbalètes à entretenir au temps d’Amédée V (Comptes des Trésoriers Généraux de 1315-1316, 1 Mi 90).

17 CC Montmélian 1389-1390.

18 Au lieu des effectifs généralement limités des garnisons (moins de dix en temps de paix, plus de cent en temps de guerre), on peut atteindre 300 à 400 hommes mobilisables par châtellenie en moyenne.

19 On trouve même un combattant mis à l’amende de composition pour le vol d’une poule en temps de guerre.

20 CC Chambéry 1328-1330.

21 Pour les campagnes du Faucigny et du Pays de Gex, des exemples intéressants figurent dans les comptes des trésoriers de guerre 1353-1355 (1 Mi 27).

22 CC Aiguebelle 1286-1287.

23 Régeste dauphinois, doc. no 23310.

24 L. Wurstemberger, op. cit., doc. no 796. On sait que les trébuchets sont des grands engins à bascule pour l’envoi de gros boulets de pierre, tandis que les « espringales » sont des arbalètes géantes sur affût mobile et les « chats » des galeries roulantes.

25 Ibid. doc. no 700.

26 CC Yenne et Chanaz 1321-1322.

27 CC Chambéry 1357-1358.

28 CC Seyssel et Dorches 1312-1313.

29 Ibid. 1332-1333.

30 Nombre de mesures prises par le châtelain l’expliquent. Ainsi, les transports de matériel utilisent souvent le mulet, animal capable de porter 200 kg dans toutes les conditions topographiques et météorologiques. Le châtelain n’en prend en compte que quatre pour porter l'artillerie et les caisses de viretons accompagnent un détachement de deux arbalétriers à cheval et de quarante arbalétriers à pied qui vont à Rougemont en Bugey, d’après le CC Chambéry 1404-1405. La proportion fréquente serait davantage de cinq piétons pour un cavalier : aussi, le châtelain de Chanaz envoie cinq hommes d’armes et vingt-cinq clients au bailli du Bugey, selon CC Yenne et Chanaz 1297-1298.

31 En 1303-1304, par exemple, le bailli du Chablais, Rodolphe de Montmayeur, inspecte le château de son bailliage (Régeste Genevois, no 1526). En 1375, Aymar de Seyssel, seigneur d’Aix, et Bochard de Châtillon, seigneur de Sonnaz, sont chargés par le comte d’inspecter toutes les fortifications du bailliage de Savoie, ce que renouvelle dix ans plus tard Amédée d’Orlié, commissaire du comte pour les mêmes fortifications (CC Montmélian 1375, puis 1385-1386, fol. 24).

32 B. Demotz, « Une clé de la réussite d’une principauté aux xiiie et xive siècles : naissance et développement de la Chambre des comptes de Savoie », dans P. Contamine et O. Mattéoni dir., La France des principautés. Les chambres des comptes aux xive et xe siècles, Paris, 1996, p. 17-26.

33 On remarquera ici le rôle considérable de l’aristocratie d’épée qui fournit notamment l’état-major princier, les baillis et les châtelains. Cette aristocratie savoyarde ne méprise aucun combattant, car elle compte dans ses rangs des portiers de châteaux, des arbalétriers, des clients ou des « gouverneurs d’engins ». Elle se tient aussi bien informée soit par ses déplacements à l’étranger, soit par des voyageurs de toutes conditions empruntant en nombre des routes majeures de l’Occident passant en Savoie.

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