1Depuis plus de trente ans, les recherches sur les principautés à la fin du Moyen Âge, leur administration et leur société politique se sont multipliées, tant en France qu’en Italie. Toutes ont montré que les officiers locaux ont souvent été les chevilles ouvrières des ambitions politiques et des constructions territoriales voulues en France par les princes, et, en Italie, par les cités communales puis les villes-États. Parmi ces officiers, la figure du châtelain, ou son équivalent, occupe une place de choix. Partout le châtelain apparaît comme au cœur du dispositif administratif et politique des entités princières. C’est de cet officier et de l’office qu’il incarne que traitent les actes de la table ronde de Chambéry d’octobre 2001 ici rassemblés.

2En coordonnant une table ronde sur les châtelains des princes à la fin du Moyen Âge, le désir des organisateurs était d’abord de faire le point, aussi solidement que possible, sur l’institution châtelaine dans ses différentes composantes. Il s’agissait ensuite de proposer une comparaison entre deux espaces politiques, l’espace des principautés du royaume de France et celui des villes Etats et des républiques d’Italie du Nord, l’idée étant qu’entre ces deux espaces, les différences n’étaient peut-être pas aussi grandes qu’il n’y paraît au premier abord. Certes, les structures politiques que l’on trouve « de part et d’autre des Alpes » ne sont pas, loin s’en faut, de même nature. Elles demeurent néanmoins des entités territoriales précises, point trop étendues – ce ne sont pas des royaumes –, où les officiers territoriaux semblent avoir joué un rôle essentiel dans l’affirmation du pouvoir princier et la maîtrise des espaces politiques. Au-delà, le souhait des organisateurs était de baliser quelques pistes nouvelles pour des recherches ultérieures.

3Pour faire discuter historiens français et italiens, le choix de Chambéry s’est vite imposé comme un lieu de rencontre idéal et emblématique. Chambéry n’est-elle pas l’une des anciennes capitales de l’État savoyard, situé entre France et Italie ? En outre, Chambéry conserve aux Archives départementales une « documentation châtelaine » sans doute parmi les plus riches existantes aujourd’hui dans les archives occidentales, à savoir la série des comptes de châtellenies. Il y a là une série remarquable : elle est quasi complète et continue à partir du milieu du xiii^e siècle, et elle fait actuellement l’objet d’une entreprise éditoriale prometteuse à l’initiative de Marjorie Burghart (université Lyon II). Enfin, on notera que la première étude universitaire d’envergure consacrée aux châtelains au Moyen Âge a concerné la Savoie. Il s’agit de la thèse d’Étienne Dullin, Les châtelains dans les Domaines de la Maison de Savoie en deça des Alpes. Parue en 1911, elle constitue une solide base de départ pour la réflexion.

4Faire le point des connaissances sur les châtelains et l’institution châtelaine, c’est d’abord rappeler en quelques traits les apports historiographiques des travaux du siècle précédent. Comme cela vient d’être mentionné, l’une des premières recherches est la thèse d’Étienne Dullin. Le point de vue de l’auteur est celui d’un historien du droit. Son étude repose essentiellement sur des sources publiées – Étienne Dullin n’a pas exploité la série des comptes de châtellenies – et s’attache à dessiner les caractéristiques institutionnelles et juridiques de la fonction châtelaine, particulièrement pour la fin du xiv^e et le xv^e siècle. Le livre présente nombre de données intéressantes, mais la vision de la fonction châtelaine qu’il propose est largement statique. Par la suite, les préoccupations institutionnelles et juridiques ont continué de constituer, durant plusieurs décennies, la toile de fond de nombreuses autres études traitant de la question châtelaine et de l’administration territoriale. Ainsi en est-il des travaux importants de Gustave Dupont-Ferrier sur les institutions du royaume de France et, pour les espaces régionaux, des travaux d’Henri Janeau sur les institutions delphinales. Dans une moindre mesure, les recherches des chartistes Jean Richard sur la Bourgogne et Pierre Duparc sur le Genevois peuvent être rattachées à ce courant historiographique. Parmi tous ces travaux, aucun ne prend comme seul objet d’étude les châtelains, comme l’avait fait Étienne Dullin. Les châtelains sont intégrés dans une présentation générale des institutions, et vus à travers le prisme d’une hiérarchie administrative. Cette tradition historiographique connaît son point d’aboutissement avec l’Histoire des Institutions françaises au Moyen Âge, ouvrage collectif et de synthèse placé sous la direction de Ferdinand Lot et de Robert Fawtier. Le tome I est consacré aux institutions seigneuriales et le tome II aux institutions royales. Paru en 1957, le tome I est paradigmatique d’une forme de lecture administrative, voire étatique, du rôle des officiers locaux et, parmi eux, des châtelains, dans un cadre précis, celui des principautés et des grands fiefs du royaume. Organisé en quatorze chapitres écrits par les plus grands médiévistes de l’époque (Édouard Perroy, André Bossuat, Yves Renouard, Barthélémy Pocquet du Haut-Jussé, Jean Richard et même François-Louis Ganshof), ce volume montre le châtelain comme un trait commun à toute organisation princière de la fin du Moyen Âge. Le châtelain est décrit partout comme homme et agent de l’autorité centrale. La lecture en parallèle des tomes I et II révèle à quel point le châtelain est l’officier emblématique de l’administration territoriale des principautés. Mais il n’est pas celui de l’administration royale : dans le tome II consacré aux institutions de la royauté, six mentions seulement sur les 580 pages que compte le volume font référence aux châtelains, et, plus précisément, aux châtellenies.

5En fait, ce sont le bailli – auquel sont consacrés plusieurs développements, dont l’un de plus de dix pages dans le chapitre relatif à l’administration du domaine – et le prévôt, qui apparaissent comme les figures premières de l’administration territoriale royale. Certes, tout n’est peut-être qu’une question d’échelle. Il n’empêche. L’Histoire des Institutions françaises au Moyen Âge semble donner raison à cette table ronde qui a concentré son attention sur les entités territoriales princières. Cette lecture orientée de l’administration locale et de la fonction châtelaine se maintient encore dans bien des travaux élaborés à la fin des années 1950 et durant les années 1960, comme le montrent les thèses de Pierre Tucoo-Chala sur la vicomté de Béarn et d’André Leguai sur le Bourbonnais.

6À la fin des années cinquante, la publication de l’ouvrage de John Bartier, Légistes et gens de finances au xv^e siècle. Les conseillers des ducs de Bourgogne Philippe le Bon et Charles le Téméraire, enclenche un changement d’optique et propose un autre questionnement : replacer les officiers dans leur environnement social et professionnel en s’intéressant à leur bassin de recrutement, et étudier les avantages de l’office en terme de profits et de privilèges ; bref, amorcer une étude sociale des institutions à travers leurs acteurs principaux, les officiers. Les châtelains ont droit dans le chapitre II de l’ouvrage à une esquisse de présentation sociale, où l’on apprend qu’ils sont issus à la fois des rangs de la petite noblesse et du monde de la marchandise. Le livre de John Bartier précède de quelques années la parution d’un autre ouvrage, qui va changer la perspective : il s’agit de la thèse de Bernard Guenée, Tribunaux et gens de justice dans le bailliage de Senlis à la fin du Moyen Âge (vers 1380-vers 1550), à laquelle peut être ajoutée celle de René Lédou, Les hommes de loi lyonnais à la fin du Moyen Âge. Étude sur les origines de la classe de robe. Paru en 1963, le livre de Bernard Guenée modifie considérablement l’approche classique que l’on avait jusque-là du châtelain et des officiers territoriaux. Si l’ouvrage ne porte pas uniquement sur les châtelains, ceux-ci sont évoqués dans leurs prérogatives en matière de justice et dans leurs rapports à la pratique judiciaire. Le châtelain mais aussi le prévôt et le lieutenant n’apparaissent plus ici vus de haut. Ils sont appréhendés dans leur quotidien et leur cadre de travail, la châtellenie. Sur celle-ci, Bernard Guenée a écrit des pages essentielles. Allant à l’encontre d’une opinion souvent tenace – en fait celle de Gustave Dupont-Perrier et de ses épigones-, il écrit que la châtellenie est, à la fin du Moyen Âge, la cellule de base de la vie des hommes et que ses limites, certes complexes, n’en sont pas moins stables et précises. La thèse de Bernard Guenée se révèle la première grande tentative de recherche sociale, institutionnelle et géographique sur les institutions territoriales et leurs protagonistes. L’auteur reprend ensuite son propos et l’élargit à l’ensemble de l’Occident, sous l’angle comparatiste et synthétique, dans sa « Nouvelle Clio », L’Occident aux xiv^e et xv^e siècles. Les États, dont la première édition remonte à 1971. Revenant, entre autres, sur la question de l’administration locale, Bernard Guenée lui consacre un développement qu’il scinde en trois parties : une partie qu’il appelle « l’originalité anglaise », une autre, « la diversité continentale », une troisième, « la complexité française ». Pour argumenter ce dernier sous-titre, Bernard Guenée parle du bailli et du sénéchal, de l’apparition des lieutenants et des juges mages à la fin du xiii^e siècle, puis des nouvelles structures administratives qui se mettent en place au xiv^e siècle en liaison avec la fiscalité. À aucun moment, le mot châtelain n’est cité, et le terme de châtellenie n’est évoqué qu’une seule fois.

7En fait, il faut attendre les années 1980 pour voir les châtelains et, à travers eux, les officiers territoriaux, faire l’objet d’un regain d’intérêt. Ce renouveau tient à deux raisons : d’une part les recherches initiées par Jean-Philippe Genet et le CNRS autour du thème de la genèse de l’État moderne, recherches qui conduisent à une nouvelle lecture du fonctionnement des institutions, avec une approche qui se veut davantage socio-politique ; d’autre part, le recours à la méthode prosopographique qui permet de mieux appréhender les institutions dans leur composante sociale pour en dresser une sociographie. Marquées par ce renouvellement problématique et méthodologique, toute une série de thèses « princières » portant sur la Gascogne, la Bretagne, la Provence, la Savoie, le Bourbonnais, le Dauphiné développent l’idée et démontrent que les officiers centraux mais aussi territoriaux, particulièrement les châtelains, sont une composante active de la société politique dont le concept, développé pour la première fois par Raymond Cazelles et repris ensuite par Peter Lewis, Bernard Guenée et Philippe Contamine, est désormais largement diffusé. Dans tous ces travaux, l’approche sociale et parfois anthropologique permet de compléter un tableau des institutions qui était jusqu’alors déséquilibré car « vu d’en haut ». Surtout, le personnel politique et administratif est replacé dans une dynamique qui est celle des rapports que le prince entretient avec ses sujets. Du coup, l’officier qui agit au nom du prince – voire de l’État – devient un acteur légitime qui a reçu de ce dernier responsabilités et délégations de pouvoir. Toutes les thèses récentes montrent qu’au sein de cette chaîne de responsabilités, les châtelains, qui sont généralement des nobles, occupent une place fondamentale. Souvent unis au prince par le lien féodal – ce sont des vassaux –, et éventuellement par des alliances – pensons aux rapports ténus qui existent entre société contractuelle, princes de sang et principautés –, ou par une retenue dans l’Hôtel, les châtelains s’insèrent dans des réseaux de relation constitués autour du prince, qui apparaît dès lors comme le grand distributeur de revenus, de charges et de faveurs. Les offices territoriaux dans les principautés françaises des xiv^e et xv^e siècles n’avaient donc pas aux yeux des princes qu’une valeur administrative. Ils furent largement pensés comme des récompenses distribuées en vue de créer ou de conforter des fidélités.

8Qu’en est-il de « l’autre part des Alpes », l’Italie des villes et des cités ? Ici, la spécificité urbaine, et tout particulièrement communale, qui plonge ses racines dans le xii^e siècle, a conduit les médiévistes spécialisés dans les recherches sur le centre et le nord de la Péninsule à privilégier des pistes de recherche quelque peu différentes des perspectives françaises. Longtemps, le centre du tableau a été occupé, non par le renouveau de la puissance royale et la genèse de l’État moderne, mais par l’essor des villes-États et le développement de leurs institutions communales au xiii^e siècle. Cette option historiographique a eu au moins deux conséquences sur les travaux d’histoire institutionnelle et administrative relatifs à la fin du Moyen Âge : en premier lieu, les recherches les plus poussées ont surtout concerné la société politique communale, ses modèles idéologiques et institutionnels, les modalités du contrôle territorial à partir du binôme cité/contado, le profil des magistratures urbaines. De sorte que chaque cité communale, ou presque, possède sa propre monographie. Dans le même temps, les caractères spécifiques à cette civilisation communale, faite de rapports culturels intenses et d’échanges socio-institutionnels constants entre les cités, se sont précisés. On dispose aujourd’hui de connaissances cohérentes et homogènes sur la société communale et ses personnels politiques et administratifs. La deuxième conséquence concerne la diversité des axes de recherche. L’évolution politique de l’Italie de la fin du Moyen Âge a été longtemps étudiée à partir de la variété de ses modèles institutionnels. Trois modèles peuvent être distingués. Un premier modèle, territorial et princier, serait symbolisé par le duché de Milan des Visconti et des Sforza. Un second modèle, républicain, serait, quant à lui, incarné par les seigneuries régionales urbaines autour de Venise et de Florence. Un troisième modèle, hybride, serait représenté par les principautés mono-citadines, comme celles des Gonzague à Mantoue ou des Este à Ferrare. Par ailleurs, on note que la majorité de ces travaux opère une sorte de césure historiographique destinée à séparer durablement le xiii^e siècle « communal » des xiv^e et xv^e siècles « princiers » ou « républicains ». Ces choix ont conduit tout à la fois à un manque de profondeur chronologique – que devenaient, par exemple, les anciens officiers urbains et qu’en était-il des personnels politiques communaux ? – et à une lecture statique des structures institutionnelles et des profils administratifs. Certes, dès la fin des années quarante, quelques recherches prosopographiques régionales ont vu le jour : c’est le cas des travaux de Caterina Santoro sur les officiers des Visconti et des Sforza. Il n’en demeure pas moins que les officiers territoriaux et locaux des princes ou des oligarchies républicaines n’ont presque jamais été l’objet de recherches poussées. Les protagonistes étudiés étaient autres : d’une part les hommes de la cour du prince avec ses chanceliers humanistes, ses fidèles condottieri et ses familiers bons à tout faire ; d’autre part, les oligarchies de la Dominante – du patriciat vénitien aux élites florentines – prêtes à affirmer leur suprématie juridique et informelle sur les villes dominées et leurs contadi. Ainsi, les recherches de la première moitié du xx^e siècle relatives aux États régionaux italiens de la fin du Moyen Âge et au-delà ont largement privilégié le xv^e siècle, ses caractéristiques politico-culturelles et ses centres de pouvoirs oligarchiques liés à la cour, au détriment des évolutions institutionnelles, des renouveaux administratifs, et, partant, des officiers territoriaux.

9Les trois dernières décennies du xx^e siècle vont rétablir un certain équilibre. Elles se marquent par un véritable renouveau historiographique. À partir des années 70, et encore aujourd’hui, les études de Giorgio Chittolini invitent à prendre en compte la complexité des structures politiques et institutionnelles des principautés et des Républiques en mêlant infrastructures communales et interventions législatives, politiques fiscales et concessions féodales, démarches administratives et stratégies culturelles. En outre, le xiv^e siècle communal et seigneurial a été remis à l’honneur grâce à de nombreuses études sur différents aspects de son organisation territoriale. Ce courant historiographique est représenté par les recherches de Gian Maria Varanini sur la Terraferma vénitienne et sur les seigneuries de la plaine du Pô, et par les travaux d’Andrea Zorzi sur l’administration territoriale de la République florentine. Grâce à eux, il est désormais possible de faire le lien entre les traditions politico-administratives des communes urbaines et les ajustements institutionnels en rapport avec l’essor des États territoriaux. On connaît mieux, par ailleurs, les relais territoriaux du pouvoir, faits d’anciennes magistratures communales qui côtoient les agents nouveaux du prince ou de la Dominante. Aujourd’hui, les historiens italiens traitant la question des offices et des officiers aux derniers siècles du Moyen Âge insistent tous sur une spécificité originelle : l’importance de la civilisation communale du xiii^e siècle. À quoi s’ajoute une attention particulière portée aux modalités d’organisation du territoire mises en place, dès le xiv^e siècle, par les nouveaux acteurs politiques que sont les seigneurs des principautés et les oligarchies des Républiques. Ainsi, les études consacrées aux officiers locaux des princes et des Dominantes ont désormais acquis une place de choix dans la version italienne des recherches sur les origines de l’État moderne.

10Au total, il paraît manifeste que, par des voies différentes, un rapprochement historiographique s’est aujourd’hui opéré « de part et d’autre des Alpes ». La table ronde de Chambéry avait aussi pour ambition de parfaire, à sa manière, ce rapprochement. Mais selon quelle problématique et à partir de quels acquis ?

11La figure du châtelain et de ses équivalents territoriaux est l’une des plus complexes de la société politique des xiii^e-xvi^e siècles. « Vu d’en haut », le châtelain apparaît comme l’homme du prince, un agent, souvent un officier, envoyé sur le terrain pour assurer les relations entre le centre et la périphérie ou, mieux encore, entre les centres politiques et administratifs et le territoire, que celui-ci soit rural ou urbain. Dans le même temps, « vu d’en bas », le châtelain se positionne comme l’un des acteurs essentiels de la construction de toute société politique régionale, au même titre que les seigneurs, les notables urbains ou les officiers centraux, qui sont autant de châtelains potentiels. Ce constat pose en fait la question de l’unité et de la diversité des châtelains princiers, qui, pour être traitée, nécessite d’être abordée selon une triple perspective : chronologique, terminologique et fonctionnelle.

12La chronologie d’abord : le mot même de châtelain/castellanus apparaît au xi^e siècle au moins, et se perpétue ensuite jusque tard dans l’époque moderne. Mais on sait que derrière cette longue « durée linguistique » se cachent des mutations sémantiques, la chronologie renvoyant ici à un problème évident de vocabulaire. Dans la documentation du Moyen Âge central, le terme castellanus est employé, plus rarement il est vrai que celui de dominus, pour définir le seigneur territorial de ban, qu’il soit ou non fieffé. Ainsi, en choisissant dans sa thèse, La société aux XI^e et XII^e siècles dans la région mâconnaise, d’appeler les domini, « châtelains », Georges Duby voulait insister sur le rôle joué par le contrôle castrai dans le développement du pouvoir seigneurial. Il en faisait l’un des fondements de son modèle de la « seigneurie territoriale de ban », qu’il désigna sous l’appellation de « seigneurie châtelaine ». Or, dans presque toutes les régions de l’espace français, les sources des années 1150-1250 tendent à donner un sens nouveau au mot castellanus. Le terme évoque de plus en plus un officier nommé par le prince. Cet aggiornamento sémantique transforme peu à peu le « seigneur châtelain » en un « agent châtelain » qui, désigné par une autorité supérieure, est censé la représenter à l’échelle locale. Cette phase essentielle de l’histoire châtelaine est liée à de nouveaux besoins qui accompagnent la « réassurance » princière et royale des xii^e et xiii^e siècles. Elle se caractérise par une triple mutation : documentaire, domaniale et socio-institutionnelle. Mutation documentaire d’abord, car c’est au cours du xiii^e siècle qu’apparaissent les premières sources sérielles d’une administration territoriale en construction, à l'image des comptes des châtellenies savoyardes ou dauphinoises ; mutation seigneuriale ensuite, car la châtellenie en question fait dès lors partie du domaine princier et non plus de la seigneurie familiale ; mutation socio-institutionnelle enfin, car le niveau social autant que le profil politique de ces nouveaux châtelains diffère souvent sensiblement du rang seigneurial de leurs prédécesseurs. Certes, cette étape est diluée sur près d’un siècle et sa perception historiographique dépend du corpus de sources disponibles. Quant à son intensité, elle semble différente selon les régions. Néanmoins, au milieu du xiii^e siècle, le châtelain ou ses équivalents se trouvent, dans bien des principautés, au centre de tout tableau administratif et politique. N’oublions pas qu’à part le cas de l’Italie communale, l’essor d’une organisation territoriale à maillage serré précède la mise en place des appareils administratifs centraux et la formalisation de leur documentation sérielle.

13Ainsi, dès le xiii^e siècle, le châtelain se définit de plus en plus comme un homme du prince, qui le nomme et le solde, un homme bien implanté sur le terrain et le plus souvent à la tête d’une circonscription, la châtellenie. En vérité, ce profil, déjà trop schématique en lui-même, se modifie entre le xiv^e et le xvi^e siècle. D’une part, les officiers et les agents territoriaux se multiplient, se diversifient et, partiellement, se hiérarchisent, d’où l’apparition de nouveaux intermédiaires, tant entre le prince et la société territoriale – des baillis aux juges, des gouverneurs aux commissaires ou aux recteurs-, qu’entre le châtelain et la société locale – vice-châtelains, vicaires, lieutenants, receveurs. D’autre part, la charge châtelaine tend à abandonner son ancrage territorial au profit d’un rapprochement avec la cour, nouveau centre du pouvoir princier. Doit-on alors parler du passage de l’office à la pension, ce qui permettrait de mieux comprendre l’essor tout à la fois des cumuls administratifs, de l’absentéisme sur le terrain et de la multiplication des agents subalternes ?

14Il y a cependant plus : l’étude de la terminologie châtelaine ne pose pas seulement des questions de chronologie. Tout châtelain renvoie, au départ, à un château, et le château n’est pas loin de la guerre, tant s’en faut. Or, rappeler le lien originel entre châtelain et guerre, c’est renvoyer au thème des fonctions attachées à la fonction châtelaine. Ces châtelains ont-ils une vocation militaire prépondérante, comme en Milanais, ou bien exercent-ils des fonctions généralistes, alliant guerre et justice, fiscalité et ordre public ? Les différentes contributions rassemblées dans ce volume apportent des réponses variées. Insistons ici sur les nuances chronologiques et les différences géo-politiques.

15Que la guerre soit un trait caractéristique de l’action du châtelain, il y a là une évidence. Pourtant, même en se limitant aux châtelains princiers des xiii^e-xvi^e siècles, trois cas de figure au moins se dessinent, sans oublier que l’office lui-même a ses propres classements, entre châtellenies de prestige et postes de routine, et que l’évolution de la fonction châtelaine n’est ni univoque ni linéaire. Le premier cas concerne les châtelains, bayles ou autres vicaires, dont les fonctions demeurent longtemps généralistes : c’est le cas de la Savoie, de la Provence ou encore du Mantouan. Le second renvoie à des châtelains spécialisés dans la garde des forteresses : le rôle militaire est ici prépondérant (Milan, Venise). Le dernier cas est presque à l’opposé : en Catalogne, en Bourgogne, et dans une partie de la principauté bourbonnaise, les châtelains se dédoublent ; après avoir abandonné à autant de veguers ou de capitaines la maîtrise de la guerre, ils s’en tiennent à des fonctions domaniales, seigneuriales et de représentation. Cette diversité justifie que toute étude sur les châtelains porte non seulement sur les châtelains dans leurs châtellenies, mais sur l’ensemble du personnel administratif local qui gravite autour d’eux.

16Au total, les châtelains sont sans conteste parmi les protagonistes majeurs de la construction des administrations princières et de la constitution de sociétés politiques régionales. Mais ce n’est là qu’un pan du tableau. Dans les recherches récentes, les châtelains apparaissent comme autant de représentants des élites locales qu’ils contribuent à façonner et à légitimer. Dans cette double perspective, trois pistes de recherche méritent d’être approfondies.

17Tout d’abord, l’étude des liens qui existent entre les critères de nomination et l’extraction sociale des châtelains doit retenir l’attention. Encore une fois, plusieurs cas de figure sont envisageables. La vocation militaire favorise-t-elle par exemple un recrutement nobiliaire, seigneurial et rural et si oui, de quelle noblesse est-il alors question ? S’agit-il uniquement de grands dynastes régionaux ou bien, comme dans le Pays de Vaud, sommes-nous en présence de petits nobles locaux dont l’ascension sociale est confortée par les liens princiers ? Par ailleurs, que se passe-t-il quand les offices territoriaux sont concédés pour des raisons éminemment financières, en vue de permettre aux créanciers du prince de recouvrer les sommes d’argent à lui prêtées ? Ces offices s’ouvrent-ils alors aux élites urbaines, voire à de véritables spécialistes du crédit, tels les Lombards présents en Savoie et en Dauphiné aux xiv^e et xv^e siècles ? Enfin, combien parmi les châtellenies dont dispose le prince sont utilisées par celui-ci à des fins strictement politiques pour resserrer ses liens avec les élites régionales ? Dans ce dernier cas, c’est bien l’entregent et la légitimité sociale qui font le châtelain, lequel peut alors exercer loin de ses terres, à l’image des Challant au xiv^e siècle, puissant lignage valdôtain dont certains membres furent longtemps actifs à Chambéry avant de l’être dans leur vallée alpine d’origine.

18La deuxième piste de recherche concerne le recrutement socio-géographique des officiers territoriaux. Une série de doublets possibles doit être prise en compte. Ce recrutement est-il interne ou externe, comme cela arrive dans les principautés « royales » apanagistes ? Est-il avant tout local ou dépend-il plutôt d’une intervention de l’autorité centrale comme cela est attesté pour les villes dominées des principautés et des Républiques italiennes ? De même, est-il urbain ou rural ? Concerne-t-il avant tout des nobles ou des non-nobles ? Et jusqu’à quel point contribue-t-il à renouveler les critères mêmes de la noblesse ?

19La dernière piste de recherche porte sur les interactions entre norme et pratique. Par rapport aux critères requis par la législation princière ou par les statuts communaux, quelle image les actes de la pratique nous donnent-ils de la fonction châtelaine ? Insistent-ils sur la fidélité personnelle ou la compétence professionnelle, les relations familiales ou l’appartenance à un réseau régional ? En quoi les différentes modalités de rémunération – du gage au fief, de la ferme à la pension – se répercutent-elles sur le profil du poste et la physionomie de ses préposés ?

20En d’autres termes, et pour conclure sur une interrogation aussi convenue qu’inévitable : lorsque l’on évoque les châtelains de la fin du Moyen Âge, doit-on parler d’office, de pouvoir ou de service ?

21Qu’il nous soit permis de remercier les personnes et les institutions sans lesquelles cette rencontre n’aurait pu se tenir et cet ouvrage voir le jour : Christian Guilleré pour son accueil à Chambéry et sa contribution déterminante à la préparation matérielle de la table ronde et, à travers lui, l’université de Savoie ; Claude Gauvard pour son aide intellectuelle et la contribution financière de l’Institut universitaire de France ; l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et le Laboratoire de Médiévistique occidental de Paris (UMR 8589) ; Élisabeth Mornet pour avoir pris en charge le suivi complet du manuscrit et, à travers elle, les Publications de la Sorbonne ; Christian Heid pour la préparation du manuscrit ; Pierre Lafargue pour la confection des cartes.

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