Introduction : les flux caravaniers en Arabie, voyage en terre aride

Vaisseau du désert

1Les caravanes qui parcourent les itinéraires de la péninsule Arabique traversent l’un des domaines les plus arides. Elles permettent d’assurer d’importants flux humains et commerciaux à l’intérieur de la Péninsule et avec les régions voisines. Il convient, dans un premier temps, de rappeler les modalités de la navigation dans les environnements arides. Pour naviguer, tout commence par un vaisseau. L’expression est devenue courante (Agut-Labordère et Redon, 2020), faisant l’analogie du désert perçu comme une mer. C’est avant tout la vision d’un espace vide traversé par un réseau de routes ponctuées de haltes (Battesti, 2018). Dans notre cas, ce vaisseau qui sillonne les déserts et les steppes de la péninsule Arabique est le dromadaire (camelus dromedarius) (fig. 1). Il s’agit d’un animal aux propriétés biologiques assez extraordinaires face aux contraintes de ces environnements, le compagnon idéal pour ces traversées. Il se caractérise avant tout par sa capacité à ne pas boire sur de longues périodes, mais présente également les avantages non négligeables d’être un animal de bât à forte capacité, de se nourrir de plantes halophytes, et de parcourir de longues distances journalières, etc. (Faye et al., 2017, 2022 ; Gatier, 2020). Toutes ces propriétés en font la monture « optimale » pour les environnements arides. Les sources indiquent également l’utilisation de chevaux, de mules ou d’ânes.

Fig. 1 : Camelus dromedarius

2Avec la domestication du dromadaire à la fin du II^e millénaire, d’importantes caravanes ont pu commencer à sillonner les steppes et déserts d’Arabie, constituant un véritable réseau d’échange à partir du I^er millénaire av. n.è. (Deblauwe, 1991, p. 134 ; Maigret, 2003). Cela permit se traduit notamment par l’essor de nombreux sites oasiens et de grands sites caravaniers comme Barāqish¹ (antique Yathill) (Robin et de Maigret, 1994) ainsi que le début de la constitution d’un vaste réseau dans lequel les routes jouent un rôle central. Dans ce contexte, toute une logistique s’est donc développée le long de ces itinéraires afin d’assurer un trafic régulier et sécurisé.

Itinéraires caravaniers et itinéraires de pèlerinage : une continuité des routes ?

3L’étude des routes qui nous intéressent ici s’inscrit dans une recherche qui se focalise principalement sur les voies de pèlerinage. Cette production scientifique se distingue très nettement de l’étude des routes pour la période préislamique, des routes caravanières souvent réduites aux « routes de l’encens » (Avanzini, 1997 ; Charloux et Chung-To 2023). On regrettera que ces recherches abordent finalement peu les problématiques de continuité morphologique et fonctionnelle de ces routes. Ces dernières apparaissent comme des axes d’échange, servant aussi bien au commerce, aux communications, aux déplacements d’armées, de pèlerins… On s’écarte donc de cette vision qui nous semble très limitée, s’enfermant souvent dans une dimension uniquement religieuse de ces itinéraires.

4La pratique du pèlerinage, bien qu’étant l’un des piliers de l’islam, ne constitue finalement qu’une partie des flux transitant sur ces routes. Le Pèlerinage ne se réalise que durant un mois dans l’année et bien qu’un petit pèlerinage, appelé ʿumra, puisse être pratiqué le reste de l’année, on peut difficilement considérer qu’il s’agit de la principale fonction de ces routes. Certes, le pèlerinage implique le déplacement de nombreux fidèles de l’ensemble du monde musulman vers les lieux saints La Mecque et Médine, mais limiter ces routes au pèlerinage reviendrait à dire qu’elles ne sont pas empruntées le reste de l’année, en dehors du mois du ḥajj (Ḏhū al-Ḥijja).

5Il convient donc de considérer ces routes avant tout comme des itinéraires caravaniers dont la fonction première est d’ordre économique, permettant et facilitant, par les aménagements que nous verrons, des échanges longue distance entre les différentes régions de la péninsule Arabique et vers le Levant, la Mésopotamie et l’Égypte.

6Cet article s’intéresse aux routes caravanières aux débuts de l’Islam et plus particulièrement à partir du viii^e siècle, période à laquelle les haltes semblent se munir de véritables aménagements destinés à ces flux. Il serait tentant de s’intéresser aux haltes pour des périodes plus anciennes, en lien notamment avec le commerce quasi-mythique des richesses de l’Arabie du sud. Cependant les données relatives à ce commerce sont majoritairement extraites des sources textuelles et épigraphiques. Il est admis qu’au Ier siècle ce commerce caravanier décline suite, d’une part, à la maîtrise de la navigation selon les vents de moussons (Maigret, 2003) et, d’autre part, à la conquête de l’Égypte par les Romains, leur assurant désormais une ouverture maritime sur la mer Rouge (Schiettecatte, 2012). La navigation devient donc plus aisée et les Romains commercent plus facilement en empruntant la mer Rouge, au détriment des routes terrestres. S’il y a bien déclin des flux caravaniers sudarabiques² dans la première moitié du I^er millénaire, les données archéologiques, pour certaines confirmées par les sources, semblent indiquer un important développement des aménagements de haltes aux débuts de l’Islam voire un peu avant (Robin, 2014). Nous n’aborderons pas ici tous les aspects de ces haltes, car cet article se concentre avant tout sur la composante hydraulique.

L’implantation des haltes, un certain déterminisme géographique

Présentation des itinéraires principaux et des routes étudiées

7Les cartes habituellement présentées pour les routes caravanières montrent les principaux itinéraires. On observe de nombreux axes reliant les différentes régions de la péninsule Arabique, certains qui se recoupent et d’autres qui se prolongent par les itinéraires maritimes. Une compilation de cartes proposées par les historiens ou les archéologues met en évidence une multitude de tracés à travers la Péninsule. Nous ne pouvons adopter une vision trop focalisée sur le pèlerinage et rejeter, comme dit précédemment, les tracés antiques – du moins les limiter à la seule Antiquité³. Ainsi, la carte que nous proposons est un croisement de l’ensemble des routes documentées pour l’Antiquité et la période médiévale (fig. 2), davantage représentative des itinéraires que mentionnent les géographes (Ibn Khordadhbeh, 1889 ; Muqaddasī, 1906 ; Istakhri, 1927). Il y a donc une multitude d’itinéraires qui permettent de désenclaver les différentes régions et de les connecter aux centres importants du mamlakat al-Islām⁴. Il convient cependant pour l’archéologue de ne pas se limiter à ces itinéraires, du moins à leur tracé sur les cartes. C’est ici une des limites des prospections s’appuyant sur un unique tracé alors que ceux-ci peuvent être très divers. Il convient donc de distinguer, par rigueur et précision, « l’itinéraire » qui désigne le cheminement d’un point de départ à un point d’arrivée et les « tracés » des routes qui correspondent à une matérialisation du passage, et qui dépendent de l’environnement traversé et des contraintes topographiques. À titre d’exemple, un tracé pourra davantage divaguer dans les ergs que dans des paysages montagneux, où le passage est contraint par des cols. L’existence de plusieurs tracés est également liée à la disparition des empreintes de passage lorsque la route n’est pas matérialisée par des structures⁵, et également au choix de ne pas s’arrêter dans chaque grande halte afin d’éviter les risques de pillage (Potts, 1988). Les recherches conduites sur le darb al-Bakra montrent l’existence, pour un même itinéraire allant du Levant au Ḥijāz, de routes empruntant plusieurs tracés longeant le littoral ou à l’intérieur des terres (Nehmé et al., 2018).

Fig. 2 : Carte des routes de la péninsule Arabique à la période antique (en rouge) (d’après Potts, 1988) et à la période médiévale (en noir) (d’après Brice, 1975)

8Conscient de cela, on constatera néanmoins que les matériaux pour aborder un tel sujet sont assez limités et d’une grande hétérogénéité. À l’heure actuelle, les études ont porté sur cinq itinéraires majeurs (fig. 3), des durūb (sing. darb), terme arabe pour qualifier ces grandes routes.

9La première est le Darb Zubayda, la route qui relie Kūfa à La Mecque. Cette dernière a été étudiée à travers de grandes campagnes de prospections dans les années 1970-1980 dans le cadre des Saudi Archaeological Comprehensive Survey (Knudstad, 1977 ; al-Dayel et al-Helwa, 1978 ; al-Dayel et al., 1979 ; MacKenzie et al-Helwa, 1980 ; Morgan et al-Helwa, 1981 ; al-Helwa et al., 1982), qui visaient à une prospection de l’intégralité du territoire du royaume d’Arabie saoudite. Ces recherches ont été complétées par les prospections de Saʿad al-Rashid, donnant lieu à une thèse soutenue en 1977 (al-Rashid, 1977 et 2018) et à la fouille du célèbre site d’al-Rabadha (al-Rashid, 1986) par ce même chercheur. Plus récemment des fouilles ont été conduites sur le site de Fayd (al-Hawas, 2008) et d’autres sont en cours sur le site de Zubāla.

10Il y a également le Darb Tabūkiyya ou al-Shamī, la route qui relie le Levant à La Mecque, ainsi que le Darb al-Masrī, reliant l’Égypte à La Mecque. Toutes deux ont été étudiées dans le cadre des Saudi Archaeological Comprehensive Survey (al-Mughannam et al., 1983a et 1983b et 1983c et 1983d) et dans le cadre de deux thèses. La première soutenue en 1988 par ʿAlī al-Ghabbān, consiste en des prospections dans les haltes et la fouille de trois sites : al-Badʿ (Madyan)⁶, al-Ḥawrāʾ et al-Rāyis (al-Jār) (Ghabbān, 2011). La seconde, soutenue en 1992 par Ibrāhīm M. al-Resseeni, consiste en un inventaire des structures hydrauliques (al-Resseeni, 1992). Des fouilles ont également été menées sur les sites d’al-Mābiyāt (Qurḥ ou Wādī al-Qurā) (al-’Umayr, 2010) et al-Juḥfa (Alsubaie, 2018).

11Une étude a été consacrée à la route du Yémen intérieure, reliant Ṣanʿāʾ à La Mecque. Elle a été étudiée par Muḥammad al-Thenayian, dans le cadre de sa thèse soutenue en 1993 (al-Thenayian, 1993). Ce travail s’appuie finalement sur un corpus très limité de sites étudiés à travers l’archéologie et peine à s’écarter des sources textuelles.

12La dernière de ces routes est le Darb al-Baṣrī, la route reliant Baṣra à La Mecque. Un tronçon a été étudié par Saʿīd al-ʿUtaybī donnant lieu à une publication en 2005 (al-Utaybi, 2005)⁷.

Fig. 3 : Carte des différentes routes ayant fait l’objet d’une étude archéologique et constituant la base de cette réflexion

13Les cinq itinéraires étudiés offrent donc une vision limitée des routes de la péninsule Arabique. Ces études témoignent d’une approche très centrée sur le Pèlerinage vers La Mecque⁸ et laissent de côté des itinéraires majeurs mentionnés par les sources médiévales (route côtière du Yémen, route de l’Oman, route de la Yamāma, route côtière d’Arabie orientale, etc.). L’Arabie orientale y apparaît comme enclavée et la vision que nous avons de ces routes est celle de branches convergeant vers ces centres que sont La Mecque et Médine⁹, une vision somme toute centrée sur la région du Ḥijāz. Elles apportent néanmoins de nombreuses informations sur les structures hydrauliques qui ponctuent ces routes, permettant d’établir toute une typologie et de comprendre le rôle central de l’eau dans les logiques d’implantation et de développement des haltes.

14Comme nous pouvons le constater, ces recherches ont consisté en des prospections certes intensives mais à la méthodologie ancienne, et les sites fouillés sont peu nombreux. Finalement, ces recherches présentent un grand biais, peu de contextes étant précisément datés.

Variables géographiques dans l’implantation des haltes

15Plusieurs variables conditionnent le tracé des itinéraires caravaniers et l’installation des haltes. Dans le cas des routes, il s’agit tout d’abord de la topographie. La péninsule Arabique présente en effet de nombreux reliefs accidentés notamment pour ce qui est des Hautes-Terres du Yémen, de la chaîne du Ḥijāz et de la chaîne du Ḥajar en Oman. Ces haltes empruntent donc le plus souvent les wādī, ces vallées souvent à sec ou les paléo-wādī incisés dans les grands plateaux calcaires qui dominent la Péninsule. On prendra pour exemple le wādī al-Bāṭin, vallée incisée dans le plateau calcaire au nord-est de la Péninsule, dans laquelle s’inscrit le tracé de la route de Basra. Dans le cas des routes de montagne comme celle du Yémen, le passage est contraint par les cols et les passes, empruntant souvent des ravines aménagées par un pavement de la voie.

16Les haltes répondent quant à elle à la contrainte d’accessibilité de l’eau. Elles sont donc le plus souvent installées dans des dépressions topographiques, appelées « shaʿīb », ou des vallées. Cette position dans des dépressions permet un accès facile aux ressources dans les régions où les nappes sont peu profondes voire affleurantes. De plus, l’accumulation sédimentaire de ces dépressions permet le développement d’une végétation spontanée qui peut être utilisée pour le fourrage¹⁰, ou permettre, dans certains cas, le développement d’une agriculture¹¹. Les haltes implantées dans les wādī profitent pour leur part des crues qui apportent eau et sédiments, mais également des inféroflux¹² en dehors des périodes de crues. Certaines haltes sont également installées en bordure des grandes oasis. Ces milieux, que l’on qualifie d’agro-systèmes, présentent des conditions environnementales favorables qui ont été optimisées pour développer une grande agriculture – souvent fondée sur la culture des dattes – et permettre une implantation humaine importante.

Un essor des aménagements hydrauliques à la période abbasside : nécessité de gestion

17L’archéologie, à travers de grands programmes de prospection et de rares campagnes de fouilles, a pu mettre en évidence un investissement important dans la gestion de l’eau des haltes le long des grands itinéraires caravaniers aux débuts de l’Islam. C’est une recherche encore lacunaire, bien que commencée dès les années 1980, et qui nécessite d’être complétée par de plus amples investigations, pour accéder à une représentativité à l’échelle de l’ensemble de la péninsule Arabique.

18Une étude des sources, une analyse typologique des infrastructures ainsi que des comparaisons à plus grande échelle permettent de saisir l’importance de l’eau et de sa gestion. Cette gestion permet de pérenniser les flux caravaniers mais exprime également une volonté de contrôle du territoire ou d’ostentation d’une certaine idéologie du pouvoir.

L’eau au centre des préoccupations : disponibilité et qualité de l’eau dans l’ouvrage d’Ibn Khurdādhbah

19Les textes qui font mention de ces haltes sont surtout de nature géographique. L’un de ses grands représentants est Ibn Khurdādhbah (Ibn Khordadhbeh, 1889), un fonctionnaire de l’administration califale. Ce dernier entreprend, au début du ix^e siècle, un voyage dans l’ensemble du monde islamique, ayant pour objectif de documenter la géographie de l’empire abbasside d’un point de vue administratif (Miquel, 1987). Dans la mention qu’il fait des sites – listés de manière assez systématique le long des itinéraires – il se limite à une description très succincte des aménagements. Il en ressort une préoccupation principale pour les ressources hydriques, abordant deux points majeurs : leur disponibilité ainsi que leur qualité.

20Ibn Khurdādhbah note la présence d’eau et précise parfois le type d’infrastructure qui permet d’assurer l’accès à l’eau dans ces haltes. Deux types d’aménagements apparaissent : le puits (biʾr) et le réservoir (birka), auxquels il convient d’ajouter les sources (ʿayn). Il précise, lorsque cela est nécessaire, si l’eau est fraîche, potable ou saumâtre, voire mauvaise, considérant également sa disponibilité en terme quantitatif : abondante ou rare.

21L’aspect peu prolixe de ses descriptions pourrait laisser penser que ces haltes étaient des plus sommaires, se limitant à un point d’eau, un puits, un réservoir – aspect qu’il conviendrait de développer par une recherche plus approfondie des sources. Néanmoins lorsqu’on compare ce texte à ceux des ouvrages d’al-Ḥarbī (milieu du ix^e siècle) ou d’al-Yaʿqūbī (fin du ix^e siècle), il en ressort une description bien différente et finalement peu représentative de la réalité matérielle de ces haltes. C’est sur ce dernier point que se porte notre intérêt vis-à-vis du texte. La réalité d’une source textuelle correspond à une certaine vision des choses, une volonté de montrer tel ou tel aspect et traduit finalement les centres d’intérêt de ces auteurs, ce qu’ils veulent faire voir au lecteur.

22Cette littérature administrative montre donc une préoccupation particulière pour l’eau le long de ces itinéraires, condition sine qua non aux voyages et donc aux échanges de quelque nature qu’ils soient.

Les aménagements hydrauliques : diversité typologique, adaptation et optimisation

23Afin de capter et de stocker l’eau, toute une typologie d’aménagements hydrauliques a été développée le long de ces itinéraires. Ces aménagements sont les fruits d’héritages mais également d’innovations, que des études complémentaires sur les infrastructures permettront de mieux saisir.

24Cette diversité dans les aménagements permet d’utiliser l’eau pluviale mais également les crues et les ressources des aquifères. On retrouve donc toute une série d’aménagements qui permettent, dans l’environnement dans lequel s’insère la halte, d’optimiser la quantité d’eau captée et la quantité d’eau stockée. L’objectif est alors d’en collecter un maximum pour que cette ressource soit disponible sur une période la plus longue possible.

25Comme dit précédemment, ces haltes sont implantées le plus souvent dans des endroits où l’accès à l’eau est relativement aisé.

26Parfois la halte est implantée à côté d’une source naturelle. L’eau y est donc affleurante et permet, sans nécessité de creusement ou d’aménagement, un accès facile souvent de manière pérenne (fig. 4).

Fig. 4 : Ghayl d’al-Baradān

27Dans d’autres cas, une dépression naturelle assure déjà le stockage d’une grande quantité d’eau (fig. 5), permettant des implantations plus spontanées.

Fig. 5 : Mawājil sur le site de Līnah

28L’aménagement le plus courant est le puits. Dans les régions où les aquifères sont importantes et peu profondes, des puits souvent maçonnés sont aménagés pour capter l’eau souterraine. Ils sont parfois accompagnés de petits bassins dans lesquels l’eau est versée pour permettre aux animaux de s’abreuver en nombre (fig. 6). Le puits semble être l’installation minimale de chaque halte d’après ce qu’en disent les géographes médiévaux et ce qui a pu être observé sur les différents sites.

Fig. 6 : Puits et bassins sur le site de Kāẓima (Koweït)

29Dans la plupart des haltes, se trouvent des réservoirs de forme rectangulaire ou circulaire, de 30 à 50 m. Il s’agit de grands bassins à ciel ouvert¹³, creusés, dans lesquels l’eau est stockée. Le remplissage de ces birka dépend largement du contexte dans lequel se trouve la halte. Il peut s’agir uniquement d’eau pluviale mais, dans un grand nombre de cas, ces réservoirs sont installés dans le lit d’un wādī (exemple des haltes de Kutayfa et d’al-Shāḥūf (fig. 7)), ce qui permet, lors des crues de ce dernier, d’assurer le remplissage de la birka. Le problème d’une importante accumulation sédimentaire dans la structure se pose néanmoins, conduisant à son comblement voire à sa détérioration.

Fig. 7 : Birka située dans le wādī à la halte de Kutayfa

30Ces réservoirs peuvent également être remplis par des sources distantes (exemple du réservoir de Bidāʾ) ou par le détournement des crues de wādī ou des eaux de ruissellement au moyen de murs de déflexion. Ces murs de déflexion sont installés soit dans le cours du wādī pour capter les écoulements (al-Gharībayn, al-Barīka (Falja)), soit dans les pentes pour récupérer les ruissellements (al-Thulaymah et al-ʿAmyaʾ (al-Jalḥāʾ)) (fig. 8). Ces murs permettent donc d’orienter les écoulements et de les concentrer vers le réservoir.

Fig. 8 : Madfaʿ concentrant les eaux de ruissellement et alimentant la birka dans la halte d’al-ʿAmyaʾ

31Ces réservoirs sont parfois accompagnés d’une structure attenante qui se présente sous la forme d’un bassin de taille plus réduite. Ce bassin appelé miṣfāt, terme relatif à la notion de filtration, fonctionne comme un bassin de décantation, en permettant d’éviter l’accumulation sédimentaire dans le réservoir (fig. 9). Comme cela a été dit précédemment, le problème de l’accumulation sédimentaire est bien réel dans le cas d’écoulements violents et saisonniers. Ces bassins de décantation sont donc des structures très courantes directement en aval des birka.

Fig. 9 : Miṣfāt dans la halte d’al-Abraqān

32Dans certaines haltes, lorsque la demande en eau est très importante, pour l’irrigation ou l’adduction, des aménagements plus importants sont réalisés. On trouve des barrages qui servent de retenues pour protéger les infrastructures des crues et stocker l’eau, ou encore des qanāts (al-Rashīdī, al-ʿUqla ou Umm Ḍamīrān (al-Busṭān)) pour acheminer l’eau depuis une nappe souterraine distante (fig. 10), notamment dans les contextes oasiens où cette structure a permis un essor de ces agro-systèmes.

Fig. 10 : Qanāts alimentant la halte d’al-Rashīdī

Des lieux stratégiques : celui qui contrôle l’eau contrôle le territoire

33De par la présence d’eau, ces haltes sont par nature des lieux de vie mais également des lieux de grande insécurité. En effet, la rareté de ces points d’eau implique un regroupement humain important, notamment de caravanes souvent chargées de richesses. Les caravanes y sont pillées et parfois les voyageurs massacrés, surtout à partir de la seconde moitié du ix^e siècle, dans un contexte d’instabilités politiques. Des textes nous rapportent certains de ces épisodes et les études anthropologiques des xix^e-xx^e siècles attestent de ces risques inhérents aux haltes¹⁴.

34L’insécurité de ces haltes a grandement préoccupé le pouvoir califal ou les pouvoirs régionaux, comme en témoignent les nombreux exemples de forts qui ponctuent ces routes. Une partie de ces haltes se limite donc à un point d’eau et un fort ou un caravansérail pour protéger les Hommes et les biens qui y transitent (fig. 11). L’essor de l’exploitation des ressources minières, ainsi que le développement des ports, apporte une marchandise considérable, que seul un réseau de routes sécurisées est à même d’acheminer vers les centres du pouvoir (i.e. capitale et capitales régionales). Dans les haltes de plus grande dimension, les structures sont également fortifiées comme c’est le cas d’al-Rabadha où plusieurs secteurs présentent des éléments défensifs (al-Rashid, 1986).

Fig. 11 : Halte de Kurāʿ

35La protection et la possession de ces points d’eau traduisent une forme d’affirmation du contrôle du territoire. Toutes ces infrastructures témoignent d’une conscience de l’intérêt du contrôle des haltes et des routes. En effet, dans un contexte où le nomadisme est très représenté, la notion de territoire est bien différente. Il convient de ne pas percevoir un territoire comme une étendue continue. Il semble être perçu par ces populations comme un ensemble d’îlots dont le point central est la source d’eau. Le territoire se représente davantage comme une série d’îlots de ressources vivrières (eau, pâtures, etc.) connectées par des axes de communication. Cette configuration amène à évoquer un territoire en archipel¹⁵.

36Il convient d’ajouter que, dans le contexte du Pèlerinage, le fait de protéger et de subvenir aux besoins des pèlerins est considéré comme étant une prérogative califale, qui témoigne de son rôle à la fois religieux et politique. Ainsi, de nombreuses personnalités de l’élite ont fait preuve d’un grand évergétisme en facilitant l’accès à l’eau par les aménagements évoqués précédemment, et en sécurisant ces îlots par la construction de forts. Cela s’inscrit dans le cadre d’une pratique qui se généralise et rassemble un nombre croissant de fidèles, très certainement encouragée par les gouvernants.

37La taille très réduite de certaines haltes, pour lesquelles un simple point d’eau est attesté, invite à penser qu’elles ne devaient pas être destinées à accueillir un grand nombre d’individus. Comme évoqué précédemment, les dromadaires peuvent tenir de longues périodes sans boire. L’espacement régulier entre les haltes semble donc davantage correspondre à celui qui s’observe dans les réseaux de poste d’autres régions et à la distance qui peut être parcourue par d’autres types de montures (ânes et chevaux) (Silverstein, 2007). Ce réseau de haltes, au-delà d’un contrôle territorial, permet d’assurer la communication entre les différentes régions – Ibn Khurdādhbah mentionne d’ailleurs la présence de relais de poste (sikka al-barid) le long de ces routes (Ibn Khordadhbeh, 1889).

Des lieux de villégiature : la maîtrise de l’environnement comme démonstration du pouvoir

38Pour certaines haltes, les recherches mettent en évidence une forme de planification. On y trouve de grands bâtiments, parfois qualifiés de « complexes » (Whitcomb, 1996) ou, de manière moins neutre, de « palais » (Petersen, 1994). Ces structures pourraient correspondre en partie à celles mentionnées par les géographes médiévaux par le terme de qaṣr¹⁶. En effet, la réalité des typologies fonctionnelles ne permet pas de savoir si ces termes renvoient à un palais, un fort ou un caravansérail, bien que toutes ces fonctions – résidence élitaire, protection et stockage – puissent toutes se retrouver dans un seul et même édifice. De plus, l’exploration archéologique, encore très limitée, ne permet de préciser ces fonctions pour les sites connus.

39Malgré ces problèmes d’identification « fonctionnelle » par rapport aux sources textuelles et aux données archéologiques, certaines de ces structures sont de toute évidence des résidences élitaires¹⁷. Al-Yaʿqūbī rapporte de manière explicite la présence de « palais (quṣūr) des califes Banī Hāshim » sur la route de Kūfa à La Mecque (al-Jakûbî, 1892, p. 311).

40Il apparaît que l’eau y tient un rôle primordial allant au-delà de la simple ressource de subsistance. Certaines de ces résidences élitaires sont insérées dans des domaines agricoles plus vastes, ce qui invite à les comparer aux exemples bien illustrés des châteaux du désert dans la steppe syro-jordanienne.

41Ces résidences élitaires, aussi qualifiées de villas (O’Kane, 2014), sont accompagnées de bassins d’agrément, de bassins piscicoles et de grands domaines irrigués. Elles présentent des éléments d’un grand luxe trouvant des parallèles en termes de décor (stuc à al-ʿUlwiya fig. 12) ou d’architecture (salle de réception à al-Mundassa [Dhū Khushub] fig. 13) avec les palais de Samarra ou de Raqqa situés dans le cœur du califat. Les recherches menées sur les châteaux du désert ont révélé que ces complexes étaient de vastes domaines élitaires dont les fonctions sont multiples, allant de la production agricole à la réception des élites politiques, en passant par les loisirs de la chasse.

Fig. 12 : Stucs du palais d’al-ʿUlwiya

Fig. 13 : Pilier engagé dans la salle de réception du palais d’al-Mundassa

42Ainsi dans des environnements steppiques, la maîtrise de l’eau permet de faire naître un « paradis » vert. On rejoindra ici le point de vue de Denis Genequand, sur les châteaux du désert, qui considère qu’une partie de ces résidences appartient à la catégorie des sites « qui n’ont pas de potentiel agricole » (Genequand, 2009, p. 171). Au-delà de l’intérêt uniquement agricole de ces sites, il faudrait y voir des expressions visuelles du pouvoir, une mise en scène paysagère de l’idéologie califale. L’eau permet donc de créer un environnement artificiel d’un grand luxe étant donné l’aridité de la région, affichant de manière ostentatoire la maîtrise des éléments par les élites – un environnement hostile qui est dompté. C’est donc là une démonstration du faste mais également d’une certaine idéologie du pouvoir, au sein de laquelle l’eau occupe une place centrale.

Une vision encore très partielle : un manque de diachronie

43Si les prospections sur les routes de Syrie, d’Égypte, d’Irak et du Yémen permettent de constater la variété typologique des aménagements hydrauliques, l’archéologie de ces haltes demeure limitée. La présentation des différentes études consacrées à ces routes nous a montré leurs limites méthodologiques, peu de sites ayant été fouillés, et un grand nombre n’ayant pas été précisément datés. Si un essor s’observe à la période abbasside, ce dont témoignent les sources arabes, la connaissance en diachronie de ces haltes demeure problématique.

44À l’issue de cet exposé il reste à répondre à plusieurs questions centrales :

• Quels aménagements appartiennent de manière certaine à cette période ?

• Ces aménagements sont-ils le témoin d’une innovation technologique et d’un investissement nouveau ou préexistaient-ils dans certaines haltes ?

• Comment expliquer le peu de sites datés de la période préislamique en comparaison des sites abbassides ? Est-ce un biais des modes d’investigation des sites ou une réalité ?

45Il y a donc une nécessité de documenter ces haltes en diachronie pour mieux comprendre la genèse de ces implantations, dont certaines semblent dater de la période préislamique tardive. Les premiers éléments invitent à voir dans certaines de ces haltes, dont les vestiges suggèrent une planification, une forme de développement proto-urbain en contexte aride. Il pourrait s’agir d’implantations pionnières s’inscrivant dans un contexte économique particulier dont le cadre reste à définir.

46Mais comme nous avons pu l’observer, ces aménagements répondent à une volonté politique, d’une part dans le cadre du développement du Pèlerinage et d’autre part dans une ambition d’impérialisation du monde islamique. Il y a une nécessité de maîtrise du territoire qui, dans ce contexte, passe par un contrôle des ressources en eau. La halte est donc un lieu stratégique dont la raison d’être est l’eau, mais à l’usage motivé par la mainmise territoriale.

47Ce contrôle de l’eau qui permet le développement de grands domaines dans des contextes environnementaux peu propices contribue à l’affirmation d’une idéologie du pouvoir, à une possible mise en valeur agricole et à la mise en place d’une solide structure économique s’appuyant sur un réseau de caravanes. Si cet article a mis en avant l’aspect ostentatoire de certaines des infrastructures, il ne faut pas minorer l’importance du développement agricole, qui contribuait également à faire de ces haltes des centres de production et d’échange.

48Ainsi, l’eau et sa gestion sont intégrées au sein d’enjeux de pouvoir, servant un discours religieux, politique et économique, et allant au-delà des considérations d’une simple ressource vitale en contexte aride.