1En 2022 j’ai été invitée par le comité d’organisation de la 17^e Journée doctorale de Paris 1 Panthéon-Sorbonne à offrir une introduction sur cette journée qui portait le titre « Le passé au fil de l’eau : l’eau et ses enjeux dans les sociétés anciennes ». Les organisateur·rices souhaitaient clairement proposer une approche multiscalaire : un paramètre physique et environnemental précis, celui de l’élément aquatique ; le paramètre humain dont il fallait préciser le rôle passif ou actif ainsi que son positionnement physique ou conceptuel vis-à-vis de l’élément aquatique ; le paramètre temporel et ses multiples échelles qui peuvent être abordées dans le cadre d’une thèse doctorale en histoire, archéologie ou histoire de l’art ; enfin, une évaluation des enjeux climatiques, environnementaux, économiques, sociaux ou politiques liés à la gestion, à la raréfaction ou au contrôle de cette ressource dans le passé, de manière à permettre d’en tirer des leçons pour le présent et le futur.

2Si l’étude de l’interaction entre les groupes humains et les paysages est un sujet complexe et multiscalaire, c’est également le cas de celle se focalisant sur l’élément aquatique. Travaillant sur les ressources marines et dulçaquicoles, un parmi les multiples domaines ayant pour objet l’eau et son exploitation par les sociétés du passé, je me suis aperçue en lisant les résumés des communications proposées en vue de la préparation de la Journée doctorale, que la notion que chaque chercheur·se travaillant en sciences humaines et sociales peut avoir de l’eau, est différente. Ainsi, il m’a semblé propice de commencer cette petite introduction par décrire ce que signifie le terme-clé de cette journée doctorale, l’eau, ainsi que les paysages dont elle constitue l’élément majeur. Par ailleurs, au sein de nos disciplines, on n’aborde quasiment jamais l’eau en tant qu’élément isolé, mais fondamentalement lié à la vie humaine. C’est le deuxième volet de cette introduction qui tentera d’introduire de manière globale les grands thèmes abordés par le recueil de textes de ce volume.

3Si l’on s’en tient d’abord à la description de l’eau et des paysages aquatiques, on s’aperçoit que ceux-ci sont loin d’être homogènes. Il s’agit dans un premier temps de la substance liquide elle-même. Il peut s’agir de l’eau de source, de l’eau de pluie, de l’eau des rivières ou encore de l’eau de mer. Elle peut être courante, jaillissante ou stagnante, liquide ou boueuse, potable ou pas. Mais il s’agit aussi de manière plus générale des corps aquatiques présents sur la terre. Ceux-ci peuvent prendre des formes variées. Dans la littérature anglophone, plusieurs mots ont vu le jour ces dernières années afin de décrire ces entités physiques et conceptuelles distinctes : seascape (paysage marin), waterscape (paysage aquatique), oceanscape (paysage océanique), beachscape (paysage côtier), riverscape (paysage fluviatile), lakescape (paysage lacustre)… Chaque terme désigne des caractéristiques spécifiques de chaque paysage, sa géographie, sa forme. Au sein de chacune de ces entités, plusieurs sous-distinctions peuvent être faites qui précisent les traits écologiques ou autres. Si l’on prend l’exemple des paysages marins, on s’aperçoit que ceux-ci sont loin de constituer une seule masse d’eau mais qu’ils suivent une zonation à la fois verticale (étagement marin) et horizontale (provinces marines), indiquée par nombre de facteurs, hydrologiques, climatiques, géomorphologiques… Ces facteurs vont à leur tour déterminer le type et l’abondance de la faune et de la flore marine ou encore leur étendue. Il en va de même pour un paysage fluviatile ou lacustre qui serait assujetti à des facteurs à la fois proprement aquatiques (hydrologie, conditions physico-chimiques) et terrestres, telle la pente, l’érosion et la sédimentation. Il serait ici important d’introduire également le paramètre géographique, puisque selon la position géographique de chaque entité aquatique, des variations de tous les paramètres mentionnés pourraient lui attribuer des caractéristiques spécifiques.

4Dans le cadre d’une approche historique de l’eau et des paysages aquatiques, il est par ailleurs important de souligner le caractère fluctuant de ceux-ci dans le temps, et ce à des échelles différentes. En effet, les systèmes aquatiques sont généralement caractérisés par des processus très dynamiques, en constante évolution. Ces fluctuations peuvent intervenir à une échelle très courte, généralement perceptible par le temps humain, telle l’échelle quotidienne ou saisonnière (hydrologie/marées/débit différentiel/sécheresses ou inondations saisonnières, présence/absence/mouvements horizontaux ou verticaux de ressources) voire pluriannuelle, ou alors à une échelle beaucoup plus importante, dont les effets ne seraient visibles qu’à plus long terme (grandes fluctuations climatiques ou géomorphologiques impactant la présence/abondance de l’eau, le trait de côte/cours d’une rivière, la diminution d’une espèce voire le caractère d’un écosystème). Il est ainsi tout à fait important de reconstituer les conditions spécifiques d’un paysage aquatique dans leur cadre chronologique et géographique afin de pouvoir y replacer les activités humaines et, plus globalement, de comprendre le comportement humain.

5Ce dernier point nous rapproche du deuxième volet abordé par la Journée doctorale, à savoir les sociétés humaines. Si l’une des définitions classiques du territoire des groupes humains décrit celui-ci comme « la portion de la surface terrestre qu’un groupe s’approprie pour assurer sa reproduction, ses besoins vitaux et son bien-être », il faudrait y ajouter tous les corps aquatiques présents sur la surface terrestre, tels les systèmes fluviatiles ou lacustres ou encore les sources d’eau, ainsi que ceux pouvant se trouver à proximité des portions terrestres, les mers et les océans. S’il est vrai que l’être humain ne peut pas vivre dans l’eau, son accès ponctuel vers ces zones, plus ou moins présentes et plus ou moins proches de son territoire, se facilite par des zones intermédiaires, des frontières écologiques, telle la zone côtière, appelées écotones, et qui ont toutes leur importance dans l’étude de la relation des groupes humains avec l’eau. Lorsque ces zones de transition vers l’élément aquatique n’existent pas, par exemple à l’intérieur d’un espace construit tel une ville, c’est souvent l’homme lui-même qui les crée (port, barrage, aqueduc).

6En présence de corps aquatiques dans un territoire donné, il convient donc de définir les modes et le degré d’appropriation de ces corps par les groupes humains, ainsi que leur importance pour la survie de ces groupes. L’emprise spatiale et la conceptualisation économique, sociale ou symbolique de l’eau et des espaces aquatiques peuvent être très variables en fonction de plusieurs paramètres physiques, économiques, sociaux ou symboliques, comme le soulignent les contributions de ce recueil d’articles. L’intérêt actuel pour une approche holistique de la relation Homme/Eau dans le passé est de considérer l’ensemble des dits ‘services écosystémiques’, c’est-à-dire des bénéfices qu’une société peut extraire des systèmes aquatiques, tels qu’identifiés par les sciences de l’eau, qu’il s’agisse de services d’approvisionnement (aliments, remèdes médicinaux, matières premières), de régulation (contrôle de l’érosion côtière, climat, maladies), de support (production primaire, formation sédimentaire, détoxification, séquestration de contaminants et cycles de nutriments) ou encore de services dits culturels (tels que les paysages aquatiques dans une perspective esthétique, les loisirs, la sphère spirituelle ou religieuse…).

7Les trois parties dans lesquelles sont réparties les contributions de ce volume reprennent globalement ces différents thèmes tout en incluant le paramètre anthropique. On y trouve dans un premier temps les systèmes économiques et techniques liés aux différents services d’approvisionnement (A. Mazet, C. Tomczyk, M. Danger, V. Ploux). On passe ensuite au sujet majeur de la gestion de l’eau afin de bénéficier de ses services de régulation et de support (A. Gouverneur, A. Houdas, G. Chung-To, G. Nicatore, J. Berthe, L. Cez). On termine avec des expressions culturelles, liées à l’eau et aux espaces aquatiques, qui ont eu toute leur importance pour les sociétés du passé (A. Lazaro, I. Gentile).

8La réflexion sur l’eau, ses services et ses enjeux dans les sociétés humaines du passé amène la nouvelle génération d’historiens et d’archéologues à mobiliser tous les moyens disponibles de la recherche en explorant plusieurs approches et en croisant différents registres. C’est ce qui est clairement démontré par l’ensemble des contributions de ce volume. Afin de comprendre comment les populations côtières du passé ont conceptualisé et exploité l’eau et les espaces aquatiques en fonction des périodes et des cultures, on se penche sur les vestiges matériels (engins de pêche) et organiques (restes de poissons) pour proposer une reconstitution de l’évolution des biotopes et de l’accès aux ressources (M. Danger), ainsi qu’une lecture combinée des modalités des activités de pêche ou encore des méthodes d’exploitation des ressources (A. Mazet). L’étendue des ressources offertes par les espaces aquatiques mais aussi l’apport de l’eau elle-même dans les activités artisanales des sociétés du passé nécessitent souvent un travail minutieux dans des archives indirectes et souvent lacunaires (C. Tomczyk). On a également recours à une exploitation pluridisciplinaire des archives sédimentaires, paléo-environnementales, architecturales ou encore textuelles, ainsi qu’à des méthodes de télédétection (Lidar, satellite). Ces approches permettent de mettre en évidence, par exemple, des drainages naturels ou des fossées de drainage et des canaux d’irrigation (J. Berthe, L. Cez). Elles permettent d’appréhender la dimension à la fois technologique et économique de la gestion du réseau hydrique, tant dans les paysages agraires (L. Cez, G. Nicatore) que dans le réseau urbain, ce qui révèle parfois des configurations complexes (A. Gouverneur, A. Houdas). On retrace les voies marines et fluviatiles à travers l’identification et la localisation de témoignages matériels insoupçonnés, tels les matériaux de construction (V. Ploux) ou encore les voies des caravanes à travers une approche topographique, spatiale et ethnographique intégrée (G. Chung-To). Enfin, la compréhension de la perception de l’eau et de ses fonctions thérapeutiques ou miraculeuses dans les différentes civilisations ne repose plus uniquement sur la lecture des textes, mais s’enrichit désormais de témoignages archéologiques et topographiques qui autorisent des comparaisons chronologiques et géographiques (I. Gentile). La conceptualisation des zones aquatiques, leur appropriation par un certain apprivoisement des zones de transition, tels les ponts de rivières, sont rendues visibles grâce au croisement de données textuelles cartographiques et archéologiques à une échelle spatiale circonscrite (A. Lazaro).

9Des exemples, choisis à différentes échelles dans l’espace et dans le temps, proposent une lecture diversifiée et globale, en passant par des questionnements et des thèmes récurrents, qui soulignent les défis communs de toutes les sociétés humaines face à l’eau et sa gestion. On aborde ainsi souvent la question des rythmes humains versus les rythmes saisonniers naturels (N. Danger, L. Cez), ou encore la continuité/tradition versus l’innovation dans les pratiques et dans les techniques au sein d’une même zone ou à travers le temps (A. Mazet, C. Tomczyk). Les adaptations technologiques des moyens d’exploitation ou des techniques de construction en fonction de la disponibilité/spécificités des ressources et des conditions socio-technologiques, sont également un sujet récurrent, qui interroge l’investissement technique et l’organisation sociale (systèmes centraux de pouvoir ou communautaires) et spatiale (J. Berthe, L. Cez, A. Gouverneur, A. Houdas, G. Chung-To). On discute par ailleurs des droits de partage et de gestion de l’eau et des ressources (A. Gouverneur, A. Houdas, G. Chung-To, G. Nicatore). Si la gestion de l’eau et de ses ressources répond à des besoins quotidiens, elle vise aussi à faire face à des pénuries climatiques et à des crises saisonnières, et ceci depuis très longtemps. La nécessité d’une bonne maîtrise de cet élément puissant ainsi que de ses expressions (tempêtes, crues/inondations/sécheresses, maladies liées à l’eau stagnante) est un sujet central pour toutes les périodes et les civilisations (G. Nicatore, A. Gouverneur, G. Chung-To, I. Gentile). Enfin, la perception de l’eau et des espaces aquatiques est fondée sur cette contradiction. On voit que ceux-ci constituent des lieux de contact, d’échange, de découverte ou, au contraire, qu’ils matérialisent des barrières (V. Ploux). Ce double pouvoir de l’eau revient souvent. Il se retrouve dans la perception de l’eau et de ses divinités, conçues à la fois comme éléments nourriciers et destructeurs (G. Nicatore, I. Gentile, A. Lazaro). L’histoire humaine nous livre des exemples de peuples tournés vers l’eau et d’autres ayant tourné le dos à l’eau.

10C’est avec cette contradiction universelle que se conclut l’introduction sur ce volume autour de l’eau et de ses enjeux dans les sociétés du passé. Pourtant, elle ne serait pas complète si nous ne nous penchions pas un instant sur le potentiel qu’offrent les sciences archéologiques, pour porter un regard éclairé sur le présent et tirer, à la lumière de celles du passé, les leçons nécessaires pour l’avenir. Passer de la description des facteurs qui ont conditionné l’usage de cette ressource vitale qu’est l’eau, à la compréhension de sa gestion par les sociétés passées, afin de contribuer, avec l’ensemble du monde scientifique et de la société, à l’élaboration de stratégies d’exploitation durables par les sociétés présentes à futures, représente un véritable défi que devra relever la nouvelle génération de chercheurs en sciences humaines. 

11Je tiens à remercier les organisateur·ices de la Journée doctorale autour de l’eau de m’avoir invitée en tant que modératrice et surtout de m’avoir donné l’occasion d’écouter et d’échanger avec tous et toutes les intervenant·es autour de sujets passionnants qui, chacun de manière différente, complètent notre perception de la relation des sociétés humaines avec l’eau dans le passé.