1Pour reconstituer le vécu animal, quelques chercheurs se sont emparés de l’approche biographique, habituellement réservée aux humains, à l’instar d’Éric Baratay, dont l’une des Biographies animales est consacrée à Warrior, le cheval de Jack Seely ayant traversé la Première Guerre mondiale¹, mais l’on peut aussi évoquer l’entreprise de Philippe Candegabe retraçant l’itinéraire de deux éléphants du Sri Lanka, Hans et Parkie, à travers une Europe bouleversée par la Révolution française². Le cas des chevaux de cavalerie est particulièrement signifiant car leur rôle de monture instaure une codépendance dans l’action, supposant une communication et des réactions adaptatives mutuelles. Avec l’exemple de Copenhagen, le cheval du duc de Wellington, David Shaw souligne l’influence du comportement animal sur les perceptions et le processus de décision du maître humain, revisitant ainsi les formes de l’agentivité animale³.

2Nous avons souligné, dans un précédent volume de la série, que l’historien de l’Antiquité dispose de sources variées (littéraires, épigraphiques, iconographiques, archéologiques, numismatiques) dont il peut déconstruire le prisme humain pour reconstituer certaines réalités de l’être et du vécu équins⁴. Il est rare pour autant que ces sources individualisent un animal, sauf lorsque celui-ci est un faire-valoir pour son maître, à l’image de Bucéphale, le fameux destrier d’Alexandre le Grand. Est-il possible, dans ce cas, de déconstruire les sources afin d’en extraire la matière d’une biographie animale ? Et comment traduire avec les outils linguistiques qui sont les nôtres une histoire dont un cheval serait le protagoniste ? Les obstacles sont nombreux car le parcours de ce cheval n’est pas documenté de manière continue, apparaît souvent dans l’ombre de son maître et au travers de sources tardives, manifestement réécrites pour faire du destrier l’un des supports de l’héroïsme d’Alexandre⁵. Cependant, en croisant les sources et les approches disciplinaires, il est sans doute possible de rééquilibrer cette histoire en essayant de reconstituer le parcours individuel de Bucéphale.

3Une telle expérimentation conduit à s’interroger sur la manière d’écrire l’histoire d’un animal. En histoire ancienne, à défaut d’atteindre les individus au travers de stratifications historiographiques trop complexes, la biographie a souvent offert un détour heuristique permettant d’éclairer des contextes socio-politiques, les mentalités d’une époque ou encore la place de la figure biographiée dans les constructions mémorielles⁶. Cette voie, déjà empruntée par de nombreux chercheurs, a proposé une analyse de la figure de Bucéphale comme artefact littéraire et élément de l’imaginaire politique des hommes de l’Antiquité. Il n’y a, dans cette approche, ni agentivité ni vécu animal, seulement le produit de représentations humaines. Aussi semble-t-il plus fertile dans notre perspective de s’inspirer de la méthode d’Alain Corbin lorsqu’il entreprend de redonner vie à l’existence sans relief de Louis-François Pinagot, un humble sabotier de l’Orne n’ayant laissé presque aucune trace. À l’inverse des approches précédemment évoquées, Alain Corbin se fonde sur sa connaissance du contexte environnemental et social dans lequel a vécu Pinagot pour reconstituer une expérience individuelle et sensible du monde, au sein d’une histoire des possibles et des probables⁷.

4Or, si l’on ne retient à propos de Bucéphale que les informations possiblement authentiques, on constate vite que le cheval le plus célèbre de l’Antiquité n’est finalement guère mieux documenté qu’un modeste artisan des campagnes du xix^e siècle. Entre sa naissance et sa rencontre avec Alexandre, Bucéphale ne peut être appréhendé que par des reconstitutions hypothétiques dont la valeur repose sur la fiabilité et la pertinence des parallèles invoqués, comme pour la restitution proposée par un épigraphiste dans une inscription fragmentaire, ou pour l’anastylose d’un bâtiment réalisée par un archéologue en remplaçant les blocs manquants. Nous limitons cet essai à la jeunesse de Bucéphale jusqu’à sa rencontre avec Alexandre, une période de formation et d’apprentissage considérée comme essentielle pour comprendre les acteurs humains mais généralement ignorée pour les animaux. Ce choix présente l’avantage de découpler l’histoire de Bucéphale de celle d’Alexandre pour mieux saisir les réalités de la vie d’un cheval de guerre en Grèce ancienne et pour renverser la perspective interprétative de la fameuse rencontre entre le cheval et le futur roi. D’un point de vue méthodologique, nous procédons d’abord à la reconstitution biographique classique du cadre de vie de Bucéphale, temporel, environnemental et social, à partir des traces que ce cheval a laissées dans notre documentation. Nous entreprenons ensuite de reconstruire un récit biographique du point de vue animal, en explicitant nos choix méthodologiques dans les paragraphes en retrait.

La prairie de Bucéphale : reconstituer le cadre d’une jeunesse animale

5Du fait d’une centaurisation de l’image royale initiée du vivant d’Alexandre⁸, ses mémorialistes présentent déjà, à la fin du iv^e siècle av. J.-C., Bucéphale et son maître comme un couple inséparable et extraordinaire. Pourtant, aucun d’eux n’a fourni d’informations précises sur l’âge de Bucéphale, hormis Onésicrite d’Astypalée, capitaine du navire amiral, qui, dans son désir de construire l’image de Bucéphale comme alter ego d’Alexandre, lui prête le même âge que son maître, soit 30 ans à sa mort en 326 av. J.-C.⁹. Tous les commentateurs ont perçu le caractère artificiel et irréaliste de cette réécriture, puisqu’Alexandre n’aurait jamais choisi comme principale monture, lors de son départ pour l’Asie, un cheval ayant déjà passé la vingtaine. En outre, un maquignon n’aurait jamais pu vendre au prix fort un cheval âgé de 14 ans (en 342 av. J.-C.)¹⁰. Si l’on se fie à Xénophon et aux archives de la cavalerie lagide, un cheval de guerre commence sa carrière vers 3 ou 4 ans, l’âge que devait avoir Bucéphale au moment de sa vente, ce qui permet de fixer sa naissance autour de 346 av. J.-C.¹¹.

6Bucéphale est issu d’un élevage thessalien appartenant à Philonicos de Pharsale¹² et son nom, Boukephalas (« tête de bœuf »), s’inspire du symbole de bucrane dont le propriétaire marque ses bêtes au fer rouge¹³. Pour les acheteurs, ces marques d’éleveurs, lorsqu’elles proviennent des haras les plus réputés, ont une valeur de label garantissant l’origine et la qualité de l’animal. Au v^e siècle, dans ses comédies, Aristophane évoque déjà de manière générique le boukephalos comme une monture particulièrement prestigieuse, appréciée des élites athéniennes¹⁴. Bucéphale naît en Thessalie dans un milieu géologique particulier : un graben formé de deux plaines séparées par une série de collines basses et traversées par des cours d’eau pérennes comme le Pénée et ses affluents. La région dispose donc de grandes surfaces agricoles bien arrosées et fertiles, ce qui fait de la Thessalie un monde à part au milieu d’une Grèce méditerranéenne plus aride et montagneuse. La cité d’origine de Bucéphale, Pharsale, se situe dans le sud de la plaine occidentale (fig. 1).

Fig. 1. Carte physique et politique de la Thessalie antique.

7Dans une étude de 1983 consacrée à la plaine du Sperchios, au sud de Lamia, Georges Rougemont a montré qu’en Grèce centrale le milieu de prédilection de l’élevage des chevaux et des bœufs correspond à ce que les Grecs appellent les heiamenai ou leimônes, c’est-à-dire des terres marécageuses impropres à l’agriculture car inondées en hiver par le débordement des fleuves ou des lacs¹⁵. En revanche, dès le printemps, elles se couvrent d’une herbe grasse et de bosquets de peupliers ou de platanes, qui, grâce à l’humidité du sol, résistent mieux aux fortes chaleurs estivales. D’un point de vue juridique, ces vastes terres incultes sont considérées comme des communs appartenant à la cité et leur usage est réservé au pâturage du gros bétail. Bruno Helly a pu identifier en Thessalie l’existence de ces prairies humides que les Thessaliens appellent hippobotoi, « pacages à chevaux », notamment dans la plaine de Larissa au bord du lac Boibeis, asséché dans les années 1950 et partiellement remis en eau depuis 2018 (désormais lac Karla)¹⁶. Ce lac accueille de nouveau sur ses rives humides quelques élevages bovins et équins. Comme aujourd’hui, la ville antique de Pharsale dominait une plaine agricole consacrée à la céréaliculture, ce qui impliquait de tenir les bêtes à l’écart dans des zones incultes¹⁷. Il n’y a pas l’équivalent du lac Boibeis à Pharsale, mais la cité contrôlait les deux rives d’un affluent du Pénée, l’Énipeus, étudié par Jean-Claude Decourt¹⁸. Cette rivière prend sa source dans le massif montagneux de l’Othrys, au sud de Pharsale, puis son cours ralentit en entrant dans la plaine de Karditsa, formant sur ses bords de vastes prairies humides inondées lors des crues de mars et de décembre (fig. 2)¹⁹.

Fig. 2. L’Énipeus au printemps dans les confins orientaux du territoire de Pharsale, avril 2015.

8Les Grecs organisent sur ces terrains un élevage extensif dont le fonctionnement est comparable à celui de la Camargue actuelle. Les juments sont laissées aux pâturages en semi-liberté²⁰, avec tout de même plusieurs restrictions. D’abord, les pâturages sont divisés en parcelles de pacage, probablement encloses, ce qui limite les déplacements des troupeaux²¹. En outre, les troupeaux de juments ne sont pas seuls puisqu’ils demeurent sous la surveillance de gardiens, les hippophorboi serviles qui veillent à la sécurité des bêtes ainsi qu’aux premiers soins et supervisent la reproduction²². En Thessalie, et en particulier à Pharsale, cette fonction est assurée par des Pénestes, une population de dépendants agraires, réduits à une sorte de servage par l’élite thessalienne. Enfin, les bêtes doivent être marquées et comptées, à la fois pour garantir la propriété de chaque éleveur en cas de vagabondage, mais aussi et surtout pour permettre à la cité de prélever des taxes sur les troupeaux²³.

9Dans la Thessalie du milieu du iv^e siècle av. J.-C., l’élevage équin connaît une forte valorisation économique et identitaire qui se traduit par une remarquable abondance et diversité des types monétaires de revers présentant des chevaux, en particulier des scènes d’élevage (fig. 3). Dans ce domaine, Pharsale n’est pas la cité la plus créative, se contentant d’une protomée chevaline (A) ou d’une scène de chasse montée avec un chasseur brandissant le lagobolon, bâton utilisé contre les lièvres (B). La cité de Larissa, quant à elle, insiste non seulement sur la qualité du dressage avec un cheval effectuant un pas de parade sans cavalier (C), mais aussi sur les pratiques d’élevage dont les mises en scène témoignent d’une fine observation des chevaux en liberté : la jument au pâturage (D), la jument au pâturage avec son poulain (F) ou encore le cheval grattant le sol avec son sabot pour aménager un espace d’empoussiérage où il s’apprête à se rouler (E)²⁴.

Fig. 3. Exemples de types monétaires frappés à Pharsale et Larissa au milieu du iv^e siècle av. J.-C.

Bucéphale en sa prairie : vivre en poulain à Pharsale

10C’est donc dans une prairie humide et partiellement marécageuse, probablement sur les bords de l’Énipeus, que Bucéphale naît un jour de printemps vers 346 av. J.-C. On ne sait rien de la mère de Bucéphale à part qu’elle a été fécondée en liberté par un étalon reproducteur sélectionné et que, un peu plus de onze mois plus tard, elle a pouliné dans sa prairie. Elle s’est probablement isolée des autres juments, dans la végétation de roseaux près de la rivière, car elle sait qu’elle aura besoin de boire régulièrement pendant le poulinage²⁵. Les naissances ont lieu dès le début du printemps, tendance préférentielle du cycle naturel de reproduction des chevaux, mais aussi du calendrier agraire des hommes, lesquels introduisent les étalons reproducteurs à cette saison. Ils ont calculé la gestation à onze mois et dix jours, ce qui permet aux poulains de naître au moment où les pâturages sont les plus riches et les températures relativement douces²⁶.

11Après une phase de contractions, Bucéphale a commencé à sortir d’abord les membres antérieurs puis la tête. La jument marque souvent une pause au moment du franchissement des épaules, et, comme l’ont constaté les observateurs grecs, il est fréquent en liberté que la mère se relève et finisse le travail debout²⁷. Le premier contact de Bucéphale avec sa prairie a donc peut-être été une lourde chute. Il ne tombe toutefois pas de très haut car, au milieu du iv^e siècle av. J.-C., les plus grands chevaux mesurent d’après les vestiges archéozoologiques environ 1,45 m au garrot²⁸. Le père de Bucéphale est sans doute un cheval de ce gabarit. Les Grecs estiment en effet que l’étalon détermine la future conformation du poulain, tandis que la jument poulinière joue surtout le rôle de matrice transmettant les caractéristiques paternelles le plus fidèlement possible. À l’époque de Bucéphale, Aristote évoque d’ailleurs l’une des juments d’un élevage de Pharsale surnommée La Juste (Hè Dikaia), parce qu’elle était réputée transmettre les propriétés du géniteur sans les corrompre²⁹.

12Bucéphale est lui-même considéré comme un grand cheval de son temps³⁰, et cette particularité a pu être remarquée par les gardiens de troupeaux dès que Bucéphale a atteint ses trois mois, car les jambes des poulains sont disproportionnées par rapport au reste de leur corps et permettent d’estimer la future taille adulte³¹. Les gardiens surveillent bien le poulinage, mais de loin et discrètement, car ils ont pour consigne de ne pas toucher le nouveau-né³². Ils s’assurent surtout de la bonne santé de la jument et du poulain. Ils en profitent parfois pour récupérer l’hippomane, un agrégat de cellules cristallisées formant une masse molle d’environ dix centimètres de diamètre, qui sort en même temps que le poulain. On l’utilisait en Grèce pour la fabrication de philtres magiques³³.

13Léché par sa mère pendant une trentaine de minutes, Bucéphale se réchauffe et s’imprègne de son odeur. Par la suite, il se dresse de lui-même sur ses longues jambes, sans doute un peu maladroitement et en s’y reprenant plusieurs fois, avant d’aller téter sa mère d’un geste de succion instinctif³⁴. Ses premiers mois, Bucéphale vit essentiellement avec elle. Il la tète régulièrement et la suit partout dans la prairie. Rapidement, sa vue s’améliore, ce qui lui permet d’identifier la présence des humains dans les environs. De ce fait, même s’il exprime sa vitalité par des courses bondissantes, il revient toujours auprès de sa mère. Les hasards de l’histoire font que, dès ses premiers mois, il a peut-être entendu au loin le bruit sourd de l’armée macédonienne traversant le territoire à l’appel de Pharsale pour aller mettre le siège sur la cité rivale d’Halos³⁵. Bucéphale connaît aussi ses premiers contacts avec la harde. D’abord curieuses, les autres juments lui inculquent la discipline en le rabrouant et le jeune Bucéphale manifeste sa soumission par la posture du snapping. Le corps en arrière, la queue basse et l’encolure en extension, il approche prudemment sa bouche des juments. Les autres poulains jouent avec lui et lui rendent ses témoignages amicaux. Bucéphale se familiarise avec l’odeur du groupe, avec la nourriture qu’il consomme³⁶. Quand vient l’été, les fortes chaleurs et la sécheresse poussent le groupe à se rapprocher du lit de la rivière pour y trouver les roseaux et l’ombre des platanes³⁷. À l’automne, le sevrage naturel du poulain a commencé, surtout si sa mère porte à nouveau.

Fig. 4. Capture de l’anouble, taurillon d’un an, pour le marquage, en Camargue, 2020.

De la prairie aux écuries : sensibilités et adaptations équines dans un monde reconfiguré

14La douce vie de Bucéphale connaît alors un tournant majeur. Une première épreuve, celle du marquage, obligatoire pour la gestion administrative du troupeau, intervient vers la fin de sa première année. Le marquage suppose que les gardiens s’emparent du poulain bon gré mal gré. Les pénestes qui veillent sur les troupeaux savent monter à cheval³⁸, et ont développé des techniques de capture assez élaborées dont ils se servent pour les taurillons, ce qui a donné lieu à l’inscription dans les concours sacrés d’une épreuve hippique spectaculaire et spécifiquement thessalienne : la chasse au taureau (taurothèria). Il s’agit pour des compétiteurs à cheval de poursuivre un taureau jusqu’à l’épuiser. À ce moment, le cavalier, parvenu à la hauteur du taureau, doit sauter sur son encolure en saisissant l’animal par les cornes (fig. 3, scène G) pour le faire basculer à terre. Acrobatique et dangereuse, cette épreuve spectaculaire s’inspire des pratiques pastorales dont on suppose qu’elles s’appliquaient aussi aux chevaux³⁹. Pour Bucéphale, c’est un moment de stress intense. Il hennit, se débat, cherche à rejoindre sa mère. Lorsqu’il tombe au sol de fatigue, les Pénestes l’immobilisent tandis que des assistants apportent de quoi marquer sa croupe du signe de la tête de bœuf qu’il portera toute sa vie.

15Il est possible qu’après le marquage Bucéphale ait regagné sa prairie encore quelque temps, car les Anciens semblent avoir privilégié un sevrage naturel⁴⁰, envisageant même dans les élevages les plus prestigieux de ne faire pouliner les juments qu’un an sur deux et de leur laisser leur progéniture jusqu’à ce que celle-ci atteigne sa troisième année⁴¹. Cependant, Bucéphale ne pourra demeurer plus longtemps dans sa prairie, parce qu’en atteignant sa maturité sexuelle il pourrait féconder les juments de sa harde, ce que ni l’éleveur ni l’étalon reproducteur ne permettront⁴². Bucéphale est à nouveau capturé par les Pénestes hippophorboi et arraché à sa prairie, cette fois définitivement, pour entrer dans un autre monde, celui des écuries où les chevaux vivent en stabulation, enfermés dans des stathmoi, des sortes de box⁴³. Dès lors, il subit la contrainte, la restriction de ses activités et l’enfermement.

16Tout son quotidien change. D’abord sa relation avec les autres chevaux : il fréquente désormais essentiellement des chevaux de la même classe d’âge. Lorsqu’il est mis au pâturage, c’est avec d’autres poulains et il échappe aux hiérarchies stables du troupeau⁴⁴. Dans les écuries, les chevaux sont plus territoriaux et agressifs. Ils marquent davantage leur territoire, s’impatientent et piaffent⁴⁵. Même le sol est différent, dur, constitué de pavés de pierre, recouvert d’une litière de paille dans le stathmos. Bucéphale hume les montants en bois de cet espace exigu, ressent la frustration de l’enfermement, se met probablement à frapper, lui aussi, les panneaux de bois. Lorsque certains chevaux sont pris d’accès de colère particulièrement violents, les palefreniers accourent avec des lames pour les entailler et faire s’écouler leur sang. Bucéphale s’adapte autant qu’il le peut mais voit certains camarades se recroqueviller dans leur box, fixer le sol, apathiques, ou faire des mouvements répétés des oreilles, en soufflant. Il sent la mort s’emparer de ceux dont les blessures se sont infectées. Les plus affaiblis disparaissent, emmenés par les palefreniers⁴⁶. Parfois, ceux-ci se mettent à jouer d’une flûte à deux pans dans les écuries, ce qui procure généralement à Bucéphale une sensation d’apaisement, mais peut aussi susciter, chez lui ou chez d’autres, un certain inconfort qui incite les chevaux à mordre et à taper dans les parois de bois⁴⁷.

17La nourriture change aussi. Ce n’est plus l’herbe grasse de la prairie. Désormais, Bucéphale reçoit des rations de fourrage, mais surtout de l’orge mondée, une nourriture énergétique comprenant plus de glucides, ce qui a une influence sur son comportement, plus énergique, plus excité⁴⁸. Certains chevaux vivent mal ce changement de régime et peuvent souffrir de coliques ou d’inflammations des pieds qui les font piétiner, se camper, voire se coucher et refuser d’avancer⁴⁹.

18Le rapport de Bucéphale aux hommes est également bouleversé. Ceux-ci ne représentent plus une présence lointaine comme dans la prairie. Désormais, ils le contraignent, l’attachent, le manipulent. D’ailleurs, ce ne sont plus tout à fait les mêmes hommes. Les Pénestes hippophorboi laissent place à des esclaves palefreniers, les hippokomoi, qui s’activent autour de Bucéphale tous les jours. À l’aube, ils le pansent en même temps que les autres chevaux. C’est un moment de grande agitation dans l’écurie, les chevaux hennissent et piaffent. Puis vient le moment du travail, des gestes bien précis qu’on lui inculque. On lui passe une muserolle et on lui fait faire du travail à la longe pour le conditionner à obéir aux ordres des hommes⁵⁰. Après le travail, transpirant et fatigué, Bucéphale est reconduit à son auge et, affamé, se jette sur l’orge. Il remarque sans doute un objet attaché à son auge, c’est un harnais qui pend et qui cliquette mais dont Bucéphale ne sait pas encore à quoi il servira. Il a été accroché là pour que l’animal s’y habitue et l’associe au moment agréable du repas⁵¹. Progressivement, les palefreniers l’emmènent hors des écuries, peut-être même jusqu’à Pharsale, où il découvre le monde bruyant de la ville, les va-et-vient des attelages, les clameurs de la foule. Les palefreniers prennent soin de le rassurer, de le caresser⁵².

19Un jour vient où plusieurs palefreniers le maintiennent, lui passent le harnais autour de la tête et lui mettent le mors dans la bouche. Pour la première fois, un homme se hisse sur son dos. Il prend appui sur le garrot d’une main, attrape une touffe de crin à la base de l’encolure et, d’un bond, passe la jambe par-dessus la croupe. Bucéphale porte son premier cavalier. Nous ne savons pas comment il réagit alors, mais par la suite, son palefrenier le monte presque tous les jours pour l’emmener dans la campagne. Bucéphale apprend à comprendre les impulsions données par le cavalier avec ses cuisses ou par la tension des rênes. Malgré ses réticences initiales, Bucéphale prend l’habitude d’y répondre promptement par l’action demandée pour éviter l’inconfortable pression du mors sur sa langue. Il a sans doute déjà essayé d’ignorer les ordres de l’homme, mais a senti alors les canons du mors, garnis de pointes, appuyer douloureusement sur ses gencives, ou les éperons du cavalier lui écorcher les flancs lorsqu’il ne fournissait pas l’énergie exigée. Pour ne plus éprouver ces sensations déplaisantes, il donne satisfaction à l’homme et s’habitue peu à peu aux bruits que ce dernier produit : des cliquetis métalliques d’armes et d’armure. Passés quelques jours, Bucéphale ne s’effraie plus de ces sons. Il en connaît l’origine mais surtout sait par expérience qu’ils n’ont d’autre effet désagréable qu’un poids supplémentaire sur son dos. Après ses efforts, Bucéphale ressent une vive excitation à l’idée d’être conduit, comme à l’habitude, jusqu’à la rivière. Il peut s’y désaltérer mais surtout y retrouve d’autres chevaux du même âge qu’il commence à connaître. Bucéphale met à profit cet éphémère moment de liberté pour se rouler dans la terre et se frotter à ses partenaires préférés⁵³. Ces instants de sociabilité représentent des moments précieux de plaisir et de détente dans la nouvelle vie de contrainte de Bucéphale.

20Le propriétaire de l’élevage, Philonicos, riche citoyen sans doute très occupé, a tout de même pris le temps d’observer la formation de Bucéphale. Il n’est pas rare en Thessalie qu’un citoyen s’implique directement dans les pratiques d’élevage : la capture du poulain est une activité jugée digne d’un homme libre et la maîtrise technique de cette équitation de travail vaut même des honneurs à celui qui en fait la démonstration dans les concours⁵⁴. Même le dressage du poulain, qui est une activité méprisée par Xénophon, a fait l’objet d’une littérature didactique en Thessalie⁵⁵. À tout le moins, Philonicos a dû pratiquer lui-même une dokimasia, c’est-à-dire un examen intégral du cheval des sabots jusqu’aux naseaux, et il a sans doute vérifié par lui-même les résultats du dressage⁵⁶. Bucéphale a donc nécessairement fourni à son éleveur tous les gages de confiance dans la perspective d’une future vente.

Quand le cheval fait le roi : Bucéphale rencontre Alexandre

21Bucéphale a probablement entre trois et quatre ans lorsque Philonicos décide de le vendre. C’est traditionnellement le vendeur qui se déplace avec ses chevaux⁵⁷. Sans doute pouvait-on passer par l’intermédiaire de maquignons, mais, pour les plus belles ventes, celles des chevaux de prestige que l’on propose aux hommes riches et puissants, il est de bon ton que l’éleveur se déplace lui-même pour faciliter l’échange. Or, les élites de la cité de Pharsale entretiennent de très bonnes relations avec le roi de Macédoine, Philippe II. Philonicos entend exploiter cette situation diplomatique pour étendre son réseau commercial jusqu’en Macédoine, et se rend à Aigai, l’ancienne capitale dynastique du royaume, avec Bucéphale, mais sans doute aussi d’autres chevaux pour rentabiliser le voyage. C’est un long trajet de plus de deux cents kilomètres, environ quarante heures de marche qui fatiguent sans doute l’animal, mais Philonicos prend son temps, ne monte pas Bucéphale pour l’économiser, fait des étapes et, avant de présenter l’animal au roi, il prévoit un temps de repos, le soigne, le panse, le frictionne avec de l’huile et peut-être encore d’autres astuces de maquignon⁵⁸.

22Dans le cas des ventes de bétail, surtout de gros bétail, les acheteurs ont un droit de dokimasia, c’est-à-dire qu’ils peuvent examiner l’animal sous toutes ses coutures, le conduire, le harnacher, même le monter pour voir comment il réagit. Le vendeur est contraint par la loi de déclarer tous les vices non apparents⁵⁹. Comme tout acheteur, Philippe exerce son droit de dokimasia, mais, en tant que roi, tout ce qu’il fait se transforme en un événement aulique associant tous ses courtisans dans une ambiance festive. L’examen du cheval se déroule donc dans la plaine en contrebas du palais d’Aigai en présence de toute la cour, et la rencontre se passe mal, selon Plutarque, d’après peut-être un témoignage oculaire⁶⁰. Conduit au milieu d’une foule bruyante, sans échappatoire, Bucéphale est rapidement cerné de palefreniers étrangers qui essayent de le harnacher puis de l’enfourcher sans ménagement. Difficile de deviner ce qui se passe alors dans l’esprit de Bucéphale : le souvenir traumatique de son marquage ou de son débourrage ? Une réponse néophobique face à cette foule humaine à laquelle il n’est peut-être pas suffisamment habitué ? Une réaction caractérielle de rejet contre ces importuns palefreniers ? En tout état de cause, Bucéphale se cabre et résiste à leurs tentatives.

Outre l’ignorance de l’historien et l’impossibilité de se mettre à la place de l’animal, la succession rapide de questions traduit ici l’origine possiblement multiple de la réaction animale ainsi que l’état de confusion émotionnelle dans lequel Bucéphale se trouve plongé par cette situation qu’il est incapable de surmonter. Dans le triptyque des réponses comportementales à la peur, freeze-fly-fight, Bucéphale opte pour la résistance combattive à défaut sans doute de pouvoir s’enfuir. Il ne faut pas trop accentuer la férocité du cheval, rapidement devenue un topos littéraire, jusqu’à faire de Bucéphale un monstre anthropophage dans le Roman d’Alexandre. L’objectif politique est évident : plus terrible est Bucéphale, plus exceptionnel est Alexandre.

23Dès lors, les témoins de la scène tirent deux diagnostics opposés. Philippe, pour sa part, considère ce cheval comme sauvage et indiscipliné, mal éduqué, donc trop dangereux pour être employé à la guerre, et refuse la vente, tandis que le jeune Alexandre, âgé de 14 ans, défend une autre interprétation du comportement menaçant (apeilè) de l’animal : pour lui, ce n’est pas une manifestation de sa nature profonde mais la conséquence d’une situation de stress. Selon lui, Bucéphale est un cheval animé de thumos, c’est-à-dire d’ardeur, d’une énergie fougueuse qui, d’après Xénophon, est la principale qualité d’un bon cheval de guerre à condition qu’elle soit canalisée par un bon cavalier⁶¹.

24Bucéphale laisse approcher ce jeune garçon de petite taille⁶³ qui ne laisse pas paraître un comportement agressif. Après avoir été malmené par les palefreniers, Bucéphale perçoit avec soulagement l’attitude apaisante et les caresses du garçon. Lorsqu’il se trouve invité par une légère tension de la bride à se retourner, Bucéphale agrée de tourner le dos à la foule effrayante et accepte volontiers de s’en éloigner⁶⁴. Lorsque d’un mouvement agile et léger, le garçon se hisse sur son dos, Bucéphale ne proteste pas, d’autant que le garçon ne tire pas avec force sur sa bouche, lui épargnant la douloureuse pression des pointes du mors comme celle des éperons⁶⁵. Éloigné de ce qui l’effrayait et désormais apaisé, Bucéphale manifeste au jeune cavalier une envie de courir (« ὀργῶντα δὲ πρὸς τὸν δρόμον »). Plutôt que de le contraindre pour le soumettre comme le faisaient les palefreniers de Philonicos, Alexandre laisse libre cours à son impulsion, à cet élan vital qu’il interprète comme la preuve de sa véritable nature : un cheval thumoeidès, vif, réactif, énergique, qui pourra rendre des services à son cavalier sur le champ de bataille. L’épisode révèle au passage la coexistence de deux pratiques équestres en Grèce : l’une, traditionnelle et majoritaire, reposant sur l’usage de la force et la soumission autoritaire de l’animal, l’autre, plus nouvelle, théorisée par Xénophon, fondée au contraire sur une compréhension de l’animal et sur une équitation de « la main légère ». Avec la rencontre entre Bucéphale et Alexandre, Bucéphale rejoint la grande histoire des hommes. À partir de là, son histoire se mêle à celle de son maître.

25L’approche biographique pourrait continuer en reconstituant le vécu animal au sein d’une entreprise humaine. On pourrait alors se demander ce que vivent tous ces animaux impliqués dans les guerres des hommes, leur place dans le compagnonnage militaire, les interactions avec leur entourage humain, les peurs et les souffrances partagées⁶⁶. Cela suppose, comme nous l’avons vu, d’adapter l’écriture en plaçant l’animal comme sujet des phrases, sur un mode actif, de choisir des verbes adaptés au processus cognitif permettant au cheval d’appréhender son environnement, d’analyser son univers sensoriel, de traiter les informations en fonction de priorités parmi lesquelles la sécurité et la recherche alimentaire arrivent en tête, mais ne doivent pas faire oublier une quête de plaisir qui passe par un large spectre d’interactions sociales. Ainsi, notre animal-sujet doit être en mesure de sentir, de percevoir, de déduire, d’interpréter, en fonction de ses capacités sensorielles, mémorielles et cognitives, bref il évalue les possibilités, fait des choix en fonction d’objectifs variés et agit en tenant compte des contraintes et de ses facultés d’adaptation.

26Pour autant, son agentivité ne peut être réduite à une mécanique instinctive dictée par les impératifs de survie individuels et spécifiques car, comme l’homme, il ressent et éprouve des émotions : il s’attache à certains partenaires sociaux, leur accorde sa confiance, y compris en dehors de son espèce, recherche leur présence rassurante et agréable. Dès lors se pose aussi la question du vocabulaire à employer car, si le langage technique de l’éthologie peut conforter dans l’identification de comportements scientifiquement observables, de nombreux autres termes, notamment dans le registre des émotions, ont été abusivement réservés aux humains, alors qu’ils peuvent fort bien traduire certaines facettes des vécus animaux, comme le montre Carl Safina en abordant, chez plusieurs espèces, les expressions émotionnelles (joie, chagrin, stress, colère, peur, compassion, humour…), quitte à en élargir la définition parfois trop anthropocentrique⁶⁷.