1Un acte notarié original sur parchemin conservé aux archives départementales de Vaucluse rapporte que, dans la matinée du 12 août 1368, Hugonin de Sade – un lointain ancêtre du divin marquis – et le chapitre des Frères mineurs d’Avignon se sont réunis en présence du notaire Bertrand Guéraud dans la sacristie du couvent1. Le marchand reconnaît alors devoir à la communauté plus de quatorze livres par an qui auraient été « léguées » (c’est bien l’adjectif legatus qui est employé) aux Frères pour sept anniversaires perpétuels et deux chapellenies fondés par ses aïeux depuis trois générations. Les deux parties rédigent un « contrat » (contractus) afin que ces revenus en argent soient convertis en cinquante barrilia pensionalia de vin (24,5 hl) qu’Hugonin et ses héritiers doivent faire porter au couvent chaque année après les vendanges depuis une vigne de 31 éminées et demie (2,7 ha) leur appartenant dans l’un des bourgs de la ville. La terre en question est obligata et ypothecata afin de garantir la pensio, et, selon notre contrat, tous les biens d’Hugonin qui étaient auparavant engagés ou « tenus » par le couvent, sans doute pour payer annuellement ces célébrations régulières, sont désormais libérés des obligations qui pesaient sur eux.

2À première vue, le cas semble simple : les Sade ont légué des rentes perpétuelles aux Frères qui les ont acceptées au mépris de la Règle mais qui les convertissent en nature avec l’accord de l’héritier en 1368, dans un contexte de grande difficulté économique2. À la fin du mois d’avril 1367 en effet, Urbain V a quitté Avignon pour Rome, laissant derrière lui une ville meurtrie par la peste mais qui avait été jusqu’alors sans cesse vivifiée par le flux des immigrés et par une économie puissante et dynamique3. Le départ du pape et l’inquiétude qu’il a entraînée ont sans doute fini par perturber les conditions de vie locales4. Le contrat d’août 1368 pourrait donc être d’abord le signe de la réactivité très rapide des Frères et d’Hugonin aux changements sur le marché local pour assurer aux premiers leur revenu et au second la célébration régulière des messes pour ses morts.

3Toutefois, en ce dernier tiers du xiv^e siècle, l’économie avignonnaise, qui a énormément profité de la présence de la cour pontificale, reste fortement monétarisée et très dynamique5. Les Sade sont riches et puissants6. Hugonin possède par exemple une demi-douzaine d’hôtels à Avignon et mène une activité commerciale importante. Ce ne sont certainement pas les liquidités qui lui manquent7. Dans ce contexte, la conversion en nature de ces dons d’argent paraît obéir aux règles premières de l’économie franciscaine et semble plutôt à contre-courant de la conjoncture économique locale, comme l’étaient d’ailleurs les choix de François d’Assise, au début du xiii^e siècle, en Italie. À moins de penser qu’elle s’est faite à la demande des Frères eux-mêmes, soucieux de s’assurer des revenus réguliers, voire de les augmenter, au moment où leurs bienfaiteurs de la Cour pontificale s’éloignent en masse de la ville. L’inflation, la hausse des prix et la baisse de la production agricole auraient dû en effet plutôt inciter le marchand, s’il avait souhaité faire des économies, à maintenir sous leur forme monétaire ces échanges réguliers avec les Franciscains. La conversion de ce don régulier en vin assure certes un revenu annuel au couvent où ses proches sont enterrés, mais elle lui est assez défavorable dans le contexte économique général. À moins encore qu’elle ne lui paraisse profitable sur un autre plan que sur celui, purement comptable, de ses profits économiques. Il faut chercher à saisir les raisons et les modalités de cet investissement étonnant d’Hugonin auprès du couvent.

4Autant le reconnaître tout de suite, cet acte pose en réalité de nombreux problèmes d’interprétation. Seuls deux testaments de la famille ont été partiellement conservés par l’intermédiaire de transcriptions du xviii^e siècle consignées par les d’Hozier dans leurs registres « carrés » conservés à la Bibliothèque nationale de France8. Les dispositions testamentaires des Sade en faveur du couvent avant 1368 et l’exactitude des termes du contrat sont donc presque impossibles à vérifier. L’identification de la nature même des revenus (legs, dons, rentes, pensions), des obligations et des hypothèques mentionnés dans l’acte n’est pas aisée. Elle est pourtant essentielle. En effet, de la fondation de l’ordre jusqu’au milieu du xiv^e siècle, le Saint-Siège, les ministres, les théologiens et les canonistes franciscains ont défini de manière très précise les modalités d’acquisition et d’usage des biens licites pour les Frères9. Comme l’a montré tout récemment Andrea Bartocci, au milieu du xiv e siècle encore, ils ne devraient en aucun cas recevoir des legs de rentes qui les mettraient en possession de droits réels transmis par voie de succession10. Le contrat de 1368 pose donc un problème à la fois théologique, juridique et pratique, celui de la norme franciscaine – qui réglemente le renoncement des Frères à la propriété – et de la gestion quotidienne de leurs couvents.

5Avec lui, les copies partielles – datant du xviii^e siècle toujours – de plusieurs actes de la famille de Sade permettent de constituer un dossier qui éclaire d’une lumière assez vive cet accord passé entre Hugonin et le couvent. J’utiliserai notamment les extraits des deux testaments qui viennent d’être mentionnés, celui de l’arrière-grand-mère d’Hugonin (1298) et celui de son père Hugues (1364), ainsi que la confirmation d’une sentence datée de 1365 rapportant une action en justice intentée par Hugonin au sujet de l’exécution du testament de son père. Bien entendu, ces copies doivent être lues avec beaucoup de précautions, mais l’on doit tout de même pouvoir se fier à des clauses testamentaires qui n’ont sans doute plus de conséquence au xviii^e siècle. Ce dossier, que des dépouillements ultérieurs enrichiront peut-être, permet de mieux comprendre non seulement les pratiques concrètes des couvents mais aussi la rencontre entre les stratégies familiales et sociales d’un marchand, la conjoncture socio-économique et la façon dont les Frères vivent la norme franciscaine au milieu du xiv^e siècle. Je me propose d’analyser cet accord en tentant tout d’abord de déterminer le plus exactement possible ce qu’il change et ce qu’il institue – c’est-à-dire non seulement la nature des revenus en argent qui lui préexistent et celle de la pensio en vin qu’il établit pour les remplacer, mais aussi celle des liens étroits qui unissent les Sade et les Franciscains –, avant de formuler quelques hypothèses pour dégager les facteurs et les raisons de sa rédaction et des choix essentiels dont il témoigne, autant sur le plan social et religieux que sur le plan économique.

Datation et identification des dispositions testamentaires des Sade en faveur des Frères mineurs

6Le notaire Bertrand Guéraud rappelle tout d’abord qu’Hugonin de Sade, fils et héritier d’Hugues II, doit verser, on suppose régulièrement, au couvent des Frères mineurs d’Avignon les sommes d’argent prévues pour sept anniversarii et deux capellanie. Le contrat permet ainsi de retrouver la trace de certaines dispositions testamentaires essentielles de cette riche famille de marchands chanvriers en faveur du couvent des Frères mineurs de leur cité. Selon notre acte de 1368, Hugues I^er et Raymonde de Sade, arrière-grands-parents d’Hugonin, ont fondé quatre anniversaires au couvent, trois pour Hugues, un seul pour Raymonde11. Ils doivent être célébrés chaque année pendant la semaine de l’Avent, aux vigiles de l’Annonciation de la Vierge, à Pâques et à la Toussaint. Sans le testament d’Hugues I^er, il est malheureusement impossible de dater ses fondations. Sans doute faut-il les imaginer des dernières décennies du xiii^e siècle ou des premières du siècle suivant. En revanche, quelques extraits des dernières volontés de son épouse ont été transcrits au xviii^e siècle dans les registres d’Hozier12. Rédigé en 1298, ce testament est la première trace un peu solide des relations entre cette famille et les Frères mineurs d’Avignon. Raymonde de Sade élit d’ailleurs sépulture in cimeterio Fratrum Minorum où elle souhaite retrouver son fils Barthélemy13.

7Dans le contrat de 1368, le notaire mentionne aussi deux chapellenies (capellanie) fondées par Pierre de Sade et trois anniversaires fondés par Jean, Jacques et par un autre Hugues de Sade14. L’anniversaire pour l’âme de Jean de Sade doit être célébré pour dix sous aux vigiles de la Saint-Laurent ; et celui de Jacques pour quinze sous aux vigiles de Marie-Madeleine. Enfin un dernier anniversaire perpétuel doit être célébré le 27 décembre pour le salut d’Hugues II – dont le fils Hugonin passe contrat avec le couvent. Selon la reconstitution de la généalogie de cette famille établie par Henri Bresc, Hugues, Jacques, Jean et Pierre seraient les quatre petits-enfants de Raymonde et d’Hugues I^er15.

Figure 1 – La famille des Sade à la fin du xiv^e siècle (essai de généalogie partielle à partir du registre des Carrés de d’Hozier 565)

8Si l’on en juge par les mentions dans les comptes du gardien du couvent – ils sont conservés à partir de 135916 –, Hugues II de Sade et Pierre Vital sont les executores du testament de Pierre de Sade en 136o17 ; Hugues II fait ensuite un don pro anima Johannis fratris sui en juillet 136118 et un second pour Jacques en août de la même année19, alors que la peste fait rage20. Le père d’Hugonin reste donc probablement le seul héritier mâle de la famille après l’épidémie de 1361. Dans les registres de d’Hozier, le testament d’Hugues II, dont on ne possède que des extraits, est daté de 136421. Hugues demande à être inhumé in ecclesia fratrum minorum [...], in capella quam constati22. Depuis 1298 au moins, les Sade entretiennent donc des liens étroits avec les Frères mineurs d’Avignon et ils ont fait construire une chapelle dans l’église du couvent. Le nombre des célébrations perpétuelles pour la famille a considérablement augmenté entre 1360 et 1364, puisque deux chapellenies et trois anniversaires s’ajoutent alors à ceux fondés au xiii^e siècle, probablement en partie sous les effets de la peste de 1361.

9Dans le contrat de 1368, il est difficile de connaître la nature exacte des versements à la charge d’Hugonin avant cette date. L’accord indique seulement que ses biens et son héritage seraient tenus (tenea[n]tur) et obligés (obligta) par le couvent23. Le vocabulaire est assez vague. On serait évidemment tenté de penser à des rentes ou à des cens assis sur des biens fonciers. Toutefois, les mots redditus ou census n’apparaissent à aucun moment dans le texte. Les versements sur lesquels reposent les anniversaires sont désignés comme des sommes et quantités d’argent (summae et quantitatis pecuniarum)24 et pas du tout comme des droits réels appartenant au couvent. Le contrat ne donne aucune précision sur les modalités de versement et sur la nature exacte de ces « obligations » qui grèvent l’héritage des « sommes et quantités d’argent » prévues pour les anniversaires. Pour les chapellenies, on sait, en revanche, que Pierre de Sade aurait constitué une pensio pour deux Frères qui doivent célébrer les messes tous les jours25. Il y a donc une différence de nature fondamentale – et qui est signalée par le vocabulaire de l’acte même – entre les deux types de revenus qui ont été attribués à la communauté : des « sommes et des quantités d’argent » versées chaque année semble-t-il et données par Hugues^Ier, Raymonde, Jacques, Jean et Hugues II, et une « pension » constituée par Pierre. Des dons réguliers d’un côté, une rente de l’autre ?

10Dans ses comptes des années 1360, pour enregistrer ces revenus, le gardien du couvent utilise seulement la formule pro anima domini Hugoni et Raymunde de Sado26 ou, comme nous l’avons déjà vu pour l’exécution testamentaire des frères d’Hugues II, pro anima fratris sui27, ce qui ne nous dit rien sur la forme et la nature exacte de l’échange. On trouve également l’expression a domino Hugo de Sado pro anima Petri fratris sui pro missis celebrandis28. Ces formules, que l’on retrouve aussi très souvent dans les comptes lorsqu’il s’agit de dons non réitérés, semblent donc désigner les revenus sur lesquels reposent les anniversaires et les chapellenies évoqués dans notre contrat de 1368, moins comme les produits d’une rente que comme de simples dons ponctuels. Ces subtilités demandent à être éclairées.

11Dans le contrat, les trois premiers anniversaires reposent sur un versement annuel et perpétuel, à la charge des héritiers, de vingt-trois sous et quatre deniers légués (legati) par Hugues pro remedio et salute anime29. Raymonde de Sade a « légué » de la même façon treize sous, qu’il faut comprendre annuels, pour un anniversaire30. Pierre aurait également « légué » huit livres tournois pro pensione duorum fratrum dicti conventus sacerdotum. L’importance de la somme est liée, semble-t-il, à la création cette fois de deux messes quotidiennes (chapellenies). Cependant, même malgré le nom de « pension », rien ne permet d’affirmer que tous ces revenus sont à proprement parler des rentes assises sur des biens dont aurait hérité Hugonin de Sade et que « tiendrait » le couvent par voie de succession – pour reprendre le vocabulaire du contrat. À partir de cet acte seul, il est très difficile de déterminer la nature exacte des versements qu’Hugonin doit effectuer en faveur des Frères chaque année. Il est donc impossible de définir quels sont réellement les droits des Frères sur son héritage. Il est tout autant difficile de savoir pourquoi ces sommes d’argent sont converties en vin et pourquoi elles sont toutes transformées et comme fondues en une pension unique, alors que, explicitement, seules les huit livres des chapellenies fondées par Pierre constituaient jusqu’alors une pensio.

12La formulation d’une partie des dernières volontés de Raymonde de Sade dans les transcriptions de son testament, qu’offre le registre 565 des Carrés de d’Hozier, nous éclaire un peu31. Raymonde de Sade, nous l’avons vu, a dicté cet acte le 28 février 129832. La clause concernant la fondation de l’anniversaire pour lequel son arrière-petit-fils Hugonin doit payer 13 sous par an, selon le contrat de 1368, est particulièrement intéressante :

Item volo et ordino quod viginti sex solidos turonenses censuales quos servit Augerius Rostagni supra quodam stari quod est in parochia Sancii Agricoli [...], percipere debeant in perpetuum videlicet fratres minores hujus civitatis medietatem et fratres praedicatores aliam medietatem. [...] Facio et institue Hugonem de Sado maritum meum haeredem meum universalem. [...] Et ego, Hugo de Sado, maritus praedictae Raymundae praedictam assignationem viginti sex solidorum turonensium factam per dictant Raymundam uxorem meam, laudo, approbo, ratifico et in perpetuum confirmo33.

13Selon cette clause testamentaire, si l’on se fie à la copie partielle qui en a été conservée, Raymonde de Sade ne réclame explicitement à aucun moment la fondation d’un anniversaire ou d’une célébration perpétuelle. Elle veut et ordonne seulement que les Mineurs et les Prêcheurs de la ville se partagent à perpétuité la perception du cens de vingt-six sous tournois provenant d’un établissement (stari) lui appartenant dans la paroisse Saint-Agricol. La testatrice institue ensuite son mari héritier universel. Celui-ci doit approuver et confirmer l’assignatio de vingt-six sous faite par sa femme en faveur des Mendiants. Si l’on s’en tient aux formules utilisées, rien n’indique que le bien sur lequel repose le cens soit engagé d’aucune manière par ce legs en faveur des Frères, et même que le cens leur appartienne désormais pour moitié. Ici, assignatio pourrait en effet être entendu comme la simple destination de la somme d’argent attribuée aux deux couvents. En outre, juridiquement, le testament étant un « acte individuel unilatéral » qui ne recquiert pas la laudatio parentum34, il n’y aurait aucune raison pour qu’Hugues de Sade fasse une laudatio et une confirmatio de cette assignatio, si les Frères étaient devenus propriétaires du cens, ou mieux encore de la maison sur laquelle il était fondé. Si les Frères devaient acquérir ici des droits sur ce bien par voie de succession, l’exécution du testament devrait suffire à les leur transmettre. Si néanmoins Hugues donne son accord et confirme cette assignation, c’est bien que, héritier universel de Raymonde, il est resté propriétaire de la maison et du cens versé annuellement aux Franciscains. Seul le produit du cens et non sa possession (viginti sex solidi turonenses censuales [...] percipere debeant) leur est attribué. L’héritier reconnaît seulement être chargé de donner à chaque couvent treize sous provenant du cens assigné sur cette maison dont il hérite. Évidemment, le résultat est le même pour les Frères qui touchent concrètement chaque année un revenu régulier de treize sous. Mais le legs est formulé de sorte qu’ils ne puissent pas entrer en possession de la maison et qu’ils ne puissent revendiquer aucun droit sur elle ni d’ailleurs sur le paiement du cens. Le propriétaire éminent reste l’héritier de la testarice.

14Pour les Frères, il s’agit donc d’une rente dans le sens, très général, où ils perçoivent un revenu régulier annuel. Mais ils ne semblent pas être propriétaires du cens dont le produit seulement leur revient tous les ans. Et ils n’héritent pas non plus d’une rente constituée à prix d’argent. Par conséquent, ils ne s’insèrent pas dans le tissu étroit, hiérarchisé et feuilleté de la propriété dissociée, des possessions foncières urbaines, des droits et des dépendances qui leur sont liés35. Le revenu qui leur est attribué ici serait plutôt un don régulier, une aumône perpétuelle, telle que les théologiens et les canonistes la tolèrent au xiii^e et au début du xiv^e siècle36. Il est très proche d’une constitution de rente à titre gratuit, comparable aux fondations religieuses « classiques », à ceci près que le couvent n’entre en possession ni du bien-fonds (dans son ensemble ou en partie) ni même du cens qui constitue la rente37. Enfin, dans ce cas précis, il n’y a pas à proprement parler de constitution de rente sur immeuble par donation38, puisque le cens existe déjà, qu’il est perçu par le propriétaire de l’immeuble et légué avec l’immeuble à son héritier. Le cens est donc légué à une personne, l’héritier, et perçu par deux couvents donataires qui s’en partagent le revenu. Cette conception du cens, considéré comme une valeur aliénable et indépendante, détachée du bien-fonds sur lequel elle est perçue et que l’on peut même diviser, s’est généralisée, on le sait, pendant la deuxième moitié du xii^e siècle39. Le legs de Raymonde de Sade doit être seulement considéré comme un don ou une aumône dont l’objet est cette valeur.

15Un acte plus ancien, établi soixante-dix ans avant le testament de Raymonde, lors de l’arrivée des Franciscains sur les bords du Rhône, nous permet d’entrevoir la logique qui préside à ce type de don régulier. À Arles en 1230, dans son testament, Guillaume Pellicier laisse aux Frères mineurs de sa cité X sol. censuales mais il indique aussi quos mihi servit Raimundus Salnerii pro domo sua40. La formulation, qui va jusqu’à donner le nom du locataire, est comparable à celle utilisée par notre testatrice avignonnaise. Puis Guillaume Pellicier institue le mari de sa sœur, Raymond Duta, in omnibus [...] rebus et bonis meis mobilibus et immobilibus mihi heredem, ce qui inclut à l’évidence la maison sur laquelle est assigné le cens, et peut-être le cens lui-même. De même, dans le Liber contractuum du couvent des Frères mineurs de Padoue – constitué au début du xiv^e siècle à l’occasion d’un litige avec la cité –, de nombreuses notices concernent des rentes pour lesquelles les héritiers du bien (immeuble et cens) sont désignés et où il est clair que les Mineurs n’en perçoivent que le revenu41. Un certain nombre de revenus réguliers perçus par les Frères y sont présentés sur un modèle comparable à celui que l’on a pu déduire des clauses des testaments de Raymonde de Sade et de Guillaume Pellicier que nous venons de lire.

16En revanche, dans la cité de Liège étudiée par Paul Bertrand, les Prêcheurs et les Carmes sont explicitement investis des maisons qu’ils accensent ensuite42. Rien à voir donc avec les pratiques des Frères mineurs provençaux. Néanmoins, en s’insérant dans la structure très feuilletée de la propriété urbaine, les Mendiants de Liège peuvent considérer que la rente qu’ils perçoivent vient d’un bien possédé par un autre, et qu’ils évitent de cette manière la « propriété réelle43 », au profit de droits de perception. Ils se font ainsi souvent attribuer des rentes tenues par des intermédiaires qui ne leur en versent que le revenu44. Et des pratiques identiques ont été observées à Bâle par Bernhard Neidiger45. S’agissant des Cordeliers liégeois, il est difficile de savoir si leur attitude était plus spécifique, comme cela semble être le cas en Provence, et P. Bertrand déplore l’absence de documentation qui aurait pu éclairer leur économie d’une lumière aussi vive que celle des Prêcheurs et des Carmes (testaments, contrats de bail à rente et d’accensement, etc.). Ce qu’il attribue aux destructions et au respect d’une règle de pauvreté plus stricte46. Plus précisément, les disciples de saint François pourraient, à Liège comme en Provence ou en Italie, éviter toute forme de propriété des biens en obtenant de leurs bienfaiteurs l’attribution de revenus réguliers par les héritiers – sous la forme de dons – plutôt qu’un legs de rente qui les mettrait en possession d’une partie ou de la totalité d’un bien, ou du moins de droits. Ce qui pourrait rendre moins impérieux le besoin de conserver un acte justificatif.

17Bien entendu, on pourra certainement trouver ailleurs des formules comparables pour des legs faits à d’autres institutions religieuses. Il me semble toutefois qu’elles prennent un sens particulier dans le cas des legs en faveur des Frères mineurs47. Au xiii^e siècle, cet évitement de la propriété renvoie sans aucun doute aux choix de la pauvreté volontaire franciscaine, à la Règle et à l’interdiction formelle de toute appropriation48. Pour saisir sa portée réelle et sa licéité au moment de la rédaction du contrat (1368), la subtilité de la formule utilisée dans le testament de Raymonde de Sade en 1298 – qui revient à énoncer le legs d’une rente comme la simple destination d’une somme d’argent – doit être analysée à la lumière des conceptions et de la norme franciscaines sur la propriété, les rentes et les legs entre la fin du xiii^e siècle et 13 6849.

Les legs des Sade à l’épreuve de la norme franciscaine

18Dans un contexte de prospérité économique et de multiplication des rentes en milieu urbain, la polémique qui se développe pendant la deuxième moitié du xiii^e siècle au sujet de la licéité des contrats de cens et des modalités de constitution et de transmission des rentes implique nombre de théologiens et de canonistes dont plusieurs sont franciscains, comme Matthieu d’Aquasparta et Richard de Middleton50. Leur réflexion théorique conduit à déclarer licites une grande variété de rentes, même sans assignation foncière. Leur constitution ou leur transmission et le droit de percevoir dans ce cadre un revenu sont alors considérés comme une forme de vente. Les contrats de rente échappent ainsi à l’accusation d’usure51. Dans un quodlibet de 1277-1278, Matthieu d’Aquasparta examine par exemple le cas d’un contrat où un capital est donné pour toucher en retour un revenu fixe à vie (par exemple cinq livres ou une quantité déterminée de blé ou de vin par an)52. Le docteur franciscain affirme que le fonds ou le capital versé constitue le prix de la vente et qu’il est définitivement aliéné53. Cette solution est considérée par Henri de Gand comme une usure dissimulée54. En 1286-1287, théologien franciscain Richard de Middleton conclut sur la question de la vente des rentes perpétuelles que la transaction n’implique aucun transfert de propriété mais seulement celui d’un droit de perception55. Il ne s’agit pas ici, bien entendu, de revenir sur l’interprétation de ces questions très complexes, mais il nous faut garder à l’esprit ce contexte pour analyser les clauses de notre contrat. Malgré les solutions de Matthieu d’Aquasparta et de Richard de Middleton – qui ont pour but de dissocier les constitutions de rentes des pratiques usuraires –, ces revenus continuent de poser deux problèmes majeurs par rapport à la pauvreté pensée et vécue à l’intérieur de l’ordre des Frères mineurs : celui de la possession d’un droit, comparable à un bien incorporel ou à l’usufruit, et celui de l’aliénation d’un bien réel56. La norme édictée dans ce contexte de controverse théologique et juridique par la papauté et la direction de l’ordre au sujet de la propriété, de l’usage des biens et de la licéité des revenus des couvents est donc essentielle pour comprendre la formulation du legs de Raymonde de Sade en 1298, la nature des revenus que le couvent d’Avignon peut percevoir et la validité des obligations qu’il peut faire valoir sur l’héritage d’Hugonin de Sade, selon le contrat de 1368.

19Le 14 août 1279, une vingtaine d’années avant que Raymonde de Sade ne dicte ses dernières volontés, Nicolas III donne aux Frères mineurs une nouvelle Constitution sous la forme d’une explication de la Règle dans la bulle Exiit qui seminat57. Une grande partie du texte pontifical est consacrée au problème de la propriété des biens que les Frères reçoivent en aumône ou en legs. Le pape rappelle que les Franciscains ne peuvent pas exercer de droit de propriété58. Seul l’usage des biens leur est donc permis, non l’usufruit. Car, bien entendu, le dominium, l’ususfructus et le ius utendi posent le problème des droits et des pouvoirs qui leur sont liés, et auxquels les Frères ont renoncé59. Le simplex usus facti60 qui leur est concédé, en revanche, n’implique aucun droit réel et permet aux Franciscains d’utiliser des biens sans jamais pouvoir les posséder, ni même en revendiquer l’usage61. Les Frères enfreignent la Règle s’ils ne respectent pas l’usus facti.

20Nicolas III déclare ensuite les legs illicites, particulièrement si ces legs ne sont pas strictement nécessaires aux besoins des Frères et si des maisons, des champs ou des vignes leur sont laissés ad locandum et ad excolendum, c’est-à-dire pour qu’ils les exploitent et en tirent profit directement62. Ce qui, on l’a vu, n’est pas le cas du legs de Raymonde de Sade. Puis Nicolas III rappelle la discipline pour les aumônes pécuniaires qui ne peuvent être acceptées que pro necessitatibus et per certam personam vel personas idoneas, par des personnes instituées pour recevoir et dépenser l’argent des dons en faveur des Frères, en fonction de leurs besoins, les amici spirituales de la Règle63 ou les nuntii des bulles Quo elongati (Grégoire IX, 1230)64 et Ordinem vestrum (Innocent IV, 1245)65 qui placent sous le dominium de l’Église les biens donnés aux couvents, dégageant ainsi les Frères de leur pleine propriété. Comme dans la bulle Exiit qui seminat de Nicolas III, il s’agit d’aliqui viri idonei selon l’expression de la lettre Quanto studiosus (1247) par laquelle Innocent IV autorise les ministres généraux et provinciaux de l’Ordre à instituer officiellement ces représentants des bienfaiteurs66. Nicolas III évoque cette discipline sur les aumônes en précisant les modalités selon lesquelles les Frères peuvent bénéficier de legs67. Ceux-ci peuvent les accepter à la seule condition qu’ils n’entrent jamais en possession de biens et de richesses à exploiter et à faire fructifier. La clause du testament de Raymonde semble aussi entrer dans ce cadre.

21En 1292, le Chapitre général de Paris interdit explicitement les rentes annuelles perçues par les Frères au titre de la location d’un bien, ce qui suppose qu’ils le possèdent68. En outre, ils ne doivent pas chercher à obtenir des aumônes perpétuelles, puisque, comme l’explique la disposition capitulaire suivante, ils n’ont pas le droit d’ester en justice pour revendiquer éventuellement l’exécution de tels legs69. Toutes les rentes ne sont pas prohibées sans distinction. Ce que vise essentiellement le Chapitre, ce sont les legs de propriétés dont seraient perçus les revenus et qui donneraient donc aux Frères des droits, au titre de la succession, ce qui les conduirait parfois à les faire valoir devant une cour de justice70. Que les Frères fassent une démarche pour obtenir une rente ou pour en exiger le paiement semble le plus grave, car il s’agirait alors d’une acquisition volontaire d’un droit de propriété, au mépris justemment du vœu de pauvreté. Au cours des xiii^e et xiv^e siècles, la pauvreté franciscaine est en effet de plus en plus pensée comme une renonciation à toute forme de propriété et de possession de biens et de droits, en rapport étroit avec l’abdicatio voluntatis exigée par la Règle71. Comme je l’ai suggéré plus haut, seul le produit de la perception du cens de la maison de Raymonde, et non le droit que constitue ce cens lui-même, a pu être assigné aux Frères d’Avignon.

22Sous certaines conditions, on l’a vu, des revenus réguliers voire perpétuels sont donc tolérés à la fin du xiii^e siècle, au moment où Raymonde de Sade dicte ses dernières volontés en faveur du couvent d’Avignon. Toutefois, dès 1302, lors du Chapitre de Gênes, le ministre général Jean de Morrovalle envoie une lettre circulaire à l’ensemble de l’ordre pour dénoncer l’acceptation systématique et incontrôlée de tous les types de rentes annuelles72. Il s’agit d’abord des rentes qui proviennent de la possession de champs, de maisons ou de vignes, et des rentes personnelles73. Le ministre vise donc les revenus provenant de la location, l’accensement voire l’aliénation de biens immobiliers et, par conséquent, la détention de droits réels. Une fois encore, l’interdit frappe les rentes qui mettent les Frères en situation de propriétaires, capables de faire valoir leurs droits en justice et d’exploiter les biens qu’ils possèdent – alors que, Mineurs, ils se veulent juridiquement incapables74. Jean de Morrovalle punit ensuite d’excommunication tous les écarts75. Il associe alors les possessiones, les redditus annui et les eleemosinae de proventibus eorundem perpetuae, les aumônes perpétuelles provenant des possessions et des rentes qui leur ont été attribuées. Cette fois, la formulation est très proche de celle de notre testament avignonnais de 1298. Néanmoins, le ministre général ajoute que, si ces « legs passés et futurs » (il faut sous-entendre « interdits ») sont faits insciis fratribus, à l’insu des Frères, personne n’osera faire valoir ses droits pour récupérer les biens en question (relicti)76. Faut-il en déduire que les Mineurs peuvent continuer à percevoir le revenu des rentes qui leur ont été léguées ou des aumônes perpétuelles reposant sur des rentes qui leur ont été assignées « sans qu’ils le sachent » ? On ne saurait le dire, mais la mesure montre bien toute la difficulté, devant le développement exponentiel de la casuistique de la propriété divisée, à bien distinguer le simplex usus facti des autres formes de possession impliquant des droits réels.

23En 1304, le Chapitre général d’Assise menace à nouveau d’excommunication les Frères qui cherchent à obtenir des aumônes et des legs perpétuels, mais la condamnation ne s’applique qu’aux délits futurs et n’a pas d’effet rétroactif77. La direction de l’ordre insiste encore une fois sur les rentes obtenues délibérément (scienter et ex deliberatione) et selon une démarche volontaire, par exemple au moyen d’un procès (in iudicio) qui a toujours pour effet d’établir des droits réels78. La perspective est donc toujours celle d’une acquisition « volontariste », active et directe de la propriété contraire à la Règle79. Le legs de Raymonde de Sade n’entre toujours pas dans le cadre de ces revenus obtenus illicitement.

24Andrea Bartocci a retracé et analysé tous ces problèmes liés à la capacité successorale des Frères à partir du concile de Vienne et pendant une bonne partie du xiv^e siècle80. Je m’appuierai sur son travail pour tenter de déterminer si la clause testamentaire de Raymonde de Sade et les termes du contrat d’Hugonin sont licites en 1368. Un peu plus de cinq ans après cette nouvelle interdiction du Chapitre d’Assise, comme si elle n’avait été suivie d’aucun effet, Ubertin de Casale dénonce les abus de ses frères dans un Rotulus (1309-1312) et dans le mémoire Sanctitas vestra, écrits l’un et l’autre pendant le concile de Vienne81.

25Il est sollicité par la commission chargée de statuer sur les conflits qui agitent alors son ordre autour de l’observance de la pauvreté et qui opposent les zélateurs de la Règle, ou Spirituels, à ceux qui prennent davantage en compte les interprétations pontificales et les privilèges qui leur sont liés, la Communauté82. Parmi les violations les plus fréquentes de la Règle et d’Exiit qui seminat, Ubertin déplore notamment que des Frères soient institués héritiers dans des testaments et qu’ils reçoivent des revenus réguliers et perpétuels (redditus perpetui) en quantités suffisantes pour couvrir tous les besoins des communautés, si bien que la quête en devient inutile83. Ici, les revenus réguliers sont rejetés par le défenseur des Spirituels parce qu’ils sont trop élevés ou trop nombreux. Dans Sanctitas vestra, il dénonce les couvents qui vivent publice de revenus annuels perçus sur des possessiones84. C’est donc bien avant tout l’excès et la propriété qui posent problème. Il associe néanmoins à ces infractions les revenus en nature et les legs perpétuels qui reposent sur les biens des héritiers des testateurs85. Ubertin reproche alors aux Frères de prétendre ne posséder aucun droit alors qu’à l’évidence ils n’arrêtent pas d’en acquérir86. Cette fois, le cas de figure dénoncé est plus proche de celui rencontré dans le testament de Raymonde de Sade.

26Des accusations semblables sont reprises par les commissions du concile de Vienne et par Clément V dans la bulle Exivi de paradiso (6 mai 1312) émise pour tenter de clore les débats qui agitent l’ordre87. Comme l’a rappelé A. Bartocci, le pape insiste lui aussi sur la quantité excessive de ces redditus qui constitueraient le revenu essentiel de certains couvents, puis il interdit génériquement tous les revenus annuels, sans distinction88. En sorte que l’on ne sait pas très bien si c’est l’excès de ces revenus ou leur nature même – à supposer qu’ils puissent exister sans impliquer la possession de droits réels – qui est en cause. Clément V précise toutefois que ces ressources sont illicites parce qu’elles sont perçues sur des biens immobiliers auxquels elles sont assimilables (redditus inter immobilia censeantur a iure)89. C’est-à-dire qu’il interdit notamment les cens, comme réalités juridiques et économiques bien définies. Ce mode d’acquisition des richesses (ac huiusmodi redditus obtinere) est évidemment contraire à la pauvreté (paupertati et mendicitati repugnet). Il doit donc exister un mode de perception des revenus réguliers qui ne soit pas illicite pour les Frères : ce sont des revenus qui n’impliquent pas des droits sur des immobilia, des revenus réguliers qui ne sont pas des cens ou des rentes constituées. C’est le cas du legs de Raymonde de Sade. A. Bartocci a montré l’enjeu de ce passage d’Exivi de paradiso qui prive les Frères de leur capacité successorale et par conséquent leur interdit de recevoir des héritages90. Très logiquement, la raison en est, selon Clément V, que l’héritier succède au défunt comme titulaire des biens hérités et des droits qui leur sont attachés (dominium), ce qui est contraire au vœu de pauvreté91. Or, nous l’avons vu, dans le cas du testament de Raymonde de Sade, les Frères ne sont pas à proprement parler des héritiers. La testatrice demande seulement à son époux de donner régulièrement aux Mineurs et aux Prêcheurs avignonnais le produit du cens d’une maison ; cette assignatio dépend, je l’ai dit, de l’approbation de l’héritier qui garde et le cens et la maison.

27En 1354, le juriste Bartole de Sassoferrato analyse le problème des legs de rentes annuelles pour les Franciscains dans son Liber minoricarum decisionum92. A. Bartocci montre qu’il se fonde sur la norme édictée par Clément V pour affirmer la nullité de ces legs en faveur des Frères mineurs93. Pour le juriste de Pérouse, proche du couvent de sa cité, où il se fait enterrer, et très attaché à la privation de la propriété comme fondement de la pauvreté franciscaine94, toutes les rentes sont interdites quelle que soit leur forme, car elles sont équiparables à la possession de biens immobiliers en constituant un revenu fixe et régulier contraire à la Règle, et en plaçant les Frères en position d’héritiers95. Il envisage le cas de figure où le testateur impose comme condition à son successeur de donner aux Frères une somme ou un bien à échéance régulière. Dans ce cas, il prend bien en considération le fait que la rente ne constitue pas l’objet direct du legs96 mais, après une analyse serrée, il conclut qu’il s’agit tout de même d’une infraction à l’interdit prononcé par Clément V en 131297. Bartole s’interroge avant tout sur l’obligation qu’un testateur peut légitimement faire peser sur ses héritiers en faveur des Frères. Sa solution fragilise néanmoins la clause testamentaire de Raymonde de Sade. Toutefois, rien parmi les dispositions de Raymonde n’indique explicitement qu’elle ait posé comme condition à la succession l’attribution par son héritier d’une somme d’argent aux couvents mendiants d’Avignon. Son époux confirme certes le don, mais il le fait après avoir été institué héritier. Et il n’est pas certain que la confirmatio donnée par Hugues de Sade constitue une réelle obligation.

28De façon logique en effet, après avoir établi l’invalidité des clauses où le testateur demande que soit assigné aux Frères un revenu régulier pris sur l’héritage, le juriste affirme d’abord que l’héritier n’est pas tenu de respecter envers eux ce type de dispositions testamentaires en raison même de leur incapacité successorale fondamentale98. Le juriste renvoie ensuite à la bulle Exiit qui seminat (1279) qui interdit aux Frères d’intenter une action judiciaire ou extrajudiciaire pour obtenir le versement d’aumônes pécuniaires99. Il en déduit qu’ils ne peuvent faire valoir des droits ou des obligations sur des legs in iudicio uel extra. Et il établit ainsi qu’aucune obligation ne pèse alors sur l’héritier car il s’agirait d’un droit que posséderaient les Mineurs, ce qui leur est interdit par la Règle100. Comme l’explique A. Bartocci, selon Bartole, aucun rapport d’obligation astreignant l’héritier à l’exécution des dernières volontés ne peut être contenu dans une clause testamentaire prévoyant un legs en faveur des Frères101. On voit le danger que cette position fait courir inévitablement à tous les dons testamentaires faits jusque-là aux Mineurs, notamment à l’occasion de la peste de 1348. Dans la pratique, P. Bertrand constate justement chez les Mendiants de Liège l’importance des rentes indirectes possédées en réalité par des intermédiaires qui ne sont tenus par aucune obligation envers les Frères102.

29L’année même où Bariole écrit son Liber minoricarum decisionum (1354), promis à un très grand succès d’un bout à l’autre de l’Europe, le Chapitre général d’Assise répète l’interdiction de chercher à obtenir des rentes et des aumônes perpétuelles ou viagères selon les mêmes termes que Clément V en 1312 et que le juriste de Pérouse dans son traité, en insistant sur le caractère délibéré de l’acquisition de ces revenus par les couvents, notamment par des interventions actives et pressantes auprès des fidèles ou en justice103. Si de tels legs ou aumônes ont été ordonnés par des testateurs, la direction de l’ordre déclare que les Frères n’ont aucun moyen d’en exiger le versement104. Ce qui est incriminé une fois de plus ici, c’est bien la capacité juridique des Frères à exercer des droits sur les biens et à faire peser des obligations sur les personnes. On l’a vu, de la définition du simplex usus facti en 1279 (Nicolas III, Exiit qui seminat) à l’affirmation de l’incapacité successorale des Frères en 1312 impliquant l’interdiction de recevoir des legs de rentes (Clément V, Exivi de paradiso), et aux solutions de Bartole au milieu du xiv^e siècle, la norme franciscaine sur l’abdicatio proprietatis et sur la pauvreté volontaire condamne constamment les démarches délibérées visant à l’acquisition et à la revendication des biens, des legs et des rentes. Elle prive les Frères – et c’est fondamental – de toute possibilité d’acquérir et d’exercer des droits. Dans ce contexte, la question des revenus réguliers reposant sur un bien foncier est essentielle car ce type de revenus implique la possession et, au-delà, la possibilité d’échange ou d’aliénation de droits réels. Les cens insèrent en effet les Frères dans un système hiérarchisé de propriété dissociée et d’obligations personnelles qui constituent des liens de pouvoir évidents. Ce qu’ils rejettent. L’interdiction de faire valoir leurs droits en justice et d’acquérir volontairement des biens ou des cens procède donc du refus de toute obligation et des liens de pouvoir où elle placerait forcément les Frères. Selon le Chapitre d’Assise, comme selon Bariole, ils ne peuvent donc obliger un héritier à remplir un legs en leur faveur, mais rien n’empêche les Frères d’accepter les aumônes. Lorsqu’il examine le cas des legs d’argent donnés en aumône, Bariole se réfère cette fois à Exiit qui seminat pour affirmer leur licéité105. Cette solution « bartolienne » trouve sans doute un écho dans la législation de l’ordre qui menace en outre d’excommunication les Frères qui tenteraient d’enfreindre cet interdit106.

30Jusqu’ici, mon analyse a porté essentiellement sur la validité du legs de Raymonde de Sade en faveur des Frères mineurs d’Avignon en 1298, le seul dont on peut connaître la formulation exacte grâce au testament. Formulé comme une aumône, il peut être considéré licite dans le cadre des normes franciscaines établies par Exiit qui seminai (1279) et Par Exivi de paradiso (1312) qui prohibe les legs de rentes constituées, assimilées à des cens et équiparées à la propriété. Puisque l’incapacité successorale des Frères invalide tous les legs mais pas les aumônes pécuniaires, ces conclusions peuvent être étendues sans risque aux autres legs des Sade en faveur du couvent entre la fin du xiii^e siècle et 1364, date du testament du père d’Hugonin de Sade. Pour qu’ils soient valides en 1368, ils doivent donc être des aumônes, et non point des cens perçus sur des biens immobiliers ou des rentes constituées sur des capitaux ou sur des biens transmis en héritage. D’un point de vue juridique en outre, au milieu du xiv^e siècle, les Frères mineurs d’Avignon ne peuvent revendiquer aucun droit ni aucune obligation sur l’héritage d’Hugonin de Sade qui, de fait et malgré ce que suggère le contrat de 1368, n’est aliéné et tenu d’aucune manière. Il faudrait donc en conclure que les « obligations et hypothèques » qui, selon cet accord, pèsent sur ses bona et hereditates avant la conversion en vin des aumônes pécuniaires sont invalides, si elles existent vraiment107. Cet acte peut maintenant être relu à la lumière de ces conclusions.

Le contrat

31L’acte de 1368 établit qu’Hugonin de Sade et ses héritiers devront désormais donner au couvent cinquante barrilia de vin par an (24,5 hl)108. Cette fois, le texte est très clair sur la nature et les modalités du nouveau versement qui est désormais à la charge d’Hugonin et de ses héritiers. Le don en nature de cinquante barrilia de vin doit être versé chaque année au moment des vendanges. Il repose sur la production d’un bien foncier clairement désigné et identifié, une vigne de trente et une éminées et demie (2,7 ha) tenue en alleu par Hugonin de Sade, et située dans un bourg de la cité (Cezillia)109. De plus, les cinquante barrilia de vin sont qualifiés de pensionalia et la vigne est dite « obligée et hypothéquée110 ». Une sanction complètement nouvelle par rapport à la situation antérieure apparaît en effet : si la pensio n’est pas versée, la vigne peut être saisie par les Mineurs jusqu’à extinction de la dette. C’est en quoi consiste l’hypothèque. Ce contrat crée donc une obligation que les testaments ne pouvaient établir juridiquement et de façon licite, nous l’avons vu, mais il octroie aussi des droits réels par le biais de l’hypothèque. Ce qui rapproche le revenu que touchent désormais les Frères d’une rente constituée sur un bien foncier sur lequel ils ont des droits réels. Puisque cette pensio donne aux Frères des droits auxquels ils sont censés renoncer, sa licéité semble à première vue douteuse. Il est nécessaire pourtant de chercher à mieux définir cette « pension » en relisant une nouvelle fois ces éléments à la lumière de la norme franciscaine.

Le problème de la propriété et des droits des Frères sur les biens des Sade

32En 1279, Exiit qui seminat interdit aux Frères de posséder des champs ou des vignes pour les louer – ce qui, nous l’avons vu, constituerait une rente assignée sur un fonds – ou pour les cultiver111. Dans le cas étudié, les Frères n’entrent pas en possession de la vigne, Hugonin en reste propriétaire. Les contractants précisent qu’il doit prendre le vin de cette vigne, le mettre dans des tonneaux ou des bouteilles qui lui appartiennent et le faire porter au couvent112. Cet acte est très proche d’une constitution de rente, à ceci près que les Frères ne produisent pas, ne font pas produire directement pour eux et ne perçoivent pas à leurs frais le vin de la vigne, mais que celui-ci est produit, mis en tonneau et porté en ville par Hugonin avant d’être seulement transmis, délivré et assigné (tradere, deliberare et assignare) aux Frères. Les droits du couvent sur la vigne et sur son produit sont donc très indirects.

33En 1322, Jean XXII, en rupture avec les positions de ses prédécesseurs, déclare dans la bulle Ad conditorem canonum que les Frères exercent en fait des droits sur les biens qu’ils utilisent, s’ils en modifient la nature, c’est-à-dire s’ils les consomment, car l’usus et le dominium d’un bien ne peuvent être séparés113. Par cette affirmation, le pape remet en question le concept de simplex usus facti qui jusque-là dégageait entièrement les Franciscains de toute propriété et de tout droit sur les choses. Il leur reconnaît des droits réels dès lors qu’ils utilisent un bien fongible. Ils sont au moins propriétaires de la nourriture qu’ils consomment ou de l’argent qu’ils dépensent. Désormais, les Frères d’Avignon possèdent au moins l’argent qui leur est donné par l’héritier des Sade. En vertu de cette disposition, les Frères mineurs d’Avignon sont donc aussi légitimement propriétaires du vin que leur donne Hugonin de Sade. Mais, comme on le sait, la Règle autorise les dons en nature et Nicolas III a rendu légitimes les aumônes pécuniaires en 1279.

34Une clause du contrat prévoit en outre que les Frères renoncent à toutes les obligations et hypothèques ainsi qu’à tout autre droit qu’ils ont ou semblent avoir sur les biens et l’héritage d’Hugonin et de son père, et qu’ils se contentent de l’hypothèque pesant sur la vigne114. Il s’agit des droits que les Frères « ont ou paraissent avoir » (habent vel habere visi sunt) sur les biens d’Hugonin et de son père au titre des chapellenies et des anniversaires. Comme nous l’avons déjà vu, Jean XXII a reconnu aux Frères des droits réels. Si les testaments des Sade leur en ont donné ou semblent leur en avoir donné, ils pourraient donc les faire valoir. Par conséquent, cette clause constitue une précaution visant à leur faire abandonner tout droit éventuel sur l’héritage d’Hugonin, ce dont il faut voir aussi la portée, au-delà de l’intérêt économique des parties, du point de vue même de la règle de vie et de la pastorale franciscaines. Il faut noter que cette clause de précaution, tournée en fait vers l’avenir, ne permet en aucun cas d’affirmer que les Frères possèdent déjà des droits sur cet héritage et qu’ils ont enfreint la Règle.

Une réserve de vin ?

35Destinés à la consommation quotidienne, cinquante barrilia (24,5 hl) constituent-ils une provision considérable de vingt-quatre hectolitres et demi, au mépris apparent des injonctions faites aux Frères par François d’Assise de ne s’en remettre qu’à la Divine Providence et de ne pas faire de réserves ? Au début du xiv^e siècle, lors du conflit qui les oppose au sujet de l’interprétation de la Règle, la « Communauté » et les « Spirituels » ont justement placé le problème des réserves alimentaires au cœur du débat qui déchire l’ordre115. Dans son Rotulus, Ubertin de Casale dénonce les Frères qui accumulent le vin dans leurs celliers116. Et dans la bulle Exivi de paradiso (1312), Clément V exhorte les Frères à éviter les abus en ne cédant pas à la crainte de manquer de nourriture117. En fait, le pape condamne surtout les excès dans ce domaine car il envisage des situations où il serait impossible de faire autrement118. Or, à Avignon, dans les années 1360, la consommation annuelle moyenne en vin a été estimée à six saumées par adulte pour la levée de la gabelle, soit 4,6 hectolitres par an et par personne119. Si le couvent compte alors entre trente et cinquante Frères selon les estimations faites à partir des comptes120, vingt-quatre hectolitres et demi correspondraient à la consommation de tout le couvent pendant environ quarante jours, ce qui ne constitue pas vraiment une provision à long terme. Sur ce point encore, on ne peut leur reprocher de s’éloigner des normes qui les gouvernent et de trahir leur vœu.

La conversion

36Comme la Règle interdit de posséder des biens et de recevoir de l’argent per se vel per interpositam personam121, les papes avaient décidé dès le milieu du xiii^e siècle (la première formulation précise se trouve dans Ordinem vestrum d’innocent IV en 1245) que les biens donnés aux couvents deviendraient la propriété de l’Église (c’est le principe de la reservatio domimi). Et ils avaient instauré ensuite des nuncii puis des procureurs apostoliques pour les administrer – au nom du Saint-Siège propriétaire – et pour convertir les dons en argent en choses utiles aux Frères122. En 1283, dans la lettre apostolique Exultantes in Domino, Martin IV avait autorisé aussi les ministres généraux, les provinciaux et les custodes à nommer des personnes extérieures à l’ordre comme procurateurs, économes et syndics avec pouvoir de tutelle pour administrer quotidiennement au nom du Saint-Siège les biens dont les Frères avaient l’usage et convertir les aumônes pour la satisfaction des besoins des couvents123. Ces procuratores apostoliques ont donc été institués pour éviter que les frères ne s’impliquent dans des opérations de transaction et d’administration, et n’entrent en contact direct avec l’argent124. La bulle de Jean XXII Ad conditorem canonum (1322) opère cependant une réforme essentielle dans le domaine des intermédiaires économiques auprès des couvents125. Les procuratores ne sont plus alors considérés comme « apostoliques » et ils deviennent les procuratores des Frères126. Or, un procurator est une personne à qui l’on délègue son pouvoir pour administrer ses biens ou pour être représenté, en justice par exemple. Tant que les procureurs étaient apostoliques, leur pouvoir était évidemment délégué par le Saint-Siège. Dès lors que Jean XXII leur retire ce titre pour en faire les seuls procureurs des Frères, cela revient aussi à reconnaître à ces derniers un pouvoir spécifique qu’ils peuvent déléguer, ce qui va de pair avec la reconnaissance nouvelle par le pape qu’ils exercent des droits sur les biens dont ils ont l’usage. En demandant à Hugonin la conversion des dons d’argent de sa famille en dons de vin, le couvent d’Avignon évite non seulement d’effectuer lui-même une transaction, mais aussi de passer par un intermédiaire investi par eux et qui le ferait en leur nom. Le contrat qui opère la conversion remplace donc le procureur et permet d’éviter aussi l’usage d’un prête-nom ou, pour reprendre une expression de la Règle, d’une persona interposita illicite.

37Par le contrat entre Hugonin et le couvent, un don en argent est converti en un bien consommable utile. Le contrat précise que la conversion est opérée propter utilitatem dicti conventus et comodum manifestum127. La conversion de l’argent en biens utiles et nécessaires aux Frères a été envisagée et autorisée par Nicolas III dès la bulle Exiit qui seminat (1279)128. Elle apparaît dans les dispositions de cette bulle qui servent, à cette époque-là, à définir les modalités de réception des legs licites129. Elle est donc posée comme condition à l’acceptation des dons en argent. En 1354, nous l’avons vu, Bartole déclare légitimes les legs d’argent si in fratrum necessitatem convertantur per alios130. Il précise toutefois, en se référant à la Règle, à Exiit qui seminat et à Exivi de paradiso, que le montant de ces legs doit rester modéré131. Pour le juriste, la somme des legs de plusieurs testateurs ne doit pas excéder ce qui est strictement nécessaire à la satisfaction des besoins des Frères132. A. Bartocci confronte le traité de Bartole avec les Additiones super Libro minoricarum decisionum Bartoli de Saxoferrato de Giovanni Calderini (1354-1365)133. Celui-ci envisage le cas où un excédent resterait en possesion des Frères après la conversion de l’argent pour leurs besoins. Dans ce cas, il devrait être converti pour les besoins du culte divin qui est, d’une certaine façon, d’utilité publique134. Dans le contrat avignonnais, rien ne précise la destination du vin et son utilisation. Si l’on cherche dans les comptes du couvent d’Avignon l’enregistrement du vin des Sade, on le trouve en effet à partir de 1370 (malheureusement la série de comptes est lacunaire entre 1363 et cette date) dans les comptes de la sacristie voués au fonctionnement liturgique de la communauté135. Cela pourrait indiquer que ce vin est, au moins en partie, réservé à l’office divin. La conversion de l’argent en vin par le contrat avignonnais de 1368 est donc non seulement licite et conforme aux dispositions d’Exiit qui seminai et d’Exivi de paradiso, mais elle pourrait répondre au problème de l’accumulation des legs des Sade constituant une somme jugée excessive au regard de cette norme. En outre, et il faudra y revenir, cette solution confère au don une dimension d’utilité publique liée à la célébration du culte.

La pensio

38Le terme pensio se trouve souvent dans la documentation laissée par les ordres mendiants à Avignon, mais aussi, par exemple, à Liège et à Bâle136. P. Bertrand souligne la différence entre une rente foncière et ce type de revenu qu’il définit comme « des versements réguliers d’argent ne reposant que sur des convenances, sans autre “sécurité”137 ». Dans son Liber minoricarum decisionum (1354), lorsqu’il établit l’invalidité des legs de rente en faveur des Frères mineurs, Bartole affirme que l’héritier peut toutefois se considérer tenu à une obligation large et improprie ex quadam equitate, in qua qui seipso tenetur ad dandum aliquid vel ad faciendum138. Cette equitas, qui pousse les testateurs à donner aux Frères, n’octroie pas à ces derniers le droit de traîner en justice l’héritier oublieux, mais fait porter sur lui une obligation de conscience, une obligation « civique et naturelle », en raison de la pauvreté des Frères qui les assimile aux pauvres de la cité139. A. Bartocci montre que Bartole rend équiparables le don pour la nécessité des Frères et le don aux pauvres pour le « bien commun » de la civitas140. Peut-être faudrait-il définir ainsi la pensio assignée au couvent des Mineurs d’Avignon : un revenu régulier en argent et en nature, pour la nécessité des Frères – notamment sans doute pour le victum et le vestitum, auxquels la législation pontificale rattache cette nécessitas141, comme dans notre conception moderne de la « pension » – c’est-à-dire dans un but d’utilité publique, pour le bien commun. Selon Piergiorgio Peruzzi, dans le droit canon, le traitement ad victum et vestitum désigne la rétribution des catégories les plus humbles et serviles ainsi qu’un niveau minimum de jouissance des biens142. Cette notion est reprise dans Exiit qui seminai en 1279, puis par Bartole dans son Liber pour justifier les legs d’aliments143. Un versement régulier qui ne repose pas directement sur un bien foncier, qui n’est pas vraiment assimilable à une rente constituée, mais qui reposerait en partie sur une obligation civique et qui correspondrait au minimum nécessaire. La pension permettrait donc une sorte de prise en charge des Frères mineurs – c’est-à-dire des pauvres n’ayant aucun droit réel, aucune puissance juridique – par leur bienfaiteur144.

La création d’obligation

39Bartole rappelle que les Frères ne peuvent faire valoir aucune obligation juridique sur des legs145. Néanmoins, en vertu de la bulle Exiit qui seminat qui permet aux Franciscains de manifester aux bienfaiteurs les besoins des couvents, il leur est toujours possible de réclamer légitimement l’exécution d’un legs par voie extrajudiciaire146. E. Conte montre que, pour certains juristes, notamment des civilistes du xii^e siècle comme Azzon, l’obligation ne peut être créée que par un contrat valide147. En passant un contrat avec Hugonin de Sade, c’est bien ce que semble faire d’une certaine façon le couvent d’Avignon en 1368. Le revenu régulier et les droits qui l’accompagnent ne sont pas transmis directement par l’intermédiaire de legs qui seraient illicites, puisque les Frères ne peuvent pas hériter, mais par un contrat qui implique bien une obligation, comme tout contrat. Cet acte convertit en effet, on l’a montré, des dons annuels en argent qui avaient l’apparence de rentes, mais qui ne reposaient sur aucune obligation, en une pension en nature appuyée sur une hypothèque concernant la vigne dont est issu le don annuel en vin.

40On le voit, la plupart des solutions juridiques indispensables à l’existence de ce contrat se trouvent dans le Liber minoricarum decisionum rédigé en 1354 par Bartole et récemment étudié par A. Bartocci148. Celui-ci démontre bien que le Liber minoricarum de Bartole a été très largement diffusé, y compris dans les couvents149. Il prouve qu’un exemplaire est certainement connu et utilisé au Studium de droit du couvent d’Avignon, au moins à la fin du xiv^e siècle, par le cardinal Boniface Ammannati qui y enseigne et qui cite abondamment Bartole dans son traité sur la capacité successorale des Frères mineurs ; un autre exemplaire du Liber retrouvé dans le studium de Toulouse a été copié à Avignon150. En 1354, l’année même de la rédaction du Liber, le Chapitre général d’Assise met un terme à une longue période de conflits et constitue le socle normatif de l’ordre jusqu’à la fin du xv^e siècle151. Le Liber minoricarum pourrait d’ailleurs être le fruit d’une commande de la direction de l’ordre en vue du Chapitre d’Assise152. De nombreuses normes édictées dans les constitutions élaborées à cette occasion se trouvent en effet dans le Liber153. A. Bartocci considère qu’elles constituent une « clé de lecture sûre des solutions élaborées dans le traité de Bartole154 ». Le Chapitre général impose en outre la lecture des décrétales Exiit qui seminat (1279) et Exivi de paradiso (1312) dans tous les couvents au moins quatre fois par an pour les articles concernant l’observance de la pauvreté et au moins deux fois en entier155. Les gardiens doivent avoir un exemplaire des constitutions capitulaires d’Assise et ils sont tenus aussi de les faire lire dans les couvents au moins deux fois par mois156. Et, lors de leurs visites, les custodes doivent les expliquer en vulgaire aux fratres simplices157. Les Frères d’Avignon sont donc parfaitement au courant de cette norme, d’une partie au moins des réflexions juridiques qu’elle a suscitées. Ils connaissent aussi les conclusions qui en sont tirées quant à leur propre capacité à recevoir des legs de rentes perpétuelles et les solutions qu’ils peuvent suivre dans ce domaine sans contrevenir à leurs règles de vie ni à leur vœu.

41Avant le contrat de 1368, il n’y avait sans doute que les engagements testamentaires des Sade, prévoyant que les descendants, tenus par une obligation naturelle et morale, donnent chaque année sur l’héritage familial de quoi faire dire des messes. Après la rédaction du contractas, qui intègre les dispositions pontificales et les solutions juridiques de Bartole, en plus de l’obligation naturelle soutenant le « bien commun » et justifiant la pensio propter utilitatem conventus qui fournit le couvent en vin destiné à la célébration du culte, il y a bien un acte qui crée formellement une obligation contractuelle par l’intermédiaire de l’hypothèque de la vigne ; et c’est la licéité, la nature et les fonctions de cette obligation qu’il faut aussi essayer de saisir à présent.

Le couvent, la pensio, Hugonin de Sade et la cité

42Résumons la situation. En 1368, le contrat entre Hugonin de Sade et les Frères mineurs d’Avignon crée une obligation nouvelle entre les deux parties, obligeant le premier à verser une pension annuelle en vin aux seconds qui renoncent à leurs droits éventuels sur l’héritage de leur bienfaiteur, mais obtiennent une hypothèque sur la vigne d’Hugonin, au cas où ses engagements ne seraient pas respectés. À la fin du contrat, Hugonin « reçoit » les droits qu’abandonne le couvent sur ses biens et sur l’héritage de son père, nomine et vice aliorum conheredium dicti quondam patris sui158. Or, ces droits auxquels les Frères renoncent, nous avons vu qu’ils n’auraient jamais dû ou pu les détenir. Se peut-il alors qu’ils ne soient ici invoqués que pour mieux être remis dans les mains d’Hugonin ? Celui-ci n’est au départ qu’un des héritiers concernés puisque, à la suite d’un remariage, son père lui a donné deux autres demi-frères, tout autant (et même peut-être davantage, comme on va le voir dans un instant) héritiers des trois générations précédentes, bienfaitrices du couvent159.

43Le 4 novembre 1364, Hugues II de Sade, le père d’Hugonin, dicte ses dernières volontés160. Le généalogiste du roi qui a copié une partie de ce testament au xviii^e siècle a relevé les clauses où le testateur institue comme héritiers universels deux de ses fils les plus jeunes, Baudet et Jeannet161. Hugues dote ses filles à marier162. Il prévoit également un legs pour chacun de ses enfants163. Hugonin, son fils aîné, n’obtient que deux maisons164. Selon une pratique courante en Provence au xiv^e siècle – qui a été relevée par J. Chiffoleau165 –, il partage donc l’héritage entre plusieurs successeurs, mais il est difficile de comprendre pourquoi son fils aîné n’est pas associé aux deux autres héritiers universels, à moins d’imaginer qu’il a auparavant déjà récupéré l’héritage de sa mère, Laure, morte en 1348 et sans doute elle-même héritière de la riche famille d’Audibert de Noves, son père166. Des legs formels de peu de valeur permettent ensuite de désintéresser l’ensemble de la parentèle qui pourrait avoir des prétentions sur l’héritage. Les filles dotées sont ainsi exclues de la succession167.

44Hugues prévoit également le sort de ses enfants encore mineurs et à naître168. Ces clauses existent en droit romain pour éviter que les dispositions testamentaires ne soient invalidées par la naissance d’un nouvel héritier169. Yan Thomas montre qu’elles placent l’enfant à naître « sous la puissance d’un déjà mort », affirmant ainsi la puissance du testateur au-delà du décès170. En outre, Hugonin, le fils aîné, est institué tuteur par son père aux côtés de la mère des enfants, Verdaine Trentelivres, de Garnier de Sade, un neveu du testateur, et de Guillaume Trentelivres, son beau-frère171. Il doit donc, précise Hugues, leur fournir quotidiennement le tiers de leurs besoins en nourriture172. De nombreuses clauses de nomination de tuteurs, comparables à celle-ci, ont été relevées dans les testaments provençaux173. L’institution des tuteurs, qui témoigne « d’un souci de prévoir l’avenir familial et le sort des vivants que l’on laisse en partant », fait partie des éléments qui permettent au testateur d’assurer, d’affirmer et d’organiser la continuité familiale après sa mort174. S’il n’oublie pas son fils aîné, Hugues II de Sade se préoccupe davantage de sa branche cadette, dont les deux mâles sont institués héritiers universels.

45À première vue, notre Hugonin semble avoir été défavorisé par son père au profit des fils du second lit. Mais le fait qu’il soit nommé tuteur de ses demi-frères et qu’il ait été nommé exécuteur testamentaire de son père avec, d’ailleurs, le gardien du couvent des Franciscains montre peut-être qu’il reste tout de même le chef de la lignée175. Si l’on se fie encore une fois aux relevés des carrés de d’Hozier, une sentence nous permet de connaître l’existence d’une action en justice intentée par Hugonin contre ses cohéritiers le 12 janvier 1365, immédiatement après la mort de son père176. Les extraits de l’acte sélectionnés par d’Hozier nous apprennent qu’Hugonin refuse précisément d’assumer la tutelle177. En effet, Hugonin est né du premier mariage de son père avec Laure de Noves, décédée pendant la peste de 1348178. Il réclame donc à ses demi-frères et soeurs et à leur mère la dot de six mille gros que son grand-père avait attribuée à Laure pour son mariage179. Il veut aussi récupérer les 1500 florins reçus par son père lors de son propre mariage avec Giraude d’Aramon180. Il fait donc valoir qu’il ne peut être à la fois « tuteur, créditeur et débiteur des legs de ses frères181 ».

46Il est fort probable que le contrat de 1368 – qui fait d’Hugonin le seul responsable des célébrations fondées par ses ancêtres au couvent des Frères mineurs d’Avignon – soit le fruit d’une entente entre les deux exécuteurs testamentaires d’Hugues II de Sade – le gardien du couvent et Hugonin lui-même, comme nous venons de le voir. C’est un acte qui, certes, vise à accomplir les souhaits testamentaires de tous ses ascendants en s’accordant avec les normes franciscaines les plus récentes, mais qui cherche aussi à affirmer nettement son rôle de chef de lignée et plus concrètement à venir à bout des héritiers de son père avec lesquels il est en conflit. En tant que tuteur de ses demi-frères et sœurs, il peut être investi en leur nom de leurs droits sur l’héritage, ce qui lui permet de s’attribuer le monopole des célébrations familiales.

47Sa mère, Laure de Noves, est décédée pendant l’épidémie de peste de 1348 et a été inhumée au couvent182. La tradition fait d’elle la muse de Pétrarque183. Si la fameuse note retrouvée dans un volume de Virgile – dit « Virgile Ambroisien » et conservé à Milan –, ayant appartenu à Pétrarque, est authentique, l’identification de Laure avec la mère d’Hugonin fait peu de doute, qu’elle soit réelle ou inventée à ce moment-là par le poète lui-même184. Comme on le sait, Pétrarque y rapporte sa rencontre avec son inspiratrice et la nouvelle de son décès en 1348. Maurice Scève, en visite à Avignon en août 1533, note que les armoiries gravées sur la tombe de Laure de Sade portent une couronne de lauriers entourant une croix et surmontée d’une rose héraldique185. Certes, comme François I^er, il admire Pétrarque et « récupère » probablement les reliques de Laure dans le cadre d’une politique française d’appropriation de la gloire littéraire du poète toscan186. Néanmoins, cette référence probable à son célèbre couronnement au Capitole en 1341 sur la tombe même de Laure de Sade pourrait confirmer que l’identification de la mère d’Hugonin à la muse de Pétrarque est antérieure aux reconstructions peut-être un peu fantaisistes et politiques des humanistes français. Elle s’inscrit probablement, au départ, dans le cadre de l’élaboration des légendes familiales caractéristiques de la fin du Moyen Âge187. En reprenant ainsi à son compte les célébrations des siens, en réclamant aussi la part de sa mère sur qui – mais ce n’est qu’une hypothèse – rejaillit indirectement la gloire – à Avignon sans doute alors essentiellement politique – du poète, Hugonin affirme une continuité familiale différente de celle établie par le testament de son père.

48Un lien spirituel, symbolique et économique nouveau est institué par le contrat de 1368 entre les Frères et Hugonin, mais il se fonde sur un intérêt ancien des membres de sa famille pour les Franciscains. Nous l’avons vu, les relations entre les Sade et le couvent sont étroites depuis longtemps : dès les dernières décennies du xiii^e siècle, le fils de Raymonde, Barthélemy, se fait enterrer dans le cimetière des Frères où le rejoint sa mère quelques années plus tard188. Celle-ci laisse (relinquo) la moitié de ses vêtements pour la construction de l’église du couvent189. L’autre moitié va à ses filles et à ses nièces. Le don de vêtements aux pauvres est un geste charitable assez classique dans les testaments avignonnais étudiés par Jacques Chiffoleau190. Il renvoie bien entendu à « la symbolique du dépouillement nécessaire au chrétien qui se présente “humble et nu” devant Dieu pour le jugement191 ». Par ailleurs, la Règle des Frères mineurs interdit l’argent mais autorise les dons en nature pour pouvoir se nourrir et se vêtir, c’est-à-dire pour leurs nécessités192. Et, dans la Vita de François d’Assise, son dénuement public est au cœur même du récit de sa conversion, au moment où il cherche la protection de son évêque et de l’Église face à son père qui refuse ses choix de vie193. Ce don de vêtements a une portée symbolique et spirituelle très forte. Cette proximité explique aussi que les subtilités juridico-théologiques franciscaines passent dans la formulation des legs et dans la rédaction des actes en leur faveur en orientant la nature de leurs échanges avec les fidèles. La relation entre Hugonin de Sade et les Mineurs d’Avignon consiste donc d’abord à assumer la continuité des célébrations des messes perpétuelles pour ses ancêtres et parents. La nouveauté toutefois tient dans l’organisation systématique de ces célébrations, dans une même chapelle sans doute, où est enterrée Laure, en suivant un modèle économique compatible aves les exigences spirituelles des Frères et avec leur règle de vie. Dans les années 1360, les comptes du couvent ne mentionnent aucun autre revenu régulier comparable aux anniversaires et aux chapellenies organisés par Hugonin194. Une seule autre fondation du même genre est connue par ailleurs, celle du cardinal Annibal de Ceccano195, mais on n’en trouve aucune mention dans les comptes des gardiens. Ce type de célébrations perpétuelles et les revenus réguliers qui leur sont liés ne se développent en effet au couvent de façon significative qu’à partir des années 1420-1450196. Les anniversaires sont pourtant très courants chez les bourgeois d’Avignon dès les années 1320 au moins197. Le contrat très prudent de 1368 pourrait donc témoigner de la répugnance des Frères face à cette pratique qui, certes, leur fournit des revenus réguliers mais risque de les pourvoir de rentes illicites. Si l’on en juge par leurs comptes de la deuxième moitié du xiv^e siècle, en effet, ils semblent préférer recevoir des dons ponctuels pour des messes cumulées que les fidèles « achètent » souvent en grand nombre198. En 1368, la pensio établie en faveur du couvent par Hugonin est la seule que perçoivent les Frères mineurs d’Avignon.

49La conversion des aumônes en argent dues pour les anniversaires des Sade en une pensio en nature crée donc une relation privilégiée et contractuelle entre Hugonin et le couvent, dont les célébrations, certes, « augmentent le culte divin » mais dont surtout la pauvreté volontaire est le signe de son utilité publique199. Si la légitimité et la licéité de la pensio reposent bien sur ces principes qui associent les Franciscains au bien commun, comme l’hypothèse en a été faite plus haut, elle sert donc les intérêts sociaux du donateur en exaltant la pauvreté des Frères. La famille de Sade appartient à ce patriciat urbain dont la fonction économique, politique et sociale est essentielle200. Les Sade sont syndics d’Avignon de père en fils201. À travers le remaniement opéré avec ce contrat, la prise en charge par Hugonin de ce que l’on appellera, faute de mieux, la mémoire familiale – sans pour autant vouloir l’associer au sens traditionnel de memoria dans l’historiographie202 – s’inscrit à l’évidence dans une stratégie sociale et civique203. Par l’investissement que représente cette pension en nature, dans un contexte de hausse des prix et de baisse de la production agricole, Hugonin de Sade s’installe comme un chef de lignée dans la chapelle familiale fondée au couvent des Frères mineurs d’Avignon, au détriment sans doute de ses cousins et de ses demi-frères, que son père avait peut-être cru favoriser dans un premier temps (à moins qu’il n’ait voulu justement les mettre à l’abri des ambitions de son fils aîné...).

50La somme d’argent qu’Hugonin aurait dû verser au couvent s’élève à quatorze livres tournois et treize sous204. Dans Exiit qui seminat, au moment de dire comment les Frères doivent observer la pauvreté et recevoir les aumônes pécuniaires, Nicolas III explique, ut dictum est ad ullam superfluitatem divitias seu copiant, que deroqet paupertati vel thesaurizationem vel eo animo ut ea distrahant205. Giacomo Todeschini a montré que l’Église, et tout particulièrement les théologiens franciscains, de Bonaventure à Bernardin de Sienne, considéraient l’accumulation de la richesse comme une façon de la retirer du monde, et de nuire, par conséquent, au bien commun, ce qui les amenait évidemment à valoriser la circulation des biens206. À partir du xiii^e siècle, la pauvreté vécue à l’intérieur de l’ordre a donc conduit les penseurs franciscains à légitimer cette circulation permanente des richesses, fondée en dernier ressort dans leur cas sur un usage modéré des choses, sur l’usus pauper207. Grâce aux comptes des gardiens du couvent d’Avignon, nous savons que les revenus de la communauté sont particulièrement élevés entre 1360 et 1375, oscillant entre 1200 et 3500 florins par an208. Le contrat de 1368 peut aussi répondre à cet « embarras de richesses209 » et à la difficulté qu’éprouvent alors les Frères à ne pas l’accumuler. Hugonin de Sade apparaît dès lors comme celui qui les aide à vivre leur pauvreté, lui qui, par ailleurs, semble savoir si bien faire circuler la richesse. Cet engagement au nom du bien commun auprès des Mineurs consiste donc d’une part à subvenir à leurs besoins tout en les aidant à respecter la Règle, c’est-à-dire à rester pauvres. Mais on a suggéré qu’il participait, d’autre part, évidemment aussi, d’une stratégie familiale et sociale, où l’exaltation du bien commun soutenait un engagement civique très fort au sein de la classe dirigeante avignonnaise. Avec cette pension, Hugonin se place donc au premier rang des amis du couvent mais il affirme aussi sans doute sa position dans la notabilité locale.

51En contrepartie de ce soutien qu’il apporte aux Frères, Hugonin conserve son argent, dont il a besoin très certainement pour ses activités de marchand. Les deux témoins d’Hugonin, lors du contrat qu’il passe avec les Frères mineurs en août 1368, sont Garnier de Sade, son cousin, et Jacques de Séguret210. En 1367, Garnier de Sade a acheté pour 23 600 florins la ferme de la gabelle du vin211. Pour emporter l’enchère, il s’est associé à son cousin Hugonin et à Jacques de Séguret212. Mais la gabelle ne semble leur rapporter que 21491 florins213. Ils font donc une mauvaise affaire. Il faut dire que le départ d’Urbain V en avril 1367 a pu déstabiliser l’économie locale, comme en témoignent précisément ces perturbations observées dans la perception et les revenus des gabelles214. En l’obligeant à prendre le vin d’une vigne lui appartenant, les Frères lui imposent aussi, par la force des choses, de mettre en valeur et de faire exploiter cette terre. Ainsi, la constitution de la pensio – qui est proche d’une rente à titre gratuit, je l’ai dit – n’est pas stérile pour autant. Il me semble que dans cette perspective elle peut tout d’abord être rapprochée, non dans les formes juridiques mais dans les objectifs, des rentes répandues à Rome au xiv^e siècle et étudiées par Étienne Hubert215. Les « modalités contractuelles » de ce bail ad domum faciendam y sont alors utilisées pour assurer la mise en valeur des terrains et des immeubles216. Dans le cas étudié ici, bien entendu, il ne s’agit pas de la concession d’une terre pour qu’elle soit exploitée, mais la constitution de la pension implique indirectement la mise en valeur de la vigne. Les travaux de G. Todeschini et, à sa suite, ceux de Paolo Evangelisti ont montré que les théologiens franciscains du xiv^e siècle, notamment italiens, provençaux et catalans, justifiaient et la pratique de la pauvreté franciscaine et les activités économiques des marchands – qui produisent des richesses pour tous – par le recours aux concepts d’utilité publique et de bien commun217. Chez Olivi, Duns Scot, Guiral Ot, François de Meyronnes ou Francese Eiximenis, la profession de marchand est la « profession clé du bonheur public218 ». Le bon marchand est celui dont le profit est utile à tous car il fait circuler les richesses et les marchandises219. Pour Guiral Ot (1315), les dommages subis par les marchands se répercutent nécessairement sur la res publica. Celle-ci ne pouvant pas exister sans eux, empêcher les marchands d’accomplir leur négoce revient à pécher contre elle220. Dans cette perspective, on voit bien que les Frères mineurs d’Avignon, par ce contrat, aident Hugonin dans l’accomplissement de ses activités ou, du moins, cherchent à ne pas les entraver. La dimension civique de cette opération – qui a déjà été relevée à propos du don aux pauvres et de la pensio – trouve ici une belle confirmation et rejoint les justifications théoriques qui viennent d’être évoquées. La pensio d’Hugonin est un don d’utilité publique car elle est destinée aux pauvres, mais aussi parce qu’elle n’entrave pas la circulation des richesses pour le bien de tous et elle encourage la mise en valeur des biens du marchand, en l’occurrence, sa vigne. Puisque, pour les Franciscains, l’activité des marchands est liée étroitement au bien commun, à l’administration de la res publica et au bon gouvernement, l’investissement d’Hugonin n’a pas seulement une dimension familiale, il est aussi civique.

52Une autre qualité publique est reconnue aux marchands par les Franciscains, la capacité d’évaluer les biens à leur juste valeur221. À la fin de leur contrat, Hugonin de Sade et les Frères stipulent explicitement que, si les cinquante barrilia de vin valent ou viennent à valoir plus que les quatorze livres et treize sous, Hugonin ne doit pas réduire la quantité de vin donnée au couvent222. Si, au contraire, les quatorze livres et treize sous valent ou viennent à valoir davantage que les cinquante barrilia de vin, les Frères ne peuvent pas exiger d’Hugonin un don de vin plus important, correspondant à la valeur de la somme d’argent223. Les comptes du couvent étant lacunaires entre 1364 et 1370, il est malheureusement impossible de savoir combien payent les gardiens pour l’approvisionnement en vin de leur communauté en août 1368. On ne peut pas vérifier si les prix du marché sont respectés dans l’équivalence que les contractants établissent entre quatorze livres tournois treize sous et cinquante barrilia de vin. Mais l’essentiel ici est que cette clause du contrat vise à faire échapper ce don aux fluctuations des prix sur le marché. Elle met la pensio à l’abri d’une éventuelle dévalorisation de la monnaie et d’une hausse brutale des prix dans un contexte instable. Bien entendu, cette précaution peut être liée à la conjoncture économique et aux conséquences du départ d’Urbain V en avril 1367. Mais il faut noter aussi que cette clause établit aussi la valeur du don, c’est-à-dire l’objet de l’échange par un calcul, ou au moins par une évaluation très précise : quatorze livres tournois treize sous équivalent à cinquante barrilia de vin. Les théories élaborées au xiii^e siècle sur la constitution et la vente des rentes insistent en effet sur la nécessité de respecter, ici aussi, le juste prix224. La rente annuelle est licite si sa valeur n’excède pas le revenu perceptible sur une terre achetée au même prix225. Le calcul de la quantité de vin qu’Hugonin doit donner est donc indispensable à l’institution de la pensio. Il la désigne comme une valeur en elle-même pouvant être mesurée et donnée. G. Todeschini a montré l’importance que les Franciscains accordent à l’équivalence entre les biens dans l’échange comme facteur de paix sociale et à la monnaie comme outil d’évaluation226. Pour Pierre de Jean Olivi, vers 1295, l’évaluation est utile au bien commun si elle n’est pas fixée par rapport à une valeur absolue, mais si elle résulte d’un accord entre les deux parties de l’échange227. Et il insiste beaucoup sur le devoir de placer les actes charitables dans le « champ des rapports contractuels228 » qui sont au coeur de l’éthique des échanges. La mesure de la valeur doit donc faire l’objet d’un contrat. Elle assure aussi la validité et la licéité de l’échange en l’éloignant du domaine des pratiques usuraires. La nature profonde de la relation instituée entre Hugonin de Sade et le couvent des Frères mineurs d’Avignon repose donc sur cette valeur calculable du don, sur son utilité publique et sur un accord contractuel licite selon la théologie et le droit canon.

53Le contrat passé en 1368 entre Hugonin de Sade et le couvent des Frères mineurs d’Avignon convertit précisément en une pension de vin les « sommes et quantités d’argent léguées » par les ancêtres du marchand pour le salut de leur âme et qui constituaient des revenus réguliers perpétuels pour les Frères. Il indique que les biens d’Hugonin sont « tenus » par le couvent, ce qui pouvait laisser penser qu’il s’agissait de rentes perpétuelles assises sur des biens fonciers. L’analyse de ces revenus à la lumière des extraits de testaments conservés et de la norme franciscaine sur la propriété et les legs, étudiée par A. Bartocci, a permis d’établir en revanche qu’il ne pouvait s’agir que de dons réguliers dont l’objet était la valeur des rentes dissociée des droits et des obligations sur les biens immobiliers sur lesquels ces revenus auraient pu être perçus. Contrairement à la formulation du contrat, les dons des Sade ne peuvent pas être des legs de rentes que les successeurs seraient obligés de payer sur leur héritage, mais seulement des aumônes qu’ils sont chargés de faire dans le cadre de l’exécution des testaments. Seul un contrat pouvait établir cette obligation donnant un droit réel aux Franciscains par l’intermédiaire d’une hypothèque.

54À aucun moment, les Frères ne s’écartent donc de la norme fixée par la législation pontificale, par la direction de l’ordre et par les juristes. Le traité de Bartole et le Chapitre général d’Assise (1354) interviennent à l’issue d’une longue crise qui a déchiré l’ordre pendant plus de cinquante ans autour de la pauvreté et de l’observance de la Règle229. Les interventions pontificales de Clément V (Exivi de paradiso, 1312), Jean XXII (Ad conditorem canonum, 1322) et Benoit XII (Redemptor noster, 1336) pendant cette période sont essentielles pour la redéfinition de la norme franciscaine opérée par la direction de l’ordre à Assise sous l’autorité du ministre général Guillaume Farinier230. Un certain nombre d’élaborations juridiques et de réformes apportées par ces tentatives de résolution de la crise, on l’a vu, trouvent un écho dans la rédaction de notre contrat et dans la solution adoptée par le couvent d’Avignon. Très clairement, cet acte est donc le produit des élaborations juridiques franciscaines autour de la question de la propriété et des legs entre la fin du xiii^e et le milieu du xiv^e siècle. La relation qu’il institue se fonde sur des normes extrêmement précises issues du droit canon et du droit civil, pour tout ce qui concerne l’accès à la propriété et les revenus des Frères, mais aussi sur des « obligations naturelles », comme le montrent les solutions de Bartole qui tentent de concilier les exigences de la Règle, la volonté des testateurs et les obligations civiques qui pèsent sur leurs héritiers231.

55Avec cet accord, les dons des Sade sont transformés en pension. La pensio constituée dans cet acte est le signe d’une relation contractuelle entre le marchand et les Frères, relation privilégiée, justifiée par un investissement pour le bien commun et, semble-t-il, encore unique au couvent d’Avignon. Elle est indissociable d’une juste mesure de la valeur du don par les deux parties. Ce calcul, pourrait-on dire, institue la relation nouvelle entre Hugonin et le couvent sur la base de la rationalité des échanges qui est celle à la fois des marchands et des Franciscains à la fin du Moyen Âge : évaluation, contrat, juste prix, autant d’éléments qui constituent les valeurs de l’éthique économique urbaine médiévale et qui servent aussi à définir la relation du fidèle au divin dans la quête de son salut232. J’ai émis enfin l’hypothèse, que je compte vérifier ultérieurement233, de la portée civique de la pension servie aux Frères mineurs que l’on prend en charge, parce que cette pension en nature participe d’une circulation des richesses utile à tous. De ce point de vue, la constitution de la pernio d’Hugonin de Sade en 1368 apparaît complètement en phase avec les conceptions des théologiens franciscains sur la richesse, le salut et le bien commun étudiées par G. Todeschini. Cette idée est renforcée par l’utilité publique des Frères. Marchand et fils de syndic, Hugonin agit ainsi pour le bien de sa cité et inscrit ses pratiques dévotionnelles dans un cadre civique. Ce choix du contrat, qui obéit aussi à une stratégie familiale particulière dans un contexte spécifique, met les Sade, dirigés par Hugonin, au premier rang des amis du couvent, et sans doute aussi au premier rang des notables « originaires » dirigeant la ville – c’est-à-dire ceux qui ne sont pas issus de l’immigration liée à la présence de la cour pontificale, au moment où celle-ci risque de s’éloigner définitivement.

56Cet acte permet de mieux comprendre les pratiques des couvents. Il éclaire la relation entre Franciscains et marchands à travers la façon dont les notabilités urbaines inscrivent dans des stratégies familiales et sociales leur investissement dans l’économie des couvents. L’évaluation du don telle que nous la présente ce contrat prend donc toute sa place dans le cadre des transformations de l’économie de l’institution ecclésiale et du lien religieux à la fin du Moyen Âge234. Pour tenter de saisir ces transformations, cette sorte de casuistique de la gestion des revenus conventuels que j’ai essayé de mener ici me semble indispensable.