Les conversions de redevances
Pour une problématique des revenus seigneuriaux
p. 5-25
Texte intégral
1La question des redevances seigneuriales, de leur poids et de leur signification est actuellement au cœur d’un processus de réexamen des conditions de la vie économique et sociale durant le Moyen Âge. Les recherches ne portent désormais plus seulement sur la description des charges imposées aux paysans, ou sur la chronologie de leur mise en place, mais sur leur signification, que ce soit en termes sociologiques ou économiques : que ces charges nous disent-elles sur la nature de la domination seigneuriale et sur les modalités de son application ? Elles ont d’autres significations et d’autres utilités que le simple gain1.
2Il n’en demeure pas moins, cependant, que la question de la construction des revenus seigneuriaux et celle de l’attitude générale des seigneurs face à la vie économique existent : on ne peut présupposer que le groupe seigneurial se soit tellement désintéressé de la vie économique qu’il se soit comporté en permanence et collectivement comme un acteur irrationnel. En conséquence, les prises de décision, lorsqu’elles sont observables, doivent pouvoir faire l’objet d’une analyse historique. Cette approche doit être menée parallèlement à la précédente, afin d’en approfondir et d’en enrichir les résultats.
3Le thème de la conversion des redevances, qui constitue l’objet de ce livre, est apparu comme étant l’un des moyens de contribuer à la construction d’une anthropologie économique de la seigneurie2.
4L’acte de convertir, c’est-à-dire d’échanger une chose contre une autre chose de valeur égale, touche toutes sortes d’actes de la vie économique au cours desquels des objets changent de destination ou de fonction. Sa pertinence suppose une mesure et une connaissance de la valeur de ce qui passe d’un propriétaire à un autre, dans le cas par exemple des monnaies, ou de ce qui change de forme dans le cas des redevances seigneuriales. La conversion est une transaction d’une espèce particulière, a priori strictement technique et ne recouvrant que secondairement un aspect marchand. Le changeur se fait certes payer le service commercial qu’il rend, mais ce qui importe à notre propos, c’est qu’il ait pu et su mesurer deux valeurs et leur donner une équivalence : c’est son savoir-faire qui fait l’objet d’une transaction marchande, non pas l’acte de conversion en lui-même.
5Or, et l’analogie avec le métier de changeur s’arrête ici, les seigneurs changent parfois leurs systèmes de prélèvements, mettant l’accent tantôt sur l’argent, tantôt sur les produits ou sur le travail. Les raisons pour lesquelles ils le font n’ont pas véritablement fait l’objet d’enquêtes systématiques : le propos de ce livre collectif, issu d’un séminaire tenu à Auxerre en octobre 2006, est ainsi de réfléchir au sens économique qu’a le passage d’un type de redevances à un autre, c’est-à-dire le choix opéré à un moment donné par certains seigneurs d’exiger de l’argent au lieu de produits ou du travail et, inversement, des produits ou du travail en lieu et place d’argent. S’agit-il bien de conversions, c’est-à-dire de jeux à somme nulle, neutres pour chacune des parties, ou au contraire s’agit-il de décisions prises dans des contextes observables et destinées à accroître les revenus seigneuriaux ?
6Le point de départ était une réflexion sur les cens, et sur l’opposition prélèvement en nature/prélèvement en argent, prise dans un sens dynamique comme la succession volontairement organisée de deux formes et non comme leur juxtaposition. Il s’agit de remplacer un type de redevances par un autre. La question de savoir pourquoi cela s’opère parfois (mais pas toujours) et celle de savoir quels sont les objectifs poursuivis se posent évidemment. Cela implique naturellement de considérer que les seigneurs sont aussi des acteurs économiques rationnels. On y reviendra dans la dernière section de cette introduction.
7La réflexion a débuté par un retour sur une analyse de Georges Duby dont la pertinence, c’est-à-dire la validation empirique, semble problématique : Duby a vu un passage général dans le monde occidental des cens en nature, fixes ou proportionnels, à des redevances fixes en argent3. C’est Gérard Rippe qui le premier a observé, avec une fausse ingénuité, que, peut-être, cela n’était pas absolument vrai. Il remarquait en tout cas un mouvement rigoureusement inverse dans le Padouan, puisque, au xiiie siècle, des redevances fixes en nature se substituaient au système de redevances composite, largement dominé par les cens en argent mais pouvant comporter encore des redevances en nature4.
8Partant de là, la seule question des cens s’avérait trop étroite et il fallait, comme l’ont fait les participants au séminaire, s’interroger aussi sur les transformations générales des systèmes d’exploitation et de mise en valeur, sur celles de la répartition des profits, de l’organisation du travail et même des modifications du statut des personnes.
9La complexité du sujet est hors de doute. Il n’y a d’abord pas de mouvement univoque, constant et général qui aurait porté d’un type de redevances à un autre. Diverses combinatoires sont possibles, puisque le passage peut s’effectuer de prélèvements partiaires à des prélèvements fixes en nature ou en argent. Si le changement peut affecter les tenanciers individuellement, par exemple lors du renouvellement d’un contrat d’exploitation, il peut aussi affecter l’ensemble d’une seigneurie. Les redevances, qu’on les considère comme attachées à la tenure ou comme faisant système à l’intérieur de la seigneurie, ne sont pas définitivement fixées. Les acteurs, à certains moments, les changent. Est-ce là un acte d’autorité ou, au contraire, un changement négocié ? D’autre part, pourquoi le font-ils et quelles incidences sur l’organisation générale du prélèvement cela a-t-il ? Les procédures mises en œuvre lors du changement s’inquiètent-elles de l’équité et procèdent-elles à un calcul d’équivalence qui ne rende pas impossible la vie des producteurs ? La question de la conversion des cens permet, parce qu’elle s’attache au processus ponctuel de transformation, d’aborder la question sous l’angle de la prise de décision et donc des motivations qui poussent les acteurs.
10Après un demi-siècle d’études sur la seigneurie, cette question n’est pas vierge de toute étude. Aussi cette introduction se propose-t-elle d’en établir un bilan à la fois historiographique et problématique. La première partie sera consacrée à la présentation critique des positions de Postan et de Duby à ce sujet. Elles sont fondamentales, toute l’historiographie de la seigneurie – et pas seulement l’historiographie française – reposant sur leurs études. La seconde proposera un retour bibliographique sur les travaux faisant état des conversions de redevance, établi de façon à couvrir le plus possible du territoire de l’Europe occidentale. La troisième, enfin, s’efforcera de construire une problématique des conversions de redevance et de présenter les hypothèses de travail qui ont orienté la démarche du séminaire.
Corvées, redevances en argent ou redevances en nature : esquisse d’une historiographie
11À partir de la fin du xiie siècle, les formes du prélèvement se sont diversifiées. Cela touche non seulement les exigences en produit ou en argent mais aussi les corvées. L’un des premiers, sinon le premier, à l’avoir vu est M. Postan, dans l’article qu’il donne en 1937 sur la chronologie des corvées5. Pour lui, il y a un lien entre la taille de la réserve, qui détermine directement la demande en travail, et le poids de la corvée. Si la taille de la réserve diminue, alors la demande en travail diminue elle aussi, de manière logique et mécanique. La commutation devient donc possible, voire tout à fait profitable aux deux parties. Le rachat de la corvée est alors, à la fin du xiie siècle, une procédure de bonne gestion du domaine et, de fait, les versements en argent se substituent, ou tendent à le faire, à l’exécution de la corvée. La commutation opérée n’est cependant pas définitive et il est possible de revenir sur elle à tout moment. De fait, au xiiie siècle, dans un contexte d’expansion, des seigneurs annulent les commutations précédemment concédées et réduisent leurs paysans au statut du villainage, refusant de reconnaître les contrats coutumiers. Cet article, qui est encore à l’origine des réflexions sur le thème, est d’une certaine façon doublé en 1944 par une réflexion sur l’essor de l’économie monétaire6. La transformation des redevances en travail en redevances en argent implique que l’argent serve dans les campagnes à autre chose qu’à compter ou évaluer : il circule effectivement, ce qui suppose, dès l’instant où les corvées ont été converties, qu’il existe une économie d’échange, c’est-à-dire une production paysanne pour le marché et ce dès le xiie siècle. La régression notée par Postan dans l’article précédent, c’est-à-dire le retour de corvées lourdes dès le xiiie siècle, avant un nouveau desserrement au xive siècle, aboutit à exclure au moins partiellement les paysans corvéables du marché des denrées alimentaires. En revanche, l’apparition de contrats de fermage au xiiie siècle a une signification d’ordre économique tout à fait essentielle : les bailleurs abandonnent une source de revenus fluctuante pour une somme annuelle fixe, ce qui est un choix véritable, opéré au profit de la rente, celle-ci pouvant être soit en argent, soit en nature.
12L’influence de cette réflexion se retrouve jusque dans les travaux d’historiens marxistes comme Hilton qui, par exemple, dans la communication qu’il donne au colloque de Flaran en 1985, insiste sur le choix fondamentalement rentier des seigneurs anglais qui n’éprouvent qu’un très maigre intérêt pour les redevances en nature, qu’elles soient fixes ou à part de fruits, étant à la recherche du meilleur moyen de s’approprier davantage l’argent de leurs paysans que toute autre chose7. Hilton soulève au demeurant un autre problème, lié à celui de la conversion de manière indirecte, celui de la capacité des seigneurs à orienter la production des paysans dépendants, en dehors de la réserve, en fonction de leurs propres intérêts économiques. Elle lui semble limitée, en Angleterre, du fait des structures économiques et sociales de la paysannerie.
13La question du mouvement de transformation des cens et de son lien avec le marché a été diversement perçue par les historiens qui lui ont donné des significations diverses, en insistant sur tel ou tel point. Georges Duby a, dans L’économie rurale et la vie des campagnes..., mis l’accent sur le caractère rentier de l’économie seigneuriale8 et l’on tient pour admis jusqu’aux années 1980 que, si la période postcarolingienne était celle des champarts, terrages ou agriers, les xiie et xiiie siècles sont en France celle de la rente en argent.
14Selon Duby, au xiie siècle, les revenus en nature proportionnels aux récoltes ont commencé d’être systématiquement remplacés par des versements fixes en argent. Le choix opéré alors par le seigneur de prélever ses redevances en argent plutôt qu’en nature montrait la régularisation des relations avec les paysans et, d’une certaine manière, la fin d’une période d’arbitraire dans les rapports sociaux. Les prélèvements fixes en monnaie supposent évidemment l’existence de marchés proches, donc aussi de garanties sur les transactions. Elles impliquent également la présence de monnaies en quantité et en qualité suffisantes. Cela ne peut se produire que dans le cadre d’une seigneurie pacifique et protectrice, régie par l’idée même de justice ou d’équité9. Les avantages pour le seigneur sont aisément compréhensibles. Il est déchargé du souci d’avoir à commercialiser lui-même sa production et touche immédiatement, sans le délai ni le souci de la vente, l’argent dont sa trésorerie a besoin dans une période où les besoins monétaires sont croissants du fait du coût des armes et de l’augmentation des dépenses somptuaires liées au statut nobiliaire. Les inconvénients ne sont pas moins évidents. Il ne tire pas avantage des variations des cours du marché et, d’autre part, subit de plein fouet les altérations monétaires comme les hausses des prix nominaux qui leur sont liées. Prélever en argent revient donc à exposer ses revenus à une baisse tendancielle, s’il n’existe pas de possibilité de réajustement. Il y aurait là un facteur explicatif de la crise des revenus seigneuriaux dès le xiiie siècle. C’est l’une des idées émises par Duby dans les années 1960.
15Dans L’économie rurale et la vie des campagnes en effet, il estime que les choix seigneuriaux ont été faits, au xiie siècle, en accord avec les désirs des paysans et qu’ils ont débouché sur une situation qui ne leur était pas défavorable. Les prélèvements à part de fruits imposés aux terres nouvellement défrichées sont considérés par ceux-ci comme trop lourds et injustes. Les champarts, tasques ou agriers sont en effet caractéristiques des nouveaux terroirs : les faibles rendements de terres de plus en plus souvent marginales rendent la redevance proportionnelle ruineuse ou à tout le moins difficile à supporter. Le prélèvement proportionnel n’était finalement avantageux, pour des motifs liés aux rendements, que durant les premières années d’un essart. Aussi, bien que les champarts aient apparemment pour conséquence de permettre le partage des risques entre les producteurs et les seigneurs, ils sont mal supportés ; d’autant plus que la redevance est prélevée sur le champ, ce qui ne va pas sans de nouveaux problèmes. Pour le seigneur, il est de son côté victime de la fraude et, surtout, il subit le risque et l’incertitude inhérents à ce type de prélèvement. La tendance se fait donc jour, dès la fin du xiie siècle, de remplacer les redevances proportionnelles en nature par des redevances fixes en argent10. Duby voit ainsi l’argent envahir tout le champ des relations seigneuriales à la fin du xiie ou au début du xiiie siècle11. Et il conclut ainsi : « En définitive, nombre de témoignages concordants permettent de penser qu’au début du xive siècle dans presque toutes les seigneuries d’Europe, une rente en argent avait remplacé une bonne partie des redevances fixes en nature. »
16Duby, qui prépare le lecteur à la présentation de la crise du bas Moyen Âge comme étant une crise des revenus seigneuriaux, montre ensuite ce que nous savons tous : la rente fixe en argent est appauvrissante parce que tendanciellement orientée à la baisse. Les redevances stipulées en argent sont victimes d’une inflation des prix et le simple mécanisme de l’érosion monétaire entraîne, plus ou moins rapidement, une dégradation des revenus seigneuriaux. La crise des revenus seigneuriaux devient structurelle au xiiie siècle et elle conduit la plupart des lignages nobles à s’endetter. Cette situation profite évidemment aux paysans qui voient leurs revenus s’accroître sans qu’ils aient à intensifier leur effort. Cette thématique se situe dans le droit-fil des thèses de Postan : la crise des revenus seigneuriaux aux xiiie et xive siècles sur laquelle Duby insiste est d’abord la crise d’un monde rentier, qui n’intervient pas suffisamment, voire pas du tout, sur le marché des produits alimentaires.
17Dans un exemple devenu classique, et qu’il a développé dans La société mâconnaise, Duby montre ce qui se passe au terme d’une évolution qui peut intervenir dès le xiie siècle12. À la fin du xiie siècle, dans le Mâconnais, une vaste tenure doit le cens, assez élevé, de 10 sous par an. Un rapide calcul permet à Georges Duby de montrer que cette somme ne représente que 2 à 3 % du revenu brut du tenancier, estimé sur la base de la vente de l’ensemble de la production13. Même en admettant qu’un cinquième de celle-ci soit réservé à la semence, le pourcentage de la récolte réservée à couvrir le montant de la rente foncière demeure effectivement infime. Dans le Mâconnais, les seigneurs n’ont eu d’autre réaction que le recours au crédit, aisé à obtenir et apparemment peu dangereux, étant donné l’importance des superficies de terres détenues. Ils subissent en effet une crise permanente de trésorerie. Ils sont riches parce que leur capital foncier est très important mais manquent de liquidités. Ce phénomène est commun à toute l’aristocratie européenne. On a, en Italie, des exemples spectaculaires et fort bien documentés au xiiie siècle de situations devenues inextricables du fait d’un endettement massif. Le cas de la famille padouane des Sant’Andrea, dont le dernier membre, failli, finit par se suicider après qu’une curée générale eut été organisée sur ses biens, en est une illustration dramatique14.
18La thèse de Duby cependant peut et doit être critiquée. En ce qui concerne la relation entre terres neuves et champart, le colloque de Flaran sur les revenus de la terre tenu en 1985 a ainsi montré qu’elle était loin d’être évidente15. La plupart des intervenants soulignent que les deux formes de redevances se chevauchent largement et que les redevances à part de fruits sont fréquemment bien antérieures au départ des grands défrichements. L. Stouff, par exemple, soulignait l’universalité comme la précocité de la tasque, redevance à part de fruits caractéristique de la Provence comme de la Catalogne. Elle est antérieure aux grands défrichements mais l’on ignore quand et comment elle s’est imposée16. Elle ne disparaît jamais tout à fait, sauf durant les grandes transformations économiques des xive et xve siècles.
19Il faut ensuite considérer une question de principe : les seigneurs ne sont jamais restés inertes face aux mutations économiques et les ont même parfois provoquées. Il est également nécessaire d’examiner la façon dont, face aux sollicitations, les réactions se sont organisées. La situation de rentier et ses contradictions n’ont pas été majoritaires en Europe mais des choix différenciés ont été opérés en fonction des paramètres perceptibles, et surtout en fonction de la façon dont les seigneurs ont envisagé leur situation à l’égard du marché.
La diversité des politiques seigneuriales et des situations régionales
Le cas anglais
20À cet égard, la réaction des seigneurs anglais face à l’inflation des années 1170-1220 est remarquablement éclairante17. Alors que les prix augmentaient de façon brutale18, les seigneurs abandonnèrent massivement la vieille méthode de gestion de leurs terres, fondée sur la ferme, pour prendre eux-mêmes la direction des exploitations mises alors en faire-valoir direct. Jusque-là, en période de parfaite stabilité des prix, l’ensemble d’un domaine était confié pour une longue période à un opérateur économique, à charge pour lui de verser une somme fixe chaque année, la ferme. L’inflation avait certainement été perçue comme une menace pour les revenus seigneuriaux et comme une forme d’injustice, puisque le fermier s’enrichissait en profitant des hauts prix agricoles et en reversant une part de moins en moins grande du revenu du domaine au seigneur. L’exploitation directe apparut comme une solution logique. Le passage à la gestion directe des domaines par les seigneurs répondait en fait à une double motivation, économique – le maintien des revenus – et idéologique – le maintien des statuts. Savoir jusqu’à quel point le choix était économiquement rationnel est toujours en débat, les coûts d’exploitation des domaines ayant alors tendu à devenir très lourds du fait de l’administration qu’il fallut mettre en place et qu’il fallut aussi rémunérer. On ne sait pas, de plus, jusqu’à quel point les seigneurs disposaient des moyens de calcul suffisants pour évaluer convenablement leurs profits et leurs pertes, et établir de la sorte une véritable gestion prévisionnelle19.
21Enfin, le passage au high farming, à la mise en exploitation directe par le seigneur de sa réserve eut également pour effet de redonner vigueur aux positions de non-liberté à l’intérieur du domaine, en liant le travail sur la réserve au statut du villainage. Ce passage n’a toutefois de signification que parce qu’il est lié à la volonté de tirer parti du développement du marché. L’implication personnelle plus importante qu’implique le faire-valoir direct seigneurial trouve compensation et rémunération dans la possibilité de spéculer sur les cours à l’aide des produits de la réserve, tout en minimisant les coûts de production en recourant massivement au travail forcé.
L’Italie
22En Italie, la réaction a été différente. Dès les années 1970, Kotel’nikova a souligné le mouvement de fond qui a existé en Italie centrale et septentrionale : la rente foncière du haut Moyen Âge est une rente composite, constituée de cens en argent mais aussi de corvées plus ou moins lourdes ainsi que de prestations en nature de différents types20. Les redevances en argent sont toutefois importantes : elles semblent rendre obligatoire la mise sur le marché par les producteurs des produits de l’agriculture spécialisée. Les producteurs sont donc les mieux à même, alors, de profiter du rôle positif du marché, évident en période d’expansion démographique et de croissance des villes. C’est pour obtenir un réajustement de ce partage inégal et trop favorable aux agriculteurs que les seigneurs imposent, dès les années 1180-1200, des redevances fixes en nature. Les besoins alimentaires des villes sont tels, d’autre part, que les décisions de gestion prises par les seigneurs, encadrées par les politiques annonaires des communes qui ne peuvent tolérer l’irrégularité des approvisionnements, sont, là aussi, logiques sinon attendues.
23Cette analyse est confortée aussi bien par les recherches contemporaines que postérieures et particulièrement par celles d’Elio Conti qui confirment, en analysant les documents issus de l’abbaye de Passignano, que des mouvements de cette nature se sont bel et bien produits21. Il fournit, dans les régestes qui accompagnent son texte, des éléments de censiers et de contrats agraires qui illustrent la transformation. Lors des renouvellements, en effet, la nature de la redevance peut changer. Ainsi, dans les années 1140, le prélèvement effectué sur l’un des terroirs possédés par Passignano et pour lequel on possède un censier documentant 78 tenures se présente de la sorte :
Les redevances dues à l’abbé de Passignano vers 114022
Argent | 2 £ 16 sous 4 deniers |
Oublies | 30 |
Corvées à bras | 680 |
Corvées avec des bœufs | 112 |
Pains | 59 |
Vin | 9 barils |
Volailles | 23 |
24On le voit, la distribution des redevances fait une part importante aux corvées et aux redevances fixes en argent, encore que les montants en argent soient relativement limités. Ce sont des redevances d’ancien style, structurées comme des redevances postcarolingiennes.
25Pour la période suivante, entre 1192 et 1227, E. Conti présente 18 contrats agraires concernant la même localité. Il est impossible de dire, cependant, s’il s’agit des mêmes exploitations. Vraisemblablement non. Certains de ces contrats organisent la transformation du prélèvement, indiquant, à côté de redevances de nouveau style, une quantité fixe de céréale et un droit d’entrée parfois assez important, allant de 10 sous à 2 livres, les anciennes redevances en argent, en corvées et en nature.
26Ainsi, de façon caractéristique, en 1192, deux frères reprennent cinq parcelles pour lesquelles ils devaient jusque-là 10 deniers, une corvée à bras, deux corvées avec bœufs, 4 pains, 1,5 baril de vin et 2 volailles. Avec le nouveau contrat, passé en 1192 in perpetuum, ils doivent 33 staria de froment et paient un droit d’entrée de 40 sous, soit quatre-vingts ans de la redevance monétaire précédente. En l’occurrence, les frères achètent un droit d’exploitation perpétuel, l’abolition des prestations en main-d’œuvre et celle des exenia. La contrepartie est l’obligation de verser des redevances en nature. On n’est plus alors dans la même économie domaniale. Le seigneur doit prévoir désormais des coûts de production intégrant des salaires pour les ouvriers venant travailler sur la réserve. Désormais, son revenu principal provient de la vente des denrées agricoles sur le marché, que celles-ci proviennent des tenures ou de la réserve, s’il en a conservé une. Ce type de contrat n’a en effet de sens que si l’économie commerciale est suffisamment développée, ce qui est le cas.
27Plus récemment, G. Dameron a montré que, pour faire face à l’érosion de leurs revenus, les évêques de Florence avaient construit, au début du xiiie siècle, une véritable politique territoriale23. Ils s’efforcèrent de valoriser, littéralement, le contrôle seigneurial qu’ils exerçaient sur les bourgs et les villages relevant de leur ressort afin d’accroître leurs revenus. Entre 1210 et 1230, ils usèrent de leur capacité à contraindre, le district, pour augmenter les loyers de la terre et, surtout, pour les convertir, préférant obtenir des revenus fixes en grain plutôt qu’en argent, afin de pouvoir agir sur le marché urbain. Les paysans concernés résistèrent du mieux qu’ils purent. Il y eut des actes de rébellion et de violence dans la plupart des communes rurales que, théoriquement, ils contrôlaient. Des procès se déroulèrent – ce qui nous permet d’être informés. À la fin, les évêques parvinrent à convertir leurs loyers en nature et donc à ne plus subir l’érosion d’une rente purement monétaire, même si cela se fit au détriment de leur prestige24 : le coût politique de l’opération fut certainement élevé. Il est évident que, au début du xiiie siècle, au moment où les préoccupations annonaires commencent d’être largement prises en compte par les communes urbaines, l’évêque a intérêt économiquement comme politiquement à adopter cette politique. Les gains sur le marché sont peut-être irréguliers mais ils peuvent certainement être très importants et, sur le long terme, sûrs. D’autre part, être un gros fournisseur de blé transforme l’évêque en interlocuteur utile pour la commune et peut éventuellement lui donner un poids aussi bien face aux institutions politiques que face à la population.
28En Lombardie, à Origgio, à la fin du xiie et au début du xiiie siècle, les vieux cens en argent sont convertis en cens en nature25. Les renseignements que nous possédons sur l’évolution des revenus de l’abbé de Saint-Ambroise à Origgio sont particulièrement précis. Deux changements essentiels se sont produits qui ont accéléré le changement social dans cette localité du Milanais. Ils nous permettent de suivre la chronologie de façon fine. Jusqu’à la fin du xe siècle, l’abbé de Saint-Ambroise de Milan, seigneur d’Origgio, exige des redevances en nature, dans le cadre d’un système « à la carolingienne », c’est-à-dire incluant des corvées. À partir du début du xie siècle, les loyers en argent sont substitués aux loyers en nature et aux vieilles prestations en travail et en services personnels. Les contrats en nature, stipulés à part de fruits, apparaissent vers 1175 environ et leur nombre augmente rapidement. Ce type de redevances, à part de fruits ou fixes, se généralisent progressivement. Le passage de la redevance en argent à la redevance en nature s’articule sur un progressif appauvrissement des paysans les moins bien lotis en terre. Ces derniers, en effet, parce qu’ils n’ont pas à remettre de l’argent et que le niveau du prélèvement leur ôte l’essentiel de leur profit éventuellement monétarisable, n’ont pas ou n’ont plus de contact direct avec le marché urbain. Ils tendent de ce fait à être exclus du mouvement d’enrichissement général par le biais de la commercialisation. D’autre part, l’apparition et la multiplication au xiiie siècle des contrats à court terme aggravent encore la situation paysanne.
29Dans le Padouan déjà évoqué, le xiie siècle voit une modification identique. Aux xe et xie siècles, en effet, les redevances sont prélevées majoritairement en nature. Les notaires précisent toujours dans les contrats qu’ils écrivent que ce prélèvement est conforme à ce que veut la coutume. Les caractéristiques sont les suivantes : le paiement se fait à part de fruits, pour des produits à forte valeur marchande comme le vin ; il est fixe pour les céréales. L’élément le plus caractéristique de ce système est son extrême hétérogénéité. Un même seigneur peut exiger de deux voisins, au même moment, des prélèvements très différents, sans que l’on puisse comprendre la raison qui fait varier les exactions de façon significative. Certaines seigneuries ecclésiastiques, d’autre part, sont plus actives que d’autres et manifestent plus d’empressement à modifier leur système de prélèvement pour l’adapter aux données mouvantes de la vie économique. Dans le courant du xiie siècle, on passe de ce système à des redevances fixes toujours en nature, mais plus lourdes pour l’exploitant. Le seigneur minimise ses risques, puisqu’il touche une quantité identique et invariable de produits, quelle que soit l’importance de la récolte. Il se met à l’abri des fluctuations de la production et conserve une source d’approvisionnement de sa table et de son grenier, tout en se réservant la possibilité de vendre ses éventuels surplus non consommés. La conversion des cens, du prélèvement à part de fruits au prélèvement fixe mais à un niveau relativement élevé, est, semble-t-il, une tendance normale en Italie septentrionale et centro-septentrionale, comme si une forme de rationalisation était à l’œuvre à travers l’organisation du prélèvement. La commutation renforce le caractère commercial de l’économie seigneuriale : une fois les prélèvements engrangés, il faut s’occuper de la vente, c’est-à-dire de rassembler des informations sur les cours et d’organiser les déplacements vers les marchés au moment opportun.
30Dans le cas italien, la présence de marchés urbains actifs incite puissamment les seigneurs à vouloir accéder aux produits, parce qu’ils sont de haute valeur et que les vendre au moment opportun peut être extrêmement lucratif. La conversion des vieux cens, qu’ils soient en deniers ou proportionnels à la récolte, en loyers fixes en nature est un signe économique positif. Elle montre l’implication des seigneurs dans les échanges. Les conséquences de ces choix sont très défavorables aux cultivateurs du sol d’une part et aux consommateurs urbains de l’autre. Ces derniers vivent sous la menace d’opérations d’accaparement et de spéculations menées par l’aristocratie foncière dont les motifs d’ailleurs sont souvent plus clairement politiques qu’économiques. Toutes les villes italiennes ont, à partir du xiiie siècle, tenté, par une véritable politique annonaire, de limiter les possibilités de fluctuations de cours et les difficultés d’approvisionnement en partie liées à la structure du prélèvement26.
Le Languedoc : un contre-exemple ?
31Dernier exemple, le Languedoc. Les évolutions n’y ont pas été linéaires. Les éléments essentiels du prélèvement sont en place dès le xie siècle27. À ce moment, la taxe centrale est la tasque, qui est proportionnelle aux récoltes. Son montant varie du 1/4 au 2/7e de celles-ci. Peu à peu, elle est changée en une redevance stable et fixe en orge puis est à nouveau commutée, selon un rythme irrégulier, pour devenir une redevance en deniers. Le recours à l’argent tourne à terme au désavantage du seigneur, dans la mesure où les tasques, comme les cens, ne peuvent être aisément réévaluées au fur et à mesure de l’érosion des monnaies. Dans ce cas, des besoins de trésorerie ont dû pousser les seigneurs à effectuer la seconde conversion – celle qui les a fait passer d’un prélèvement fixe en nature à un prélèvement fixe en argent–, alors que la situation de départ était un prélèvement en nature, proportionnel à la récolte. De fait, les seigneurs ont vendu ces commutations, ce qui leur a permis de toucher, par anticipation, mais une fois pour toutes, des sommes peut-être importantes : sur le long terme, le poids des redevances, ou des transferts de la tenure vers les seigneurs, est demeuré stable, voire a légèrement augmenté. Comme, d’autre part, les membres des aristocraties ont opéré des reconversions et se sont, en nombre significatif, engagés au service des rois, de nouvelles sources de revenus sont alors apparues qui ont rendu moins grave ou moins perceptible la baisse des rentes foncières. Dans ce cas, les modifications intervenues dans le système du prélèvement semblent avoir obéi à des impératifs conjoncturels liés aux revenus. Les seigneurs languedociens ne semblent pas avoir été aussi sensibles que leurs homologues italiens aux potentialités du marché. La fin de la période, d’autre part, voit les membres de l’aristocratie languedocienne se désengager des activités de production agraire pour se tourner vers le service du roi et les revenus lucratifs et sans doute plus sûrs qui lui sont attachés.
32En Italie du Nord, en revanche, le choix semble avoir été très clair et l’arbitrage seigneurial s’être opéré en faveur d’un prélèvement fixe et en nature, sans doute d’un niveau élevé, au détriment des champarts et surtout des redevances composites (argent-nature-corvées) caractéristiques de l’époque postcarolingienne. Cela, bien entendu, jusqu’aux bouleversements de la seconde moitié du xiiie et du xive siècles, c’est-à-dire l’appoderamento, la multiplication des contrats à court terme et, enfin, la diffusion de contrats de type mezzadria qui font sortir le système de production italien du cadre proprement seigneurial28.
33Au xiiie siècle, les seigneurs sont dans une position économique particulière puisqu’ils ne se dégagent pas de toute activité, ce que le versement d’une rente en argent permet : cette attitude est analogue à celle des seigneurs anglais. Toutefois, le revenu ici se construit sur le prélèvement opéré sur la tenure, non sur la réserve : la différence est de taille. L’implication des seigneurs anglais les fait participer aux aléas de la production agricole. En Italie, le poids de la mauvaise récolte est tout entier supporté par le producteur dont le profit décroît, tandis que les bénéfices de l’abondance sont pour leur plus grande part alloués au seigneur qui, s’il ne partage pas les risques de la production avec les agriculteurs, doit assumer au moins ceux de la commercialisation. L’un des avantages de ce choix est ainsi de faire porter tout le risque de production sur les paysans.
34La conversion des cens, du prélèvement à part de fruits vers le prélèvement fixe lourd en nature, est une tendance très répandue en Europe : il reste à voir jusqu’à quel point le phénomène peut être généralisé. Le choix est le résultat d’un arbitrage entre le prélèvement partiaire, qui introduit un élément d’imprévisibilité des revenus, et le prélèvement en argent. Le prélèvement fixe mais élevé permet en effet de jouer sur plusieurs tableaux, dont celui de la spéculation haussière en cas de pénurie. Détenteur de produits agricoles qui sont parfois des produits de haute valeur, le seigneur peut intervenir sur les marchés aux moments les plus opportuns pour lui. Dans les zones les plus urbanisées, les prix de marché ont toutes les chances d’être élevés au moment de la soudure et le profit du seigneur, s’il vend lui-même, est important. Il est d’autant mieux placé pour le faire que, moins rapidement soumis aux nécessités alimentaires que les cultivateurs, il peut attendre les meilleurs moments pour vendre : il est supposé avoir plus de réserves monétaires lui permettant d’attendre une hausse significative des cours. Le « temps du prélèvement », de plus, n’est pas lié de plus à la seule opportunité économique de la soudure : par divers mécanismes, les seigneurs peuvent jouer du rythme de l’accumulation des redevances en nature et jouer au mieux des mécanismes du marché29. Cette politique suppose une volonté constante d’intervention dans l’activité économique, au moins pour déterminer la date de la vente, et une attention permanente à la gestion commerciale des denrées. Elle peut entraîner cependant un relatif éloignement des questions de production si le domaine est abandonné, c’est-à-dire loti.
Éléments pour une problématique des conversions de redevances
Pesanteurs : coûts de gestion et attitudes conservatrices
35La parfaite efficience de cette attitude économique implique que soient résolus les problèmes de trésorerie et que les gestionnaires aient de quoi faire face aux dépenses ordinaires comme aux besoins extraordinaires. Il faut aussi une implication constante et continue sur le marché. Si l’on peut s’attendre à un comportement de cette nature d’établissements ecclésiastiques, il est peut-être moins courant chez les laïcs, sauf en Italie et en Angleterre où la terre est, dès le xiiie siècle, un secteur habituel d’application des normes et des méthodes de gestion de l’économie commerçante urbaine par le biais de l’écrit.
36Les coûts divers et les embarras qu’implique la gestion de revenus en nature peuvent également être dissuasifs : il faut avoir des magasins, du personnel de garde, organiser des services de charroi pour vendre les produits au marché. Il est donc effectivement tentant d’exiger de l’argent plutôt que des produits et de laisser au tenancier le soin de s’impliquer lui-même sur le marché des denrées agricoles, surtout si, par ailleurs, la réserve continue d’avoir quelque importance : les deux secteurs de profit peuvent alors être complémentaires. Les besoins de trésorerie, s’ils sont pressants, peuvent également inciter à retenir la rente en argent comme assise des revenus, parce que c’est en argent que les créanciers veulent être payés : la complexité du problème fait que des solutions apparemment contradictoires lui sont apportées. Pour cette raison, la gestion seigneuriale est oscillante et semble privilégier tantôt les revenus en nature, tantôt la rente versée en argent.
37Les seigneurs n’ont certainement pas tous les éléments en main pour se livrer à un calcul pleinement efficace. Ils n’ont ni les informations ni même les outils de calcul pratique suffisants pour ce faire. D’autre part, dans la prise de décision, des éléments extra-économiques viennent nécessairement interférer, la recherche du profit le plus élevé n’étant pas la seule motivation seigneuriale. Ainsi, en Angleterre, le respect de la coutume et la volonté de maintenir les statuts sociaux, et donc de préserver une institution sociale aussi structurante et aussi lourde que le villainage, pèsent sur la forme que prend la concession d’une terre à un cultivateur et peuvent venir contrecarrer la recherche du meilleur profit. C’est particulièrement net lorsqu’il s’agit de convertir des tenures coutumières en tenures à bail, dont l’exploitation peut déboucher sur l’affranchissement d’un non-libre. La constitution d’une tenure à bail, qui est d’un meilleur rapport, supposerait que le seigneur renonce à exiger les corvées et les taxes plus ou moins humiliantes qui sont la marque du villainage et, bien que leur rapport puisse être négligeable, l’opération peut ne pas se faire, par conservatisme.
38D’autres régions conservent, aux xiie et xiiie siècles, des prélèvements « à l’ancienne ». Ainsi, en Italie centrale et centro-méridionale, les prélèvements à part de fruits l’emportent largement sur les prélèvements fixes et les rentes en argent. Dans le Latium, la tenure doit entre le 1/4 et le 1/5e de la récolte. En Campanie, dans la seigneurie de l’abbaye du Mont-Cassin, le prélèvement est, en règle générale, à la fin du xiiie siècle, du 1/7e de la récolte en blé et on ne voit pas de mouvement de conversion s’opérer. L’explication est peut-être à chercher du côté de la situation économique particulière de l’abbaye qui doit, dans les années 1270, reprendre en main intégralement un patrimoine malmené par des décennies de guerre et de gestion déficiente. Dans ce cas aussi, les gestionnaires sont liés par la coutume locale qui les empêche de transformer leur système de redevances mais les autorise, après enquête, à rétablir le niveau de prélèvement attesté avant la crise. L’équité d’autre part empêche d’introduire des nouveautés qui ne maintiendraient pas le prélèvement à un niveau égal : pour être acceptées par chacune des deux parties, il faut que les conversions semblent également avantageuses pour elles. Ainsi, l’abandon des corvées et des oublies se monnaie par un droit d’entrée et par une redevance dont la nature a changé si elle est, comme à Passignano, tout entière en nature.
39Au Mont-Cassin, le conservatisme économique des moines et leur peu de goût pour l’innovation ont pu les freiner dans leurs éventuelles velléités réformatrices et les empêcher de bouleverser un système relativement protecteur pour les paysans. Le fait est qu’ils maintiennent un niveau de prélèvement identique à celui que l’on connaissait au xiie siècle et, surtout, structuré de la même manière30. La reconstruction du xiiie siècle s’accompagne de stipulations susceptibles de permettre un ajustement du prélèvement, puisqu’il est précisé que les contrats agraires aussi bien que les franchises exonérant les paysans de tout ou partie du prélèvement doivent être renouvelés tous les vingt-neuf ans et que ce renouvellement donne lieu à des taxes, dont le montant doit être, à chaque fois, négocié. Certains établissements du Padouan, en général ceux d’ancienne fondation, ont, au demeurant, la même réaction et ne modifient jamais leur système, conservant une gestion fondée sur des contrats agraires de peu de rapport. Le nombre élevé de tenures permet de maintenir, malgré tout, un niveau de revenus important et ce n’est qu’à très long terme que conscience est prise de l’érosion de ceux-ci.
40L’ensemble des ponctions envisagées jusqu’à présent concernent l’acquisition du droit à exploiter les terres. Ces taxes ne constituent pas véritablement des loyers, mais des contreparties pour la concession à temps ou à perpétuité du droit de résider sur le bien d’autrui et de le mettre en valeur. Or les seigneurs ont bien d’autres occasions d’exiger et d’obtenir des paiements. Lorsque c’est nécessaire, ils sont en mesure d’utiliser leur pouvoir de commandement pour transformer la structure de leur revenu, par exemple en s’arrogeant le droit de procéder à des saisies en cas de non-paiement des redevances ou celui de confisquer les biens des paysans dans certaines circonstances. Leur droit de commander permet aussi aux seigneurs d’intervenir dans plusieurs compartiments de l’économie paysanne. Il n’y a pas ici de modèle unique mais un cadre général, ou si l’on préfère une structure dont les agencements offrent une infinité de possibles, aucune seigneurie n’étant véritablement identique à une autre. De plus, l’activité seigneuriale, les coutumes locales, les capacités de négociation des paysans, les rapports de force, tout cela rend les situations particulièrement hétérogènes non seulement d’une région à l’autre, mais aussi à l’intérieur d’un même bloc régional.
41Bref, l’hétérogénéité des situations demeure la règle. On peine à discerner les éléments qui permettent de prendre des décisions de gestion, soit que les maîtres choisissent de changer les règles du jeu, soit qu’ils décident de ne pas le faire. Le conservatisme, qu’il soit idéologique ou de routine, les coûts de gestion, mais aussi des considérations morales, liées à l’équité, peuvent constituer autant de freins à la transformation des systèmes de gestion et à l’application de décisions économiques purement rationnelles.
42La multiplication des études de cas de conversion doit permettre d’éclairer une question qui est à la fois une question d’histoire économique, d’histoire sociale et d’histoire culturelle.
Conversion des cens et rationalité économique
43La question de la conversion est en effet une question d’ordre général qui renvoie à la nature même du prélèvement seigneurial. Celui-ci apparaît de prime abord comme un mécanisme d’extraction de la rente qui ne se soucie pas d’autre chose que de procurer à son bénéficiaire, aux moindres frais, le revenu le plus élevé possible. Or, même à le considérer ainsi, les choses ne sont pas nécessairement simples, parce que, d’une manière ou d’une autre, il faut considérer aussi l’existence nécessaire du marché31. Qui vend et qui tire avantage de la procédure de mise sur le marché32 ? Les prélèvements en argent amènent le paysan à placer lui-même une partie au moins de sa production pour pouvoir fournir au seigneur les pièces que celui-ci exige. Dans cette optique, la seigneurie a pour effet de dynamiser les échanges et de contraindre le paysan à produire pour autrui, c’est-à-dire à considérer sa production partiellement comme une production marchande. Le fait que cela s’opère sous contrainte n’enlève rien à l’observation. En revanche, la seigneurie apparaît ainsi comme un des facteurs qui, par le biais du marché, favorisent l’intensification et de la production et du travail. D’un autre côté, le fait de prélever en argent a également comme effet de reporter la commercialisation, ses risques et ses bénéfices du côté paysan.
44En revanche, le prélèvement en nature, pour sa part, peut avoir comme conséquence de scinder les risques et les profits et de la production et de la commercialisation. Le champart fait partager les risques de production entre le cultivateur et son seigneur, par définition, et laisse à chacune des deux parties la possibilité théorique de commercer. Si le prélèvement est fixe et en nature, alors le risque de production est tout entier du côté paysan qui ne peut pas compenser par un jeu bénéficiaire sur un marché. S’il est fixe et en argent, alors le paysan peut, dans certaines circonstances, notamment durant les périodes d’érosion monétaire, tirer profit de la situation. La question essentielle est celle de savoir jusqu’à quel point les seigneurs sont conscients de ces mécanismes. Il importerait également de savoir si leur comportement est ou non déterminé par des considérations relevant d’une analyse rationnelle des profits et des coûts ou si les déterminations sociales l’emportent nécessairement. Il n’est pas évident que les seigneurs aient considéré ce qu’ils ôtaient aux paysans uniquement comme des marchandises potentielles ou réelles. Les freins mis aux transformations de tenure en Angleterre d’une part, la recherche d’un prélèvement équitable parce que conforme à la coutume d’autre part sont de puissants freins aux procédures de transformation et de conversion.
45Il n’y a naturellement pas que cela. Duby notait ainsi que, plutôt que de toucher un revenu faible sur une terre de médiocre rapport, au prix de lourdes contraintes pesant sur les producteurs, il pouvait être plus avantageux socialement pour le seigneur d’être peu exigeant afin de conserver intacte auprès de lui une nombreuse familia33. Dans l’analyse de l’enquête faite par les Hospitaliers en 1338, les préoccupations économiques, c’est-à-dire celles concernant les revenus, ne semblent pas être au premier rang :
On peut penser que, dans la mentalité chevaleresque que partageaient encore sans aucun doute les Frères de l’Hôpital, l’aristocratie rurale préférait encore, au seuil du xive siècle, la fidélité d’une valetaille nombreuse et proche à l’accroissement des revenus en argent par des ventes mieux conduites34.
46La logique du prélèvement échappe ainsi en apparence à celle du marché et à la règle de « maximisation » des profits, parce qu’elle entre en contradiction avec les nécessités sociales nées de la situation seigneuriale. Le prélèvement ne fait pas que rémunérer un service. Il est aussi la marque d’une domination qui trouve sa forme autant dans la maîtrise et la gestion d’une nombreuse clientèle que dans la construction de revenus élevés.
47Prélever, ainsi, n’est pas exiger et obtenir la rémunération d’un service, la protection, la justice dont on mesure la valeur à l’aune des quantités de biens transférés, mais c’est marquer un rapport particulier entre les producteurs et les maîtres35. Ces derniers ne sont, en conséquence, pas particulièrement attentifs à la valeur de ce qu’ils prennent, pourvu que les objectifs fixés, sociaux et symboliques d’abord, économiques ensuite, soient atteints. De ce fait, les seigneurs ne peuvent en apparence pas appartenir à la catégorie des acteurs rationnels, ni la seigneurie être interprétée comme une institution purement économique. Cette lecture est satisfaisante parce qu’elle permet d’insérer de la complexité dans le dispositif de transfert et d’appropriation des richesses produites, tout en permettant de desserrer quelque peu les contraintes de la loi d’airain qui voudrait que les seigneurs prennent tout ce qu’ils peuvent prendre sans mettre en péril les moyens d’existence et la vie des cultivateurs. Cependant, elle ne rend pas aisément compte de l’ensemble des situations observées et, notamment, de la permanente adaptation du prélèvement et de son organisation.
48Il faut, pour rendre compte au plus près du réel, introduire ou réintroduire l’idée de calcul et, pour ce faire, revenir à la conversion. Ce n’est pas l’acte de transformer une redevance, le négoce par lequel on passe de la réquisition d’argent à l’exigence de produits commercialisables, qui doit nous intéresser, mais le calcul sous-jacent à cette mutation de l’économie de la seigneurie. La véritable question est alors au fond celle des rationalités à l’œuvre dans le comportement des agents économiques médiévaux : calculent-ils ou mesurent-ils les moyens, les fins et leurs conséquences, que ce soit au seul point de vue économique ou en fonction des valeurs sociales qui contribuent également à orienter les choix et les actions36 ?
49L’un des thèmes que ce séminaire s’est proposé d’approfondir est celui de la lecture économique des activités seigneuriales. Elles sont certes encastrées dans tout un faisceau de causalités sociales mais cela n’est pas exclusif du calcul et de l’évaluation, présents aussi dans les prises de décision : il est possible, par exemple, d’appliquer la théorie des acteurs rationnels au comportement général des abbés des grands monastères médiévaux, alors que les déterminants non économiques de leur comportement sont tout aussi évidents et importants37. Savoir jusqu’à quel point cela peut aussi être considéré comme vrai des seigneurs des périodes postérieures, englués également dans les nécessités sociales de leur état, est évidemment un thème de recherche tout à fait essentiel. Entre déterminations sociales et calcul économique, où se trouve l’explication du comportement des seigneurs à l’égard de leurs dépendants et de leur travail et, plus généralement, à l’égard de la vie économique ? C’est à cette question que nous voudrions commencer d’apporter des éléments de réponse dans les actes de ce séminaire.
Notes de bas de page
1 Pour une anthropologie du prélèvement seigneurial dans les campagnes ( xie-xive siècles). Réalités et représentations paysannes, M. Bourin et P. Martinez Sopena (éd.), Paris, 2004. Pour une anthropologie du prélèvement seigneurial (II). Les mots, les temps, les lieux. Actes du colloque tenu du 5 au 9 juin 2002 à Jaca, M. Bourin et P. Martinez Sopena (éd.), Paris, 2007.
2 Cette problématique est née dans le cadre d’un programme du LAMOP/UMR 8589, intitulé « La circulation des richesses au Moyen Âge », qui vise à s’interroger sur la manière dont les choses sont transférées d’un acteur à un autre, assumant tour à tour la fonction de marchandise et celle de bien d’usage. C’est en réfléchissant à la façon dont les objets étaient évalués pour être échangés que le thème de la conversion s’est imposé. Voir le programme et les actes de la rencontre organisée sur ce thème à Gif-sur-Yvette en 2004 : http://lamop.univ-paris1.fr/LAMOP. Voir A. Appadurai, « Introduction : Commodities and the politics of value », dans The Social Life of Things, A. Appadurai (éd.), Cambridge, 1986, p. 3-63. Et, à l’intérieur de cet ouvrage, la remarquable contribution de P. Geary, « Sacred commodities : the circulation of medieval relics », p. 169-191. Enfin, le classique P. Geary, Le vol des reliques au Moyen Âge, Paris, 1993.
3 G. Duby, L’économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiéval, Paris, 1962, p. 462-500.
4 G. Rippe, Padoue et son contado ( xe-xiiie siècle), Rome, 2003 (BEFAR, 317), p. 602, n. 72.
5 M. Postan, « The chronology of labour services », Transactions of the Royal Historical Society, XX, 1937, p. 167-193 (repris dans id., Medieval Agriculture and General Problems of the Medieval Economy, Cambridge, 1973, p. 89-106). Pour une position générale du problème anglais, voir dans ce volume les contributions de P. Schofield et celle de C. Letouzey.
6 M. Postan, « The rise of a money economy », Economic History Review, 14, 1944 (repris dans id., Medieval Agriculture and General Problems, cit. à la note 5, p. 23-40).
7 R. Hilton, « Pourquoi il y avait si peu de redevances à part de fruits en Angleterre médiévale », dans Flaran 7. Les revenus de la terre, complant, champart, métayage, en Europe occidentale ( ixe-xviiie siècles), Auch, 1985, p. 107-117.
8 G. Duby, L’économie rurale..., op. cit. note 3.
9 O. Guyotjeannin, « Vivre libre dans une seigneurie juste. Notes sur les préambules des chartes de franchise », dans Campagnes médiévales. L’homme et son espace. Études offertes à Robert Fossier, E. Mornet (éd.), Paris, 1995, p. 376-386.
10 G. Duby, L’économie rurale..., p. 442-443.
11 Ibid., p. 470-471.
12 G. Duby, La société aux xie et xiie siècles dans la région mâconnaise, Paris, 1953, p. 388.
13 Ibid.
14 G. Rippe, Padoue et son contado, cit. p. 592-596.
15 Flaran 7. Les revenus de la terre, complant, champart, métayage, en Europe occidentale ( ixe-xviiie siècles), Auch, 1985.
16 L. Stouff, « Redevances à part de fruits et métayage dans la Provence médiévale », dans Flaran 7, p. 43-60, ici p. 46-47.
17 P. D. A. Harvey, « The English inflation of 1180-1220 », Past and Present, 61, 1973, p. 3-30.
18 C. Dyer, Making a Living in the Middle Ages. The People of Britain, 850-1520, Londres, 2003, p. 120.
19 E. Stone, « Profit and loss accountancy at Norwich cathedral priory », Transactions of the Royal Historical Society, 5e série, 12, 1962, p. 25-48. Je remercie chaleureusement Melle Dewez de m’avoir indiqué cette référence.
20 L. A. Kotel’nikova, Mondo contadino e città in Italia dal XI al XIV secolo, Bologne, 1975, id., « Rendita in natura e rendita in denaro nell’Italia medievale », dans Storia d’Italia. Annali 6, R. Romano (éd.), Turin, 1983, p. 94-115.
21 E. Conti, La formazione della struttura agraria moderna nel contado firorentino, I, La campagna nell’età precomunale, Rome, 1965.
22 Source : E. Conti, La formazione..., p. 269 sq.
23 G. W. Dameron, Episcopal Power and Florentine Society, 1000-1320, Cambridge (Mass.), 1991, p. 130-140.
24 C. Wickham, « La signoria rurale in Toscana », dans Strutture e trasformazioni della signoria rurale nei secoli X-XIII, G. Dilcher et C. Violante (éd.), Bologne, 1996, p. 343-409, ici p. 407.
25 R. Romeo, « La signoria dell’abate di Sant’Ambrogio di Milano sul comune rurale di Origgio nel secolo XIII », Rivista storica italiana, 69,1957, p. 340-377 et p. 473-507 (réimpr. sous forme de volume, sous le même titre, Assise, 1970).
26 Voir à ce sujet C. de La Roncière, Prix et salaires à Florence au xive siècle, 1289-1380, Rome, 1982, p. 523 sq.
27 M. Bourin-Derruau, Villages médiévaux en Bas-Languedoc : genèse d’une sociabilité (xe-xive siècle), Paris, 1987, p. 268 sq.
28 E. Crouzet-Pavan, Enfers et paradis. L’Italie de Dante et de Giotto, Paris, 2001, p. 321 sq. ; G. Rippe, Padoue et son contado..., p. 789-842.
29 J. Demade, « Du prélèvement à la ponction : temps du prélèvement et marché des denrées », dans Pour une anthropologie du prélèvement seigneurial dans les campagnes de l’Occident médiéval (II). Les mots, les temps, les lieux, M. Bourin et P. Martínez Sopena (éd.), Paris, 2007, p. 321-342.
30 J.-F. Guiraud, Économie et société autour du Mont-Cassin au xiiie siècle, Mont-Cassin, 1999, p. 53-54, p. 151-166.
31 R. H. Britnell, The Commercialization of English Society, 1000-1500, Cambridge, 1993.
32 J. Demade, « Du prélèvement à la ponction... », cit. à la note 29 ; R. H. Britnell, The Commercialization of English Society..., J. Demade, « Transactions foncières et transactions frumentaires : une relation de contrainte ou d’opportunité ? L’exemple des tenanciers de l’hôpital de Nuremberg (1432-1527) », dans Le marché de la terre au Moyen Âge, L. Feller et C. Wickham (éd.), Rome, 2005, p. 341-403 (CEFR, 350).
33 G. Duby, « La seigneurie et l’économie paysanne. Alpes du Sud, 1338 », Études rurales, 2, 1961, p. 5-36 (repris dans id., Hommes et structures du Moyen Âge, Paris, 1973, p. 167-201).
34 Ibid.
35 J. Demade, « Propos introductifs », dans Pour une anthropologie du prélèvement seigneurial (II), M. Bourin et P. Martínez Sopena (éd.), 2007, p. 313-320.
36 M. Weber, Économie et société, 1, Les catégories de la sociologie, Tübingen, 1956 (trad. fr. 1971, éd. 1995), p. 52-57. Voir les pages stimulantes de J.-P. Devroey à ce sujet : Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs ( vie-ixe siècles), Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2006, p. 600-609.
37 Ibid., p. 607.
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, LAMOP (UMR 8589)
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