1À la mort du cinquième prieur de la Chartreuse, Guigues I^er, en 1136, tous les ermitages ayant adopté les usages de la Chartreuse se trouvent dans l’espace envisagé dans cette étude, à l’exception de celui d’Aiaunus (La Jaunasse), dans le diocèse de Nantes, qui ne fut qu’une éphémère implantation¹. En 1155, au moment où quatorze maisons sont représentées au chapitre général tenu à la Chartreuse, seules celles du Mont-Dieu, dans le diocèse de Reims, et du Val-Saint-Pierre, dans le diocèse de Laon, se trouvent en dehors de cet espace².

2À partir de la septième décennie du xii^e siècle, de nouvelles chartreuses sont fondées en Angleterre, en Italie du Nord, en Catalogne, en Styrie. À la fin du xii^e siècle cependant, les deux tiers environ des chartreuses de l’ordre sont situées dans l’espace des provinces de Lyon, Vienne, Besançon, Aix et Arles (fig. 1). Cet espace constitue donc un banc d’essai pertinent pour une approche des relations entre chartreuses et évêques.

3Sans prétendre à l’exhaustivité, seront dans un premier temps abordées diverses formes du soutien apporté par les évêques à chacun des ermitages qui rejoignent l’ordre cartusien, mais aussi à la formation de l’ordre naissant. Dans un second temps seront envisagées diverses formes de l’affirmation ou du renforcement du pouvoir épiscopal grâce aux relations établies avec les chartreuses.

Les soutiens des évêques aux implantations des chartreuses

4L’aide apportée par l’évêque de Grenoble, Hugues I^er de Châteauneuf, à l’installation de Bruno et ses frères au cœur du massif de Chartreuse est bien connue, notamment à travers la narration qu’en fit le cinquième prieur de la Chartreuse, Guigues, dans la Vita qu’il consacra au bienheureux évêque à la demande du pape Innocent II³.

5Par la suite, la tutelle de l’évêque sur le locus de la Chartreuse est attestée par sa présence à l’abbaye de La Chaise-Dieu lors de la cession du locus de la Chartreuse par Bruno à cette abbaye auvergnate (avant le 17 septembre 1090) ; l’hypothèse a même été avancée que cette cession ait été faite à son initiative⁴. Après la restitution du locus aux frères de la Chartreuse par La Chaise-Dieu, il conserve cependant un rôle majeur auprès de cet ermitage. Dès 1092 en effet, la réception comme moine à la Chartreuse de l’un des chanoines de l’église cathédrale, Gautier Chaunais, est indiquée dans un acte épiscopal⁵.

6C’est aussi à Hugues I^er qu’il faut attribuer une forme de soutien particulièrement remarquable, qui consiste en la rédaction d’un acte récapitulant les donations originelles, qui ne sont pas parvenues jusqu’à nous sous une forme autonome et dont on ne sait même pas si elles existèrent sous une forme écrite indépendante. L’acte de l’évêque fait part, dans un style subjectif, des donations par Humbert de Miribel et divers autres donateurs d’un « vaste désert » (spaciosam eremum concessimus⁶). Il énonce précisément les limites de ce « désert » et se clôt par un rappel de la date d’installation de Bruno, « en 1084, en la quatrième année de l’épiscopat du seigneur Hugues, évêque de Grenoble⁷ ». Quelle que soit la date de rédaction envisagée pour cet acte (1086 ou 1097), celui-ci fait mémoire d’une fondation désormais considérée par l’évêque comme stabilisée⁸. Dans cet acte, Hugues fait en outre lui-même donation des droits qu’il pourrait avoir, en tant qu’évêque, sur ce qui a été donné. L’acte est lu à Grenoble, en l’église cathédrale, en sa présence et en présence « de tous ses chanoines et de beaucoup d’autres clercs, tant prêtres que d’autres ordres, qui célèbrent le saint synode⁹ ». Ce contexte d’expédition de l’acte lui confère une solennité certaine, d’autant que, durant un épiscopat à propos duquel les sources sont particulièrement abondantes, il n’y a que très peu d’actes qui soient ainsi passés devant le synode : une importante donation de dîmes, recouvrant tout l’espace de la cité de Grenoble sur la rive gauche de l’Isère, faite par divers donateurs au nombre desquels se trouve le chanoine Gautier Chaunais déjà évoqué ; la remise par le comte Guigues de toutes les églises qu’il possédait dans le diocèse de Grenoble comme dans tout autre évêché ; enfin le rappel de la fondation épiscopale des chanoines réguliers de Saint-Martin de Miséré, qui a joué un rôle majeur dans la politique territoriale de l’évêque, en particulier pour l’implantation en Grésivaudan et dans la cluse de Chambéry, sur le pourtour du massif de Chartreuse¹⁰.

7Le soutien accordé par Hugues I^er à l’agrandissement du domaine de la Chartreuse fut également important et constant. S’il faut, selon moi, lui ôter la paternité de quelques actions en faveur des frères, en particulier la protection contre toute intrusion dans les limites de leurs possessions pour les restituer à son successeur homonyme, il reste qu’il a beaucoup œuvré pour accompagner la constitution de la seigneurie de la Chartreuse¹¹. C’est en sa présence et avec sa laudatio et approbation qu’est faite la donation du vallon de Valombré en 1103 par le fils du comte, de même que la donation ultérieure de l’alpe de Bovinant par Geoffroy de Beaumont et sa parentèle¹². C’est à sa demande que Theotbert donne la vallée de l’Oursière aux frères de la Chartreuse¹³. C’est lui enfin qui a éloigné par excommunication les « hommes instables et querelleurs sous couvert de religion » qui habitaient les vallées de Currière et Curriérette¹⁴. En outre, Hugues I^er joua un rôle majeur dans la réalisation du continuum de Bruno jusqu’au cinquième prieur, Guigues I^er (1109-1136)¹⁵. Son successeur Hugues II (1131/32-1147), lui-même ancien chartreux, continua de protéger les possessions de la Chartreuse pendant son épiscopat¹⁶. Celle-là peut ainsi apparaître à bon droit, si ce n’est comme une fondation épiscopale stricto sensu (puisque les terres viennent principalement de seigneurs laïques), du moins comme le fruit d’une politique épiscopale de longue durée.

8Le formulaire de l’acte d’Hugues I^er récapitulant les premières donations à la Chartreuse a une postérité qui a déjà été remarquée : il se retrouve en effet, de manière identique, dans un acte de l’évêque de Gap, Léger, qui rappelle les premières donations à des frères habitant un « désert », à Durbon, en Dévoluy, en 1116¹⁷. L’acte épiscopal est copié dans une pancarte réalisée par les frères de Durbon eux-mêmes, après 1138 (date du dernier acte copié), à un moment où ils avaient donc certainement déjà adopté les Consuetudines Cartusiae¹⁸. En outre en 1121, l’évêque avait abandonné tous ses droits de dîme dans les limites du « désert », et les seize donations relatées dans cette pancarte (échelonnés de 1116 à 1138) sont faites dans les mains de l’évêque de Gap ou en sa présence¹⁹. Le même formulaire est aussi utilisé dans l’une des traditions de l’acte de fondation du Val-Saint-Hugon (diocèse de Grenoble), sur les contreforts du massif de Belledonne, qui place la fondation en 1173²⁰. Outre que la nouvelle chartreuse est dénommée en l’honneur de l’évêque qui fit tant pour la maison mère de l’ordre, le rôle de l’évêque (ici Jean I^er) dans la fondation est de ce fait également mis en exergue. Dans d’autres ermitages qui comptent au nombre des chartreuses au moment du premier chapitre général, ce formulaire n’a pas été démarqué mais le rôle de l’autorité épiscopale n’en est pas moins grand. Aux Écouges, vers 1116, tandis que les « frères ermites qui habitent ou habiteront » là reçoivent du principal donateur, le prieur de Quint et ses frères, tout ce qu’ils avaient acquis en ce lieu, c’est encore l’évêque de Grenoble, Hugues I^er, qui reçoit « la charte et le lieu » remis antérieurement au prieuré de Quint et le pouvoir d’en disposer comme il le souhaitera, dans l’éventualité où il ne trouverait pas d’hommes d’une vie suffisamment remarquable pour venir servir Dieu en ce lieu, signe que l’avenir de l’ermitage est placé entièrement sous sa responsabilité²¹. C’est encore lui qui, non seulement approuve la donation faite peu après par divers seigneurs laïques mais s’en fait aussi l’intermédiaire auprès des ermites, par la charte qu’il scelle²². À Portes, en Bugey, de la fondation en 1115 jusqu’en 1129, les archevêques de Lyon successifs accompagnent l’essor du nouvel ermitage, qui adopte le genre de vie de la Chartreuse²³. À Montrieux, c’est aussi un acte de l’évêque de Marseille, Raymond de Solliès, en date du 4 février 1137, qui atteste la première implantation de frères « suivant la coutume des chartreux ». Dans cet acte, approuvé au cours d’un synode, l’évêque exempte les frères de Montrieux de tout cens épiscopal et leur cède tout droit de propriété à l’intérieur de limites précisément décrites²⁴. Il est également remarquable que l’acte ouvrant le cartulaire d’Oujon émane de l’évêque de Genève Arducius, entre 1178 et 1185, lequel confirme les donations antérieures, place la chartreuse sous la protection épiscopale et confirme ses limites²⁵. Ainsi les évêques ont-ils joué un rôle notable dans l’établissement ou le renforcement de ces chartreuses, acclimaté aussi la pratique si particulière des limites, laquelle est reprise dans les actes des fondations des laïques qui ont été conservés, tels celui d’Arvières par le comte de Savoie (av. 1140) ou celui du Reposoir par le seigneur de Faucigny (1150 ou 1151)²⁶.

9Les évêques ont aussi œuvré à la mise en réseau de divers ermitages autour de la Chartreuse et à la constitution de l’ordre lui-même : on sait le rôle joué par Hugues I^er auprès du prieur Guigues I^er pour qu’il mette par écrit les Consuetudines Cartusiae²⁷. Il se trouve également présent dans les cérémonies qui entourent les débuts de Portes, de 1115 à 1129, cérémonies présidées par l’archevêque de Lyon Humbaud et auxquelles prennent part l’évêque de Genève Humbert et l’évêque de Belley Pons²⁸. On connaît également la place prise par l’évêque de Grenoble Hugues II, pour inciter le prieur Antelme à réunir le premier chapitre général des prieurs des chartreuses, en 1140 ou 1141²⁹. Lors de ce chapitre, auquel il assiste, est également reçue la lettre par laquelle l’archevêque de Lyon, alors Falque, remet les maisons de Portes et Meyriat à la correction du « commun chapitre³⁰ ». La formule est reprise lors du chapitre général de 1155, lors duquel l’évêque de Grenoble Geoffroy remet la Chartreuse elle-même sous l’autorité du chapitre général³¹. Les évêques concernés renonçaient ainsi à leur pouvoir de juridiction sur les nouvelles chartreuses, au moins en ce qui concernait l’observance du propositum, contribuant de ce fait, à travers la reconnaissance de l’autorité du chapitre général, à la structuration d’un ordre homogène et très unitaire, comme l’a bien montré Florent Cygler³².

Les chartreuses, relais de l’affirmation du pouvoir épiscopal

10Comme il a été déjà remarqué, les chartreuses constituent souvent des points d’ancrage territoriaux pour les détenteurs d’une forme ou d’une autre du pouvoir politique³³. Elles participent donc aussi à la constitution du territoire diocésain. Une carte des chartreuses dans les limites diocésaines en 1200 est à l’évidence une représentation fictive, guidée par notre souci contemporain de représenter linéairement les limites. Elle permet cependant de percevoir que beaucoup de chartreuses se sont implantées en des espaces très éloignés du siège diocésain. Elles ont de ce fait joué un rôle dans l’ancrage des pouvoirs épiscopaux en ces espaces fortement excentrés.

11Ainsi le massif de Chartreuse peut-il être conçu comme une sorte d’arrière-pays du Sermorens, disputé par l’archevêque de Vienne, Guy de Bourgogne, à l’évêque de Grenoble Hugues I^er. Sans être à proprement parler lui-même objet du litige, la consolidation d’une présence épiscopale dans cet espace périphérique à la zone disputée pouvait apparaître importante à l’évêque de Grenoble. Cette présence est manifestée par la médiation de nouvelles communautés religieuses, celle de la Chartreuse mais aussi celle de l’ermitage puis abbaye de Chalais, qui permettaient de mieux assurer le pouvoir de l’évêque dans le massif de Chartreuse comme au pourtour de celui-ci³⁴. En Bugey, Portes n’est encore en 1115 qu’un ermitage lorsqu’à cette date deux moines d’Ambronay viennent s’établir au « désert », sans qu’aucun lien avec la Chartreuse existe encore. Cette implantation joue cependant un rôle essentiel dans la politique territoriale de l’archevêque de Lyon. Ainsi la chronique de Portes, insérée dans le cartulaire de cette chartreuse aujourd’hui perdu, chronique dénommée d’après son incipit Quae in posterum, rapporte en ces termes l’intervention de l’archevêque de Lyon lors de son installation au cœur du Bugey, en 1115 :

L’année donc de notre arrivée dans cette solitude, au cours de la visite que nous rendit notre vénérable et très aimé père Joceran, archevêque de Lyon, l’honorable prêtre Pierre de Briord, qui fut par la suite archiprêtre, rapporta à ce prélat que ce lieu, d’après une ancienne tradition et le témoignage de son père qui était lui-même avancé en âge, avait été autrefois de droit régalien et qu’ainsi il appartenait de droit royal à l’Église de Lyon comme tous les autres biens régaliens de son diocèse. Comme l’exactitude de cette information, faite publiquement sans rencontrer aucune opposition de la part des nombreux témoins qui se trouvaient là, paraissait certaine, aussitôt l’archevêque, mû par la grâce divine, se saisit de ce territoire et du droit qui y était attaché et, en conséquence, le donna en possession perpétuelle à Dieu, à la bienheureuse Marie et à nous et à nos successeurs et fixa comme limites de cette donation le sommet des montagnes environnantes, d’où les eaux descendent vers notre ermitage³⁵.

12Cette narration, qui rapporte l’origine régalienne des droits de l’archevêque, atteste aussi le rôle de l’implantation de cet ermitage dans la construction du territoire diocésain. On ne peut également que souligner que cette implantation manifeste d’autant mieux la présence épiscopale dans la zone qu’elle est ab initio dotée d’une étendue car, autour du point que représente l’ermitage lui-même, s’étend un espace défini par des limites (celles de l’ermitage, qui sont ultérieurement précisées, en même temps que revêtues d’une signification cartusienne). Un autre exemple du rôle d’une chartreuse comme point d’ancrage du pouvoir épiscopal peut être trouvé avec Aillon, dans les Bauges. Peu de temps après sa fondation comme chartreuse, cette maison reçoit en effet de la part de l’évêque de Genève Nantelme (1185-1205), lui-même très certainement ancien chartreux, la donation du « lieu de la chapelle du désert d’Aillon et de toutes les dîmes situées à l’intérieur des limites », car, tient à préciser l’évêque, « elles appartiennent à notre diocèse »³⁶. Durant la même période, en 1195, l’évêque de Grenoble, Jean, confirme une donation de dîmes à proximité du « désert », dans la paroisse de Saint-Jean-de-la-Porte³⁷. Cette chartreuse se trouve ainsi très tôt en situation limitrophe. Plusieurs autres exemples existent de telles situations limitrophes, au sens propre du terme, des chartreuses « portant les limites », les leurs mais aussi en partie celles du diocèse. La chartreuse du Val-Saint-Hugon, implantée à l’initiative du même évêque de Grenoble Jean, se trouve, au nord de ce diocèse, à proximité immédiate du diocèse de Maurienne. Cette proximité explique que certaines donations soient faites par l’intermédiaire d’évêques de Maurienne³⁸. La chartreuse de Portes, sise comme on l’a vu dans le diocèse de Lyon, se trouve à proximité immédiate du diocèse de Belley, dont dépendait le prieuré des chanoines de Saint-Ruf, à Ordonnaz, qui jouxtait ses terres, et il arriva aussi que l’évêque de Belley intervînt pour apaiser des conflits avec un prieuré tout proche également, à Innimond³⁹. La chartreuse de Meyriat, sous l’autorité de l’archevêque de Lyon, se trouve quant à elle à proximité du diocèse de Genève⁴⁰. Dans ce même diocèse, la chartreuse d’Oujon se trouve à proximité immédiate du diocèse de Lausanne, d’où des interventions récurrentes de l’évêque de ce siège dans les affaires de la chartreuse⁴¹. Comme l’ont bien montré Laurent Auberson et Jean-Daniel Morerod, les limites furent le support de délimitations de longue durée au-delà même de celles du diocèse, puisqu’elles ont été reprises dans le tracé de la frontière entre la Suisse et la France⁴². La chartreuse de Bonnefoy, située dans le diocèse de Viviers, pouvait néanmoins compter sur l’appui de l’évêque du Puy, aussi bien pour la conservation de ses droits que pour l’acquisition de terres situées non loin de ses limites⁴³. Les limites de celle de Durbon, située dans le diocèse de Gap, jouxtent, au plus tard au début du xiii^e siècle, le terroir de Lus, qui dépend du diocèse de Die⁴⁴. La chartreuse de Montrieux est également installée à la périphérie du diocèse de Marseille, et ses premières termini possessionum forment en fait la démarcation avec celui de Toulon⁴⁵. La chartreuse de La Verne, fondée vers 1170, est quant à elle régulièrement placée sous la double autorité des évêques de Fréjus et de Toulon ; même si l’autorité du premier semble l’emporter dans la durée, des délimitations du xv^e puis du xvii^e siècle attestent que la ligne de partage des deux diocèses passait à l’intérieur même de la chartreuse, ce qui montre accessoirement que l’idée d’une limite non matérialisée était pleinement acquise⁴⁶. Enfin d’autres chartreuses ne se trouvent séparées que par de minces bandes territoriales de biens ou d’églises dépendant d’un autre diocèse que le leur : ainsi le Val-Sainte-Marie, dans le diocèse de Die, n’est pas très éloigné de possessions de l’évêque de Valence ; Arvières, dans le diocèse de Genève, se trouve non loin d’églises dépendant de l’évêché de Belley. Sans être limitrophes, ces chartreuses se trouvent dans des situations périphériques à d’autres dominations diocésaines.

13Certaines des chartreuses apparues au cours du xii^e siècle sont cependant immergées dans l’espace du diocèse : ainsi dans le diocèse de Grenoble, celle des Écouges, au diocèse de Vienne celle de la Silve-Bénite, dans celui de Lyon, Seillon (fondée par les seigneurs de Coligny), dans le diocèse de Genève les chartreuses de Pomiers (fondée par le comte de Genève), du Reposoir (fondée par les seigneurs de Faucigny) et de Vallon (fondée par les seigneurs de Langin et Ballaison en Chablais), dans le diocèse de Besançon celles de Vaucluse (fondée par les seigneurs de Cuiseaux) et de Bonlieu (fondée par les seigneurs de Montmorot). Il n’y a donc pas de caractère systématique de l’implantation des chartreuses aux marges des espaces diocésains, jouant le rôle de points d’ancrage du pouvoir épiscopal dans des aires excentrées de l’espace diocésain. C’est cependant le cas de plus d’une chartreuse sur deux. Leur rôle dans l’affirmation territoriale du diocèse dans lequel elles se trouvent est d’autant plus notable que ces ermitages sont dotés de limites, pour certains avant même d’avoir adopté les Consuetudines Cartusiae, qui, comme on le sait, accordent aux limites du « désert », devenant ultérieurement dans le cadre de l’ordre les « limites de la maison », un rôle important, à la fois pour la réglementation interne et pour les développements économiques⁴⁷. Il ne s’agissait donc pas simplement d’implantations ponctuelles, mais bien d’espaces qui étaient ainsi rattachés aux diocèses de tutelle. Même si elles ne représentent que de courts segments de l’ensemble des bordures des diocèses où elles sont implantées, l’hypothèse peut être formulée que leurs délimitations ont pu jouer un rôle dans l’acclimatation de l’idée de linéarisation des franges de l’espace diocésain, au sein d’une période « grégorienne » propice à cette forme d’affirmation du pouvoir épiscopal⁴⁸.

14Les chartreuses sont également vectrices d’une autre forme d’affirmation du pouvoir épiscopal, à travers les interventions publiques des évêques. Celles-là se manifestent de deux façons, par la présence concrète d’un ou plusieurs évêques en ces lieux excentrés, ou à travers la rédaction d’actes de protection adressés à tous. L’implantation des ermites ou ermitages peut en effet être propice à de véritables démonstrations du pouvoir épiscopal, en des lieux que les ermites choisissent pour leur éloignement des concentrations humaines mais où la présence même des évêques fait affluer une vaste assistance. C’est particulièrement manifeste pour les ermitages de Portes comme des Écouges. Ainsi lors de la bénédiction de l’église de Souclin en 1115, c’est « en présence et avec l’écoute de toute la population » que l’archevêque de Lyon Gauceran et l’évêque de Grenoble Hugues I^er procèdent au rappel de la donation aux ermites de Portes de tous les biens donnés à l’intérieur de limites sommairement décrites⁴⁹. Une dizaine d’années plus tard, la consécration de l’église de la « maison d’en haut » (domus superior) entraîne le déplacement d’un autre archevêque de Lyon, Humbaud, qui officie cette fois en compagnie de l’évêque de Genève, Humbert. Aux dires de la chronique Quae in posterum, de nombreux membres de la foule présente dix ans auparavant sont encore là et s’opposent à la contestation des limites par certains des présents :

Aussitôt s’avancèrent de nombreux membres de cette multitude qui avaient assisté à la fixation des limites, certifiant pleinement la vérité de notre position et rejetant par une opposition sans équivoque la fausseté des prétentions de la partie adverse⁵⁰.

15Encore trois ans après, vers 1128, lors de la consécration de l’église de la « maison d’en bas » (basilica inferior), le même archevêque de Lyon, alors en partance pour Rome, accompagné de l’évêque de Grenoble Hugues I^er, et de l’évêque de Belley Pons, tient « un très bref discours au peuple⁵¹ ». Selon la chronique de Portes, l’archevêque rappelle alors des interdictions énoncées antérieurement et relatives aux limites, qui circonscrivent un espace dont la traversée est interdite aux femmes ou aux bergers, où ne doivent pas passer des chars ou charrues, où l’agriculture est interdite aux « séculiers⁵² ». Il y interdit même, « sous le ban de la défense ecclésiastique » (sub ecclesiasticae defensionis banno), que des hommes en armes s’y introduisent, que du butin y soit acheminé ou des comportements nuisibles manifestés⁵³. C’est sans aucun doute à l’occasion de cette visite, devant les mêmes prélats, que les frères de Portes, moines et laïcs, déclarent avoir reçu la « vie et institution » de leurs « vénérables pères, les ermites de la Chartreuse », « en sorte de les suivre et imiter », actant ainsi qu’ils adoptent les usages de la Chartreuse et ont très vraisemblablement reçu la consignation écrite de ceux-ci, sous la forme des Consuetudines Cartusiae⁵⁴. Quant aux Écouges, en 1139, l’évêque Hugues II, issu de la Chartreuse, accompagné par l’évêque de Die, Ulric (un ancien proche de son saint prédécesseur), procède à la consécration de l’autel du « désert ». Ils font face à des contestateurs des droits des ermites, des calumniatores, au moins neuf seigneurs laïques des environs, qui « s’efforçaient témérairement de franchir les limites » du lieu des Écouges⁵⁵. Le fils du donateur initial et trois de ses proches s’opposent seuls aux calumniatores, auxquels ils imposent silence. Une fois la cérémonie achevée, les évêques les admonestent d’abandonner tous leurs droits à l’intérieur des limites, qui sont rappelées. Dans ce contexte très solennel, ceux-ci y consentent et cet abandon, effectué dans la ferveur qui entoure la cérémonie liturgique, est proclamé devant la « multitude de ceux qui y assistaient » (multitudo astantium) selon la charte rédigée à l’initiative de l’évêque de Grenoble, qui précise que « se tenaient bien là trois mille personnes des deux sexes » (ferme trium milium hominum utriusque sexus qui adstabant⁵⁶). Devant cette foule, les deux évêques menacent d’excommunication tous ceux qui présumeraient d’inquiéter les serviteurs de Dieu à l’intérieur des limites⁵⁷. Cet impressionnant déploiement d’autorité était destiné à marquer les mémoires et tel fut le cas, si l’on en juge par le rappel qui en est fait plus de cinquante ans plus tard, dans une charte qui relate la lutte contre de nouveaux contestateurs des droits des Chartreux⁵⁸. Cette consécration d’autel, assortie d’une sévère protection des limites du « désert », n’a peut-être pas l’ampleur de la cérémonie de mise en œuvre du « ban clunisien ». En un lieu aussi écarté et devant une telle foule, elle n’en est pas moins une démonstration éclatante de la force du magistère épiscopal. En ce sens, les interdictions proférées quant aux limites de Portes comme des Écouges, qui sont des actes d’exclusion, sont aussi des moments de rassemblement d’une partie au moins du « peuple » du diocèse.

16Outre la présence directe, la protection des chartreuses peut aussi parfois donner lieu à une médiatisation de l’autorité épiscopale par des actes adressés à tous. Une illustration majeure de ce type d’actes est celui pris par l’évêque de Grenoble, vraisemblablement Hugues II, pour protéger les limites de la Chartreuse de tout franchissement par des hommes ou des femmes en armes et interdire dans l’espace qu’elles circonscrivent toute chasse, pêche, passage ou pacage d’animaux⁵⁹. L’évêque adresse cet acte à tous les prêtres mais aussi à toutes les personnes laïques demeurant dans son diocèse ou « évêché⁶⁰ ». Un autre du même type émane de Nantelme, évêque de Genève (env. 1185-v. 1207), qui prend sous sa protection spéciale la chartreuse d’Oujon et menace d’excommunication quiconque lui porterait tort. Si l’acte n’est pas adressé à toute la population du diocèse, tous les doyens, prieurs et chapelains sont néanmoins concernés⁶¹. Ces actions épiscopales, qui contribuent à l’affermissement des droits des chartreuses naissantes, permettent donc aussi l’affirmation très démonstrative du pouvoir épiscopal.

Conclusion

17L’action des évêques de Grenoble apparaît à l’évidence déterminante pour la stabilisation et le renforcement de la Chartreuse, et tout autant de l’ordre cartusien. Elle a également été importante pour l’émergence de deux autres chartreuses dans le diocèse, Les Écouges et, plus tardivement, le Val-Saint-Hugon. Elle ne doit cependant pas occulter l’action très importante d’autres pontifes, tels les évêques de Genève (en particulier, avant Nantelme le Chartreux, Arducius de Faucigny, de 1135 à 1185) et plus encore celle de plusieurs archevêques de Lyon dans la première moitié du xii^e siècle, Gauceran ou Joceran, Humbaud, Renaud, Falque, qui contribuèrent à l’implantation puis à l’essor de Portes ou Meyriat et, comme on l’a vu pour Falque, à la mise en place du chapitre général⁶². Quant à Humbert II de Bâgé, archevêque de Lyon de 1148 à 1153, il se retira ensuite à la chartreuse du Val-Sainte-Marie⁶³. La proximité de l’ordre avec les archevêques de Lyon se maintint ultérieurement, comme des études érudites ou l’ample travail de Bruno Galland l’ont bien montré⁶⁴. Il n’est donc pas étonnant que ce soit à Portes, alors gouvernée par Antelme, que l’archevêque Héracle de Montboissier trouve refuge lorsqu’il est attaqué par le comte⁶⁵. Illustration de cette proximité prolongée entre les Chartreux et l’Église de Lyon, vers 1175 trois prieurs de chartreuses (ceux de Meyriat, de Portes et de Vaucluse) participent à un règlement interne à l’église cathédrale de Lyon et, à la fin du xii^e siècle encore, l’archevêque Renaud de Forez et le chapitre cathédral accordent au chapitre général et à tous les prieurs de l’ordre une exonération de tous les droits de leyde, péage et usage pour toutes les marchandises que les Chartreux feront acheter ou vendre à Lyon ou qu’ils y feront passer⁶⁶. L’essor des chartreuses comme celui de l’ordre apparaît donc tout autant comme une affaire lyonnaise que grenobloise. Comme l’illustre entre autres la situation lyonnaise (où pas un seul Chartreux n’est archevêque), ces relations privilégiées ne peuvent être imputées à la présence en nombre d’évêques chartreux sur les sièges épiscopaux considérés, qu’ils ont beaucoup moins occupés qu’on ne l’a longtemps avancé⁶⁷.

18Dans la plupart des diocèses où des chartreuses sont implantées, il y eut un renforcement mutuel des deux acteurs : si les évêques abandonnent beaucoup de droits, y compris fiscaux, dans le soutien qu’ils accordent aux chartreuses, celles-ci constituent souvent des points d’appui importants de leur politique territoriale et sont des points de diffraction de leur autorité en direction des peuples de leurs diocèses. À l’échelle des provinces de Lyon et Vienne, le rôle des chartreuses comme de l’ordre cartusien dans l’affirmation des pouvoirs épiscopaux apparaît ainsi relativement exceptionnel.

Fig. 1 : Les chartreuses fondées avant 1200 dans les provinces de Lyon, Vienne, Besançon, Aix et Arles

Discussion

19Cécile Caby : Où vouliez-vous en venir en soulignant le fait que les essors des chartreuses dans les régions que vous avez privilégiées étaient une affaire aussi lyonnaise que grenobloise ? Serait-ce un moyen de nous amener vers la poursuite de votre hypothèse, à savoir le rôle des chartreuses dans les formes de territorialisations diocésaines et, en l’occurrence, une forme de territorialisation métropolitaine ?

20Sylvain Excoffon : Ces deux hypothèses ne sont pas à mettre sur le même plan. Il est vrai que je suis parti sur la question de l’ancrage territorial mais, dans ma conclusion, lorsque j’évoquais l’idée que l’essor des chartreuses serait une affaire aussi lyonnaise que grenobloise, je me plaçais plus dans une problématique assez « internaliste » et institutionnelle. Le rôle des archevêques de Lyon est absolument majeur dans la construction – je n’aime pas le terme, mais je vais l’employer par commodité – d’un « proto-ordre cartusien », autour de Portes notamment, et ultérieurement aussi en appuyant les chartreuses de leur diocèse ainsi que l’ordre, parce que le privilège accordé en 1196 par l’archevêque de Lyon, Renaud de Forez (1193-1226), à l’ordre cartusien n’est pas négligeable (exemption des aides et péages). On peut retrouver cette double action dans une assez longue durée, je pense. L’historiographie a pourtant davantage mis l’accent sur le rôle de l’Église grenobloise : certes il y a l’action d’Hugues I^er [de Châteauneuf] (1080-1132), celle d’Hugues II (1132-1148) également, même si elle mériterait d’être réévaluée, mais il me semble qu’il faut aussi prendre en compte celle des archevêques de Lyon.

21Ortwin Huymans : Dans cette stratégie territoriale, voyez-vous un élément de compétition, soit entre les évêques voisins, soit entre les princes laïques de la région ?

22S. E. : Entre les évêques voisins, cela peut bien sûr arriver. Le cas de Portes est par exemple révélateur de la mise en réseau des chartreuses mais aussi des pouvoirs épiscopaux, avec un évêque de Belley qui n’est pas dans la province de Lyon. Il s’agirait donc d’un moyen, pour l’archevêque, de capter le diocèse de Belley, qui normalement dépend de la province de Besançon. Pour d’autres chartreuses, on a en effet des traces de compétition entre évêques. Il y en a entre les évêchés de Lausanne et de Genève, même si la question est assez vite réglée. Il y en a aussi à Aillon, où l’évêque Jean de Grenoble (1164-1220), qui n’est pas lui-même chartreux comme on l’a longtemps cru, multiplie les approches auprès de la communauté (donations, visites…) pour essayer de ramener vers le diocèse de Grenoble une chartreuse qui se trouve pourtant dans celui de Genève. Cependant ces traces de compétition entre évêques sont rares.

23Du côté des seigneurs laïques, j’ai évoqué le cas du Val-Saint-Hugon, chartreuse qui voit s’affronter les comtes de Maurienne et les Dauphins. Parmi les autres exemples que l’on peut évoquer, il y a aussi celui de Durbon, chartreuse à la limite de trois dominations territoriales, celle des comtes de Forcalquier, des comtes de Provence et des Dauphins. J’ai un peu écrit sur la question⁶⁸.

24Véronique Gazeau : Vous avez évoqué le cas des nombreux évêques et archevêques qui ont longtemps été considérés comme chartreux. Est-ce que ce sont des erreurs colportées par l’historiographie ? Est-ce que cette association, construite ou réelle, entre évêques et chartreux pourrait expliquer certaines choses ?

25S. E. : Oui, lors d’un précédent colloque, au château de Ripaille⁶⁹, j’ai fait une récapitulation des évêques qui furent réellement chartreux. Je n’étais pas censé le faire mais plutôt me concentrer sur une thématique assez proche de celle qui est la mienne aujourd’hui pour ce présent colloque, à savoir les rapports entre évêques et chartreux. Mais à Ripaille, pour commencer à traiter ce sujet-là, j’ai voulu faire la récapitulation qui a en réalité représenté l’essentiel de ma communication. En effet, à l’image de Jean de Sassenage (1164-1220), évêque de Grenoble que j’évoquais à l’instant, beaucoup de prélats sur les sièges diocésains de Belley, de Maurienne ou de Genève ont été considérés comme chartreux par la tradition en raison de minces indices documentaires – il est facile de comprendre d’où vient la confusion – alors qu’ils ne l’étaient pas. Au xvii^e siècle, des analystes chartreux très importants comme Molin ou plus encore comme Lecouteux ont quelque peu forcé le trait, en restant parfois assez prudents, quand on les lit attentivement, ce que fut peut-être moins l’historiographie du xix^e et du xx^e siècle. Leur aboutissement est l’article de Bernard Bligny, un article de jeunesse, dans lequel il affirme qu’il y a des fiefs chartreux et des fiefs cisterciens dans les différents diocèses. De cela, il naît un cadre général d’interprétation selon lequel au xii^e siècle, voire au xiii^e siècle, dans l’ancien royaume de Bourgogne, dans la zone comprise entre Besançon et Aix, les diocèses sont donc soit cisterciens, soit chartreux. En réalité, on a bien quelques chartreux dont les épiscopats sont très longs, mais sinon ce sont seulement certains Chartreux à certains moments qui occupent certains sièges épiscopaux. Si l’on fait un tableau synoptique, on s’aperçoit qu’il n’y a guère d’influence commune. Il n’y eut pas non plus de politique d’ensemble d’occupation des sièges épiscopaux.

26Laurent Morelle : Je me permettrai une remarque : s’il y a une influence diplomatique de l’acte de fondation de la Grande Chartreuse sur celui de Durbon, ce n’est pas le cas pour les techniques archivistiques, les grandes pancartes de Durbon étant des phénomènes tout à fait originaux, puisque la première grande pancarte est un parchemin de 800 mm sur 500 mm, il me semble, et elles sont au nombre de six pour le xii^e siècle, alors que la pratique archivistique de la Grande Chartreuse, comme vous le savez bien mieux que moi – et nous en avons discuté plusieurs fois ensemble –, consiste en l’insertion des actes dans un manuscrit liturgique, la grande Bible de Grenoble.

27Par ailleurs, je m’interrogeais à propos de la situation limitrophe de nombreuses chartreuses. Est-elle une situation de fait ? Est-ce un projet dans certains cas de la part de ceux qui favorisent l’installation ? Y a-t-il une différence dans la genèse de ces chartreuses, en lien avec cette situation géographique ? Autrement dit, les chartreuses qui ne sont pas en situation limitrophe sont-elles dans une grande majorité de cas des fondations de seigneurs laïques ? En bref, quel est le rapport entre fondation et situation géographique ? On pourrait aussi se demander si ce n’est pas la recherche du désert qui a mené dans certains cas des chartreuses à se mettre nécessairement dans des situations de confins. Vous auriez intérêt à regarder ce qu’il se passe dans le nord de la France et notamment ce qu’a pu écrire Jean-François Nieus pour le comté de Saint-Pol⁷⁰, à propos de l’utilisation de l’interfluve entre l’Authie et la Canche, et de ces zones de confronts qui sont propices à l’établissement de seigneuries. Avec les chartreuses fondées par des laïcs dans votre espace, nous aurions donc un contre-modèle : seigneur laïque et situation non limitrophe.

28S. E. : Sans faire de déterminisme géographique, il est vrai que le relief alpin permet en effet l’installation dans des espaces en marge, dans des endroits relativement excentrés par rapport au pouvoir, laïque ou ecclésiastique. Cette situation limitrophe relève-t-elle pourtant d’un projet initial revendiqué ? Difficile de le savoir.