1Le long épiscopat de l’évêque de Clermont, Étienne II (942-984), fils de Robert I^er, premier vicomte de cette ville, et fondateur de la maison comtale héréditaire d’Auvergne, comprend un dossier documentaire original. Au Grand cartulaire du chapitre Saint-Julien de Brioude, deux actes de « fondation/donation » du vicus de Liziniacum et de ses églises Saint-Germain et Saint-Clément sont délivrés successivement en 945 puis en 964 par ce prélat au profit du chapitre brivadois¹. Or, il ne s’agit pas d’une confirmation puisque le deuxième acte ne fait aucune référence aux dispositions de l’acte précédent². En revanche, d’un acte à l’autre, la fondation de nature monastique devient canoniale. Cette étude se propose donc de revenir sur ce dossier complexe et d’en élargir la base documentaire. En procédant à quelques remises en ordre et remarques à propos de la chronologie des pièces concernées et connexes, il va falloir mettre en évidence le contexte successoral et féodal particulier l’ayant déterminé. Il s’avère en effet, à l’examen, que celui-ci a probablement eu une incidence décisive sur les choix changeants de l’évêque, quant à recourir aux séculiers ou aux réguliers pour mener la réforme des communautés de son diocèse.

Des moines aux chanoines, et vice versa

2Pour comprendre les revirements de faveur de l’évêque Étienne II vis-à-vis de la nature régulière ou séculière de sa fondation de Saint-Germain-Lembron, il faut revenir sur une autre fondation précédente, en un même lieu et voisine de l’église de Sauxillanges. Le riche cartulaire de ce dernier monastère a le mérite de nous renseigner sur elle. Y sont conservés des actes concernant une basilique antérieure à la venue des moines en ce lieu et donc à sa régularisation. Fondée en 917 par Guillaume le Pieux, cette basilique fut initialement dédiée à la Trinité, à Marie et à Jean³, et dotée de reliques ainsi qu’enrichie par les églises de Saint-Julien de Gignat en Lembron, de Saint-Rémy-de-Chargnat dans les Limagnes d’Usson et de Sauxillanges, au pied du Livradois. Philippe Buc a souligné que dans cet acte initial, aucune mention n’est faite des moines et du monasterium, si bien qu’on peut penser qu’à cette date, l’église n’est pas encore monastique. La fondation de cette ecclesia ou basilica en 917 demeure le plus vieil acte du cartulaire monastique précédant le testamentum du duc d’Aquitaine suivant, Acfred, en 927⁴. Elle a la forme d’une donation mais sans donataire. Cependant, une remarque s’impose : l’évêque Arnaud suit immédiatement les membres de la famille ducale dans les souscriptions de la donation/fondation de Sauxillanges. Il aurait pu être, et à travers lui l’Église d’Auvergne, le destinataire initial de l’acte, escamoté dans la copie du cartulaire monastique⁵. Par ailleurs, pour la même époque, seulement deux actes en Auvergne s’apparentent à des fondations/donations d’églises. Ces actes sont conservés au cartulaire de Brioude, ils furent donnés au profit du chapitre Saint-Julien et sont tous deux des actes épiscopaux, manifestant par-là que ces fondations sont strictement épiscopales⁶.

3Le « testament » du duc Acfred au profit de Sauxillanges en 927 intervint ensuite dans le dossier documentaire. Connu par sa copie dans le cartulaire de Sauxillanges, il l’est aussi par deux autres copies dont une au cartulaire C de Cluny⁷. Un pseudo-original est anciennement attesté au chartrier de Cluny par une copie du xvii^e siècle, ainsi qu’un fragment original ou pseudo-original redécouvert par Arlette Maquet au sein d’archives notariées⁸. Le même duc fit aussi des donations au chapitre de Brioude d’où la présence de deux testamenta au cartulaire de Brioude, mais ils s’avèrent complètement indépendants, portant le tout à trois versions différentes, bien que le second ait le même datum que celui de Sauxillanges (est-ce un codicille ?)⁹. Philippe Buc, révisant un premier travail d’Élisabeth Magnou-Nortier¹⁰ et relayant les observations d’Ernst Sackur et de Dietrich Poeck, a mis en évidence que, de la leçon de l’acte du cartulaire C de Cluny à celle du cartulaire de Sauxillanges, les chanoines mentionnés en 927 avaient été remplacés par des moines. Il semble effectivement qu’Acfred ait été l’auteur d’une augmentation de la fondation précédente et qu’il l’ait dotée d’une communauté semble-t-il canoniale. Or, à part dans la copie de Sauxillanges, il n’est fait aucunement état de Cluny ni de moines dans les moutures des mêmes « testaments », ni d’ailleurs dans les actes antérieurs au statutum de l’évêque Étienne II qui est daté de peu avant 944, on y reviendra¹¹. Et c’est ce statutum, conservé par le biais du chartrier clunisien, qui établit une communauté monastique à Sauxillanges. Dans ce lieu, l’installation des moines, distante de la fondation ducale initiale qui avait préféré des chanoines, a donc été une initiative épiscopale. Du temps d’Acfred, selon la copie du cartulaire C de Cluny du « testament », il y avait à Sauxillanges une communauté de douze chanoines ou de clercs. Sa mention fut, comme l’a démontré Philippe Buc, « monachisée » a posteriori dans le scriptorium de Sauxillanges, la communauté ayant voulu ainsi effacer son passé canonial. Mais du point de vue d’Etienne II, il faut remarquer que l’évêque, dans cette succession chronologique étroite, alors qu’il remplace les chanoines de Sauxillanges par des moines avant 944, fonde en 945 une maison de moines au vicus de Liziniacum dans les églises Saint-Germain et Saint-Clément puis la transforme en maison canoniale en 964¹².

Chronologie de la forgerie monastique à Sauxillanges

4Concernant la chronologie des retouches faites aux versions monastiques du testament d’Acfred et leur raison d’être, Philippe Buc a défendu la sincérité de la copie clunisienne au cartulaire C. C’est selon lui la plus proche du témoin authentique, légèrement réécrite (notamment le remplacement de « chanoines » par « moines » évoqué plus haut), à l’époque où la nouvelle famille comtale d’Auvergne, à laquelle appartenait l’évêque Étienne II, peu zélée dans l’observation des volontés ducales d’Acfred, en appela aux moines, c’est-à-dire selon Philippe Buc, dans la fourchette 927-942/950. De là, l’acte aurait été recopié fidèlement par le cartulariste de Sauxillanges au début du xii^e siècle. L’historien, ayant constaté la fidélité de la copie du xvii^e siècle du chartrier clunisien à celle du cartulaire C de Cluny, pensait alors tenir un témoin de la leçon de l’original ou du pseudo-orginal perdu et postulait donc une même sincérité chez le cartulariste de Sauxillanges. Il semblerait pourtant plus logique de voir dans le statutum d’Étienne II l’origine et le terminus post quem du remplacement des « chanoines » par des « moines » dans la tradition de l’acte, ce qui rapproche la date de 944.

5Entre-temps, depuis l’article de Philippe Buc publié en 1998, Jean-Pierre Chambon, en 2004, en revenant à nouveau sur les conclusions du travail d’Élisabeth Magnou-Nortier, et en reprenant la lecture des versions variantes du testamentum au profit de Sauxillanges, a isolé décisivement la plus importante forgerie au cœur de ces moutures monastiques : l’interpolation d’un bref de cens relatif au domaine de Chargnat. Il date par ailleurs assez précisément cette intervention d’environ 946¹³. Que reste-t-il alors de l’état primitif du « testament » d’Acfred ? A minima, par ses dispositions, Acfred a confirmé et augmenté la « donation/fondation » antérieure du duc Guillaume, faite à l’église d’Auvergne, agrémentée d’une formidable clause d’immunité¹⁴, ayant probablement autorisé plus tard les moines, en vertu de la majesté ducale, à se croire exemptés de l’évêque Étienne II.

6On l’a dit, l’acte qui entraîne un changement d’habit à Sauxillanges reste le statutum de l’évêque Étienne II. Parvenu par le biais d’une copie du cartulaire A de Cluny, il n’est pas au cartulaire de Sauxillanges¹⁵. Daté initialement d’environ 950, Jean-Pierre Chambon le ramène peu avant 944, en s’alignant sur les dates des premières donations faites explicitement dans le cartulaire à l’abbé clunisien et aux moines¹⁶. On apprend au cœur de l’exposé de cet acte que l’abbé clunisien Aymard fut appelé (du verbe advocare) pour réformer et faire regulariter du locus un monasterium. Étienne II, par « la grâce du Saint-Esprit, évêque¹⁷ » et par son autorité épiscopale, précise la nature de l’assise foncière de Sauxillanges : c’est un alodium. Le droit propriétaire s’y maintenait, même si l’on peut en conclure que Robert I^er, en tant qu’exécuteur testamentaire désigné du duc Acfred dès 927 avait donc retenu longuement pour lui le gouvernement de ce domaine princier¹⁸. Les moines, protégés de toute ingérence grâce à la clause d’immunité concédée par Acfred dès 927, ne tiennent pas pour autant la chose en propre. Elle demeure sous l’autorité de l’évêque, à la fois parent des princes, pasteur des moines et seigneur de ces terres.

7Dans ce petit corpus d’actes, le choix des mots et la langue du droit sont précis. Les verbes utilisés pour cette détention de biens sont delegare, tenere, possidere. Dans le statutum, le formulaire insiste sur la nécessaire unité de l’Église, en l’occurrence de l’episcopatus auvergnat. Il recourt pour cela à la figure ecclésiologique de la sponsa du Christ, avec des emprunts tout aussi précis aux termes mêmes des contrats maritaux, la contrados, à la substance de laquelle il n’est pas moral d’ôter quoi que ce soit¹⁹. La forme verbale commendans de cette formule à dimension pourtant ecclésiologique explique la désignation commendatio Stephani lors de la réfèrence à cet acte dans la donation de différents biens lembronnais faite en 948 par la marâtre d’Étienne II, Hildegarde, à Cluny²⁰.

8Avec Philippe Buc, il faut constater que la confirmation royale du statutum par Louis IV en 951 au profit du monastère de Cluny²¹, obtenue à la demande d’Étienne II, évoque les biens d’Acfred mais sans mention de Sauxillanges ou d’un quelconque monasterium antérieur. Il fallait alors « édifier la règle de saint Benoît » au sens propre comme figuré²². Malgré une formulation d’interprétation délicate dans ce diplôme, la « régularisation » des biens comtaux concernés est bien imputée et mise sous l’entière responsabilité de l’évêque. Elle est le fait de ce même statutum et ne doit strictement rien au testament d’Acfred, c’est ce qu’il fallait démontrer après avoir fait la critique des différentes moutures de ce dernier texte. L’episcopatus avait donc pleine autorité sur les moines au moment de leur arrivée à Sauxillanges. D’ailleurs, la bulle d’Agapet II adressée à l’abbé Aymard en 954, seconde confirmation générale au bullaire clunisien, indique que l’alleu de Sauxillanges était « délégué » par Étienne. Il fait même référence à une causa et à un examen, c’est-à-dire à un procès qui semble éludé dans la leçon du cartulaire C²³. Enfin, au cartulaire B de Cluny, une bulle de Jean XIII adressée en 968 aux évêques de Provence, Bourgogne transjurane et Velay pour protéger les biens de Cluny, interpelle plus spécialement l’évêque Étienne II²⁴. Elle lui demande de contraindre, sous menace d’anathème, l’un de ses fidèles, nommé Amblard, à venir à résipiscence. Elle fait d’Étienne II le protector spécial de Cluny et un amator de saint Pierre de Rome, autrement dit un délégué reconnu à même d’exercer une autorité tutélaire sur cet ordre²⁵.

9Dans ce dossier, seule une autre bulle d’Agapet II, non datée, s’insère mal dans le déroulement des faits. Connue seulement par le cartulaire de Sauxillanges²⁶, elle y est placée stratégiquement juste après le « testament » d’Acfred²⁷. S’adressant au clergé d’Auvergne, le pape vante son mérite face à l’adversité. Après une allusion à la démission de leur prélat, Étienne II, « celui qui ignore » que le lieu dépend directement de la protection de saint Pierre²⁸, le pape enjoint, de façon sèche et par l’emploi du style indirect, l’évêque d’Auvergne Étienne II à punir sans délai ceux qui s’en prenaient aux biens du monasterium. Ce type de rédaction, cinglant et sévère, ne relève pas des usages épistolaires courants entre prélats, plus souvent tissés d’égards et de formules d’humilité. Enfin, plus de locus, de basilica ou d’alodium, comme dans le reste du dossier, alors qu’apparaît un monasterium. Les moines clunisiens, installés depuis peu, en conflit avec un seigneur local, probable parent de l’évêque, sollicitèrent donc directement le pape et sa chancellerie. En effet, l’Eustorge omis dans la copie du cartulaire B de Cluny mais présent sur le pseudo-original forgé, serait cousin paternel d’Étienne II. L’Amblard de la bulle de Jean XIII de 968, serait alors neveu de l’évêque et fils de ce précédent. On peut en conclure que l’affaire concernait une portion de l’alodium qui avait été transmise héréditairement dans la famille du prélat. Le dissensus entre les moines et ce laïc avait alors un fondement successoral, et concernait en même temps directement les droits familiaux de l’évêque

10Ce serait donc le moment où les moines produisirent la forgerie du testament d’Acfred. Cette forgerie était doublée d’un mensonge par omission, les moines s’étant gardés de produire devant l’autorité pontificale le statutum de l’évêque Étienne II, acte pourtant fondateur, source de leur droit et motif même de leur venue²⁹. Mabillon datait l’autre bulle problématique d’Agapet II vers 951, en la rapprochant de la confirmation royale de Louis IV³⁰. Sa proposition fut reprise unanimement. Par suite, cette confirmation royale fut parfois considérée comme un terminus a quo de la bulle. Pourtant, la date du statutum d’Étienne II paraît un plus solide terminus a quo, c’est-à-dire un acte donné avant la fin de l’année 943 ou le tout début de l’année 944.

L’usurpation domaniale recherchée par les moines

11De même, la forgerie elle-même du testament d’Acfred, datée d’environ 946 par Jean-Pierre Chambon, serait un terminus a quo valable, d’autant qu’Agapet II entre en fonction en mai 946. À rebours de la bibliographie, le terminus ad quem et non pas a quo, serait donc le diplôme royal de 951 obtenu par Étienne II au plaid de Pouilly-sur-Loire, qui, en même temps que la reconnaissance de la régularisation, en attribue explicitement l’initiative à l’évêque. La confirmation royale rappelait que l’alodium relevait de la proprietas et de la mémoire ducale, et établissait qu’il était seulement « possédé » par les moines selon la distinction juridique romaine entre possessio et proprietas – situation différente de celle de l’ecclesia matrix de Cluny, relevant directement et exclusivement de la tuitio pontificale. En vertu du statutum épiscopal³¹, cette possession était légale, à condition de régularité, mais aussi en respect de la tutelle épiscopale et de sa propriété éminente, selon une conception traditionnelle de l’episcopatus.

12L’interpolation du « testament » d’Acfred consiste donc essentiellement en l’insertion d’un bref de cens, un document de gestion fiscal, détaillant exhaustivement les fonds relevant de la curtis de Saint-Rémy de Chargnat et amplifiée de quelques mises à jour aussi succinctes que marginales. Lors de l’identification de chacune des localités du bref, Jean-Pierre Chambon est parvenu à dresser un tableau précis de l’ensemble foncier constitué à Saint-Rémy de Chargnat/Sauxillanges, qui consiste en une ecclesia/curtis :

la curtis comtale forme un bloc foncier considérable d’un seul tenant (4 000 hectares soit le territoire, environ, de trois communes actuelles) et la trentaine d’exploitations qui se disposent dans les parages de l’église de Saint-Rémy de Chargnat, à très peu de distance du monastère, sont presque toutes groupées sur le territoire de trois communes actuelles. Ces deux ensembles, l’un compact, l’autre nébuleux, qui représentent les deux noyaux primitifs principaux des possessions de l’abbaye, sont topographiquement cohérents³².

13Entre les deux, reste le castrum d’Usson, centre de la vicairie. Ainsi, il faudrait distinguer la rédaction du bref de cens de son insertion intentionnelle, probablement un peu postérieure, dans le testament d’Acfred³³. Mais une fois le dossier remis en ordre, la logique diplomatique et procédurale confirme que cette interpolation interviendrait après le statutum et la mort du père d’Étienne II, Robert I^er, entre 945 et 948. La déduction d’un terminus a quo à la forgerie du testament et à la bulle d’Agapet II peut s’appuyer sur la donation d’Hildegarde, veuve du second lit du vicomte Robert I^er et marâtre d’Étienne II, faisant référence à la commendatio du statutum. C’est donc un appui chronologique certain³⁴. Le vicomte Robert I^er ayant été elemosinarius d’Acfred, garant du droit de Sauxillanges ; lorsqu’Étienne II, outre ses prérogatives épiscopales, promulguait son statutum, vers la toute fin de l’année 943 ou le début de 944, à propos de la communauté monastique, il contribuait probablement aussi à l’anticipation et/ou au règlement de la succession de son père vicomtal, jusqu’ici gardien de l’abbaye de Sauxillanges. La forgerie monastique visait probablement à infléchir cette succession. L’insertion d’un bref, instrument de gestion, dans le testament d’Acfred confirme cette volonté des moines de disputer l’administration de ces biens à leurs voisins immédiats, les seigneurs laïques locaux, cousins et neveux d’Étienne II. Les victimes de l’interpolation sont donc les proches parents d’Étienne II : Eustorge, qui disparaît d’ailleurs en tête des souscripteurs dans la copie au cartulaire C du testamentum d’Acfred, puis son fils et héritier, Amblard, en litige avec les moines par la suite d’après la bulle de Jean XIII de 968. Par conséquent, la confirmation royale de 951 aurait été sollicitée par réaction épiscopale à la production du testamentum interpolé en chancellerie pontificale par les moines. Et en même temps, les expéditions de forgeries à la curie par les moines furent aussi contrecarrées par les expéditions de son statutum par l’évêque et probablement de la version originale du testamentum d’Acfred. Ce rappel du droit annonce donc le repentir de l’autorité pontificale sur la nature de l’établissement et remet en ordre le dossier. Malgré la forgerie du testamentum, Étienne II continua de commercer avec les moines. Devenu entre-temps leur protector, il transmit entre 964 et 970 les villae de Bergonne et de Exartis aux deux vicomtes Robert II et Amblard, respectivement ses frère et cousin, sous condition de rachat, dans un délai d’un an et six mois après son décès, aux moines de Sauxillanges pour le prix de mille sous, sous peine de retour à la communauté³⁵. Aux libéralités se mêlaient donc des dispositions successorales dont les communautés monastiques s’avéraient les réceptacles naturels.

14L’abbaye de Sauxillanges, église de fondation ducale implantée sur une villa fiscale et rurale, canoniale à l’origine mais devenant monastique, a connu un changement d’affectation inverse mais synchrone de celle de Saint-Germain, de l’autre côté de l’Allier, au sein de cet autre espace fiscal du Lembron. Ce dossier confirmerait donc, malgré la nature variable des fondations, tantôt monastiques, tantôt canoniales, que les établissements communautaires sous la houlette de l’episcopatus participaient d’une sanctuarisation des possessions des potentes, notamment de celles de la famille vicomtale de Clermont, souche des comtes « héréditaires » d’Auvergne. Ces revirements d’options réformatrices, ainsi que l’émergence de Cluny en tant qu’ordre, doivent directement au contexte de féodalisation qui découle de l’émergence des principautés et d’une forme de privatisation alors exercée par ces acteurs sur d’anciens domaines fiscaux. Partant, ces fondations accompagnèrent donc leur enracinement lignager. Voilà une invitation à reconsidérer le rôle ou plutôt la fonction objective de l’Église dans le processus de féodalisation. Mais c’est aussi, dans un plus long terme, un nouvel éclairage sur la participation active des évêques et de l’aristocratie d’Auvergne à la mise en place et aux succès à venir du monachisme d’ordre et réformateur.

15En définitive, il semble qu’Acfred en mettant des chanoines à Sauxillanges place la communauté sous l’autorité du chapitre de Brioude, alors que la basilique antérieure avait été donnée par le duc Guillaume à l’Église d’Auvergne. Le fait de remplacer les chanoines par des moines permet à l’autorité épiscopale d’Étienne, à peine arrivé sur son siège, de reprendre pied à Sauxillanges (surtout s’il est en bonne entente initiale avec les moines de Cluny, ce dont témoignent des actes de donation, encore en 943-944), d’autant que la mauvaise volonté du vicomte Robert I^er son père dans l’exécution du testament d’Acfred a permis que le chapitre de Brioude n’entre pas en possession réelle du lieu. L’évêque avait encore la possibilité d’intervenir sur place, ce qu’il fait entre la fin de l’année 943 et le début de 944, d’autant que la possession de l’alleu sur lequel a pris place l’établissement religieux semble être resté dans sa famille. Tout semble bien se passer encore vers 945, date à laquelle l’évêque Étienne place des moines en Lembron. Mais les moines de Sauxillanges profitent des clauses d’immunité conférées au lieu pour se soustraire à la tutelle épiscopale et à la mainmise foncière des parents d’Étienne (affaibli par la mort de son père entre 945 et 948), quitte à falsifier les chartes et à faire appel au pape sans pour autant faire suivre toutes les pièces du dossier. Les années suivantes, il semble qu’Étienne se trouve entravé dans son contrôle du lieu par l’action des moines (l’intervention répétée des papes en 951, 954 et 968 ménage à la fois les moines et l’évêque) et que, de ce fait, en Lembron il change de stratégie entre 945 et 964. Là, il adopte le schéma inverse en plaçant des moines quand la discorde n’a probablement pas encore commencé à Sauxillanges puis des chanoines presque dix ans plus tard, après les événements que l’on sait.

Proposition de liste chronologique et récapitulative des actes évoqués dans l’article

16av. 906 : Donation du comte de Razès et Carcassès, Acfred, père du duc d’Aquitaine, son homonyme, et beau-frère de son prédécesseur ducal, Guillaume le Pieux, au profit du chapitre Saint-Julien de Brioude d’un domaine sis en Brivadois et portant le nom de son épouse. – Cartulaire de Brioude, n^o 15.

17906 : Fondation de l’église Saint-Julien de Blanède par l’évêque d’Auvergne, Adalard. – Cartulaire de Brioude, n^o 330.

18917 : Fondation d’une basilique à Sauxillanges par le duc d’Aquitaine Guillaume d’Aquitaine (et de l’évêque d’Auvergne Arnaud, escamoté dans le dispositif mais présent dans les souscriptions). – Cartulaire de Sauxillanges, n^o 146.

19924 : Fondation de l’église de Saint-Julien du Chanet par l’évêque d’Auvergne, Arnaud. – Cartulaire de Brioude, n^o 16.

20926 : Donation du duc d’Aquitaine, Acfred au profit du chapitre Saint-Julien de Brioude. – Cartulaire de Brioude, n^o 315.

21927 : Testamentum du duc d’Aquitaine Acfred en faveur du chapitre Saint-Julien de Brioude. – Cartulaire de Brioude, n^o 433.

22927 : Moutures variantes du Testamentum du duc d’Aquitaine Acfred en faveur de l’abbaye de Sauxillanges. – Cartulaire de Sauxillanges, n^o 13 ; Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny, t. 1, n^o 286 et BnF, coll. de Bourgogne, vol. 76, n^o 11.

23933 : Donation de la terre d’Aubiat (comm. Auzat-la-Combelle) par Ictor à l’abbé Aymard, seul acte conservé au cartulaire de Sauxillanges entre le legs testamentaire d’Acfred et 943 – Cartulaire de Sauxillanges, n^o 18.

24[933-943] : Aucun acte conservé au cartulaire de l’abbaye de Sauxillanges pour cette période.

25Fin 943/début 944 : Statutum de l’évêque d’Auvergne Étienne II installant officiellement les moines clunisiens à Sauxillanges. – Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny, n^o 792.

26Fin 943 : Donation de Bonnac et de Fournols par l’évêque d’Auvergne Étienne II au profit de l’abbaye de Sauxillanges. – Cartulaire de Sauxillanges, n^o 481.

27944 : Autre donation par l’évêque d’Auvergne Étienne II au profit de l’abbé clunisien Aymard. – Cartulaire de Sauxillanges, n^o 21.

28945 : Donation du prêtre Daniel au profit de l’abbaye de Sauxillanges, faite après la mort du vicomte de Clermont et père de l’évêque d’Auvergne Étienne II, Robert I^er. – Cartulaire de Sauxillanges, n^o 180.

29945 : Fondation monastique par l’évêque d’Auvergne Étienne II des églises Saint-Germain et Saint-Clément à Liziniacus en Lembron. – Cartulaire de Brioude, n^o 434.

30948 : Commendatio d’Hildegarde, veuve du vicomte de Clermont, Robert I^er au profit de l’abbaye de Sauxillanges, évoquant le statutum antérieur d’Étienne II, évêque d’Auvergne, son beau-fils. – Cartulaire de Sauxillanges, n^o 428.

31c. 951 : Bulle du pape Agapet II adressée au clergé d’Auvergne et brocardant son évêque Étienne II pour sa démission, l’enjoignant enfin de faire respecter le droit de l’abbaye de Sauxillanges et la directe de Saint-Pierre sur cet établissement. – Cartulaire de Sauxillanges, n^o 14 ou Papsturkunden 896-1046, n^o 125.

32951 : Confirmation du statutum de l’évêque d’Auvergne Étienne II par Louis IV d’Outremer à propos de l’abbaye de Sauxillanges. – Recueil des actes de Louis IV, roi de France, n^o XXXVII.

33954 : Bulle du pape Agapet II à l’abbé de Cluny, Aymard, confirmant la tutelle épiscopale de l’évêque d’Auvergne Étienne II sur l’abbaye de Sauxillanges. – Papsturkunden 896-1046, n^o 130.

34964 : Refondation canoniale par l’évêque d’Auvergne Étienne II de l’église Saint-Germain à Liziniacus en Lembron. – Cartulaire de Brioude, n^o 336.

35968 : Requête du pape Jean XIII à plusieurs évêques méridionaux et à l’évêque d’Auvergne Étienne II en vue de la protection des biens clunisiens, notamment face à la rapacité d’un dénommé Amblard. – Papsturkunden 896-1046, n^o 189.

36[964-970] : Cession faite par l’évêque d’Auvergne Étienne II à ses frère et cousin, le vicomte Robert II et Amblard, des villae de Bergonne et des Essarts, sous condition de rachat et à défaut au profit de l’abbaye de Sauxillanges. – Cartulaire de Sauxillanges, n^o 79.

Discussion

37Alain Dubreucq : Le testament d’Acfred, sur lequel ont travaillé beaucoup de spécialistes, notamment Jean-Pierre Brunterc’h³⁶, est-il un vrai testament ?

38Jean Berger : À Sauxillanges, l’expédition que l’on possède est un codicille mais à Brioude, ce qui est déposé a bien la forme d’un testament et en plus, le document est donné quasiment la veille de sa mort.

39A. D. : Une donation à cause de mort ?

40J. B. : Oui. Il y a ambiguïté en diplomatique à propos du terme testamentum. Elle est ancienne : Savaron appelait testamentum un acte donné en plein milieu de la carrière d’Étienne et qui n’a pas la forme d’un testamentum³⁷.

41A. D. : Et qu’est-ce qui est authentique dedans ?

42J. B. : Il s’agit du lien avec le codicille qu’Arlette Maquet a trouvé dans les archives notariales.

43Emmanuel Grélois : Dans le dossier de Cournon, le terme « abbatiat » implique-t-il toujours la présence d’une communauté ? Je ne le crois pas. C’est tout le problème de ces abbés qui souscrivent des chartes entre le début du x^e siècle et le premier tiers du xi^e siècle, qui sont membres du chapitre, sont plusieurs, sont dotés d’une église mais sans qu’on puisse dire par ailleurs qu’ils sont les abbés d’un établissement monastique régulier. À Clermont au x^e siècle, il y a quatre églises portant la charge d’abbatiat, dont une au moins n’a pas de communauté semble-t-il.

44J. B. : La notion de l’abbatiat de Cournon est dans le cartulaire-rouleau. C’est une réécriture produite entre 1040 et 1050, si on se fonde sur vos propres analyses³⁸. Avant cela, on a la mention d’un Robert, chanoine de Cournon, dans un acte immédiatement antérieur.

45E. G. : C’est tout à fait exact mais l’ordre des mots dans l’acte en question pose problème parce qu’il peut signifier autant « Robert de Cournon, chanoine » que « Robert, chanoine de Cournon ». Autre question : vous avez parlé d’une réforme du chapitre, qu’entendez-vous par là ? Est-ce une réorganisation du temporel au moment où Étienne II part à Rome ou une réforme du mode de vie des chanoines ?

46J. B. : Je pense que c’est la mise en place d’une communia au niveau du temporel.

47Laurent Morelle : À Amiens dans les années 1070, des biens sont affectés à l’église Saint-Martin-aux-Jumeaux sous le nom d’abbatiat, au sein du chapitre cathédral mais sans communauté. Il serait intéressant de voir s’il n’y a pas un usage particulier du mot « abbatiat » dans le vocabulaire des sources capitulaires.

48Michèle Gaillard : À propos de Saint-Èvre de Toul, il y a une restitution des abbatiats de Saint-Martin et de Saint-Germain, dont on n’a jamais entendu parler ailleurs.

49Sébastien Fray : On constate la même chose au Puy à la fin du x^e siècle : des abbés sont chanoines du chapitre cathédral, abbés d’églises dont rien n’indique qu’elles aient eu le statut d’abbaye.

50Anne Massoni : Est-ce que ce ne sont pas des dépendances de l’église mère à un moment donné dont le primus a le titre d’abbé, sans que cela implique en effet la présence d’une communauté ? Ce terme, lié à ce contexte, resterait par la suite de manière pérenne, en tant que dignité, même s’il ne renvoie plus alors à aucune dépendance.

51Véronique Gazeau à la salle : Dans vos corpus, avez-vous des monasteriola ?

52Réponse de la salle : Oui il y en a, assez souvent, depuis des époques assez hautes, pas forcément pour caractériser de tout petits établissements mais souvent dans un contexte de réforme.