1Cet ouvrage est issu d’un colloque qui s’est tenu à Grenoble en avril 2017 autour de la question des liens entre l’épiscopat et les établissements abritant un clergé communautaire. Il est indissociable du projet ANR Col&Mon qui commençait alors ses travaux et porte sur les Collégiales et les Monastères de l’espace « français » entre la réforme carolingienne et le concile de Trente¹. La chronologie de la rencontre (816-1563) reprend celle du projet. Sa démarche se veut originale à plus d’un titre, d’abord parce qu’elle réunit des chercheurs se côtoyant relativement rarement dans les rencontres scientifiques : sept hauts médiévistes, neuf spécialistes du Moyen Âge central et huit bas médiévistes franchissant la césure traditionnelle du début du xvi^e siècle grâce aux contributions de collègues modernistes. L’autre parti pris, fondamental et assez rare, est de faire se croiser, derrière une question commune, deux objets d’étude traditionnellement séparés : les communautés cléricales séculières et les communautés régulières, canoniales et monastiques, en se fondant sur la conviction que les unes ne peuvent plus se passer d’interroger l’histoire des autres pour cerner plus largement la place de ces modes de vie religieuse dans la société médiévale, espérant ainsi infléchir les pratiques par la fécondité de cette approche commune. Dans cette histoire, les temps carolingiens et la fin du xvi^e siècle correspondent à deux grandes phases de réformes qui eurent des répercussions durables sur le fonctionnement et l’organisation des structures religieuses occidentales. En 816-817, les conciles d’Aix veulent uniformiser les pratiques cléricales et monastiques à l’échelle de l’Empire carolingien et s’attachent à bien en distinguer les formes de vie. En 1563, la fin du concile de Trente propose une nouvelle donne, celle d’une réorganisation profonde de l’Église en réaction à la montée des protestantismes. Ces années marquent aussi le très net ralentissement du mouvement des fondations de collégiales alors que le mouvement monastique est, lui, en pleine expansion, en lien avec une floraison de réformes. Cette longue période de huit siècles voit sans cesse éclore des chapitres séculiers et réguliers, des communautés monastiques, aussi nous paraissait-il essentiel de décloisonner les approches traditionnelles et d’aborder l’histoire de ces maisons de manière globale car elles ne furent jamais ni fondées, ni réformées, ni supprimées indépendamment les unes des autres, dans une démarche qui n’aurait pas pris en compte le réseau existant.

2La raison pour laquelle séculiers et réguliers ont le plus souvent été étudiés séparément est pour part liée aux fréquentes pratiques de catégorisation des objets d’étude, séculiers et réguliers, deux entités différentes de la sphère ecclésiastique et de plus en plus catégorisées à la faveur des bouleversements du xi^e siècle mais qui se recoupent et dépassent la séparation usuelle entre clercs et laïcs, alors que l’émergence de la catégorie des chanoines séculiers est encore récente dans l’historiographie. Sans doute, a joué pour partie aussi la méfiance séculaire entre moines et chanoines, plus encore quand ces derniers se régularisent. La documentation livre de nombreux récits de rivalités entre deux modes de vie dont les adeptes n’hésitent pas à véhiculer des opinions à l’emporte-pièce les uns sur les autres.

3En atteste le fait que l’enquête historiographique sur cette problématique croisée est assez décevante et mieux représentée en faveur des réguliers, eu égard à la variété des familles monastiques et au nombre des établissements. Mais si la moisson est maigre, elle témoigne cependant d’approches très diverses qui adoptent des angles d’études complémentaires. Dans les années 1960 et 1970, le thème n’est pas particulièrement d’actualité même si certains travaux font date dans l’avancée des connaissances, tel le colloque de Mendola sur la vie commune des clercs aux xi^e-xii^e siècles². Seule la thèse de Marie-Humbert Vicaire, au demeurant dominicain, sur moines, chanoines, mendiants entre iv^e et xii^e siècles³, aborde ensemble les communautés cléricales séculières et monastiques sous l’angle spirituel. Et encore, sous sa plume, la vie canoniale ne trouve-t-elle son vrai accomplissement que dans l’invention de la vie mendiante reprenant elle-même, pour les Dominicains, la règle d’Augustin. Se construit, à partir de cette décennie et jusque dans les années 1990, l’œuvre colossale de dom Jean Becquet d’abord consacrée à l’ordre de Grandmont, avant d’intégrer la publication de plusieurs tomes du Recueil des abbayes et prieurés de l’ancienne France puis de s’intéresser de plus près aux chanoines réguliers des petits ordres du diocèse de Limoges. Ces spécialisations ne lui interdisent pas plusieurs incursions dans le monde des chanoines séculiers, reconnaissant dans un article de 1976⁴ avoir inversé l’ordre logique et chronologique de ses études canoniales, alors qu’il aurait dû commencer par un travail sur les chanoines carolingiens. L’on ne peut oublier, pour les mêmes décennies, Charles Dereine, pionnier de l’étude des chanoines réguliers notamment dans la province de Reims, mais qui a résolument envisagé son étude sur toute l’époque médiévale et n’a jamais oublié les chanoines restés séculiers après le xi^e siècle. Un des premiers congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, qui s’est tenu, sans surprise pour un tel sujet, à Saint-Étienne, eut pour ambition de revenir sur les Aspects de la vie conventuelle aux xi^e et xii^e siècles⁵ élargissant en cela la perspective adoptée à Mendola. Mais, à l’époque, aucune intervention ne fut croisée et une seule se pencha sur les séculiers⁶.

4Il fallut attendre les décennies 1990-2000 pour voir davantage émerger les études transversales. La thèse de René Locatelli intégra ponctuellement le versant séculier des établissements étudiés, même si l’essentiel restait axé sur les réguliers⁷. Celle de Martine de Reu engloba l’approche de tous les types de communautés religieuses sous l’angle exégétique et homilétique⁸. Mais c’est pour le haut Moyen Âge, dans la mesure où les types de vie étaient alors en progressive distinction, que le rééquilibrage des études s’avéra le plus avancé, avec notamment la thèse de Charles Mériaux sur les sanctuaires du nord de la Gaule⁹ et celle d’Hélène Noizet¹⁰, celle-ci abordant la question par le prisme de la spatialité et de l’occupation du territoire de l’espace urbain. Une même approche spatiale modulée par des problématiques liturgiques et mémorielles se retrouve dans le colloque sur la morphogenèse de l’espace ecclésial réuni par Anne Baud où furent notamment abordées les questions transversales des autels (A. Rauwel) ou des épitaphes (C. Treffort)¹¹. Il faut enfin citer, pour un espace excédant quelque peu le cadre de cet ouvrage, Brigitte Meijns qui, spécialiste du monde canonial, fit porter nombre de ses travaux tant sur les réguliers que sur les séculiers¹².

5Et pourtant, le lien organique entre maisons séculières et régulières s’incarne dans leur commune appartenance à un diocèse. Aborder conjointement chanoines et moines sous le prisme diocésain à travers les liens entre ces établissements et leur ordinaire constituait donc un angle d’approche fondamental pour entrer dans le cœur des problématiques du projet. Les évêques furent le point de jonction entre ces communautés très diversifiées par leur rôle de chefs de l’autorité diocésaine, rôle réitéré et renforcé par la politique carolingienne. Ce pouvoir est d’origine apostolique. Malgré la très grande diversité des cadres de son exercice, notamment par la taille des diocèses, la richesse de leurs revenus, la hiérarchie juridictionnelle entre évêques et archevêques, il leur vient de leur ordination, qui donne à tous le même ministère canonique. Les prélats ont tous des pouvoirs d’ordre et de juridiction, gracieuse et pénale, en plus de leur devoir d’enseignement : ils le manifestent le plus ostensiblement quand ils consacrent les églises et les cimetières, les réconcilient en cas d’offense, quand ils tonsurent les clercs et les ordonnent aux ordres majeurs, quand ils s’appuient sur les visites pour fonder leur correction disciplinaire, quand ils pardonnent les péchés graves et délivrent le sacrement de la confirmation¹³. Tout au long du Moyen Âge, ils ont clairement fondé leur puissance sur leur emprise territoriale, tâchant, parfois en vain, de conserver leur autorité sur clercs et moines.

6L’historiographie récente du haut Moyen Âge a clairement focalisé son approche sous l’angle de l’histoire sociale, mettant notamment en évidence combien les liens entre les évêques et les communautés religieuses, cléricales ou monastiques, étaient structurants dans la mesure où, depuis l’Antiquité tardive, ces deux catégories font partie intégrante des élites sociales et politiques et se conçoivent difficilement les unes sans les autres. Elles sont deux maillons forts d’un réseau plus ample dont aristocraties et souverains sont aussi des acteurs majeurs. Mais, au moins pour l’espace « français », la question des relations de pouvoir et des équilibres au sein de l’aristocratie a été moins abordée par le biais de la figure de l’évêque que par celui des établissements réguliers, notamment sur cette chronologie des x^e-xii^e siècles qui est celle d’une recomposition des pouvoirs ecclésiaux¹⁴. L’évêque, sommet de la hiérarchie aux côtés du souverain dans la construction idéologique carolingienne, voit sa position se différencier alors que l’Empire se morcelle à la fin du ix^e siècle. En Francie occidentale, son autorité, de plus en plus ritualisée et territorialisée autour du pôle central que représente la cité, se manifeste par sa capacité ou non à fédérer des assemblées conciliaires, à résoudre des conflits en se dotant de compilations juridiques qui sont autant d’instruments d’exercice du pouvoir, à s’immiscer dans les pouvoirs locaux, laïques comme ecclésiastiques par le biais du cumul entre charge comtale et charge épiscopale, voire entre charge épiscopale et abbatiale, mais aussi par le rôle joué dans la réforme interne des établissements monastiques¹⁵. Les historiographies anglo-saxonne et germanique ont, de leur côté, amplement exploré la place de l’évêque sur l’échiquier des pouvoirs avec quelque intérêt pour les relations entre évêques et monastères de leur diocèse¹⁶.

7L’essor du monachisme au prisme du discours réformateur a pu cependant entraîner un certain discrédit de la figure épiscopale. Dans ces évolutions, comment s’établissent les relations entre évêques et communautés régulières ? Cette problématique a été amplement focalisée autour de la question de l’exemption. Même si le sujet est loin d’avoir été épuisé compte tenu de la diversité des formes prises par ces libertés vis-à-vis de l’ordinaire, nous l’avons à dessein écarté en tant que tel de notre rencontre, d’abord parce que cela permettait d’aborder les relations entre épiscopat et clergé communautaire sous un autre prisme, moins évalué, mais aussi parce qu’il nous aurait fallu intégrer Rome qui était hors du champ spatial de notre perspective et nous aurait amenés à amplement élargir un champ d’étude déjà très vaste, surtout sur le plan chronologique¹⁷.

8Il est certain qu’à partir du xii^e siècle, les liens entre les évêques et le pouvoir pontifical se font bien plus intenses. Les premiers sont l’objet de la surveillance des papes, enclins à en dénoncer les excès¹⁸. Et, par effet de conséquence, les évêques surveillent aussi davantage les comportements des clercs dont ils ont la responsabilité, en se fondant sur la conviction que les hommes d’Église doivent être une élite, bien séparée du reste du corps ecclésial et que la corruption de la tête risque toujours se propager aux membres. En examinant les sources venues des décrétistes qui définissent la norme, on constate le développement de leur fonction judiciaire, élément majeur de l’intensification de l’administration au sein des diocèses. Et la sanction face aux abus s’en trouve davantage utilisée, sans que cela exempte les évêques eux-mêmes, appelés à contrôler leurs propres irrégularités par rapport à une norme qui insiste sur leurs vertus de justice, d’humilité, d’ascèse physique et de charité. Ils ne sont pas les propriétaires des biens qui leur échoient et ont le devoir de les faire fructifier, notamment en vue des pauvres, sans les aliéner. Au xiii^e siècle, avec la réaffirmation du cadre diocésain, les évêques s’emploient dans le royaume de France à la bonification voire à l’extension de leurs temporels¹⁹. Et leur souci s’intensifie aussi d’exercer une autorité, variable mais généralement étendue, sur les communautés religieuses des diocèses, notamment régulières et canoniales, alors que l’exemption est encore limitée et que la plupart des clercs et des moines doivent reconnaître les droits de correction épiscopale. Si les collégiales séculières relèvent systématiquement de l’autorité épiscopale, même quand elles furent fondées par des familles laïques, et n’ont donc que le diocèse pour cadre, les réguliers peuvent aussi relever d’une autorité extra-diocésaine lorsqu’ils sont intégrés à une congrégation ou à un ordre. Cette surveillance accrue se traduit par des visites et des punitions quelquefois sévères et par la rédaction de statuts de plus en plus nombreux qui définissent sans cesse le comportement exemplaire de celui ou celle qui a consacré sa vie à Dieu.

9Sur une chronologie large qui privilégie la comparaison entre différents types de maisons religieuses, le propos de cet ouvrage est donc d’examiner les stratégies épiscopales déployées dans les diocèses à destination particulière des établissements collectifs et d’en envisager les différents aspects, sans se cantonner au strict domaine du respect de la discipline et de la norme. Compte tenu de la diversité des vocations de ces établissements, notamment sur le plan pastoral, il s’agit de voir si le positionnement des évêques est comparable, voire semblable, envers la sphère monastique d’un côté et le monde canonial de l’autre, lui-même divisé entre séculiers et réguliers à partir du xii^e siècle. Comme toute approche sur la longue durée, la période étudiée n’est pas homogène. En réunissant dans une même problématique des figures aussi diverses que des évêques carolingiens et des prélats de la Renaissance, l’objectif n’est pas de tracer des évolutions générales mais plutôt de dégager des comportements, de mieux cerner des relations, de focaliser sur des interactions entre communautés religieuses et leur ordinaire.

10Ces interactions se jouent à plusieurs niveaux analysés dans ce volume. Les évêques sont censés jouer un rôle majeur dans les processus de fondations et refondations des établissements communautaires, comme fondateurs directs ou par une implication dans des processus de fondation partagée, notamment après des périodes de crise politique ou démographique et dans le processus d’équipement progressif des structures d’encadrement religieux. Pour l’Aquitaine et l’Auvergne des x^e et xi^e siècles, les contributions d’Anna Trumbore Jones et de Jean Berger s’attachent à plusieurs évêques soucieux de fonder des établissements ou d’en modifier le statut (de monastique à canonial et vice versa), moins pour l’attachement à une forme de vie religieuse que pour concilier des intérêts familiaux, féodaux et politiques. C’est aussi le cas d’un Odon de Bayeux qui, éminemment lié au pouvoir ducal, entretient, comme le montre bien Véronique Gazeau, des relations denses avec les abbayes du diocèse dans une optique de promotion de carrière, et seul évêque de sa génération en Normandie, fonde un prieuré monastique. Les mobiles des fondations épiscopales changent manifestement à partir du xii^e siècle dans les diocèses du royaume de France, scrutés par Vincent Tabbagh, puisqu’elles délaissent le monachisme bénédictin traditionnel pour favoriser de nouvelles installations de Cisterciens et Cisterciennes, ainsi que de chanoines réguliers. Mais leur très nette préférence pour la fondation de chapitres séculiers et de groupes de chapelains manifeste leur volonté de renforcer les rangs des clercs séculiers destinés à desservir les églises de leur cité, cathédrale ou non, de leurs seigneuries rurales et des bourgs des diocèses dont plusieurs ont souvent le rang de chefs-lieux de doyennés. Cela se confirme dans les diocèses du duché de Normandie au xii^e et début du xiii^e siècle, qui constituent le cas d’étude présenté par Grégory Combalbert. Dans leur préoccupation de la desserte des paroisses, ces évêques ne privilégient particulièrement aucun ordre de moines ni de chanoines, par ailleurs favorisés par des seigneurs laïques, sauf inclination personnelle. Ils préfèrent largement le soutien des chanoines cathédraux qu’ils encouragent par des cessions de droit de patronage et par l’extension du système du personat, sans perdre de vue pour autant la défense de la juridiction épiscopale.

11Les liens que les évêques entretiennent avec leur milieu d’origine laïque et religieux influencent donc très évidemment leur choix quand ils se lancent dans une opération toujours coûteuse de fondation. Mais sans en être les fondateurs, beaucoup de figures épiscopales ont soutenu de manière évidente les maisons de certains ordres monastiques, surtout à partir du xii^e siècle, même si un évêque comme Étienne II, à Clermont, avait déjà mesuré au x^e siècle tout l’intérêt de se concilier les moines clunisiens. Il semble que, dans une volonté d’implanter telle ou telle famille religieuse au sein d’un diocèse, le rôle joué par la personnalité propre de l’évêque dans les relations amicales tissées autour de lui fut aussi déterminant. C’est particulièrement le cas pour le soutien apporté à la fondation et à la première expansion de l’ordre de Fontevraud par les évêques de Poitiers, analysé par Patrick Bouvart. Ils y virent dans l’inspiration de Robert d’Arbrissel un moyen d’institutionnaliser des groupements érémitiques, notamment féminins, différent de l’imposition du modèle clunisien. Cette adhésion comme fruit de choix individuels se retrouve aussi, au même siècle, d’après Sylvain Excoffon, pour expliquer le succès des Chartreux en Dauphiné, Provence et Lyonnais, largement soutenus par les évêques de Grenoble, ou encore pour celui des ordres issus du monachisme militaire, Templiers et Hospitaliers, dont Yoan Mattalia montre qu’ils furent très favorablement accueillis par les évêques de Cahors, Albi et Rodez car latitude leur fut laissée de s’impliquer dans les fondations de commanderies. Pour les générations suivantes de prélats, les revendications d’autonomie et l’empiétement sur la juridiction épiscopale, notamment en matière de droits d’inhumation de la part de ces nouveaux établissements devenus florissants, dégradèrent souvent les promesses de collaboration. Au-delà des phénomènes de mode qui expliquent la faveur donnée à un ordre et dans lesquels furent entraînés les évêques, hommes de leur temps, certains, qu’ils soient lorrains comme Étienne de Bar, étudié par Anne Wagner, ou issus de la vallée rhodanienne, comme ceux analysés par Sylvain Excoffon, furent enclins à favoriser des monastères en concédant une partie de leurs droits, notamment fiscaux, quand cela leur permettait de contrôler les marges de leur diocèse.

12Une autre interaction majeure entre évêques et communautés se joue dans le processus de réforme. Nous envisageons ici la notion au sens large du terme pour la lier aux propos précédents, que celle-ci soit restauration dans la perspective d’un retour à une situation originelle, mythique ou non après correction des travers dénoncés ; re-formation pour reprendre un sens de la reformatio ; rénovation, y compris sur le plan architectural ; refondation ou encore recomposition institutionnelle, notamment par rattachement ou affiliation à un établissement plus important. Cette problématique a été récemment reprise à l’occasion d’un colloque de Cerisy sur la notion de réforme autour de Lanfranc²⁰. Certains travaux sur des figures épiscopales des xi^e-xii^e siècles ou des établissements comme l’ordre de Tiron y ont mis en évidence l’étroitesse des relations qui lient certains prélats à des établissements communautaires. À partir des x^e-xi^e siècles, la part de la réforme, et notamment des réformes régulières, prend de plus en plus d’importance dans les évolutions des maisons religieuses. Quelle politique les évêques adoptent-ils sur leurs territoires : un rôle moteur, un simple accompagnement ou encore un rejet ? La réforme, notamment dans le monde monastique, signifie-t-elle toujours déprise de l’autorité épiscopale et quête d’émancipation à travers les différentes formes d’exemption ? Le dossier présenté par Michèle Gaillard dans le présent volume sur les évêques de Lotharingie et de Champagne à l’époque carolingienne permet de voir que certains d’entre eux furent clairement les relais de la politique impériale et endossèrent le rôle de courroies de transmission que le pouvoir attendait d’eux alors que d’autres s’y refusèrent. Les premiers virent dans l’application des principes de la réforme d’Aix au sein des monastères de leur diocèse le moyen d’y renforcer leur présence alors que les seconds, plus indépendants par rapport au pouvoir temporel, n’en eurent pas besoin. C’est le constat que fait également Noëlle Deflou-Leca dans sa large enquête menée sur la réforme des communautés régulières de Bourgogne par les évêques en englobant réforme carolingienne et réforme pontificale. S’appuyant sur le principe de la tuitio épiscopale et n’hésitant pas à solliciter le relais de personnalités charismatiques, les prélats y furent particulièrement actifs et déployèrent leur action à l’endroit de communautés très diverses et sous des formes très variées, dont la reconstruction monumentale des édifices. Il faut rappeler que lorsque l’impulsion de la réforme vient, à partir du xi^e siècle, de la papauté les évêques sont davantage susceptibles d’être directement mis en cause. Comment négocient-ils ce tournant réformateur à travers, notamment, les progrès de la réforme canoniale au xii^e siècle ? L’activité réformatrice extrêmement volontaire de Jean de Warneton, examinée par Brigitte Meijns pour le siège de Thérouanne au début du xii^e siècle, en est un exemple qui se déploie grâce à des contacts dans les plus hautes sphères politiques et religieuses et grâce à un réseau local de collaborateurs fidèles pour participer à ce qui est présenté alors comme un renouveau au sein de l’ordre canonial, dans le cadre de rituels publics montrant à tous que la réforme est en marche.

13On peut enfin s’interroger sur le rôle des évêques comme régulateurs des communautés religieuses, à travers les modalités d’exercice du pouvoir épiscopal et leurs limites. Dans le droit canon, ils disposent du pouvoir d’ordre et de juridiction à exercer sur les communautés de toute nature et ils ont un patrimoine à défendre et à maintenir surtout quand ces communautés se taillent de nouveaux temporels dans le territoire diocésain. L’écran constitué par les communautés religieuses par rapport au contrôle du personnel et des revenus et des bénéfices cum cura à partir du xii^e siècle forme un nouvel enjeu de taille pour l’épiscopat. Plusieurs articles du présent livre se sont attachés à décrire précisément comment les évêques se sont saisis de leur rôle dans les nominations ou élections des abbés, prieurs et doyens, de leur marge de contrôle d’ordre disciplinaire lors des visites pastorales, des individus mais aussi des menses canoniales et monastiques. Ces échanges ne furent pas sans susciter oppositions, résistances, disputes et procès, même si cette dimension conflictuelle n’était pas au cœur de la rencontre mais elle a pu être envisagée sous un angle relationnel, afin de faire ressortir les dynamiques sociales, politiques, religieuses et économiques dans les interactions entre épiscopat et communautés religieuses. Les deux contributions d’Hélène Caillaud pour l’Orléanais des ix^e et x^e siècles et de Sébastien Fray pour le Velay du xii^e siècle ont montré l’épaisseur des relations entre les détenteurs du siège épiscopal et des chapitres cathédraux et les monastères, qu’ils soient dans ou hors de la cité. Le rôle des moines dans la construction de la figure mémorielle des évêques fut de ce fait fondamental, contrasté en fonction des relations entretenues au cours du temps, notamment quand il y eut tentative d’émancipation de l’autorité épiscopale. Plus tardivement, entre le xii^e et le xvi^e siècle, les mêmes moyens sont utilisés par les évêques de Clermont face à l’abbaye urbaine de Saint-Alyre, abordée par Clémence Lescuyer, que la communauté soit bénédictine, rattachée à Saint-Victor de Marseille, à La Chaise-Dieu puis à Chezal-Benoît : visites, convocations aux synodes, interventions dans l’élection de l’abbé, surveillance de la discipline interne. Pour la même période, à Cambrai, terrain d’étude de Monique Maillard, les prélats, à défaut d’être fondateurs d’abbayes et de collégiales, sont de même largement intervenus dans les élections abbatiales et dans le rétablissement de l’observance bénédictine. Comme leurs homologues archevêques de Bourges, ils n’ont pas oublié les communautés canoniales séculières de leur diocèse dont ils ont révisé les statuts généraux à partir du xiii^e siècle. Jacques Péricard et Laura Viaut ont montré pour le Berry des xii^e et xiii^e siècles que les tensions n’opposent pas les évêques aux seuls établissements monastiques mais aussi aux chapitres, notamment lorsqu’il s’agit, par exemple, de réguler les droits des patrons ecclésiastiques dans les églises paroissiales. Si l’archevêque ainsi que le chapitre cathédral, tour à tour rivaux et partenaires, parviennent à exercer plus efficacement leur autorité au cours du temps, les plus importants chapitres collégiaux, en revanche, résistent et opposent l’exemption. L’apport de l’étude de Bertrand Marceau pour la fin du xv^e et le début du xvi^e siècle est ici d’attirer l’attention sur le fait que la commende a permis aux évêques de France de retrouver des moyens d’intervention dans les communautés cisterciennes, depuis longtemps dotées d’une indépendance de fait, grâce à la même exemption.

14Ce volume ne prétend pas avoir épuisé le sujet, tant s’en faut. Certaines thématiques n’ont pas été illustrées et les communautés féminines y sont trop peu mises à l’honneur même si les relations normalisées entre évêques et communautés féminines ont fait l’objet d’un très long développement consacré au cas provençal par Thierry Pécout qui en dégage une certaine conception épiscopale du monachisme féminin, allant bien plus dans le sens de la clôture contemplative que dans celui de la pratique de la charité, au sein d’un univers pourtant de plus en plus urbanisé entre le xii^e et xiv^e siècle. En tout cas, leurs interventions confirment la soumission étroite de ces communautés à l’autorité ordinaire. Mais, outre les travaux de Michel Parisse sur l’espace germanique et à la différence des historiographies anglo-saxonnes²¹, les analyses des moniales et religieuses dans leurs relations à la hiérarchie tardent encore à se développer pour l’espace français. Quant aux relations entre mendiants et épiscopat, elles ont déjà retenu l’attention de nombre d’études, notamment sur les oppositions frontales de la fin du xiii^e siècle²². Mais si, dans ce volume, le domaine de spécialités de chacun, séculier ou régulier, demeure au fil des contributions, on peut souligner qu’un tiers d’entre elles réunissent dans leur approche les deux formes de vie communautaire, en Aquitaine, Normandie, Hainaut, Auvergne, Bourgogne et Orléanais. Voyons là peut-être les premiers signes d’un certain décloisonnement de l’historiographie.