1Davantage que dans les maquis, c’est aux frontières que se concentrent progressivement les forces de l’ALN. Ainsi, plus d’un tiers des militaires étudiés et ayant potentiellement été maquisards ont stationné aux frontières durant la guerre, au moins 58 du côté tunisien et huit du côté marocain – certains ont séjourné aux deux frontières.

2Après les balbutiements organisationnels des premières années, l’ALN prend progressivement forme à travers plusieurs tentatives de structuration plus ou moins fructueuses. Elle se transforme graduellement grâce d’une part à la volonté de ses chefs et, d’autre part, aux apports progressifs en hommes capables et formés militairement, jusqu’à devenir l’embryon de la future armée nationale. En parallèle de cette édification, les futurs officiers de l’ANP se rencontrent et établissent entre eux des relations de nature variée.

I. L’émergence de l’armée des frontières

La construction des barrages

3En mars 1956, le Maroc et la Tunisie obtiennent successivement leur indépendance. L’ALN installe alors des bases fixes sur leurs territoires. La Tunisie, lieu de transit des armes en provenance du Moyen-Orient via la Libye, devient le principal lieu d’implantation de l’ALN. Au Maroc, c’est dans la ville frontalière d’Oujda ainsi qu’à Nador, que s’installe l’ALN, où elle reçoit par bateau des cargaisons d’armes. Déjà début 1955, le Dina – du nom de la future reine de Jordanie à qui appartenait le navire – quitte l’Égypte en direction du Maroc avec à son bord des armes et sept Algériens ayant reçu une formation à la guérilla en Égypte, parmi lesquels Mohamed Boukharouba mieux connu sous le nom de guerre de Houari Boumediene.

4L’armée française, consciente de la porosité des frontières et des problèmes que cela lui pose, commence dès juin 1956¹ à construire à l’ouest, le long de la frontière marocaine, un réseau de barbelés doublé d’une zone minée et de l’électrification de la ligne appelée ligne Pédron, du nom du général à la tête du corps d’armée d’Oran. Cette ligne vise à bloquer les combattants et à empêcher l’approvisionnement des maquis en armes. En 1957, commence à l’est la construction de la ligne Morice, du nom du ministre de la Défense à qui l’on doit sa conception. Par la suite, en octobre 1958, ce barrage électrifié est doublé d’une seconde ligne : la ligne Challe, du nom du nouveau commandant en chef de l’armée, successeur du général Salan. Au début de la construction de ces lignes, les dirigeants algériens ne prennent pas la mesure du problème. Belkacem Krim déclare, avec Mahmoud Chérif, au journal El Moudjahid en mai 1958 « les réseaux électrifiés ne créent pas de difficultés sérieuses pour l’ALN² ».

5D’après certains témoignages³, la direction de l’ALN aurait laissé faire la construction et demandé en échange aux Algériens qui y participaient de reverser une partie de leur salaire au FLN dont les besoins en ressources financières sont constants. Lorsque le problème est enfin pris au sérieux vers la fin de l’année 1958, il est trop tard. Ces barrages isolent les maquis de l’intérieur, empêchant le ravitaillement en armes et l’arrivée de nouveaux moyens humains. Mécaniquement, ils renforcent les troupes stationnées aux frontières. Ainsi, « les barrages ont réussi à couper en deux l’ALN, mais ils ont aussi protégé l’ALN extérieure de la destruction⁴ ». C’est pourquoi c’est aux frontières que, à partir de 1957, l’essentiel des troupes de l’ALN se concentre.

6Des tentatives de franchissement des barrages sont mises en place mais rarement couronnées de succès. On peut néanmoins citer les exceptions notables de Tahar Zbiri et d’Ahmed Benchérif qui y parviennent en 1960, mais le second est rapidement arrêté et emprisonné jusqu’à la fin de la guerre. Progressivement, les forces stationnées en Tunisie se contentent de lancer des attaques ponctuelles contre les barrages afin d’obliger l’armée française à concentrer ses forces sur cette zone, mais les résultats ne sont pas très probants. L’objectif est d’essayer de soulager les combattants des maquis qui ne sont quasiment plus approvisionnés, que ce soit en armes ou en hommes, ceux-ci étant bloqués dans les camps situés aux frontières. De nombreuses batailles se déroulent le long de la frontière de 1958 à 1961. La plupart des militaires ayant écrit leurs mémoires, ou dont la presse a publié des témoignages, relatent ces combats⁵ qui entraînent de nombreuses pertes.

B. Le déclin des maquis

7La rupture que provoquent ces barrages entre forces intérieures et extérieures génère une animosité croissante des premières à l’égard des secondes, animosité d’ailleurs alimentée par la propagande française. Les hommes de l’intérieur se sentent isolés, voire négligés. Après la fin de l’année 1957 où l’ALN intérieure connaît son apogée avec environ 20 000 combattants dans les maquis, leur nombre décroît inexorablement tandis que les effectifs situés aux frontières augmentent. C’est pour dénoncer cet abandon qu’une réunion interwilayas est organisée du 6 au 12 décembre 1958. À l’ordre du jour, l’approvisionnement en armes, préoccupation principale de ces chefs militaires, la question du noyautage et l’infiltration du FLN par les services français et les moyens de s’en prémunir⁶, et enfin la coupure entre intérieur et extérieur qui d’une part asphyxie les maquis et d’autre part accentue l’isolement par rapport à la direction extérieure basée à Tunis. Sont présents Hadj Lakhdar (de son vrai nom Mohamed Tahar Labidi) de la wilaya I, Amirouche de la III, Si M’Hamed de la IV et enfin Si El Haouès de la VI. Les conclusions de cette réunion sont un violent réquisitoire à l’encontre du GPRA, accusé de tous les maux et surtout de l’isolement des maquis. C’est d’ailleurs celui-ci qui est visé lorsque le principe de la Soummam de la primauté de l’intérieur sur l’extérieur est réaffirmé au cours de la réunion. À la fin de cette réunion, le GPRA convoque les responsables de wilayas à Tunis. C’est Amirouche et Si El Haouès qui y sont envoyés. Ils tombent dans une embuscade en se rendant de l’autre côté de la frontière et meurent tous les deux ainsi que l’essentiel de leur escorte le 29 mars 1959. D’après Mohammed Harbi, « l’armée française connaissait l’itinéraire⁷ » emprunté par Amirouche. Il est en effet possible que ces deux hommes aient été l’objet d’une machination liée à des luttes intestines et qu’ils en aient payé le prix de leur vie. Leurs dépouilles et le lieu de leur inhumation sont par la suite l’objet de nombreuses spéculations puisque leurs corps restent cachés dans les sous-sols d’un bâtiment de la gendarmerie algérienne jusqu’au début des années 1980, avant d’être inhumés à El Alia, au carré des martyrs. Cette réunion est révélatrice des tensions qui parcourent l’ALN et préfigure celles qui voient le jour au lendemain de l’indépendance entre maquisards et combattants des frontières.

8À l’isolement croissant de l’intérieur du fait de la construction des barrages qui explique en grande partie la diminution des effectifs des maquis, il faut ajouter les offensives du plan Challe qui débutent en 1959 avec entre autres les opérations « Couronne » dans l’Oranie, « Jumelles » en Kabylie, « Pierres Précieuses » en wilaya II. Ces opérations de reconquête du territoire, particulièrement des régions montagneuses, déciment les wilayas et leur encadrement qui n’est alors que très partiellement renouvelé. Gilbert Meynier évalue à seulement 8 000 le nombre de combattants de l’intérieur au milieu de l’année 1960⁸. Cette diminution des effectifs, associée à l’émergence des forces armées des frontières, a des conséquences sur la composition de l’ANP au lendemain de l’indépendance. Puisque c’est aux frontières que la plupart des cadres compétents sont stationnés et que la direction de l’ALN s’organise, ce sont ces hommes qui formeront l’essentiel de l’encadrement de l’armée après 1962.

9C’est en Tunisie que les forces sont les plus importantes. Environ le double du Maroc. De fait, les armes parviennent plus facilement en Tunisie par la voie terrestre qu’au Maroc par voie maritime. Plusieurs bateaux, tels que l’Athos en octobre 1956 ou encore le Slovenija en janvier 1958, ont été arraisonnés avant de pouvoir décharger leur cargaison. La répartition des maquis, et donc des combattants sur le territoire algérien, explique également cette prépondérance de l’Est. De fait, l’est algérien étant la région où le plus d’hommes sont engagés dans la guerre, la Tunisie constitue pour eux une base de repli proche durant les premières années de la guerre, d’où la présence d’un grand nombre de combattants dans cette zone.

C. Une première tentative d’organisation

La première chose que je constatai en arrivant aux frontières⁹, c’était la non-existence d’une organisation, d’une structure, encore moins d’un commandement dans le sens militaire du terme, qui aurait permis d’accueillir, placer ou diriger, là où c’était utile, tous les volontaires qui avaient choisi de prendre les armes et qui arrivaient particulièrement de l’étranger¹⁰.

10Ce constat de Mohamed Zerguini témoigne du désordre qui règne à la frontière tunisienne et de la nécessité d’y mettre un terme. C’est pourquoi, le 9 avril 1958, une première tentative d’organisation des forces frontalières est mise en place par Belkacem Krim, responsable militaire au niveau du CCE. Cette région connaît alors de nombreux troubles qui se manifestent par des actes de désobéissance et des mutineries de la part des combattants de l’ALN qui refusent de franchir les barrages électrifiés. Il s’agit de la création des Comités opérationnels militaires (COM). Ceux-ci sont divisés en deux, l’un stationnant à l’est, confié à Mohammedi Saïd, et l’autre à l’ouest, à Houari Boumediene. Chaque COM a sous tutelle trois wilayas dont un représentant participe à sa direction. Les wilayas I, II et III sont sous la tutelle du COM Est, quant aux trois wilayas, occidentales, elles dépendent du COM Ouest. Le premier siège à Ghardimaou en Tunisie, et le second à Oujda au Maroc. Ces deux organismes de direction militaire fonctionnent donc hors du territoire national, instituant de fait la rupture entre les maquis et les frontières.

11Plusieurs objectifs sont assignés aux COM. À l’est, le premier est de détruire les barrages, mais aussi d’envoyer vers les maquis tous les Algériens qui sont sans affectation en Tunisie. Ces buts sont énoncés mais ne sont pas réellement mis en œuvre sur le terrain. C’est à l’ouest, sous l’impulsion de Boumediene, que le COM fonctionne le mieux, notamment parce que le régionalisme y est moins prégnant qu’à l’est. Boumediene parvient à attirer à lui des jeunes instruits qui lui resteront fidèles et à mettre en place une force militaire organisée et cohérente, contrairement à Mohammedi Saïd qui, à l’est, voit sa légitimité contestée, entre autres par Ali Kafi, dirigeant de la wilaya II, pour qui « raisonnablement, objectivement et d’un point de vue révolutionnaire, on ne pouvait pas concevoir qu’une structure puisse diriger depuis l’extérieur du pays des opérations militaires qui se déroulaient à l’intérieur¹¹ ».

12La wilaya II est alors représentée par Amar Benaouda, promu colonel pour l’occasion. La fracture entre maquis intérieurs et armée extérieure apparaît une fois de plus très clairement. À ce clivage, il faut ajouter des querelles de personnes puisque les membres du COM Est ne s’entendent guère sur la marche à suivre, chaque chef de wilaya souhaitant conserver son autorité sur ses hommes et refusant de se soumettre à cette entité centralisée qu’est le COM. Enfin, les relations de ses membres sont gangrénées par une méfiance réciproque, en particulier à l’encontre de Mohammedi Saïd que la rumeur accuse de faire le jeu des anciens officiers de l’armée française¹². Tout cela concourt à la réticence des dirigeants du COM Est à utiliser les déserteurs présents afin d’organiser la frontière au prétexte que ceux-ci pourraient être des infiltrés de l’armée française envoyés par le 5^e bureau de l’État-major chargé de l’action psychologique ; c’est Boumediene, pragmatique, qui les récupère. Il aurait dit aux dirigeants du COM Est : « Vous n’en voulez pas, moi je les prends, j’en ai besoin¹³. » C’est ainsi qu’il emmène à la frontière marocaine les capitaines Abdelkader Chabou et Mohamed Zerguini. En agissant de la sorte, le dirigeant du COM Ouest se constitue habilement une clientèle d’hommes qui lui doivent leur poste et s’assure de leur fidélité.

13C’est Belkacem Krim qui, le premier, emploie ces déserteurs à des postes importants puisqu’en 1958 il choisit Idir Mouloud, ancien de l’armée française, comme chef de cabinet¹⁴. Il est ainsi le premier à défendre et justifier leur emploi au sein des forces de l’ALN par les arguments suivants :

Vous me reprochez les Chabou, les Zerguini, les Slimane Hoffman. Vous me reprochez Idir mon directeur de cabinet. J’ai pris le commandant Idir avec moi parce qu’il m’est d’une plus grande utilité qu’un colonel illettré venant du bled, si courageux soit-il. Quant à cette armée des frontières dont Mohammedi Saïd et Houari Boumediene sont si fiers – à juste titre – qui croyez vous qui l’ait formée ? Ces officiers « français » comme vous dites. Des unités disparates sans aucune formation sont sorties de leurs stages bien entraînées, prêtes au combat. Les résultats sont là. Nous disposons d’une véritable force de frappe. Et puis je vais vous dire une bonne chose, je préfère avoir employé des officiers algériens même s’ils venaient de l’armée française plutôt que des étrangers venant de l’Est ou de l’Ouest. A vous de juger si vous pensez autrement¹⁵.

14Ces deux arguments seront par la suite repris par Boumediene. D’une part celui, des compétences techniques de ces hommes qui font cruellement défaut à l’ALN, et d’autre part, un argument plus nationaliste, à savoir la préférence pour l’emploi d’Algériens plutôt que d’étrangers, et ce en pleine guerre froide. Néanmoins, il y a bien eu des instructeurs étrangers, même si c’est en nombre réduit, dans les camps d’instructions frontaliers.

15L’expérience des COM est de courte durée puisqu’ils sont dissous en septembre 1958 par le CCE, sous l’impulsion de Belkacem Krim, à la suite d’une réunion au Caire. Les membres du COM Est, en raison de leur incompétence, sont sanctionnés et envoyés dans différents pays arabes. Le colonel Mohamed Lamouri est suspendu de toute activité pour une durée illimitée, cassé dans son grade, et reçoit l’ordre de se rendre à Djeddah, en Arabie Saoudite. Certaines sources évoquent le Liban¹⁶. Le colonel Amara Bouglez est quant à lui rétrogradé capitaine, suspendu de toute activité pour une durée illimitée et envoyé en Irak¹⁷. Pour les deux autres, à savoir Mohammedi Saïd et Amar Benaouda, les sanctions sont moins sévères. Le premier est suspendu un mois pour « carence dans l’exercice de son commandement » et envoyé au Caire. Le second est suspendu trois mois pour « comportement incompatible avec ses fonctions¹⁸ » ; ces trois mois sont assortis d’un séjour obligatoire au Liban. La relative clémence dont profitent ces deux hommes s’explique par leur proximité avec des dirigeants du mouvement, Belkacem Krim et Lakhdar Bentobal¹⁹, qui les rappellent rapidement puisque, le 1^er octobre, les COM sont remplacés par deux États-majors dont les chefs sont les mêmes que les anciens COM. À l’ouest, Boumediene parvient à remettre de l’ordre au sein des troupes stationnées à la frontière ; à l’est, le désordre perdure.

D. L’affaire Lamouri

Connu sous le nom de “complot Lamouri”, cet épisode apparaît a posteriori comme un moment dans la formation de l’armée algérienne²⁰.

16Cette citation témoigne de la nécessité d’analyser cet épisode complexe de la guerre, d’autant plus qu’il implique plusieurs officiers qui ont par la suite intégré l’ANP. Il est également important de l’examiner en détail, dans la mesure où il permet à Boumediene de se créer, une fois de plus, une clientèle fidèle qu’il emploiera une fois parvenu au pouvoir.

17Cette affaire Lamouri²¹, autrement appelée « complot Lamouri » ou encore « complot des colonels », compte 41 prévenus dont 13 inculpés. Elle résulte en partie des crises et ressentiments qui parcourent la première wilaya à l’encontre du GPRA. Elle se déroule au mois de novembre 1958. Quelques semaines auparavant, suite à la dissolution des COM, le chef de la base de l’Est, Amara Bouglez, et celui des Aurès, Mohamed Lamouri, ont été sévèrement sanctionnés par le CCE sous des prétextes plus ou moins fallacieux et envoyés dans différents pays du Moyen-Orient. Aux frontières, l’absence de ces chefs inquiète leurs partisans, dont l’un sera ensuite un acteur majeur du complot : Ahmed Nouaoura, successeur de Mohamed Lamouri à la tête de la wilaya I. Celui-ci, après avoir pris connaissance des peines infligées à ses supérieurs, envoie une lettre au président du GPRA, Ferhat Abbas. Il y accuse les dirigeants du mouvement de népotisme en raison des faibles sanctions infligées aux autres membres du COM, au prétexte qu’ils bénéficient de la protection de Krim et Bentobal. Il dénonce également le faste dans lequel vivrait le GPRA à Tunis tandis que les maquisards de l’intérieur souffrent et manquent de tout. Le 13 octobre, Ahmed Nouaoura réunit son État-major et rejette les ordres du gouvernement, « difficiles et impossibles à exécuter²² », de rentrer par tous les moyens en Algérie. Une semaine plus tard, c’est le commandant Aouechria, commandant de la base de l’Est qui rassemble ses hommes afin de s’unir à Nouaoura dont il partage les positions à l’encontre du gouvernement.

18Pendant ce temps, Lamouri a quitté son exil, à une date indéterminée²³, pour se rendre au Caire où il rencontre Mustapha Lakhal, maquisard, envoyé à l’extérieur suite à un conflit avec un de ses supérieurs. Cet homme est un proche des mukhabarat égyptiens²⁴, notamment de Fethi Dib, qui est responsable des services pour les relations avec le Maghreb, et avec qui il met Lamouri en contact. « Dès lors le complot se noue²⁵. » Pour comprendre pourquoi l’Égypte décide de soutenir cette dissidence à vocation putschiste il faut savoir que ses dirigeants « sont indisposés par le FLN qui leur conteste depuis 1956 le droit de parler en son nom²⁶ ». Les ressentiments de l’Égypte à l’encontre du GPRA ont aussi deux autres sources : la non-condamnation par le FLN du régime de Bourguiba, largement opposé à Nasser, et le fait que les dirigeants du FLN ne l’ont pas informée de la formation du GPRA. Ainsi, Mohammed Harbi et Gilbert Meynier écrivent que « le complot Lamouri fut en fait monté avec l’appui des mukhabarât égyptiennes pour punir le GPRA d’une ligne que les Égyptiens trouvaient trop éloignée de la leur et trop proche des orientations tunisiennes²⁷ ». Entre le jeune GPRA et le régime nassérien, les relations ne sont donc pas au beau fixe. Après plusieurs entretiens entre Dib et Lamouri, ce dernier décide de rentrer en Tunisie malgré l’interdiction dont il est frappé.

19Le 12 novembre se déroule une réunion qui rassemble entre autres Lamouri, Nouaoura, Aouechria mais aussi Abdallah Belhouchet, Salah Soufi, Benabbès Gheziel et Ahmed Draia – ces derniers sont de futurs officiers de l’ANP. Plusieurs décisions sont prises, la plus importante, et la plus grave, est d’arrêter les ministres du GPRA présents à Tunis. Rapidement, la réunion est interrompue par l’intervention de la Garde nationale tunisienne qui arrête les conjurés à la demande du GPRA. Ils ont été dénoncés par le chauffeur de Lamouri qui l’a ramené du Caire vers la Libye, puis la Tunisie et avant d’informer le GPRA de ce retour. Deux des conjurés réussissent cependant à s’échapper, Abdallah Belhouchet et de Salah Soufi, mais pour une courte durée.

20Une enquête est rapidement diligentée pour découvrir les tenants et les aboutissants de ce complot. Le rôle de l’Égypte est rapidement découvert, en conséquence de quoi le siège du GPRA est transféré du Caire à Tunis. Les conjurés, quant à eux, sont mis aux arrêts à la prison de Goumblat et surveillés par Abdelmadjid Alahoum²⁸ le temps que l’instruction se termine. Certaines séances d’interrogatoires sont conduites par Ahmed Benchérif. « La torture y fut la règle²⁹ » comme en témoigne l’interrogatoire d’un rallié par l’armée française qui indique que Lamouri « fut torturé à l’électricité et à la cravache par B… C³⁰… ». Une fois l’enquête terminée, une haute cour de justice est constituée, chargée de juger 13 inculpés. Trois futurs membres de l’État-major général (EMG) en font partie. Boumediene préside la cour, assisté de deux juges, les colonels Sadek et Slimane, et d’un procureur, Ali Mendjeli. Lamouri est défendu, apparemment à sa demande, par Tahar Zbiri³¹. Le verdict est rendu le 28 février 1959³². Parmi les conjurés, quatre sont condamnés à mort : les colonels Lamouri et Nouaoura, le commandant Aouechria et le capitaine Lakhal.

21Ces exécutions font polémique et les informations divergent quant aux modalités et dates d’exécution. Tahar Zbiri écrit que « la sentence de mort fut exécutée le lendemain³³ » soit le 1^er mars, sans préciser selon quelles modalités. Gilbert Meynier écrit que ces quatre conjurés furent fusillés le 16 mars³⁴. Mahdi Chérif, officier retraité de l’ANP, affirme quant à lui que c’est Ahmed Benchérif lui-même qui aurait exécuté la sentence : « Ces moudjahidines sont étranglés de sa propre main³⁵ » sans que cette assertion ait pu être recoupée par d’autres sources. D’autres sont condamnés à des peines de prison, à l’instar d’Abdallah Belhouchet et d’Ahmed Draia. Boumediene les a épargnés. Par la suite, une fois à la tête de l’EMG, « le pardon intelligent de Boumediene fit des survivants libérés des hommes de confiance de l’état-major³⁶ ». C’est ainsi que, deux ans plus tard, ils sont libérés et envoyés vers la frontière malienne sous la direction du capitaine Abdelkader El Mali, nom de guerre d’Abdelaziz Bouteflika.

22De l’échec de ce complot, ceux qui ont jugé les conjurés ont tiré les leçons. Quelques années plus tard, ce sera à leur tour de s’opposer au GPRA. Contrairement à Lamouri, ils sortiront victorieux de ce conflit les opposant au gouvernement. Le GPRA sort diminué de cette affaire, son appel à la garde tunisienne pour régler ce conflit entre Algériens le déconsidère aux yeux des combattants stationnés à la frontière.

23La construction des barrages frontaliers est le véritable point de départ de la constitution de l’armée des frontières. Cependant, en 1957-1958, cette armée est encore très désorganisée malgré quelques vaines tentatives de structuration à l’image de l’éphémère existence des COM. Il faut attendre 1960 et la création de l’EMG pour voir cette force se structurer réellement, préfigurant lentement l’armée nationale qui voit le jour au lendemain de l’indépendance.

II. La structuration de l’armée des frontières

A. L’État-major général ou la naissance d’une force réellement organisée

La création, deux années avant la fin de la guerre, de l’État-major général est un évènement important dans l’histoire de l’ALN et de son commandement. C’est là, un évènement qui a participé de manière significative à la formation du pouvoir et du système politique de notre pays. Le contrôle de l’armée qui avait jusque-là été assumé par le CCE et le GPRA passait sous l’autorité de l’EMG. Cette autorité qui devait théoriquement s’exercer sur l’ensemble de l’ALN à travers le territoire national s’était pratiquement limitée aux troupes sur les frontières, assurant néanmoins l’emploi de troupes disciplinées, organisées, formées, fortement armées et solidement encadrées. Ces troupes devaient constituer le noyau essentiel autour duquel a été édifiée l’ANP³⁷.

24En janvier 1960, suite aux travaux du CNRA réuni à Tripoli, un État-major général (EMG) est créé. Il prend ses fonctions le 23 janvier. Les États-majors Est et Ouest sont unifiés sous le commandement de Houari Boumediene. Le siège de l’EMG est installé à Ghardimaou, à une dizaine de kilomètres de la frontière algéro-tunisienne. Parmi ses résolutions, le CNRA enjoint aux militaires de pénétrer en Algérie afin d’alimenter les maquis en armes et en hommes. Quelques franchissements réussissent au printemps 1960. C’est à cette période qu’Ahmed Benchérif et Tahar Zbiri rentrent en Algérie. Toutefois, les tentatives étant très meurtrières – le colonel Ouamrane estime à 6 000 le nombre de combattants décédés à ces occasions³⁸ – et rarement couronnées de succès, Boumediene décide d’y mettre un terme.

25En tant que chef d’État-major Ouest, Boumediene avait déjà réorganisé les troupes de l’ALN stationnées au Maroc ; il doit maintenant réaliser le même travail à l’est où celles-ci sont plus nombreuses et plus dispersées. Avant tout, il doit rétablir l’ordre et la discipline parmi les hommes car les désertions et refus d’obéissances sont très nombreux. Il doit également mettre un terme aux divers petits trafics qui existent dans cette zone et rétablir une gestion scrupuleuse des différents services, où la corruption et les arrangements entre amis sont fréquents.

26En février 1960, dans le cadre de la réorganisation des troupes à la frontière, l’EMG divise le commandement de la région en deux : une Zone opérationnelle Nord (ZON) confiée à Abderrahmane Bensalem et une Zone opérationnelle Sud (ZOS) dont la direction revient à Salah Soufi. Le premier est assisté par les capitaines Abdelkader Chabou, Chadli Bendjedid et Abdelghani. Quant à Salah Soufi, il est secondé par les capitaines Saïd Abid et Mohamed Alleg³⁹. Tous ces individus intègrent l’ANP après l’indépendance et appartiennent au corpus de militaires étudiés. Une dernière zone couvre l’extrême sud et la frontière libyenne. Elle est confiée à Mahmoud Guennez, maquisard de la première heure qui abandonne toute responsabilité au sein de l’armée après 1962. Ces désignations ne font pas l’unanimité au sein de l’ALN. Les wilayas III et IV se sentent sous-représentées⁴⁰, ce qui n’est pas sans conséquence. À l’été 1962, lors de la crise entre le GPRA et l’EMG, ces deux wilayas pencheront pour le premier. Des amitiés naissent au sein de ces différentes zones ; Chadli Bendjedid évoque par exemple dans ses mémoires Abderrahmane Bensalem, qui le dirige au sein de la ZON, en ces termes : « Mon ami et compagnon d’armes⁴¹. »

27Boumediene crée également cinq bureaux d’État-major largement inspirés du modèle français, leurs « missions correspondent à celles de leurs homologues français⁴² ». Le premier bureau qui gère la logistique et l’intendance est confié à Mohamed Bouzada, ancien sous-lieutenant de l’armée française. Il supervise l’approvisionnement en armes de l’ALN. Il est rapidement rattaché au troisième bureau appelé « bureau technique ». Le deuxième bureau s’occupe du renseignement. On trouve à sa tête un proche de Boumediene, Ahmed Kaïd connu sous le nom de commandant Slimane, qui devient par la suite ministre des Finances et du plan de Boumediene. Ce dernier, dans la lignée d’Abdelhafid Boussouf qui permit son ascension au sein de la wilaya V, attache une grande importance à ce service, créé au Maroc en 1956 alors qu’il s’y trouvait. Le troisième bureau est confié à des déserteurs de l’armée française en raison de leurs compétences techniques ; on y trouve Rabah Boutella, Mohamed Zerguini, Slimane Hoffman et Abdelkader Chabou. Tous se connaissent et ont été impliqués dans « l’affaire des officiers algériens ». Ils appartiennent à la « première génération » de déserteurs. Ils sont principalement chargés de la structuration et de l’organisation des unités ainsi que des études opérationnelles. Le quatrième bureau qui concerne les effectifs et le personnel est dirigé par le lieutenant Mohamed Chebila⁴³ ; quant au cinquième bureau dédié à la presse et à l’information, il revient au capitaine Fehrat, responsable après l’indépendance du mensuel de l’armée El Djeich.

28Les camps d’instruction, qui existaient déjà, sont réorganisés. Le capitaine Abdelhamid Benabdelmoumène, ancien de l’armée française, est chargé de l’instruction et de leur supervision.

Tunisie, Ghardimaou, vers 1959-1960⁴⁴

29Boumediene instaure des bataillons d’environ 600 hommes, répartis en trois compagnies d’infanterie et une compagnie lourde. Là encore, le modèle français n’est pas loin comme l’explique Hassan, ancien militaire de l’ANP, ayant appartenu à l’armée française : « On n’avait pas inventé la poudre, c’est ce qu’on connaissait chez les Français, un bataillon qu’est-ce que c’était ? Cinq cents, six cents hommes, une compagnie faisait cent vingt, cent vingt-cinq hommes⁴⁵. » Chacun de ces bataillons, numéroté de façon aléatoire afin que l’armée française « n’en découvr[e] ni le nombre, ni les zones de déploiement⁴⁶ », se voit attribuer une zone d’action. Ils sont confiés pour beaucoup à des déserteurs de l’armée française appartenant à la « seconde génération », tels Abdenour Bekka, Larbi Belkheir, Abdelmalek Guenaïzia, Khaled Nezzar et d’autres, mais aussi à des combattants de retour des écoles du Moyen-Orient comme Abderrezak Bouhara, ou encore des maquisards partis en Tunisie qui n’ont pu faire le chemin en sens inverse à l’image d’Abdelkader Abdellaoui qui rejoint l’ALN en wilaya I, puis est nommé chef du 13^e bataillon par Chadli Bendjedid⁴⁷. Ces bataillons intègrent des éléments venus de toutes les régions d’Algérie afin de casser l’esprit régionaliste qui règne depuis le début de la guerre.

30Ainsi, vers le milieu de l’année 1960 on compte près de 9 500 combattants en Tunisie, répartis en 14 bataillons et environ 6 500 au Maroc, répartis en cinq bataillons et 11 katîba(s)⁴⁸. Durant les deux dernières années du conflit, le nombre de combattants ne cesse de s’accroître aux marges de l’Algérie. L’armée des frontières prend forme. Elle a à sa disposition tous les services d’une armée classique (intendance, instruction, transmissions, génie, etc.) et une grande quantité de matériel militaire ; celui-ci ne pénétrant plus à l’intérieur de l’Algérie, il est entreposé aux frontières. Sans doute ce matériel est-il préservé en prévision de l’indépendance à venir. D’ailleurs, Yves Courrière, dans un style très littéraire, synthétise très bien les témoignages des acteurs de la période :

Boumediene voyait plus loin. Bien plus loin. Conscient des faiblesses et contradictions internes du GPRA, témoin des marchandages auxquels ses membres se livraient sans vergogne, il imaginait l’avenir. Le moment où sonnerait l’heure des négociations, seule issue à cette guerre de libération qui ne pourrait jamais se gagner sur le terrain. C’est pour ce jour qu’il préparait l’Armée des frontières. Une armée sur laquelle le futur Chef de l’État algérien, quel qu’il soit, pourrait compter. Une armée sans laquelle le futur Président, – qu’il s’appelle Abbas, Ben Bella ou tout autre – ne POURRAIT gouverner⁴⁹.

31Progressivement, tous ces changements renforcent la cohésion des troupes et leur professionnalisation. Abdenour, qui a stationné à la frontière tunisienne entre ses séjours de formation au Moyen-Orient, se souvient qu’« en très peu de temps, tout est rentré dans l’ordre, discipline, organisation ; vraiment c’est une armée, il y avait une véritable armée⁵⁰ ».

32Boumediene sait utiliser les hommes et les placer selon un savant dosage permettant de limiter les effets du régionalisme. Il emploie des anciens de l’armée française mais à des postes essentiellement techniques, limitant du même coup les critiques de ceux qui voient leur intégration d’un mauvais œil. Des centaines de combattants sont envoyés à l’instruction en prévision de l’édification de l’armée indépendante. Ainsi, Boumediene « parvint à réussir là où ses prédécesseurs avaient échoué : il fit de l’armée des frontières un instrument cohérent et discipliné⁵¹ ».

33Aux frontières, c’est une sorte d’État dans l’État qui se forme au grand dam des autorités souveraines marocaine et tunisienne, qui tentent à plusieurs reprises de rétablir leur autorité sur ces « bases algériennes qui, de fait, fonctionnent peu ou prou comme des entités exterritorialisées [sic]⁵² ». En Tunisie par exemple, en 1961, suite à l’affaire de l’avion français abattu par l’ALN et à la capture de son pilote, Bourguiba exige sa libération et, face au refus de l’EMG, les autorités tunisiennes décident de stopper les livraisons d’armes à l’ALN et de couper l’alimentation des camps en eau. Dans ce contexte, les autorités marocaines et tunisiennes qui viennent juste de recouvrer leur indépendance et n’ont pas encore étouffé toutes les velléités contestataires qui couvent sur leur territoire, émanant essentiellement du bled siba⁵³ pour les premières et des youssefistes⁵⁴ pour les secondes, tentent de juguler tant bien que mal cet embryon étatique fortement militarisé. Il faut toutefois préciser que les autorités algériennes, essentiellement à travers l’EMG, qui fonctionnent de façon largement autonome dans ces deux pays ont parfois dû faire appel à leurs forces répressives.

34Le renforcement de la cohésion des troupes et de la stricte discipline qui leur est appliquée fait naître dans cette armée en gestation « un esprit de corps qu’elle n’avait pas jusque-là⁵⁵ ». C’est cette solidarité et cet « esprit de corps » qui permettent graduellement à l’armée de s’imposer comme seule force organisée du pays, comme seule garante de l’unité du pays.

B. La frontière tunisienne : point de rencontre des futurs officiers de l’ANP

35On peut émettre l’hypothèse selon laquelle pour devenir un officier de premier rang au sein de l’ANP après 1962, avoir été à la frontière tunisienne est un passage quasi obligé, les diverses trajectoires des militaires se croisant presque toutes à un moment donné dans cette région. Sur l’ensemble du corpus étudié, 58 militaires ont stationné à la frontière tunisienne à un moment ou à un autre de la guerre, soit près d’un tiers des militaires du corpus nés avant 1943. Plus précisément, parmi les 27 officiers qui ont occupé la fonction de chef de région militaire entre 1962 et 1992, au moins 14 sont passés par la frontière tunisienne. Mohammed Harbi affirme même qu’entre « 1962 et 1979 tous les chefs de région ont exercé leurs responsabilités aux frontières Tunisiennes⁵⁶ ». Il faut donc analyser la manière dont cette frontière est un point de passage obligé des futurs officiers de l’ANP, comment on peut s’y distinguer et comment des liens personnels s’y créent. Ceux-ci pourront d’ailleurs être, par la suite, réactivés et utilisés tout au long des carrières d’officiers dans l’ANP.

36Du fait de la construction des barrages aux frontières, c’est dans ces deux zones que les hommes qui rejoignent l’ALN à partir de 1957-1958 se retrouvent, anciens de l’armée française comme jeunes grévistes du mois de mai 1956. Ils sont utilisés pour diriger les camps d’entraînement et pour donner une instruction militaire aux djounoud, mais aussi pour prendre le commandement des bataillons frontaliers. C’est donc dans cette zone que ces hommes font, pour la plupart, leurs premières armes, qu’ils dirigent des hommes pour la première fois et occupent des postes à responsabilités. On peut dire que c’est à la frontière tunisienne que ces jeunes officiers deviennent des militaires. Dans cette perspective, cet espace se révèle être un passage obligé de leur carrière dans la mesure où il leur permet de mettre en pratique des connaissances jusqu’alors théoriques, puisque la plupart viennent à peine de terminer leur formation militaire, que ce soit les jeunes de retour de formation à l’étranger ou la « seconde génération » d’anciens de l’armée française. Ces affectations préfigurent le poids que ces hommes acquerront par la suite au sein de l’ANP.

37En plus de ces hommes aguerris, on trouve de nombreux maquisards qui, partis en Tunisie dans le but de s’y approvisionner en armes, ne peuvent rejoindre leur wilaya suite à la construction des barrages. Vers 1958, la wilaya II est ainsi surreprésentée à la frontière est où les maquisards originaires du Constantinois représentent près de 45 % du nombre total de combattants. Viennent ensuite les combattants des Aurès, dont la proportion est estimée à 28 %⁵⁷. En 1958, près des trois quarts des combattants stationnés à la frontière tunisienne viennent des deux premières wilayas, tandis que l’Algérois et la Kabylie représentent à peine 20 % des effectifs. Ces données sont essentielles pour comprendre les alliances qui se noueront lors de la crise de l’été 1962, et par la suite lors de l’intégration des maquisards à l’ANP. À partir de 1960, la proportion de maquisards comparée à celle de l’effectif total des djounoud à la frontière diminue au profit, semble-t-il, des réfugiés algériens ayant rallié l’ALN.

38À partir de 1958, la plupart des officiers étudiés se trouvent donc aux frontières où ils occupent différents postes, que ce soit au sein de l’EMG, des bataillons frontaliers ou au niveau des camps d’instruction. C’est là que ces officiers aux origines diverses se rencontrent, se retrouvent et que des premières relations se tissent. Hamid, de retour de formation en Égypte et en Irak, affecté à son retour à la ZON se souvient : « J’ai retrouvé Kamel Abderrahim qui a fait, lui, la Syrie⁵⁸. » Hocine Benmaalem y a lui retrouvé « deux camarades d’Alep : Mohamed Alleg et Nourredine Sahraoui⁵⁹ ». Mohamed Zerguini affecté un temps au Djebel Chambi écrit : « Ce fut dans ce camp que j’eus l’honneur de faire la connaissance du colonel Tahar ZBIRI⁶⁰. » C’est également en Tunisie qu’il rencontre Boumediene qui l’apprécie puisqu’il lui « propos[e] de l’assister dans l’exercice de son commandement ». D’après Mohamed Zerguini « il est certain que le choix de [sa] personne venait du fait qu’il [l’] avait apprécié quand [il] dirigeai[t] le camp de Kebdani sur les frontières Ouest⁶¹ ». Ce choix d’affectation, basé sur une relation personnelle, n’est pas unique et se poursuit après l’indépendance.

39L’ALN, bloquée aux frontières, lance plusieurs attaques contre les barrages électrifiés. Beaucoup de militaires étudiés y ont pris part ensemble. Les dures conditions de vie entraînent la création de liens forts et solides entre ces hommes. Le 27 novembre 1960 se déroule par exemple l’attaque du poste de Bordj M’Raou. Elle est coordonnée par le commandement de la ZON. En première ligne se trouvent les bataillons de Salim Saadi (19^e), d’Abderrezak Bouhara (39^e) et « une compagnie lourde sous le commandement de Khaled Nezzar [qui] assurait la couverture de l’attaque⁶² ». Fin juillet 1961, parallèlement aux négociations entamées à Lugrin, une autre attaque, sous le commandement d’Abdelghani, est décidée contre le poste d’El Gouard. Là encore Abderrezak Bouhara et Salim Saadi y participent ainsi qu’Abdelmalek Guenaïzia, Abdelkader Kara et Mokhtar Kerkeb, mais c’est la participation d’un autre individu, très rarement mentionné dans les sources, qui doit être soulignée. Salim Saadi raconte qu’au poste de commandement d’Abdelghani il rencontre « un certain nombre de moudjahidine parmi lesquels se trouvaient des responsables qui venaient de la Wilaya V, et une équipe de jeunes opérateurs radio (j’ai appris, quelques années après l’indépendance, de la bouche même de l’intéressé, que parmi ces combattants se trouvait l’actuel général Mohamed-Toufik Mediene)⁶³ ». Cet homme, qui dirigea les services de renseignement algérien pendant un quart de siècle, est très peu connu et n’est quasiment jamais mentionné dans les sources⁶⁴. Grâce à Salim Saadi, on sait que lui aussi a stationné à la frontière tunisienne. Ces témoignages confirment à quel point cette zone qu’est la frontière tunisienne constitue un espace majeur de socialisation, voire de distinction de ces militaires qui peuvent y prouver leur valeur militaire et leur capacité à diriger des hommes lors des accrochages contre l’armée française. D’ailleurs, d’après Mohammed Harbi, les unités qui stationnent dans cette région « sont, avant l’heure, l’embryon de l’Etat futur et donneront à la future armée nationale populaire (ANP) la quasi-totalité de ses chefs⁶⁵ ».

Tunisie, s. d.⁶⁶

40La frontière tunisienne est un point de rencontre privilégié pour les futurs officiers de l’ANP, rencontres qui ne vont pas sans conflit. En effet, cette région est le lieu de naissance de rivalités, voire d’antagonismes, qui perdurent bien après 1962.

C. Typologie des militaires stationnés aux frontières et naissance d’antagonismes

41Aux frontières, Mohammed Harbi identifie quatre groupes distincts⁶⁷ au sein de l’élite militaire. Schématiquement, le premier est formé par des hommes qui, avant d’être des combattants de l’ALN, furent des militants nationalistes, notamment du MTLD à l’image d’Ali Mendjeli. Ce n’est pas de ce groupe que sont issus les futurs officiers de l’ANP.

42Le deuxième groupe est constitué par les combattants qui ont connu l’expérience de la guerre au sein de l’armée française en Indochine, voire dès la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit de sous-officiers qui rejoignent rapidement les rangs de l’ALN après leur démobilisation et ne portent pas de stigmates liés à leur ancienne appartenance à l’armée française. D’après Mohammed Harbi, « leurs qualités de meneurs d’hommes connaissant parfaitement le terrain en font des cadres difficiles à remplacer⁶⁸ ». C’est à eux que Boumediene confie le commandement des deux zones opérationnelles de la frontière tunisienne, de même qu’il leur attribuera des postes importants après 1962, tels que chef de région militaire ou membre de l’État-major à l’instar d’Abderrahmane Bensalem.

43Le troisième groupe défini par Mohammed Harbi est constitué par les officiers formés au Moyen-Orient. D’après lui, ces hommes ne sont pas carriéristes – ce qui n’empêche pas la plupart d’entre eux de mener après-guerre de brillantes carrières au sein de l’ANP – contrairement aux hommes du quatrième groupe, celui des anciens officiers de l’armée française. Le groupe des officiers revenus du Moyen-Orient est empreint d’une plus forte conscience politique, teintée d’une pointe de nationalisme arabe. Ceci peut s’expliquer par leur passage dans les Académies du Moyen-Orient, d’autant plus que c’est en Égypte, capitale du nationalisme arabe sous Nasser, à l’époque unie à la Syrie dans le cadre de la République arabe unie (RAU, 1958-1961), que la majorité d’entre eux a été formée. À leur sujet, Hassan, ancien militaire de l’armée française déclare : « Ils sont venus aussi avec des idées biscornues, les idées de l’arabisme, de Nasser⁶⁹. » On devine dans ces propos que ces idées sont loin de faire l’unanimité au sein des militaires, ce que confirme Hocine Benmaalem marqué par les propos de Slimane Hoffman qui « déversa[it] un flot de critiques sur l’Égypte et Gamal Abdel Nasser⁷⁰ ». Un autre facteur concourt à cette politisation plus forte et à cette position moins carriériste : ce sont les circonstances historiques qui ont poussé ces hommes à devenir des combattants, puis des militaires. Sans la guerre, ils n’auraient probablement pas opté pour le métier des armes comme en témoigne le futur directeur de la marine, Rachid Benyelles, qui écrit dans ses mémoires qu’il « n’avai[t] jamais songé embrasser un jour une carrière dans l’armée⁷¹ », contrairement aux anciens officiers de l’armée française. Ces derniers ont choisi de faire carrière dans l’armée, française au départ, algérienne par la suite, poussés par la conjoncture historique, et sans doute aussi parce que dans l’armée française leur carrière aurait été rapidement bloquée. Tout du moins, leur ascension à des grades d’officier supérieur aurait été limitée, en raison de leur statut de « FSNA », alors qu’ils pouvaient espérer faire une brillante carrière au sein de l’armée algérienne. Si tous les officiers avec lesquels je me suis entretenue nient qu’il existe un clivage entre officiers formés au Moyen-Orient et anciens de l’armée française, la question des motifs d’engagement reste récurrente. Nacer, formé au Moyen-Orient, dit au sujet des anciens de l’armée française : « Je ne nie pas qu’ils aient pas un sentiment patriotique mais ils ont été [dans l’armée française] pour faire carrière. Bon, après, ils ont eu une prise de conscience », il ajoute tout de même « mais à la base, idéologiquement, on était différents⁷² ».

44Les anciens militaires de l’armée française sont vus comme des professionnels et non comme des militants en armes, contrairement aux maquisards et aux jeunes formés au Moyen-Orient. Abderrezak Bouhara éclaire ces différentes perceptions des officiers en fonction de leur trajectoire : « Ces cadres formés par les soins du FLN et de l’ALN n’avaient pas fait le choix d’une carrière militaire. La Révolution en a fait des soldats puis des officiers⁷³ », ils étaient donc « militant[s] par essence, militaire[s] par accident⁷⁴. »

45À cette question des motifs de l’engagement se superpose celle des grades, qui cristallise nombre de ressentiments. Les officiers issus de l’armée française ont conservé le grade qu’ils y avaient obtenu lors de leur intégration à l’ALN⁷⁵, tandis que les maquisards ont acquis le leur au combat. De ce fait, les grades de ces derniers sont, aux yeux des djounoud, beaucoup plus légitimes, de même que les grades des jeunes formés au Moyen-Orient qui sortaient des Académies militaires arabes généralement sous-lieutenants. Abderrezak Bouhara décrit par une anecdote cette dichotomie : « Les cadres venus de l’armée française étaient souvent appelés par leurs grades et, les autres, tout simplement par leurs prénoms⁷⁶. » Les grades acquis durant la guerre seront conservés par les officiers lors de leur intégration à l’ANP.

46Ainsi, les relations entre ces différents types de militaires sont loin d’être simples, « l’amalgame entre guerriers improvisés, officiers déserteurs de l’armée française et officiers formés dans les académies militaires de pays amis ne fut pas un long fleuve tranquille⁷⁷ ». Les officiers venant de l’armée française sont parfois malmenés par leurs supérieurs. Mohammed Harbi, dans ses mémoires, donne les exemples suivants :

Le commandant Idir [déserteur au mois de juillet 1956, bras droit de Belkacem Krim] giflé par le commandant Ali Mendjli en présence de Krim, le capitaine Abdelhamid Benabdelmoumen giflé par le colonel Saïd Mohammedi, les lieutenants Moulay Abdelkader Chabou et Slimane Hoffman mis sous surveillance de leurs hommes par leur supérieur, le capitaine Abderrahmane Bensalem, etc.⁷⁸.

47La mention d’Abderrahmane Bensalem comme participant à ces brimades confirme le statut à part des membres de l’ALN passés par l’armée française et qui ont déserté de façon précoce et/ou violente. Certains des officiers issus de l’armée française ont donc connu des problèmes d’intégration à l’ALN, notamment parce que « leur engagement systématique aux côtés de la direction, inhérent aux automatismes d’obéissance de leur formation, leur a coûté de l’hostilité et de la méfiance de la part de nombreux Moudjahidine⁷⁹ ». « Ils sont victimes de leur formation » résume Abdenour⁸⁰. Entre les lignes, on comprend que les officiers de l’armée française ont eu du mal à s’adapter au profil des hommes qu’ils avaient en face d’eux, « c’est des volontaires, ce ne sont pas des engagés » complète l’ancien officier.

48Cette question de la soumission et de l’obéissance aux autorités supérieures se manifeste à certains égards dans l’affaire de la dissidence du Djebel Chambi, montagne où sont stationnées des troupes de l’ALN en territoire tunisien. Un camp d’instruction y aurait été installé par Mohammedi Saïd et placé sous la direction de Mohamed Zerguini. Rapidement ce dernier est mis en cause et son autoritarisme fustigé. Une enquête est diligentée dont il ressort « que des cadres se plaignaient que [Mohamed Zerguini] fusse trop autoritaire et très dur », c’est pourquoi les combattants de ce camp « refusaient de continuer à travailler sous [ses] ordres⁸¹ ». « Les officiers algériens avaient dans l’armée française une réputation ancienne de chefs autoritaires⁸² », réputation qu’ils ont vraisemblablement gardée suite à leur intégration à l’ALN. Ces combattants du Djebel Chambi, originaires des Aurès-Nememcha, se rebellaient contre l’autorité de Mohammedi Saïd, sans doute également en réaction à l’exécution des conjurés du complot Lamouri⁸³. Il fallut attendre l’instauration de l’EMG et la réorganisation de la frontière tunisienne par Boumediene pour que la région s’apaise.

49Ces querelles intestines, qui persistent après l’indépendance, sont en très grande partie liées à un conflit pour le pouvoir qui commence de manière informelle. Plus prosaïquement, il s’agit d’« une affaire d’ambition⁸⁴ ». En effet, à partir de 1960, la future indépendance de l’Algérie est de plus en plus prévisible et la question de la prise du pouvoir devient préoccupante. Les wilayas étant affaiblies, c’est dans l’armée des frontières que repose la seule force algérienne réellement organisée et destinée, selon les termes du MALG dans un document daté du 2 avril 1962, à « constituer le noyau de la future armée⁸⁵ ». Si c’est à partir de l’armée des frontières que doit se former la future armée nationale, il s’agit de savoir autour de quel pôle celle-ci va se structurer : celui des maquisards ou celui des déserteurs ?

50Tout au long de la guerre, ces luttes plus ou moins explicites entre les différents groupes de militaires, ces rivalités ainsi que les « entraves à l’insertion de certains de ces officiers [issus de l’armée française] ont développé un mouvement de groupe, un phénomène d’autodéfense, qui a généré un esprit de corps⁸⁶ », lequel perdure ensuite au sein de l’ANP. Nacer a une analyse assez similaire : « Comme ils [les anciens de l’armée française] étaient un petit peu rejetés, les autres étaient méfiants vis-à-vis d’eux, eux aussi, ils ont joué un peu la solidarité de corps⁸⁷. »

51C’est sous l’impulsion de Boumediene que l’ALN des frontières se structure véritablement sur le modèle d’une armée classique. Celui-ci utilise pragmatiquement les compétences des hommes à sa disposition, tout en prenant garde de ménager les sensibilités des différents groupes en gestation afin de ne pas nuire à l’unité des troupes, toujours précaire. On observe alors l’émergence de plusieurs types de militaires aux trajectoires distinctes. C’est sur ces hommes que Boumediene, une fois le cessez-le-feu conclu, s’appuie à l’été 1962 lorsqu’une crise éclate entre l’EMG et le GPRA. Son dénouement voit l’armée des frontières, par l’intermédiaire de Ben Bella, prendre le pouvoir, objet de toutes les convoitises depuis maintenant plusieurs années.

III. La crise de l’été 1962 et la victoire de l’armée des frontières

À la veille du cessez-le-feu, les lignes de fractures sont partout, dans les prisons, à l’extérieur, mais aussi dans les wilayas⁸⁸?

52La crise de l’été 1962 est complexe à saisir car parcourue par de nombreuses fractures souvent mouvantes. Elle oppose, à partir du mois de juillet, l’EMG auquel Ahmed Ben Bella s’est rallié ainsi que les wilayas I, V et VI et une partie de la II et le GPRA, qui compte parmi ses soutiens Hocine Aït Ahmed, Mohamed Boudiaf, et les wilayas III et IV qui s’autonomisent rapidement, une partie de la II, et la fédération de France du FLN. Il est nécessaire de comprendre les tenants et les aboutissants de cette crise, puisque c’est à l’issue de celle-ci qu’Ahmed Ben Bella prend le pouvoir avec le soutien de l’EMG. Pour cerner les soubassements de cette crise et ses enjeux, il faut revenir à l’été 1961.

A. L’élément déclencheur d’un conflit larvé

53Le conflit entre l’EMG et le GPRA éclate au grand jour au mois de juin 1961. Le 21 juin, un avion français est abattu par l’ALN depuis le camp de Mellègue en Tunisie. Le pilote saute en parachute mais est rapidement fait prisonnier par les hommes de l’armée des frontières. Bourguiba exige que le pilote soit restitué, ce que refuse l’EMG, mais que Ferhat Abbas, au nom du GPRA dont il est le président, accepte. Rapidement, la Tunisie menace l’EMG d’intervenir militairement si les mesures de rétorsion – coupure de l’approvisionnement en eau des camps, arrêt du ravitaillement en armes, etc. – qu’elle a prises à son encontre ne suffisent pas. Suite aux pressions et après avoir tergiversé, Boumediene, en tant que chef de l’EMG, libère le pilote. En réaction, l’EMG démissionne collectivement le 15 juillet en accusant le GPRA d’avoir capitulé face aux Tunisiens, « au lieu d’accepter comme solution d’extrême limite une épreuve de force qui se serait soldée, nous en sommes convaincus, par une sortie honorable⁸⁹ ». Malgré sa démission, l’EMG institue une direction militaire intérimaire à la tête de laquelle sont placés Abdelaziz Bouteflika et Mohamed Zerguini. Entre l’EMG et le GPRA, la rupture est consommée. Le 17 août, les officiers de la frontière est votent une résolution de soutien à l’EMG dans laquelle le GPRA est une nouvelle fois stigmatisé. En filigrane, la position adoptée par le GPRA dans l’affaire de l’aviateur français est clairement mise en cause. Les officiers de la frontière se déclarent « solidaires de l’EMG et partagent pleinement son point de vue sur tous les motifs à l’origine de sa démission qui justifient celle-ci à savoir : […] la faiblesse de la politique tunisienne du GPRA, faiblesse qui encourage le gouvernement tunisien à pratiquer à l’égard de l’ALN une véritable tactique de chantage et de pression tendant à asphyxier notre armée et à porter atteinte à l’honneur et à la dignité de ses combattants⁹⁰ ».

54Au mois d’août, le CNRA se réunit à Tripoli suite à l’échec des pourparlers de Lugrin le mois précédent. Deux questions sont à l’ordre du jour : les négociations avec la France et la direction du mouvement. Au sujet des négociations, l’EMG accuse la délégation de vouloir brader l’Algérie et de se diriger vers une solution de type néocolonialiste. Toutefois, c’est la question de la direction qui cristallise les passions. L’EMG souhaite la création d’un organisme distinct du GPRA, organisme qui serait installé aux frontières et aurait autorité à la fois sur l’armée des frontières et sur les wilayas, ce qui lui est refusé. En toile de fond de ce conflit, l’un des enjeux importants est celui du contrôle des wilayas intérieures car, bien qu’affaiblies, celles-ci constituent une force non négligeable qu’il convient de rallier en prévision de l’avenir.

55Finalement, malgré les nombreuses dissensions qui le traversent, le CNRA parvient à désigner un nouveau GPRA dont le président est Benyoucef Benkhedda. Cependant, les multiples tractations et compromis préalables à sa désignation font du nouveau GPRA un groupe qui « n’allait pas être […] soudé face aux coups de boutoir déstabilisateurs de l’état-major⁹¹ ».

56Le gouvernement prend acte de la démission collective de l’EMG et prononce par conséquent sa dissolution, ce qui induit que les wilayas passent sous son autorité. Bien décidé à diriger, Benyoucef Benkhedda se rend à la frontière tunisienne afin de présenter ses directives à l’armée mais il ne trouve que la direction intérimaire, les membres de l’armée des frontières refusant de le rencontrer. Finalement, il annule la dissolution de l’EMG. « Dès lors, il fut acquis que le gouvernement reculait devant l’armée⁹². »

57Fortes d’avoir été détachées de la tutelle de l’EMG, les wilayas en profitent pour récupérer une certaine autonomie bien qu’une directive datée du mois de septembre leur impose de prendre leurs ordres directement auprès du GPRA. Afin de rétablir son autorité sur une armée des frontières de plus en plus forte et autonome, celui-ci tente, sans succès, de scinder sa direction entre est et ouest. Parallèlement à ces évènements, l’EMG prépare habilement l’après-guerre en envoyant un émissaire rencontrer les détenus d’Aulnoy⁹³ afin de trouver une figure historique qui rallierait sa cause et qui ainsi « assurer[ait] une couverture politique à l’armée⁹⁴ ». Abdelaziz Bouteflika est chargé de cette mission⁹⁵. Après avoir sondé Mohamed Boudiaf qui décline la proposition, il se tourne vers Ahmed Ben Bella avec qui une alliance est scellée.

58L’EMG est, durant cette période, l’objet de convoitises, notamment de la part de Belkacem Krim, qui tente de corrompre Boumediene en lui proposant de devenir général, grade qui n’existe pas dans l’ALN. Celui-ci décline la proposition qu’il a enregistrée et étale au grand jour la tentative de corruption dont il a fait l’objet. Déjà accusé de nombreux maux et défauts, entre autres celui de s’embourgeoiser, le GPRA se trouve discrédité, ce qui renforce la position de l’EMG auquel de nombreux officiers se rallient. Pour contrer l’EMG, le gouvernement nomme un nouveau chef d’État-major, le commandant Moussa, qui est envoyé au Maroc où l’armée des frontières est moins puissante qu’à la frontière orientale afin d’imposer son autorité. C’est un échec. Face à l’inexorable montée en puissance de l’EMG, seuls Belkacem Krim et Saïd Mohammedi souhaitent s’opposer à lui tandis que « le GPRA laisse le conflit pourrir⁹⁶ ».

B. Le cessez-le-feu et l’intensification du conflit entre l’EMG et le GPRA

59Au lendemain du 19 mars 1962, date du cessez-le-feu, la crise entre le GPRA et l’EMG s’intensifie pour plusieurs raisons. La question de la force locale⁹⁷, dont la création est décidée à Évian, pose problème. Nombreux sont les combattants des maquis et des frontières qui voient dans la force locale une concurrente. La composition de l’Exécutif provisoire chargé de la transition jusqu’au référendum sur l’autodétermination est également sujette à débat, notamment en raison de la présence de plusieurs centralistes. Cet Exécutif provisoire a d’autant plus de mal à s’imposer que, d’une part, de nombreuses unités de la force locale, théoriquement placées sous son autorité, rejoignent les rangs des maquis diminuant de fait son autorité et que, d’autre part, son action est perturbée par les agissements de l’OAS (Organisation Armée secrète).

60Le sujet qui cristallise sans doute le plus le conflit entre le GPRA et l’EMG est celui d’une nouvelle convocation du CNRA. Le premier y est opposé de peur d’y perdre sa position de représentant légitime du peuple algérien, tandis que le second, en la personne d’Ahmed Ben Bella, y est plutôt favorable, espérant y faire élire un Bureau politique qui évincerait définitivement le GPRA. Finalement, un des membres du gouvernement, Hocine Aït Ahmed, se range du côté de la proposition de Ben Bella et propose également la convocation d’un CNRA. Cette proposition obtient alors la majorité.

61Le CNRA est convoqué à Tripoli le 27 mai 1962. Deux tâches lui sont confiées : élaborer un programme et désigner une nouvelle direction. Pour préparer ce sommet, une commission chargée d’élaborer le futur programme du FLN est créée. De son côté, l’EMG tente de rallier à lui autant de wilayas possible, puisqu’avant la réunion du CNRA seule une partie de la II, sous la conduite de Larbi Berredjem, et la VI prennent nettement son parti. La I et la V, sous couvert de neutralité, penchent certes du côté de l’EMG mais le basculement n’a pas encore eu lieu. Quant au reste de la II, à la III et à la IV, elles sont du côté du GPRA. L’EMG, en la personne de Boumediene, conserve l’image d’un organisme installé loin des dures réalités de la guerre, aux frontières. À cela s’ajoute l’accusation de ne rien faire pour approvisionner les maquis en armes et de vieilles rancœurs liées à la réorganisation des frontières par Boumediene en 1960 à la suite de laquelle ces wilayas s’étaient estimées marginalisées.

62La réunion du CNRA s’ouvre le 28 mai 1962. Jusqu’au 1^er juin, les débats portent sur le contenu du programme qui préconise notamment la reconversion du FLN en parti unique d’avant-garde ou encore le choix d’un système socialiste. Ce programme ne pose pas vraiment de problème, d’ailleurs certains membres du CNRA ne l’auraient même pas lu⁹⁸. Il est voté à l’unanimité. Comme le résume Mohammed Harbi : « On ne s’est jamais séparé, au FLN, sur un programme. Les textes n’intéressent que les idéologues qui les produisent, mais sur le problème de la direction⁹⁹. » C’est donc une fois la charte de Tripoli adoptée et les débats sur la composition du Bureau politique entamés que la crise éclate. Le conflit porte sur les attributions de ce futur Bureau politique et sur sa composition. Ce Bureau politique ayant pour tâche d’organiser les élections à l’Assemblée constituante et surtout d’en élaborer les listes, il devient crucial d’en faire partie pour quiconque souhaite jouer un rôle important dans le pays indépendant. Ali Haroun l’exprime très clairement : « Faire partie de ce bureau, c’est effectivement exercer une influence déterminante sur l’avenir immédiat. Aussi l’homme qui dispose de la majorité est-il pratiquement assuré de détenir entre ses mains le sort du pays¹⁰⁰. » Les décisions du CNRA doivent être prises à la majorité des deux tiers et aucune des propositions émises, l’une par Ben Bella et l’autre par Belkacem Krim, ne recueille une majorité suffisante. Les marchandages se poursuivent jusqu’à ce qu’un compromis soit trouvé. Mais un incident précipite les évènements : la question des procurations émanant de la wilaya I.

63Deux versions s’affrontent bien que le résultat soit le même : l’interruption de la réunion du CNRA. Selon Tahar Zbiri, représentant des Aurès, il s’agit d’une question de retard. Celui-ci aurait appris le 3 juin « que les représentants militaires qui avaient les procurations de leurs adjoints pouvaient voter à leur place¹⁰¹ ». Tahar Zbiri serait alors allé voir Abdelhafid Boussouf pour envoyer un télégramme à ses adjoints afin de recevoir leurs procurations à temps pour la séance du lendemain. Mais quand il présente ses procurations, Lakhdar Bentobal lui signale que « d’un point de vue administratif, [il] es[t] en retard¹⁰² ». Selon Tahar Zbiri, Lakhdar Bentobal aurait manifesté ce zèle par peur qu’il opte pour l’EMG. Pourtant, il avait l’intention de se ranger de son côté¹⁰³.

64Gilbert Meynier donne une version différente de cet évènement. D’après lui, Tahar Zbiri « contrairement au règlement, ne disposait pas de procurations écrites¹⁰⁴ ». Ce serait Benyoucef Benkhedda qui, au nom de la légalité, se serait opposé à la prise en compte de ces voix. Ali Haroun soutient également que Tahar Zbiri « ne dispos[ait] pas de procurations écrites ainsi que l’exige l’article 32 des statuts du FLN¹⁰⁵ ». Quoi qu’il en soit, cette affaire envenime la situation au point que la séance du CNRA est levée. La réunion ne reprend pas. Les divisions au sein de la direction du FLN sont désormais irréversibles.

65Suite à l’interruption des débats au sein du CNRA, l’EMG envoie des émissaires dans toutes les wilayas afin de les regrouper autour de lui, dénigrant le GPRA et racontant que « le gouvernement voulait liquider l’ALN et la remplacer par la force locale¹⁰⁶ ». Dans le même temps, Belkacem Krim et Mohamed Boudiaf essayent de convaincre les wilayas hostiles à l’EMG – la II, la III et la IV – de les rejoindre. Ces trois wilayas, soutenues par la Fédération de France du FLN, décident de se réunir à Zemmorah, en Kabylie, dans le cadre d’une réunion interwilayas, afin de mettre en place une stratégie à l’encontre de l’EMG. La réunion se déroule le 25 juin. Ses membres instaurent un Comité de coordination interwilayas (CCI) qui aurait pour tâche « d’organiser l’intégration au sein des wilayas respectives des unités de l’ALN stationnées aux frontières¹⁰⁷ » et ce, au nom de la légitimité originelle de l’ALN, et donc des maquis. Par ailleurs, ils accusent l’EMG de se livrer à un travail fractionnel au sein des wilayas II et IV. Autant dire que « le comité déclare publiquement la guerre à l’EMG¹⁰⁸ ». Une délégation du CCI se rend ensuite à Tunis pour faire part de ses décisions aux membres du GPRA. Certains, à l’image de Hocine Aït Ahmed et Mohamed Boudiaf, y souscrivent immédiatement tandis que d’autres tels que Mohamed Khider – qui d’ailleurs démissionne – les rejettent en bloc.

66Bien que divisé, le GPRA, dans une tentative désespérée de contrer l’EMG, prononce sa destitution le 30 juin ainsi que la dégradation de ses principaux chefs : Boumediene, Ali Mendjeli et Ahmed Kaïd. « Cette mesure sert de détonateur à la guerre des chefs¹⁰⁹ » qui débute au moment même où l’indépendance est proclamée. Bien entendu, l’EMG déclare cette décision illégale, arguant que seul le CNRA peut le démettre de ses fonctions, ce qui est inexact : le gouvernement ayant le droit de nommer des officiers supérieurs, il peut réciproquement les démettre. Quoi qu’il en soit, le gouvernement n’a en aucune façon les moyens matériels de faire appliquer sa décision puisque l’EMG a sous ses ordres plus de 30 000 hommes.

C. L’entrée de l’armée des frontières en Algérie au lendemain de l’indépendance

67Le 3 juillet 1962, la France reconnaît l’indépendance de l’Algérie. Le GPRA, amputé de Mohamed Khider et d’Ahmed Ben Bella qui ont pris le parti de l’EMG, fait son entrée à Alger. L’armée des frontières commence, quant à elle, à pénétrer en Algérie. Elle installe provisoirement son poste de commandement à Taoura, à moins d’une quarantaine de kilomètres de la frontière tunisienne. Boumediene, de peur d’être arrêté à la frontière, pénètre également sur le territoire et se réfugie en wilaya I. Saïd Abid et Tahar Zbiri sont envoyés dans le sud à la rencontre de son chef : le colonel Chaâbani. Abderrezak Bouhara, à la tête du 39^e bataillon, s’installe à Souk-Ahras. De son côté, Ben Bella rentre à l’ouest, d’abord au Maroc entre le 9 et le 11 juillet puis dans sa région d’origine, l’Oranie. Il s’établit à Tlemcen où il est accueilli triomphalement. Il reçoit de nombreuses personnalités et forme peu à peu ce qu’on appelle le « groupe de Tlemcen », par opposition au « groupe de Tizi-Ouzou » qui rassemble des opposants à l’EMG et dont Belkacem Krim et Mohamed Boudiaf sont les figures de proue. Progressivement des figures emblématiques du mouvement nationaliste telles que Ferhat Abbas viennent faire allégeance à Ben Bella.

68Le 22 juillet le « groupe de Tlemcen » proclame unilatéralement un Bureau politique de sept membres, tel qu’il avait été proposé par Ben Bella lors du CNRA le mois précédent. Sous couvert de légalité, la motion est signée des « membres majoritaires du CNRA¹¹⁰ », ce qui est exact dans le sens où ils sont 37 à signer, soit légèrement plus de la moitié des membres. Ce n’est toutefois pas légal puisque ce vote, pour être valable, aurait dû être approuvé par les deux tiers des membres. Le GPRA déclare évidemment cette décision illégale sans pour autant avoir de réel plan d’action, tant il est affaibli. De plus, il n’ose s’opposer clairement à cette décision de peur qu’un chaos généralisé éclate en Algérie. Seuls Belkacem Krim et Mohamed Boudiaf dénoncent très clairement cette proclamation sans pour autant avoir les moyens de réagir. À l’intérieur, la wilaya III est celle qui s’oppose le plus farouchement à cette proclamation, la IV tergiverse, quant à la II elle est, à terme, soumise.

69Avant même la proclamation de l’indépendance, Boumediene avait dépêché des troupes en wilaya II afin de convaincre son dirigeant, Salah Boubnider, partisan du GPRA, de rallier l’armée des frontières. À la tête de ces troupes, se trouvent Chadli Bendjedid secondé par Abdelkader Abdellaoui et Mohamed Salah Bechichi. Chadli Bendjedid évoque en ces termes sa mission : « Préparer le retour de l’Armée de Libération sur le territoire national¹¹¹. » Mais le dirigeant de la II s’avère intraitable, maintenant sa position quant au fait que ce sont les troupes de l’armée des frontières qui doivent (ré)intégrer leur wilaya d’origine et non les wilayas qui doivent se fondre dans l’armée des frontières. Chadli Bendjedid et ses seconds sont alors arrêtés et emprisonnés.

70D’après Chadli Bendjedid, Mohamed Attaïlia et El Hachemi Hadjerès sont alors dépêchés par l’EMG afin de négocier leur libération. C’est un échec, ces deux hommes sont à leur tour écroués. Sous la menace d’une occupation de sa wilaya par les forces de l’armée des frontières, Salah Boubnider signe finalement un compromis avec Ben Bella et Boumediene le 24 juillet, d’après la version a priori très édulcorée de Chadli Bendjedid¹¹². En effet, selon Tahar Zbiri, c’est par la force que l’EMG soumet les membres de la wilaya II qui continuent de s’opposer à son pouvoir. Il raconte¹¹³ que le commandant Larbi Berredjem, maquisard de la première heure de cette wilaya mais longtemps marginalisé – ce qui peut expliquer son ralliement à l’EMG – marche sur Constantine dans la nuit du 24 au 25 juillet provoquant des affrontements parfois meurtriers avec les djounoud de Salah Boubnider. Ce dernier aurait ensuite été capturé, de même que le ministre du GPRA Lakhdar Bentobal. Cette version est corroborée par Mohammed Harbi qui évoque cet enlèvement dans un article¹¹⁴ et par Gilbert Meynier¹¹⁵. Apparemment, suite à sa défaite, Salah Boubnider serait allé en Oranie faire allégeance au Bureau politique, espérant « ainsi faire reconnaître son autorité sur la W2¹¹⁶ ».

71L’occupation de Constantine par les partisans de l’EMG est vécue comme une provocation par le « groupe de Tizi-Ouzou » qui se trouve devant le choix cornélien d’engager une bataille ouverte contre les troupes de Larbi Berredjem ou de laisser faire et trouver un compromis. Il opte finalement pour la seconde solution tout en réaffirmant lutter contre le coup de force de Ben Bella. Dans l’Algérois, la situation est confuse. Depuis qu’après le cessez-le-feu le GPRA a tenté de reconstituer la ZAA, une opposition larvée, dont les contours sont flous, est apparue entre d’une part la wilaya et ses chefs maquisards, notamment le colonel Hassan et, d’autre part, les chefs de cette ZAA imposés par le haut.

72Les chefs de la wilaya IV se maintiennent dans une sorte de neutralité, en ne se rangeant pas clairement du côté de l’EMG mais en ne soutenant pas non plus le GPRA qui leur imposait une autorité concurrente par le biais de la ZAA. Le 29 juillet, Alger est occupée à l’initiative du colonel Hassan. Face au désordre généralisé et après avoir été momentanément enlevé à M’Sila, Mohamed Boudiaf accepte finalement de faire partie du Bureau politique, contrairement à Hocine Aït Ahmed qui campe sur ses positions. La wilaya III accepte de se déclarer neutre. Les membres du « groupe de Tizi-Ouzou » et ceux du « groupe de Tlemcen » acceptent de signer un compromis le 2 août. Il fixe au 27 août les élections à la Constituante et prévoit une réunion du CNRA une semaine plus tard qui aura pour mission de mettre en place un nouveau Bureau politique. En attendant, le Bureau politique proclamé unilatéralement le 22 juillet est reconnu pour une durée d’un mois afin d’assurer l’intérim.

73Le président Benyoucef Benkhedda, fort de cet accord, accueille ce compromis comme une victoire permettant le « recours à la volonté du peuple », tout en stigmatisant l’armée des frontières décrite comme « une féodalité ou une caste militariste¹¹⁷ ». Durant tout le mois d’août, le Bureau politique choisi par Ben Bella, et installé depuis le 4 août à Alger, tente de rallier à sa cause les wilayas encore hésitantes. Dans le même temps, ce Bureau politique s’attelle à l’élaboration des listes de candidats pour les élections à venir. La tâche est ardue car les wilayas II, III et IV, toujours plus ou moins hostiles, représentent numériquement la majorité des candidats à élire. Il faut donc, pour Ben Bella, trouver un moyen de les évincer ou tout du moins de réduire le nombre de leurs candidats pour ne pas risquer d’avoir une assemblée d’opposition. Le 19 août, les listes de candidats sont publiées et provoquent une vive opposition de la part de la wilaya IV. Le 29 août, la crise s’accentue à Alger. Des affrontements meurtriers se déroulent dans la Casbah. La population descend alors dans la rue aux cris de « seb’a sanîn barakat », « sept ans, ça suffit ». La wilaya IV entre ainsi en opposition ouverte au Bureau politique. Les élections de l’Assemblée constituante sont reportées au 20 septembre. Finalement, le 30 août, le Bureau politique donne l’ordre aux troupes de l’armée des frontières et des wilayas I, II, V et VI de marcher sur Alger afin d’y reprendre le contrôle. Ordre est donné d’éviter la III afin qu’elle se maintienne dans l’état de semi-neutralité où elle se trouve.

D. La marche sur Alger ou la victoire de l’armée des frontières

74Trois axes sont définis pour atteindre Alger. Un axe sud-nord, orienté plutôt vers l’est au départ de M’Sila et passant par Sour el-Ghozlane, est confié à Tahar Zbiri. Un deuxième axe sud-nord, depuis Djelfa et passant par le Titteri et Blida, est attribué au colonel Chaâbani. Avec lui se trouvent entre autres Boumediene, Mohamed Zerguini et Ahmed Benchérif. Enfin, un dernier axe ouest-est est confié aux troupes de la frontière occidentale et de la wilaya V, sous la direction du colonel Othmane (Benhaddou Bouhadjar). Arrivées à la moitié du chemin, les troupes de l’axe central se heurtent à celles de la wilaya IV au niveau de Ksar el Boukhari – autrement appelé Boghari – où les affrontements sont brefs mais meurtriers¹¹⁸. Là encore, la population tente de s’interposer aux cris de « seb’a sanîn barakat ».

75À l’est, des troupes sont prestement convoyées grâce à Larbi Berredjem qui réquisitionne de nombreux camions pour les acheminer. On retrouve plusieurs des officiers étudiés sous le commandement de Tahar Zbiri, dont Khaled Nezzar, Abdenour Bekka et Rabah Boutella. Les troupes d’Abderrahmane Bensalem sont également associées à ce convoi. Khaled Nezzar se trouve à la tête des 11^e et 13^e bataillons réunis. Avant de rejoindre Tahar Zbiri dans sa marche sur Alger, il seconde Chadli Bendjedid, avec Kamel Abderrahim et Ali Boukhdir. Leur PC est installé à El Tarf, à l’extrême est de l’Algérie. Par la suite, l’EMG leur donne l’ordre de se diriger vers Bou Saâda afin de rejoindre Tahar Zbiri et les combattants de la wilaya I. Ils se mettent alors en mouvement vers la ville de Sidi Aïssa.

76Après avoir parcouru une soixantaine de kilomètres, les troupes font face aux maquisards des wilayas III et IV. Le moment de ce premier face-à-face ne peut être déterminé, les deux protagonistes en donnant des temporalités différentes. Tahar Zbiri parle du matin : « A l’aube nous avons aperçu les forces des wilayas III et IV sur notre droite et sur notre gauche¹¹⁹ », Khaled Nezzar de la fin de journée : « Au crépuscule, nous nous trouvâmes face-à-face avec des moudjahidine des wilayas III et IV¹²⁰ ». Hormis cette divergence, les deux s’accordent à dire qu’il n’y a pas eu de heurt. Le convoi continue donc sa marche vers la capitale en direction de la ville de Sidi Aïssa où, une fois de plus, la population tente de s’interposer entre troupes maquisardes et armée des frontières, scandant toujours la même formule « seb’a sanîn barakat ».

77Juste après, le convoi essuie de nombreux coups de feu. Une violente bataille s’engage, d’autant plus violente que les maquisards de la wilaya IV disposent, d’après Tahar Zbiri, d’armes puissantes et de fusils-mitrailleurs de type Hotchkiss à la grande surprise de ce dernier : « J’ai été surpris par le fait que la wilaya IV ait pu se procurer cette arme destructrice qui a fait beaucoup de blessés¹²¹ ». Face à ces attaques, les hommes de l’armée des frontières commencent à reculer. Afin de tenir tête aux maquisards, Tahar Zbiri charge l’un de ses subordonnés, le capitaine Mohamed Tahar Belabbès, de réunir les unités de la wilaya I. Celui-ci est atteint par une balle dans le ventre qui le tue alors que, d’après Khaled Nezzar, il était désarmé¹²². La mort de ce chef estimé provoque une grande colère au sein des troupes des Aurès qui se vengent furieusement sur les combattants comme en témoigne Khaled Nezzar : « Nous ne pouvions plus désormais maîtriser la colère des djounoud de la Wilaya 1 pour qui le capitaine était tenu en grande estime. La riposte le lendemain fut sans merci ». Il ajoute même que « l’intensité des combats qui s’en étaient suivi, jamais [il] n’en avai[t] vu d’égal personnellement, pas même durant la guerre de Libération¹²³ ».

78Le lendemain, une nouvelle bataille sanglante éclate tandis que les troupes poursuivent leur route vers Sour el-Ghozlane. Arrivés dans la ville, les chefs du convoi rencontrent Ben Bella autour de qui est finalement conclu un cessez-le-feu afin de mettre fin à ces batailles meurtrières. Il est difficile de trouver des estimations du nombre de victimes de ces affrontements. Gilbert Meynier cite¹²⁴ un communiqué de l’agence Algérie presse service du mois de janvier 1963 qui évalue à 1000 le nombre de victimes de la conquête militaire de la capitale par l’armée des frontières, communiqué apparemment démenti dès le lendemain¹²⁵. Ainsi, il n’est pas possible à l’heure actuelle, de savoir précisément combien de morts ont fait ces affrontements, même s’il est certain que leur nombre est élevé.

79Le 4 septembre, Ben Bella arrive à Alger. Boumediene est déjà sur place. L’armée des frontières a triomphé.

*

80L’ANP naît donc de l’ALN. Les sources ne s’accordent pas sur la date exacte où le changement de nom fut décidé. Tahar Zbiri indique que cette dénomination a été choisie lors d’une réunion à Sétif à la fin du mois d’août 1962, sans préciser le jour¹²⁶, tout comme Abderrezak Bouhara. Toutefois, d’après ce dernier et Hocine Benmaalem, c’est à la suite d’une réunion à Bou Saâda que cette nouvelle appellation « est apparue publiquement¹²⁷ ». Enfin, Gilbert Meynier, sans citer de source, écrit que Boumediene « donna à l’ALN le nom d’ANP¹²⁸ » lors de la marche sur Alger. Le politologue Rachid Tlemçani avance quant à lui la date du 9 septembre¹²⁹. C’est donc en pleine crise que l’ALN est rebaptisée ANP, et ce par les membres de l’EMG, confirmant par-là, si besoin était, la prédominance de l’armée des frontières sur les maquis de l’intérieur, le choix du nouveau nom de l’ALN émanant d’hommes qui en procèdent. Sans doute est-ce également un moyen de dissimuler les fractures entre les différentes composantes militaires en la réunissant sous une appellation commune.

81Tout au long du conflit, des combattants aux profils variés sont intégrés à l’ALN. La construction des barrages électrifiés aux frontières entraîne le stationnement de troupes de plus en plus importantes à l’extérieur de l’Algérie. Déserteurs de l’armée française et jeunes grévistes de mai 1956 vont maintenant former l’encadrement de cette armée en devenir. L’intégration de ces militaires aux itinéraires très différents ne se fait pas sans heurts. Parallèlement à ces conflits en gestation, la guerre donne naissance à des liens forts entre les hommes qui partagent cette expérience commune. Ces liens se maintiennent, voire se renforcent, après l’indépendance, jouant un rôle non négligeable dans la structuration de l’ANP.

82Au fur et à mesure que la guerre progresse, l’ALN gagne en cohésion. À partir de 1956, quelques tentatives d’unification et d’organisation des forces armées sont mises en place, souvent sans succès. La création de l’EMG, début 1960, constitue un tournant pour l’ALN. Sous la houlette de Boumediene, elle est progressivement structurée à l’image d’une armée classique. Mais c’est aux frontières, essentiellement du côté tunisien, que cette organisation prend forme. À l’intérieur, les maquis, de moins en moins ravitaillés tant en hommes qu’en armes, dépérissent lentement. Ainsi, c’est aux frontières que se joue l’avenir de l’ALN et, par extension, de l’ANP. Être passé dans ces zones constitue un passeport pour l’avenir, plus encore qu’une appartenance précoce à l’ALN. En effet, à quelques exceptions près, aucun des hommes qui participent au déclenchement de la guerre le 1^er Novembre ne figure en bonne place dans l’organigramme de l’ALN en 1962. Boumediene lui-même n’est pas un homme de la Toussaint. La victoire de l’EMG sur le GPRA durant l’été 1962 se fait dans le sang. Ben Bella, à la tête du Bureau politique, est donc porté au pouvoir par la force des armes et s’il « voulait l’ignorer, la réalité viendra frapper sans cesse à sa porte pour le lui rappeler, jusqu’au jour fatidique du 19 juin 1965¹³⁰ ».