Préface
p. 9-12
Texte intégral
1Mathieu Beaud sait tirer de sa thèse de Doctorat soutenue en décembre 2012 un livre qu’il a entièrement revu, c’est-à-dire repensé et réécrit, pour comprendre les destinées de ces mages venus d’Occident, dans l’histoire croisée des textes, des images et des idées religieuses. Il construit ainsi une argumentation serrée à partir du site documentaire www.epiphania.hypotheses.org sur lequel il réunit plus de deux cent vingt occurrences du motif des Rois mages, selon le terme qu’il utilise, et dont il donne à voir quelque soixante-huit figures dans le présent travail. L’un des premiers, il a élaboré un corpus numérisé d’images ouvert, destiné au partage et à l’échange, pour étudier une documentation ample et, par extension, jamais fermée. Il fait là œuvre de pionnier, il faut le souligner. Avec ce site il poursuit deux visées qui, depuis les années 2010, retiennent l’attention des chercheuses et des chercheurs en sciences humaines et sociales travaillant en totale transdisciplinarité, plus particulièrement entre l’histoire de l’art, l’histoire et l’archéologie : maîtriser une documentation nombreuse, sur tous les supports qualitatifs, et la traiter quantitativement pour en tirer des faits d’histoire, ici, de l’Église ; introduire à une réflexion de fond sur l’iconographie de l’art religieux et sur la production de ses images, des xe-xiie siècles jusqu’aux premières décennies du siècle suivant. Il y réussit pleinement en conjuguant, sans cesse et pour le meilleur, ses deux objectifs et en privilégiant l’espace et le temps comme ses champs d’observation.
2Nous soulignons, d’abord, dans sa démonstration bien composée de la première partie, que le voyage des mages dans l’histoire s’accomplit à la suite d’un chemin historiographique très bien tracé, que Mathieu Beaud a repéré avec un grand soin et une très sérieuse maîtrise. Il est vrai que l’auteur chemine de concert avec les auteurs, qui lui sont familiers, des sources anciennes de l’Antiquité chrétienne et du Moyen Âge, qu’il connaît et qu’il utilise toujours de façon pertinente par rapport à son propos. C’est à leur lecture qu’il détermine, ensuite – et la tâche est délicate – la chronologie du parcours des mages dans les territoires d’Occident, de ces hommes en mouvement, selon les six verbes d’action employés par la péricope matthéenne (2, 1-12) – intrari, invenire, procidere, adorari, aperire, offerre – le long des rives de la Méditerranée jusqu’aux îles anglo-celtes puis, de retour sur le continent, dans l’Empire franc qui couronne les mages. Ceux-ci voyagent dans leur espace, un espace balisé et reconnu. Au cours des six premiers siècles, dans le même mouvement, une cellule iconographique s’est laissée isoler, par exemple, dès 422-440, sur les vantaux de la porte de Sainte-Sabine, à Rome, ensuite a trouvé à se consolider pendant le moment carolingien où un noyau s’épaissit autour du pivot que forme le groupe marial de la Vierge, mère de Dieu, et du fils. Les mots choisis par l’auteur, que nous citons, éclairent la formation du noyau de sens qui se solidifie et inclut les mages à la fois dans le regroupement marial et dans l’Église-communauté, à l’issue d’un processus double qui s’inclut lui-même.
3Enrichissement permanent des formes et des figures par les idées et les conceptions de l’Église, nous le relevons, tandis que nous suivons l’auteur dans le deuxième de ses rythmes, à l’intérieur de son étude, quand il observe la mutation du noyau iconographique qui recompose les mages couronnés en groupe de plus en plus indépendant au sein de la société féodale : celle de Marc Bloch, celle des historiens que Mathieu Beaud a lus en compagnie d’autres, ainsi que celle des historiens de l’art, Émile Mâle, Henri Focillon, celle aussi des archéologues historiens des édifices, tel Carol Heitz. Du xe au xiie siècle, la mutation s’accompagne d’indices qui sont autant de signaux forts pour les changements opérés par l’entrée des mages dans l’histoire ainsi que dans des constructions territoriales en cours de formation : les dromadaires laissent place aux chevaux de voyage ; les mages reçoivent un cycle imagé intégrant tous les épisodes de l’Évangile de Matthieu, ou un bon nombre d’entre eux, parmi les plus significatifs ; leur aventure se territorialise dans le même temps que le groupe marial se sédentarise au fronton des portails et au cœur des cloîtres. Les mages conquièrent les lieux d’exposition les plus en vue pour les cycles, dans la péninsule Italienne centro-septentrionale : à Rome et plus au sud, dans le Latium ; au nord, sur les rives de l’Adige, à Vérone, dans le Dôme Santa Maria et sur le tympan de l’abbaye San Zeno ; sur les rives du Pô, à Milan, dans le Dôme, avec les débats sur la réception de reliques, authentiques ou pas. Ils sont exposés dans la péninsule Ibérique, plutôt dans la zone de l’abside en Catalogne, en des rapports étroits avec le service des autels, sur les portails en Aragon, sur lesquels s’affichent et le geste et la posture de la proskynèse, moins la génuflexion que la courbure imposée par le baise-pied qui caractérise le premier des mages, le plus âgé, embrassant le pied de l’enfant dans un groupe qui s’établit à trois figures en relations avec un pouvoir royal en recherche d’affirmation. Dans la France capétienne, ils suivent un modèle dionysien en gestation qui transforme le roi et le corps politique dans la nouvelle fondation d’une idéologisation de la personne, persona royale. Ces mutations en séries modifient le noyau de l’image, accentuent l’aspect royal des mages, déplacent l’intérêt vers les figurants et leur cortège, le regard également, vers des caractères qui leur sont propres, tels les habits, les insignes distinctifs, les offrandes, et les réactualisent sans cesse. Dans la réappropriation qui en est faite, le groupement épiphanique finit par rejoindre le temps qui lui est le plus contemporain.
4Au cours de ce troisième rythme de l’étude, qui approfondit le précédent, les trois rois vont vers les rois chrétiens qui se les assimilent de plus en plus, encouragés par l’Église qui voit en eux des modèles. Dès lors, la pensée du roi féodal s’insère dans l’Épiphanie, à célébrer sur le mode déclaratoire comme l’une de ses théophanies avérées, donc à faire voir. Les rois mages entrent dans le temps de l’ecclésiologie et participent activement à la visibilité de l’incarnation que l’Église veut triomphante, du Dieu fait homme dans le sein de l’Ecclesia militans. En regard, le groupement marial est défait, Marie, la mère, de plus en plus autonome, gagne en puissance en même temps qu’elle rejoint les sommets des portails, aux couronnements des tympans où elle siège intronisée au côté du Sauveur des hommes, le Christ ressuscité. Elle donne son patronage à l’édifice, à Parme, par exemple dans le Baptistère, au portail dit de la Vierge, pendant que les mages entrent dans la logique de l’incarnation en présentant leurs offrandes, tout ensemble présents, marchandises, biens matériels de l’échange contre biens spirituels et, inversement, à l’intersection entre les principaux agents de la communauté, les acteurs de l’Église locale d’une part, les puissants de l’autre. Ils sont la métaphore vivante de l’échange réussi, par le monde, mundus, qu’ils apportent vers l’enfant comme ils sont la métaphore par leur pérégrination de toutes les formes de la circulation, à commencer par la plus immédiate qui soit mais essentielle, celle de la circulation dans l’église, à Saint-Pierre de Chauvigny, entre autres édifices. À Vézelay, ils s’installent dans le réseau de l’alliance, entre l’Ancienne et la Nouvelle, sur le portail du sud et concourent à l’affirmation de l’Église universelle partout victorieuse. Mathieu Beaud montre comment, et sous quels de leurs aspects, ils participent à Saint-Gilles-du-Gard, notamment, à la reconnaissance de la chrétienté, christianitas. Au bout de leur quête, au terme de l’enquête, aussi, les mages rendent exemplaire l’entrée dans les deux cités, que ce soit à Pompierre, sur le tympan de l’église Saint-Pierre, à Moissac, sur le porche de Saint-Pierre, à Neuilly-en-Donjon, sur le portail. Ils en rendent plus concrète la promesse de leur avènement ; plus rapprochée, encore.
5En refermant ce beau livre, après en avoir exploré les articulations majeures qui sont autant de voies dessinées pour des recherches à venir, nous pensons que Mathieu Beaud saura, de la plus belle des manières, en approfondir certaines autant qu’en ouvrir d’autres dans un domaine d’études qu’il maîtrise à la perfection et qu’il continue toujours à travailler.
Auteur
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Daniel Russo
Professeur honoraire en histoire de l’art médiéval, Université de Bourgogne Franche-Comté, Membre senior honoraire de l’IUF
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