Des contraintes de terrain aux problèmes d’interprétation
Le cas de l’archéologie protohistorique du bassin de l’Indus
From Field Constraints to Interpretation Problems: The Case of the Protohistoric Archaeology of the Indus Basin
Résumés
Berceau de cultures préhistoriques et protohistoriques endogènes précoces, le bassin de l’Indus donne aussi naissance au premier urbanisme d’Asie méridionale au cours de l’âge du Bronze. Dans cette région, l’archéologie a considérablement évolué, depuis ses balbutiements à la fin du xixe siècle jusqu’à la mise en place de programmes de recherches pluridisciplinaires et, plus récemment, l’apparition des outils numériques. Pourtant, des contraintes d’ordre logistique et méthodologique persistent toujours et participent à la disparité tant quantitative que qualitative des données et à la lente évolution des modèles interprétatifs.
Les contraintes logistiques sont nombreuses. Les conditions climatiques variant d’une région à l’autre (aridité, inondations) impactent les missions de terrain et participent à la conservation inégale des agglomérations anciennes souvent bâties en brique crue. Sur place, les archéologues doivent composer avec des contraintes de temps, de budget, et parfois même de sécurité. Enfin, les approches et traditions de la recherche varient entre les pays et les institutions de cette région. En résulte une collecte de données limitées pour appréhender un ensemble chrono-géographique pourtant très vaste, ce qui est à l’origine de problèmes d’interprétation.
Cradle of early endogenous prehistoric and protohistoric cultures, the Indus Basin is also the region where the first urbanism of South Asia appears during the Bronze Age. Archaeology in this region has evolved considerably, from its beginnings at the end of the 19th century to the introduction of multi-disciplinary projects and more recently, the appearance of computational sciences. However, logistical and methodological constraints still persist and contribute to the disparity - both quantitative and qualitative - of data and the slow evolution of interpretative models.
There are indeed many logistical constraints. Climatic conditions, which vary from one region to another (aridity, flooding), are often problematic and contribute to the patchy conservation of ancient settlements, which are often built in mud brick. Consequently, data are limited in order to understand a chrono-geographical ensemble that is nonetheless very vast, which is the cause of interpretation problems.
Entrées d’index
Mots-clés : protohistoire, bassin de l’Indus, contraintes de terrain, civilisation de l’Indus, épistémologie
Keywords : protohistoric period, Indus Basin, field constraints, Indus Valley civilisation, epistemology
Remerciements
L’auteur tient à remercier les organisateurs de la journée doctorale de l’ED 112, les membres du laboratoire Archéologie de l’Asie centrale, et notamment sa directrice Corinne Debaine-Francfort.
Cet article, ainsi que nos déplacements en Inde et au Pakistan, doit beaucoup au soutien de la région Île-de-France, de l’École française d’Extrême-Orient et de l’ambassade de France au Pakistan. Nous remercions également nos collègues pakistanais et le Département de la Culture, du Tourisme et des Antiquités du Sindh sans lesquels un accès au terrain serait impossible. Enfin, nous remercions les membres de la Mission archéologique française du bassin de l’Indus (Mafbi), sa directrice Aurore Didier, son directeur adjoint David Sarmiento-Castillo, Pascal Mongne et Gonzague Quivron.
Texte intégral
Introduction
1La présente contribution vise à dresser quelques-unes des contraintes auxquelles font face les archéologues travaillant sur la Protohistoire du bassin de l’Indus, qui couvre principalement les pays actuels du Pakistan et de l’Inde (dans sa partie nord-ouest). Elle fait suite à une présentation effectuée lors de la XVIe Journée doctorale d’archéologie organisée par l’École doctorale d’archéologie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (ED 112) sur « L’archéologie des contextes difficiles ». La recherche doctorale que nous menons sur la « gestion de l’eau dans la civilisation de l’Indus (2500-1900 av. J.-C.) » porte sur une aire chrono-culturelle dans laquelle les archéologues sont confrontés à un grand nombre de défis. Comme nous le verrons, les contraintes sont plurielles puisqu’elles sont d’ordre environnemental, logistique et culturel. Elles limitent les opérations archéologiques et, plus encore, sont à l’origine d’une disparité quantitative et qualitative des données en fonction des régions et des périodes étudiées.
2Loin de pouvoir présenter l’ensemble des problématiques archéologiques de la région, il s’agira davantage d’ouvrir une réflexion épistémologique sur la corrélation entre ces contraintes de terrain et les interprétations des archéologues. Nous prendrons, entre autres, pour exemple les travaux en cours de la Mission archéologique française du bassin de l’Indus (Mafbi) dirigée par Aurore Didier (CNRS – UMR 7041).
La Protohistoire du bassin de l’Indus et les travaux en cours de la MAFBI
La Protohistoire du bassin de l’Indus
3Large bassin hydrographique réparti majoritairement entre l’Inde et le Pakistan, l’Indus est aussi un berceau culturel majeur de l’Asie du Sud. Il est d’abord le foyer de sites néolithiques dont le mieux documenté est celui de Mehrgarh, dans la région du Balochistan à partir du VIe millénaire av. J.-C. (Jarrige et al., 1995 ; Jarrige et al., 2013). Au cours du Chalcolithique (Ve-IVe millénaire av. J.-C.), est observée une grande diversité régionale et culturelle. L’époque voit la mise en place des principales traditions et caractéristiques matérielles qui préfigurent celles de l’âge du Bronze. C’est au milieu du IIIe millénaire av. J.-C., qu’apparaît la civilisation de l’Indus (2500-1900 av. J.-C.), découverte dans les années 1920 grâce aux fouilles d’Harappa et de Mohenjo-daro, et qui est caractérisée par l’apparition et la diffusion de l’urbanisme (Wheeler, 1968 ; Possehl, 1993 ; Jarrige, 1995 ; Jarrige, 1996 ; Chakrabarti, 2006 ; Wright, 2010 ; Petrie, 2013 ; Kenoyer, 2014 ; Ratnagar, 2016). C’est à cette période qu’émergent de grands sites urbains dont les principaux sont Harappa, Mohenjo-daro, Dholavira ou Rakhigarhi. Cette civilisation se distingue par une culture matérielle relativement homogène et qui couvre pour la première fois l’ensemble du bassin de l’Indus. Elle est également à l’origine de la première écriture d’Asie du Sud. L’époque voit l’intégration du bassin de l’Indus dans un vaste réseau d’échanges à longue distance qui relie l’Asie centrale, le golfe Arabo-persique, l’Inde centrale, l’Iran et même la Mésopotamie.
Fig. 1 : Cartes des principaux sites protohistoriques du bassin de l’Indus

En bleu figure l’étendue de la civilisation de l’Indus (2500-1900 av. J.-C.). Les points rouges représentent les principaux sites protohistoriques et les carrés noirs les principales villes modernes.
Alexandre Houdas, 2021.
Fig. 2 : Vue générale du site de Mohenjo-daro (Sindh, Pakistan)

Sont visibles certaines des architectures en briques cuites fouillées dans les années 1920.
Usman Ghani, 2011, CC-BY-SA 3.0.
4Cette civilisation a longtemps été considérée comme stéréotypée du fait de sa culture matérielle relativement homogène et répartie sur une très vaste région. Elle demeure pourtant assez méconnue car elle n’a livré aucun vestige identifiable de temple et de palais, peu de sépultures, et son écriture n’a pas été déchiffrée pour le moment. Par conséquent, peu d’indices permettent de comprendre son organisation sociale et politique qui fait pourtant l’objet de nombreuses théories, si ce n’est de spéculations. Ainsi, des chercheurs ont perçu dans les vestiges des villes de l’Indus les témoignages d’une société à tendance égalitaire (Marshall, 1931 ; Green, 2020). D’autres ont, au contraire, émis l’hypothèse que cette civilisation relevait d’une forme d’empire dont le pouvoir était de nature théocratique (Wheeler, 1968). Enfin, certains pensent qu’elle serait hétérarchique (Possehl, 1993 ; Kenoyer, 1994 ; Ratnagar, 2016 ; Vidale, 2018 ; Petrie, 2019). La question subsiste aussi de savoir si cette société complexe reposait, ou non, sur l’existence d’un « État » (Kenoyer, 1994 ; Possehl, 1998 ; Ratnagar, 2016). La recherche actuelle a largement déconstruit la vision « monolithique » de la civilisation de l’Indus, et mis en exergue ses nombreuses variabilités régionales (Jarrige, 1995 ; Ameri, 2013, p. 355-356 ; Chase et al., 2014 ; Petrie et al., 2018 ; Uesugi, 2018, p. 39-41). Ainsi, ses origines, son apparition, sa chronologie, sa culture matérielle mais aussi l’étude de son environnement ont fait l’objet d’avancées scientifiques majeures depuis les premiers travaux conduits par les archéologues il y a environ un siècle. Malgré tout, une grande partie des connaissances à son propos reposent toujours aujourd’hui sur des données collectées dans les années 1920, ce qui rend complexe leur réinterprétation. Depuis, le nombre de sites protohistoriques fouillés reste encore restreint et la qualité des informations collectées et publiées est très variable (Uesugi, 2018, p. 40 ; Kenoyer, 2014). C’est pour combler une partie de ces lacunes que la Mafbi a entrepris un vaste programme de recherches pluridisciplinaires visant à mieux documenter les premiers développements architecturaux et artisanaux de la civilisation de l’Indus.
Les travaux en cours de la Mission archéologique française du bassin de l’Indus (Mafbi)
5La Mafbi s’inscrit dans une tradition de plus soixante ans de coopération archéologique avec le Pakistan. Elle est la continuité, d’une part, de la Mission archéologique de l’Indus (MAI) qui fut fondée par Jean-Marie Casal en 1947, puis dirigée par Jean-François Jarrige de 1975 à 2013 et, d’autre part, de la Mission archéologique française au Makran, fondée par Roland Besenval au début des années 19901. Soutenue financièrement par le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, la Mafbi est l’une des rares missions archéologiques étrangères, avec la Mission archéologique italienne au Pakistan2, dirigée par Luca Maria Olivieri (Olivieri, 2006), et celle de Banbhore, dirigée par Valeria Piacentini, opérant toujours au Pakistan. Les principales opérations en cours consistent en des prospections dans les piémonts de la chaîne de Kirthar au Sindh-Kohistan (à la frontière de la province du Balochistan), et en un programme de fouilles extensives sur le site de Chanhu-daro qui a commencé en 2015 (Didier et al., 2017 ; Didier, 2018). L’objectif consiste notamment à éclairer la chronologie régionale du Sindh, mais aussi à mieux comprendre l’apparition et les premiers développements du phénomène urbain au IIIe millénaire av. J.-C. Ce type de programme de recherche archéologique est néanmoins confronté à des contraintes de terrain de plusieurs ordres.
Fig. 3 : Vue des fouilles de Chanhu-daro en 2018

Situé dans la province du Sindh, ce site comprend les vestiges en brique crue d’une ville de la civilisation de l’Indus.
MAFBI, 2018.
Fig. 4 : L’équipe de fouille de la MAFBI

Campagne de fouilles à Chanhu-daro en 2017.
MAFBI 2017.
Les contraintes environnementales
Une unité suprarégionale difficile à appréhender
6Le bassin de l’Indus (fig. 1) est une unité géographique si vaste qu’elle est difficile à appréhender dans son ensemble. Sa surface atteint plus d’un million de kilomètres carrés, soit approximativement deux fois le territoire de la France. Il est situé majoritairement au Pakistan, autour du fleuve éponyme, mais aussi en Inde du Nord-Ouest, principalement dans les États actuels du Pendjab, de l’Haryana, du Rajasthan et du Jammu-et-Cachemire. Environ 6 % du bassin hydrographique est également présent sur le territoire de l’Afghanistan3, le long de la rivière Kaboul, un affluent de l’Indus. Étant donné l’immensité de cet ensemble, la première question pourrait être celle de son unité culturelle et historique. Au Néolithique et au Chalcolithique, c’est-à-dire entre le VIe et la fin du IVe millénaire av. J.-C., la variabilité régionale des cultures y est particulièrement prononcée. Ce n’est qu’au cours du IIIe millénaire av. J.-C. qu’apparaît une forme d’homogénéité culturelle avec l’émergence de la civilisation de l’Indus. À son apogée, au cours de la seconde moitié du IIIe millénaire av. J.-C., cette civilisation s’étend même au-delà du bassin hydrographique de l’Indus puisque des sites indusiens sont également identifiés dans le Makran, dans le Badakhshan en Afghanistan (Lyonnet, 1981 ; Francfort, 1989), ainsi qu’au Gujarat.
7L’étude de cette civilisation impose donc une approche multiscalaire. En effet, malgré son unité hydrographique, le bassin de l’Indus englobe des climats, des topographies et des écosystèmes très variés. Ces caractéristiques environnementales sont de plus en plus étudiées pour comprendre la diversité des populations anciennes (Fuller et Madella, 2001 ; Fuller 2003 ; Madella et Fuller, 2006 ; Clift et Giosan, 2018 ; Petrie et al., 2018 ; Petrie, 2019).
Des contraintes environnementales marquées
8C’est au cœur des plaines alluviales du Pakistan ainsi que dans celles du nord-ouest de l’Inde qu’ont été retrouvés les principaux centres urbains de la civilisation de l’Indus. C’est dans ce contexte favorable à une agriculture fondée sur l’irrigation par inondation que les établissements protohistoriques ont prospéré au cours du IIIe millénaire av. J.-C., avant leur déclin au début du millénaire suivant. Les plaines alluviales ne sont pas les seules concernées puisque le même phénomène est observé dans la péninsule du Gujarat en Inde et au Kech-Makran dans le sud-ouest du Pakistan (voir fig. 1). Dans l’ensemble, le climat est particulièrement aride excepté dans la partie septentrionale du Pakistan où il est plus tempéré (Wright, 2010 ; Clift et Giosan, 2018 ; Petrie, 2019). Le sud du bassin de l’Indus connaît un climat aride à semi-aride4. Ce contexte n’autorise qu’une courte période d’intervention pour les prospections et les fouilles qui sont traditionnellement organisées entre décembre et mars, période pendant laquelle les températures sont plus clémentes. À titre d’exemple, dans la région du Sindh, où se trouve Mohenjo-daro et où la Mafbi fouille actuellement, les précipitations annuelles moyennes se trouvent entre 100 et 300 mm/an (Wright, 2010, p. 29), et les températures peuvent aisément atteindre entre 40 °C et 50 °C en mai et juin.
9Dans les plaines de l’Indus, les opérations archéologiques sont aussi freinées par la nature alluviale du terrain. Directement alimenté par la fonte des neiges de l’Himalaya et par la mousson, l’Indus connaît des crues estivales qui menacent les sites archéologiques les plus exposés.
Fig. 5 : Les plaines alluviales agricoles autour du site de Chanhu-daro (Sindh)

La photographie, prise en février, montre la plantation des bananiers dans la plaine irriguée.
Pascal Mongne, MAFBI, 2018.
Fig. 6 : Vues satellite des crues dans la région du Bas-Indus vers la ville de Dadu

En haut, vue prise le 19 juillet 2010. En bas : vue prise pendant la crue, le 7 septembre 2010.
NASA’s Earth Observatory, 2010, CC Attribution 2.0 Generic, https://www.flickr.com/photos/gsfc/4976450277/.
10Certaines années, ces crues sont si dévastatrices qu’elles peuvent bloquer l’activité du pays, comme ce fut le cas en 20105, ou plus récemment au cours de l’été 2022. En conséquence, de nombreux sites archéologiques riverains sont recouverts par plusieurs mètres de sédiments alluviaux6 tandis que d’autres sont érodés ou totalement détruits (Kenoyer, 2014, p. 408 ; Didier, 2018, p. 958). Une autre difficulté réside dans le fait que la culture constructive de la Protohistoire repose principalement sur la brique crue. Cela étant, le travail de fouille stratigraphique est technique et délicat car il s’agit de dégager des architectures en argile dans des dépôts limoneux. La plupart du temps, ces architectures sont lacunaires et fortement érodées. Elles se dégradent également rapidement à cause de la salinisation rapide des sols et posent d’importants problèmes de conservation tandis que les fouilles s’avèrent parfois destructives7. Mentionnons enfin l’expansion des terres agricoles et des constructions modernes qui se font au détriment de la préservation des sites sans que soient mises en place des actions d’archéologie préventive (Kenoyer, 2014, p. 408).
Fig. 7 : Architectures en brique crue à Chanhu-daro

La photographie montre un quartier en briques crues fouillé au cours de la campagne 2022.
MAFBI, 2022.
11Un autre facteur limitant l’intervention des archéologues est le niveau des nappes phréatiques. Celles-ci sont aujourd’hui plus élevées qu’au cours de la Protohistoire mais aussi plus élevées que dans les années 1920 durant lesquelles ont été conduites les fouilles de Mohenjo-daro et d’Harappa. Cela limite l’exploration des niveaux les plus profonds qui sont ennoyés sur les sites riverains. C’est le cas dans le Sindh à Mohenjo-daro et Chanhu-daro, deux sites où les occupations les plus anciennes n’ont jamais pu être documentées (Mackay, 1938, p. 2-3 ; Mackay, 1943, p. 12) à cause de la difficulté d’évacuer l’eau des sondages profonds.
12Le travail des archéologues est aussi complexe dans les régions périphériques aux plaines alluviales. Certaines sont inhospitalières comme c’est le cas des déserts du Cholistan et du Thar, situés à la frontière de l’Inde et du Pakistan. La région a même longtemps été négligée par la recherche puisque les chercheurs ne lui prêtaient pas d’occupations sédentaires anciennes. Dans le Cholistan, l’archéologue pakistanais Rafique Mughal a pourtant montré l’existence d’une grande densité de sites archéologiques allant de la Préhistoire aux périodes historiques, à l’occasion d’un travail pionnier de prospection (Mughal, 1982 et 1997). Un cas de figure analogue est celui du Makran dans le Balochistan pakistanais. Tout comme au Cholistan, la recherche y a longtemps été négligée car les conditions environnementales y sont difficiles. Dans cette longue plaine côtière, très aride, une mission française dirigée par Roland Besenval a pourtant permis de révéler un grand nombre de sites protohistoriques grâce à des travaux de fouilles et de prospections sur plus de deux décennies (Besenval, 1997, p. 5-36). Les régions du Makran et du Cholistan attestent que le paysage a beaucoup évolué pendant l’Holocène et que les conditions environnementales y étaient plus favorables au cours de la Protohistoire (Madella et Fuller, 2006 ; Clift et Giosan, 2018 ; Petrie, 2019).
Les contraintes socioculturelles et logistiques
Une historiographie principalement anglo-saxonne
13Mis à part les contraintes environnementales évoquées en amont, la recherche archéologique sur le bassin de l’Indus a été impactée par l’histoire récente de l’Inde, du Pakistan et de l’Afghanistan. À ses débuts, la recherche sur la Protohistoire a pour cadre le British Raj, régime colonial britannique à l’origine de la mise en place des premières institutions archéologiques telles que la Royal Asiatic Society of Bengal (1784) et l’Archaeological Survey of India (1861). Cette dernière, sous l’impulsion de John Marshall, est à l’origine des premières fouilles et prospections sur la Protohistoire menées au Sindh, au Pendjab et au Balochistan. Ces fouilles conduisent à la découverte des premiers vestiges néolithiques et chalcolithiques (Hargreaves, 1929 ; Stein, 1929 et 1931) ainsi qu’à la reconnaissance de la civilisation de l’Indus sur les sites urbains de Mohenjo-daro (Marshall, 1931 ; Mackay, 1938), d’Harappa (Vats, 1940), puis de Chanhu-daro (Majumdar, 1934 ; Mackay, 1938). C’est au cours de l’entre-deux-guerres que sont réalisées les grandes fouilles extensives auxquelles on doit une grande partie des connaissances sur le mobilier et l’architecture. La réinterprétation de ces données est donc aujourd’hui complexe car, bien qu’admirablement publiées, elles reposent sur des fouilles dont les séquences chronostratigraphiques (Jarrige, 1995 ; Kenoyer, 2014), les méthodes et les paradigmes (Miller, 1985) ne sont plus d’actualité. Cette histoire de la recherche, aux racines occidentales, soulève aussi le problème de l’emploi d’un cadre de pensée, de concepts et de terminologies qui ne sont pas toujours adaptés à l’étude de l’Asie du Sud (Hawkes et Casile, 2020, p. 119).
L’essor et le morcellement de la recherche depuis la Partition
14La recherche archéologique est marquée durablement par l’indépendance de l’Inde en 1947 puis par la Partition avec le Pakistan. Jusque-là centralisée par les institutions britanniques, elle est alors divisée entre deux États souverains nouvellement créés (fig. 8). Les collections archéologiques ainsi que les archives, sont alors disséminées (Lahiri, 2005). L’Inde et le Pakistan reprennent chacun à leur compte l’héritage de l’Archaeological Survey of India (ASI) et mettent en place des politiques de sauvegarde du patrimoine et de recherche différentes. L’ASI reste l’institution fédérale indienne, tandis que le Department of Archaeology and Museums est créé au Pakistan. Après la Partition, la recherche archéologique dans le sous-continent indien connaît une période de mutation au cours de laquelle les projets internationaux se multiplient avec l’arrivée d’équipes anglaises, américaines, françaises, italiennes, allemandes et japonaises. Les tensions territoriales entre les deux pays, notamment autour de la question du Cachemire, ainsi que les différences politiques et confessionnelles ont participé au morcellement de la recherche. Ainsi, les zones frontalières ont été beaucoup moins explorées à partir de cette époque (par exemple le désert du Thar ou bien la région du Cachemire). Cet état de fait complique dès lors autant le travail des archéologues pakistanais et indiens que celui des archéologues étrangers et freine considérablement le partage et la diffusion des données archéologiques. En outre, l’Inde comme le Pakistan sont des États fédéraux au sein desquels les régions (les États en Inde, les provinces au Pakistan) sont des ensembles administratifs et culturels possédant une certaine autonomie. Les ethnies et les langues y sont différentes, tout comme les politiques culturelles et les lois relatives au patrimoine8.
15Alors que les premières découvertes furent principalement effectuées dans l’actuel territoire du Pakistan, l’ASI ainsi que les universités indiennes sont à l’origine d’un engouement nouveau pour la Protohistoire. D’importants sites de la civilisation de l’Indus sont fouillés entre les années 1950 et 1990, parmi lesquels Rangpur, Dholavira, Surkotada, Banawali, Kalibangan, Lothal (fig. 1). La découverte de ces sites a parfois pu alimenter des thèses nationalistes attribuant aux territoires indiens, plus qu’à d’autres régions, le rôle de berceau culturel de la Protohistoire du bassin de l’Indus (Jarrige, 1995, p. 15 ; Ratnagar, 2004 ; Ratnagar, 2016, p. 55-79 ; Etter, 2020). En témoignent les débats autour du rôle de la Saraswati, deuxième fleuve autour duquel la civilisation de l’Indus se serait peut-être développée, et qui est mentionné dans les Vedas (Valdiya, 2013). Les données archéologiques sont aussi parfois récupérées afin d’établir des liens entre l’ethnie et la religion des populations actuelles et celles supposées des populations anciennes (Ramaswamy, 2001 ; Etter, 2020).
16Les dernières décennies de la recherche sont marquées par un contexte sécuritaire difficile, en particulier au Pakistan. En plus de tensions aux frontières avec l’Inde, le pays a été impacté par la guerre en Afghanistan ainsi que par la montée de l’islamisme radical9. Les années 2000 et 2010 ont vu la dégradation des conditions de sécurité et une recrudescence des attentats, qui ont impacté les collaborations internationales en matière d’archéologie. C’est l’une des raisons pour laquelle le terrain du Balochistan est resté inaccessible ces dernières années. Même si les travaux ont repris, la région du Sindh où se déroulent les opérations de la Mafbi, nécessite une vigilance renforcée et la mise en place d’un dispositif de sécurité relativement lourd coordonné par la mission avec les autorités locales et les autorités diplomatiques françaises. Ce dispositif impacte l’organisation et le travail des archéologues au quotidien.
Des contraintes de terrain aux problèmes d’interprétations
17De nos jours, le nombre de sites protohistoriques dans le bassin de l’Indus est estimé à plusieurs milliers même si la majorité d’entre eux n’ont été que prospectés. Ils ne sont donc pas contextualisés ni même précisément datés. Un bon curseur de l’état de la recherche est celui du nombre de fouilles effectuées. Akinori Uesugi a récemment dressé une synthèse de la recherche sur la Protohistoire de la région dans laquelle il recense 184 sites fouillés (Uesugi, 2018, p. 5-9). Ce total n’est guère élevé car il comprend de nombreuses régions de l’Afghanistan (Kandahar et Badakhshan), du Pakistan (Khyber Pakhtunkhwa, Balochistan, Sindh, Pendjab, Gilgit-Baltistan) et de l’Inde (Pendjab, Haryana, Delhi, Uttar Pradesh, Rajasthan, Gujarat, Jammu-et-Cachemire) sur plus de cinq millénaires (du Néolithique jusqu’à l’âge du Fer). Certaines périodes comme le Néolithique et l’âge du Fer sont particulièrement peu documentées. Ajoutons que ces fouilles sont loin d’être homogènes et qu’elles ont fourni des données variables tant sur le plan qualitatif que quantitatif. Certaines n’ont fait l’objet que de sondages exploratoires quand d’autres consistent, bien plus rarement, en de grands dégagements extensifs réalisés au cours de plusieurs campagnes. Peu sont celles qui ont abouti à la publication d’une monographie et les résultats de certaines ne sont pas du tout publiés ou les rapports ne sont pas accessibles. Ce recensement des fouilles est particulièrement utile pour dresser un état de la recherche sur l’ensemble suprarégional du bassin de l’Indus. On remarque par exemple que le territoire actuel du Pakistan a été beaucoup moins exploré que celui de l’Inde depuis les années 1950 alors que la tendance inverse s’observe avant l’indépendance des deux pays. Les dynamiques ne sont pas homogènes également au sein des pays. Alors qu’elle est le cœur de la civilisation de l’Indus, la région du Sindh au Pakistan n’a fait l’objet que de peu de travaux récents. Au Balochistan, la recherche archéologique, longtemps portée par les missions françaises, est ralentie depuis les années 2000 à cause de la difficulté pour les archéologues d’y accéder. En Inde aussi un déséquilibre s’observe d’un État à l’autre. Grâce aux nombreuses fouilles et prospections de l’ASI et aux opérations programmées par les universités et services régionaux, les connaissances sur la Protohistoire du Gujarat et celle de l’Haryana ont considérablement évolué10. Cette dynamique est plus marquée depuis les années 1990.
Fig. 8 : Répartitions par pays des sites protohistoriques fouillés du bassin de l’Indus

Figurent les sites en Inde (en jaune, 133 entités), au Pakistan (en vert, 47 entités) et en Afghanistan (en rouge, 4 entités).
Carte : Alexandre Houdas. Fond de carte : Google Maps, d’après les tableaux de données publiés par Uesugi, 2018.
Fig. 9 : Répartitions par région des sites protohistoriques fouillés du bassin de l’Indus

Figurent les sites par couleurs en fonction des provinces (Pakistan) et des États (Inde).
Carte : Alexandre Houdas. Fond de carte : Google Maps, d’après les tableaux de données publiés par Uesugi, 2018.
Fig. 10 : Répartition des sites protohistoriques fouillés du bassin de l’Indus

Figurent les sites par couleurs en fonction des périodes de fouilles (en gris de 1900 à 1947, en bleu de 1947 à 1980 et en violet de 1981 à 2021).
Carte : Alexandre Houdas, fond de carte : Google Maps, d’après les tableaux de données publiés par Uesugi, 2018.
18Si nous insistons sur cet état des lieux et cette cartographie à grande échelle des sites fouillés, c’est pour mettre en valeur la disparité de la recherche dans le bassin de l’Indus. Ces dynamiques variables de la recherche sont susceptibles de biaiser la réalité historique déjà si complexe à esquisser. En d’autres termes, le nombre de fouilles dans une région n’est pas corrélé à la densité des sites archéologiques. De même, la densité de sites reconnus n’est parfois pas la même d’une région à l’autre car les prospections, l’établissement d’une carte archéologique et la publication des données ne sont pas effectués de la même manière. Ces constats ont beau être triviaux, ils ne sont pas toujours exposés par certains auteurs qui n’hésitent pas à généraliser des données qui ne sont pas toujours représentatives des phénomènes d’ensemble.
Conclusion
19Comme souvent en archéologie, et c’est le cas pour la Protohistoire du bassin de l’Indus, les connaissances reposent sur des données lacunaires, disparates et parfois anciennes. Dans la région, cette disparité s’explique grandement par des contraintes environnementales, logistiques, administratives, socioculturelles ou sécuritaires marquées qui, une fois additionnées, limitent le travail des archéologues. Cela amène nécessairement les chercheurs à questionner la représentativité de leurs données et à rester prudents lorsqu’il s’agit d’interpréter et théoriser des phénomènes macro-régionaux observés sur le temps long. Ce constat n’est d’ailleurs pas réservé qu’à l’étude de la Protohistoire puisqu’il concerne aussi – voire davantage – l’archéologie des périodes historiques en Asie du sud (Hawkes et Casile, 2020).
20Malgré les contraintes susmentionnées, la poursuite de programmes scientifiques conduits sur plusieurs années paraît donc indispensable pour pallier progressivement certains manques. Ce devrait être le cas dans quelques zones définies du bassin de l’Indus où des pans entiers de la Protohistoire demeurent peu documentés. Nous pensons aussi à la nécessité de poursuivre des fouilles extensives qui, bien que coûteuses et longues à mettre en place, apportent de nouvelles données (qualitatives et quantitatives) bien contextualisées. Trop rares de nos jours, ces fouilles demeurent indispensables pour établir de nouveaux référentiels chrono-géographiques et compléter d’autres données anciennes. En somme, ce type de fouilles, combinées aux nouvelles approches et outils de l’archéologie, permettront de mieux « matérialiser » (Chase et al., 2014, p. 76) l’évolution et la diversité des populations protohistoriques du bassin de l’Indus. Dans un même temps, et comme nous l’avons évoqué, les sites archéologiques de la région sont particulièrement exposés à la fois aux changements climatiques, à l’urbanisation croissante et à l’agriculture. Le développement de pratiques préventives ou, a minima, d’opérations ponctuelles de sauvetage permettrait de répondre à ces urgences, tout en assurant la collecte de nouvelles données.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 https://mafbi.cnrs.fr/le-laboratoire/
2 https://www.ismeo.eu/portfolio_page/italian-archaeological-mission-to-pakistan-maip/
3 Données disponibles sur le site internet de la Food and Agriculture Organization of the United Nations : http://www.fao.org/aquastat/en/countries-and-basins/transboundary-river-basins/indus
4 Type BWh et BSh selon la classification de Köppen.
5 https://www.bbc.com/news/world-south-asia-11104310
6 Ces dépôts compliquent alors les dégagements, mais participent aussi parfois à la conservation de niveaux d’occupation qui se retrouvent scellés.
7 La nature fragile des vestiges en brique crue n’autorise pas les archéologues à les laisser à découvert sans programme de restauration et de protection préalablement définis. Ainsi, après chaque opération de fouille, la plupart des chantiers sont bâchés et les structures architecturales, réenterrées. C’est le cas à la fin de chaque campagne effectuée à Chanhu-daro.
8 Les législations sont différentes avec des lois fédérales et régionales pour chacun des deux pays. Citons par exemple pour le Pakistan l’Antiquities Act de 1975 et le National Fund for Cultural Haritage Act de 1994 (fédéral), Le KP Antiquities Act de 2016, le Punjab Heritage Foundation Act de 2005 ou le Sindh Cultural Heritage Act de 1997 (provinciaux). En Inde par exemple : l’Ancient Monuments and Archaeological Sites and Remains Act de 1951, amendé en 1954 et 2010, l’article 49 de la Constitution et l’Antiquities and Art Treasures Act de 1972 (fédéral).
9 Pour une synthèse sur la géopolitique du Pakistan cf, Jaffrelot 2013.
10 Pour un état récent des fouilles effectuées au Gujarat et en Haryana, voir Chase et al., 2014 et Uesugi, 2018.
Auteur
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Alexandre Houdas
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ED 112
Laboratoire ArScAn, UMR 7041, équipe Archéologie de l’Asie centrale
Thèse sous la direction de Corinne Debaine-Francfort, La Gestion de l’eau dans la civilisation de l’Indus (2500-1900 av. J.-C.). Techniques, milieux et sociétés
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