Prospections d’un milieu escarpé et hyperaride
Le Jabal Khuraybah (Arabie Saoudite)
Surveys of a Steep and Hyperarid Environment: The Khuraybah Jabal (Saudi Arabia)
Résumés
L’oasis d’al-’Ulā se trouve à un endroit particulièrement stratégique, sur la route de l’encens entre le sud de la péninsule Arabique, l’Égypte et le Levant. Elle était, dès le Ier millénaire avant notre ère, une puissance économique et avait son identité culturelle propre. Des infrastructures, considérées comme cultuelles, sont attestées dans les contreforts surplombant l’oasis.
Le Dadān Archaeological Project, dirigé par Jérôme Rohmer, s’est vu confier l’inspection du Jabal Khuraybah. Les difficultés relatives à l’étude systématique de ce massif rocheux sont diverses. La première est son étendue, près de 250 ha à prospecter systématiquement. La seconde est sa topographie accidentée. Un important réseau de wadis, crevasses et autres dépressions, caractéristiques des grès, morcèle ces montagnes. L’ascension des pitons et des vires nécessite bien souvent l’aide d’alpinistes professionnels. Enfin, l’hyperaridité notoire de l’Arabie Saoudite s’ajoute à la liste des obstacles rencontrés.
Cet article présente d’une part les aspects logistiques et techniques inhérents à la prospection d’un tel jabal puis, dans un second temps, quelques pistes de réflexion envisagées pour l’étude d’un espace si difficilement accessible et pourtant si densément anthropisé.
The oasis of al-’Ulā is located in a particularly strategic place, on the incense route between the South of the Arabian Peninsula, Egypt and the Levant. The valley had, since the first millennium BC, a certain economic power and cultural influence. Infrastructures, considered as cultic places, are attested in the foothills overlooking the oasis.
The Dadān Archaeological Project, directed by Jérôme Rohmer, has been granted the inspection of Jabal Khuraybah. The difficulties relating to the systematic study of this Jabal are diverse. First of all its extent, nearly 250 hectares has to be carefully inspected. The second characteristic of this Jabal is topographical. An important network of wadis, rifts and other depressions, characteristic of sandstones, is found through these mountains. Climbing these peaks and valleys often requires the help of professional climbers. Finally, the notorious hyperaridity of Saudi Arabia adds to the list of obstacles encountered.
Firstly, this paper presents the logistical and technical aspects inherent to the prospecting of such a Jabal and then in a second time the reflections envisaged for a space so difficult to access and yet so densely anthropized.
Entrées d’index
Mots-clés : prospections, Arabie Saoudite, SIG, Oasis, Jabal Khuraybah
Keywords : Survey, Saudi Arabia, GIS, Oasis, Jabal Khuraybah
Remerciements
Je remercie ici vivement mon directeur de thèse, Pascal Butterlin, et mes tuteurs, Jérôme Rohmer et Jessica Giraud, pour leur aide apportée lors de la réalisation de mon mémoire de master 2 qui sert de base à cet article. Je souhaite également remercier le comité organisateur de la XVIe Journée doctorale d’archéologie de l’École doctorale 112.
Texte intégral
Introduction
1Le site étudié se trouve au nord-ouest de l’actuel royaume d’Arabie Saoudite, dans la province de Médine, au nord du Ḥijāz (fig. 1), dans la muḥāfaẓa d’al-’Ulā (al-Suhaibani, 2015), à 3,5 km de la vieille ville d’al-’Ulā (العلا). C’est en façade est de l’oasis actuelle d’al-’Ulā, surplombant le site de Dadān (دادان), que se trouve le Jabal Khuraybah (fig. 2). L’oasis se trouve à un endroit particulièrement stratégique, sur la route de l’encens entre le sud de la péninsule arabique, l’Égypte et le Levant (Macdonald, 1997 ; Nasif, 1988).
2La zone à parcourir par la mission de prospection du Dadān Archaeological Project s’étend sur 250 ha dans l’arrière-pays montagneux du Jabal Khuraybah, soit 2 500 000 m² à explorer en prospection pédestre systématique (Giraud, 2019).
Fig. 1 : Carte de l’Arabie

D’après H. David, 2019.
Fig. 2 : Le Jabal Khuraybah

Dadān Archaeological Project, 2019.
Topographie et faciès géologique
3Le site se trouve au croisement entre la vallée principale mesurant en moyenne, un kilomètre de large et un large wadi perpendiculaire orienté est-ouest : le wadi Mu’tadil (Rohmer, 2018) (fig. 3). Cette vallée est entourée de canyons et de wadis affluents. De hautes falaises gréseuses surplombent la vallée à l’est et à l’ouest.
Fig. 3 : Carte de la vallée d’al-Ulā

H. David, 2019.
4La région d’al-’Ulā se trouve dans les contreforts des montagnes du Ḥijāz (comprises entre 900 et 1 600 m), qui culminent à 2 096 m d’altitude avec le Jabal al-Ward. Surnommée le « Bouclier arabe », cette chaîne de montagnes arabo-nubienne est composée de roches magmatiques et métamorphiques datant du précambrien (entre 570 millions BP et plusieurs milliards d’années). La partie la plus ancienne se trouve au nord de l’actuel Yémen et aurait 2 milliards d’années (Rigot, 2019). Des dépôts sédimentaires plus récents (période géologique du Cambrien entre 540 et 485 millions d’années BP) viennent recouvrir ce socle très ancien. Ces dépôts sont le plus souvent composés de grès comme pour le Jabal Khuraybah. Il est fréquent de constater des dépôts basaltiques en surface, appelés harrah. Ces derniers sont le résultat de mouvements tectoniques liés à l’ouverture de la mer Rouge (Sanlaville, 2010). Pour notre région, cette couche géologique récente (période du Miocène supérieur, à partir de 9 millions BP) s’appelle Harrat ‘Uwayrid (Rigot, 2019). Elle forme dans la région d’al-’Ulā de vastes plateaux.
5L’autre caractéristique géologique de notre zone d’étude est l’importance des fractures des grès causées par les mouvements tectoniques. Ces derniers sont à l’origine d’un important réseau de wadis, crevasses et autres dépressions, caractéristiques des formations gréseuses. C’est leur érosion qui est à l’origine de la formation des vastes plaines et des dépôts sableux (Sanlaville, 2010). Ce phénomène d’érosion se manifeste en raison d’un cadre pluviométrique particulier, d’une très grande amplitude thermique et des vents forts qui soufflent au printemps et au début de l’été, depuis le nord-ouest de la région (Rigot, 2019). C’est dans ce paysage de roches paléozoïques (Dinies et al., 2016), formé de falaises abruptes, de larges wadis et de sinueuses crevasses que se sont développés les royaumes du Ier millénaire avant notre ère.
Climat, hydrographie et pluviométrie
6L’hyperaridité notoire de l’Arabie Saoudite est intimement liée aux conditions atmosphériques et climatiques de la région du tropique du cancer qui traverse le pays entre Médine et La Mecque (Sanlaville, 2010). Le Ḥijāz se trouve donc dans cette zone de hautes pressions subtropicales.
7Les précipitations dans la région d’al-’Ulā sont donc très faibles avec une moyenne annuelle comprise entre 50 et 100 mm par an. Les épisodes pluvieux sont exceptionnels (seulement trois ou quatre par an). En revanche, ils peuvent être si violents que des inondations peuvent rapidement se former dans les wadis. Le taux d’humidité moyen est de 44 % (al-Suhaibani, 2015) (fig. 4).
Fig. 4 : Carte pluviométrique représentant les précipitations annuelles sur la péninsule Arabique

L. F. Thomsen d’après Yule, 2007.
8Les températures sont sujettes à d’importantes amplitudes. La moyenne annuelle est de 22 °C avec une moyenne de 12 °C en hiver et de 30 °C en été (Rigot, 2019). Mais ces températures peuvent dépasser les 45 °C l’été et occasionnellement atteindre le nul en hiver (Nehmé, 2019) (fig. 5). D’après Laïla Nehmé, ces conditions climatiques n’ont guère changé depuis l’Antiquité.
Fig. 5 : Carte des températures moyennes en été et en hiver

Fischer et Membery, 1998
9L’eau présente dans les nappes phréatiques vient essentiellement des précipitations occasionnelles sur les montagnes voisines qui, par un bassin versant de 700 km2 issu d’épisodes plus humides entre le Miocène (entre 14 et 5 millions BP) et le Pléistocène (autour de 1,6 millions BP), alimentent la région en eau (Rigot, 2019). Dadān bénéficie de cet inféroflux qui a, depuis le Ier millénaire, été exploité par des systèmes d’irrigation complexes. À Dadān, le système d’irrigation par qanāts est bien connu1. Cet approvisionnement aquifère fait d’al-’Ulā un des lieux les plus fertiles de la région (Farès-Drappeau, 2005).
Bref cadres chronologique et historiographique
10Bien que sujette à de vifs débats, la chronologie la plus communément acceptée admet une première domination politique de l’oasis par les rois de Dadān au milieu de la première moitié du Ier millénaire avant notre ère. Les rois de Liḥyān leur ont succédé à la fin du vie/début du ve siècle avant notre ère, peut-être sous l’impulsion de la campagne de Nabonide en Arabie du Nord, entre 552 et 542 avant notre ère (Rohmer et Charloux, 2015).
11Une des particularités de l’oasis réside dans la présence d’un comptoir de négoce minéen en son sein. Le royaume minéen d’Arabie du Sud s’est établi dans l’oasis, véritable carrefour sur la route caravanière, pour s’occuper au mieux de la gestion de la myrrhe et de l’encens en provenance de capitale Qarnawu, dans l’actuel Yémen. Les minéens auraient occupé l’oasis entre le ive et le iie siècle avant notre ère. Les données archéologiques disponibles suggèrent un déclin de l’Oasis d’al-’Ulā au iiie siècle avant notre ère au profit de la ville d’Hégra, voisine d’une vingtaine de kilomètres. Par ailleurs la domination nabatéenne, qui intervient à la fin du iie siècle avant notre ère ou dans la seconde moitié du ier siècle avant notre ère, achève sans doute le déclin d’al-’Ulā qui n’a pas été occupé par ce nouveau royaume (ibid.). Cette hégémonie se clôt en 106 de notre ère, lorsque la Nabatène est intégrée à l’Empire romain et à la Provincia Arabia. Ces derniers ne se sont pas installés davantage dans l’oasis d’al-’Ulā (Villeneuve, 2019).
12Dans le cadre de cet article, nous nous intéresserons uniquement à l’historiographie de la zone circonscrite à la région d’al-’Ulā. Le premier visiteur européen à voir l’oasis est Charles Montagu Doughty (1843-1926) en 1876. Il est le premier à témoigner de la présence des vestiges à Khirbat al-Khuraybah (Doughty, 1888), à réaliser un plan des lieux et à recopier les inscriptions du Jabal Khuraybah. Il les appelle les « légendes himyarites ». Ces documents épigraphiques ont été publiés dès 1884 (Renan, 1884).
13Le voyage de Doughty est rapidement suivi de celui de du Français Auguste Hugues Charles Huber (1847-1884) en 1880. Ce dernier visite les sites de Tayma’2, Madā’in Ṣāliḥ et arrive à al-’Ulā le 17 novembre 1880. Il a relevé quelque cent quarante-cinq inscriptions dont trente-deux pour le seul site de Dadān (Huber, 1884).
14Il est impossible d’aborder une étude archéologique sur le nord-ouest de l’Arabie sans se référer aux travaux fondateurs des pères dominicains Antonin Jaussen (1871-1962) et Raphaël Savignac (1874-1951). Ils conduisent trois expéditions en 1907, 1909 et 1910. Leur rapport, en cinq volumes, est pour l’époque d’une grande qualité académique et reste une référence de base pour tous travaux universitaires relatifs à al-’Ulā, Tayma’ ou Madā’in Ṣāliḥ. Les pères Jaussen et Savignac arrivent à al-’Ulā le 18 février 1909 ; Dadān est déjà en ruine au début du xxe siècle quand ils visitent le site, qui a servi de carrière pour construire la vieille ville d’al-’Ulā. La ligne de chemin de fer du Ḥijāz en traverse la partie ouest. Les deux dominicains vont rapidement identifier la nécropole rupestre et la décrire (fig. 6) ; ils émettent déjà l’hypothèse que celle-ci est lihyanite (Jaussen et Savignac, 1914)3. C’est aussi à cette date qu’ils remarquent la présence de vestiges dans la montagne. La majeure partie de leur mission dans la vallée va consister à relever les nombreuses inscriptions et graffitis. Ils s’employent également à prospecter les ruines se trouvant au pied de la falaise et à réaliser des plans (fig. 7).
Fig. 6 : A. Jaussen et R. Savignac à al-’Ulā en 1909

Jaussen et Savignac, 1914, pl. XXIII.2
Fig. 7 : Plan du Jabal Khuraybah

Jaussen et Savignac, 1914, pl. XX
15La Première Guerre mondiale, suivie par la dislocation de l’Empire ottoman, et enfin la création du royaume d’Arabie Saoudite le 22 septembre 1932 par Abdelaziz ibn Saoud vont durablement avoir raison des pérégrinations européennes conduites par les orientalistes. Aucune mission ne va pouvoir explorer le royaume entre 1910 et 1953 (Farès-Drappeau, 2005).
16Les années 1960 vont marquer un tournant dans la recherche archéologique dans le Ḥijāz et plusieurs prospections ont lieu dans la région. Le 11 mai 1962, Frederick Victor Winnett et William LaForest Reed arrivent à al-’Ulā (fig. 8). Un ramassage de la céramique est réalisé sur le tell et une étude est présentée dans leur rapport de 1970 (Winnett et Reed, 1970). La majeure partie de leur expédition était consacrée à recueillir de nouvelles inscriptions, en témoigne la centaine de pages qui leur sont consacrées dans leur rapport.
Fig. 8 : F. V. Winnett observant le piton n° 4 en 1970

Winnett et Reed, 1970
17C’est en 1968 que l’Institut d’archéologie de l’université de Londres finance une mission archéologique conduite par Peter J. Parr, Gerald Lankester Harding et John E. Dayton. Cette mission, sobrement intitulée Preliminary Survey in North West Arabia (Parr, Harding et Dayton, 1970) ne va guère se pencher sur l’étude de la nécropole et des inscriptions qui, selon eux, ont suffisamment été étudiées mais davantage sur le site lui-même4. Ils estiment assez justement la taille du tel à 200 000 m², soit bien plus que Jaussen et Savignac, et assurent qu’il serait déraisonnable de penser que le site est circonscrit à la zone comprise entre les falaises et les rails.
18Une thèse, publiée par Abdullah Nasif en 1988, présente les prospections réalisées par l’auteur en 1981. Il est le premier universitaire à se rendre dans les hauteurs du Jabal Khuraybah et à enregistrer les entités archéologiques présentes sur place (fig. 9). Il réalise également une importante étude des qanāts de l’oasis.
Fig. 9 : A. Nasif devant le mur-passerelle DDN_S_00115 en 1981

Nasif, 1988
19Depuis quelques années, la vallée d’al-’Ulā bénéficie d’une importante effervescence scientifique sous l’égide de la Royal Commission of al-’Ulā et de l’Agence française de développement d’al-’Ulā, à l’image du projet UCOP (al-’Ulā Cultural Oasis Project), dirigé par J. Charbonnier et J. Giraud, qui s’emploie à cartographier les vestiges de toutes périodes présents dans l’oasis. De son côté, le projet de prospection à grande échelle conduit par Oxford Archaeology utilise davantage un système de télédétection assorti de vérifications au sol.
20Enfin, au printemps 2019, des prospections préliminaires sans ramassage sont conduites par le Dadān Archaeological Project dirigé par J. Rohmer (Rohmer et al., 2019). Concernant les prospections de la montagne, près de 176 entités ont été enregistrées dont 80 architectures, 65 inscriptions ou gravures rupestres, 21 surfaces taillées, et 2 abris sous roches. De nouveau, plusieurs zones d’intérêt ont été identifiées ; la « citadelle Sud », la « citadelle Nord » et la tour à l’entrée du large wadi orienté est-ouest qui traverse le Jabal. Ces recherches constituent la base des prospections réalisées en février et mars 2020. Parallèlement à notre mission de prospection, quatre zones de fouilles ont été ouvertes par le Dadān Archaeological Project.
Problématiques des prospections
21Lors de nos prospections, nous avons cherché à répondre à trois problématiques. Dans un premier temps, nous avons voulu savoir quelles étaient les interprétations morphologiques et fonctionnelles des sites de montagnes prospectés lors de la campagne de 2020. Puis, nous avons cherché des espaces consacrés à des activités spécifiques dans les pitons rocheux du cirque Sud-Ouest du massif. Enfin, nous avons voulu mettre en lumière les dynamiques d’occupations au sein du Jabal Khuraybah, dans ce cadre particulièrement hostile.
La campagne de 2020
22L’analyse systématique du Jabal Khuraybah effectuée entre le 23 février et le 12 mars 2020 a révélé des données d’une grande richesse. En effet 22 ha sur les 250 de notre zone d’étude ont pu être inspectés (fig. 10), 337 entités ont été enregistrées et trois grands ensembles ont été définis. La mission a malheureusement dû être brutalement interrompue en raison de la situation sanitaire internationale.
Fig. 10 : Zone prospectée en 2020

Dadān Archaeological Project
23Les prospections doivent respecter des contraintes importantes car la mission du Dadān Archaeological Project s’inscrit dans le projet global de développement de l’oasis, piloté par la Royal Commission for al-Ula en partenariat avec l’Agence française de développement d’al-’Ulā. Quatre missions de prospection travaillent simultanément et doivent répondre au même cahier des charges. Cela implique d’utiliser une base de données regroupant les mêmes informations, d’homogénéiser la prise de données et de réaliser une carte archéologique exhaustive de la région.
24La stratégie de prospection a été établie en fonction des premières observations faites lors de la campagne préliminaire d’avril 2019 susmentionnée, après une étude minutieuse des données enregistrées. Afin de suivre l’avancement de notre enquête et d’organiser notre travail, nous avons choisi de suivre la topographie naturelle du Jabal (montagnes, vallées, wadis et crêtes) plutôt qu’une grille orthonormée arbitraire, ce qui aurait été impossible en raison de la nature escarpée du terrain. Une attention particulière a été accordée aux sommets, aux lits des wadis et aux surfaces rocheuses, où les inscriptions semblent se concentrer.
Gestion du temps et de l’effort
25Une des principales difficultés est l’accès à la zone qui requiert entre 45 minutes et une heure de marche dans un contexte particulièrement escarpé avec plus de 200 m de dénivelé. Cette arrivée est très physique et consiste presque en de l’escalade dès le premier tronçon puisque le dénivelé est très important et qu’il n’y a pas de sentier mais seulement des amas de roches pouvant parfois être très glissants. La gestion du temps est donc une composante essentielle de la prospection puisque les allers-retours à la base ne sont pas envisageables (fig. 11 et 12). De la même manière, avec une heure de marche pour accéder à la zone de prospection, la journée doit être mise à profit et il n’est pas possible de travailler en demi-journée. Les horaires de terrain sur la péninsule, pour s’adapter à la température, sont généralement de 6 h 30 à 13 heures, tandis que nos prospections s’étalaient jusqu’à 18 heures. Le soleil se couchant aux alentours de 18 h 30, il faut s’organiser de manière à ne pas rentrer à la lueur d’une lampe torche car la nature escarpée du terrain rend une telle entreprise trop périlleuse.
26Toutes ces contraintes pratiques vont de pair avec une gestion de l’hydratation. Nous avons, lors de la campagne de 2020, mis en place des points d’eau avec des bouteilles laissées à des endroits stratégiques tels que des cols et des fonds de wadis car il n’est pas possible de porter 4 litres d’eau sur soi en permanence.
27Par ailleurs, le matériel de prospection doit être le plus léger possible. Nous n’apportons pas de GPS différentiel mais seulement un GPS à main, des feuilles d’enregistrement, un crayon, une mire photographique, un appareil photographique et du matériel d’alpinisme (baudrier, cordes, mousquetons et casques).
Fig. 11 : Voie d’accès à la zone de prospection dans le Jabal Khuraybah

Dadān Archaeological Project, 2020
Fig. 12 : Coupe altimétrique générée à partir du LiDAR de la voie d’accès à la zone de prospection dans le Jabal Khuraybah

Dadān Archaeological Project, 2021
Organisation des prospections
28L’équipe de prospection se composait de Jérôme Rohmer, Julie Goy, Vincent Colard et de moi-même. Nous avons organisé notre programme de travail autour de la présence de deux alpinistes professionnels de la société Cordata, Barnabé Fourgous et Tristan Godet, entre le 24 et le 28 février 2020.
29Afin de mettre à profit leur présence pour pouvoir accéder aux zones inaccessibles, nous avons pris la décision de faire uniquement des journées de terrain complètes sans travail de laboratoire l’après-midi. Nous avons décidé de nous concentrer pendant leur séjour sur le cirque sud-ouest du Jabal Khuraybah, dont le potentiel archéologique avait été relevé lors de la mission de reconnaissance de 2019. Cela nous a permis en cinq jours d’explorer dix pitons rocheux.
30La grande quantité de données récoltée a fait l’objet d’un enregistrement ultérieur sur une base de données SIG. Nous avons pu ensuite reprendre des prospections qui ne nécessitaient pas la présence de professionnels de la montagne.
Prospections avec les alpinistes
31D’un point de vue méthodologique, il s’agissait surtout de bien prévoir en amont les zones que nous souhaitions prospecter afin que les alpinistes les équipent avec des cordes, des bloqueurs et des mousquetons. Cela permettait ensuite à l’équipe de prospecter sereinement les zones très dangereuses comme les vires (fig. 13).
Fig. 13 : Prospection d’une vire

Dadān Archaeological Project
32Cet équipement nous a permis d’emprunter la voie processionnelle antique, composée de murs-passerelles partiellement détruits, inaccessibles sans matériel. Pour cela, nos collègues ont mis en place des descentes en rappel et des remontées au bloqueur sur corde fixe. Nous avons pu également accéder à des gravures rupestres situées à plus de 50 m du sol. Cette façade fut découverte aux jumelles lors des dernières heures de présence des alpinistes. Ces derniers l’ont immédiatement équipée pour nous permettre de faire l’acquisition des données (fig. 14).
Fig. 14 : Prospection de gravures rupestres en hauteur

Dadān Archaeological Project
33De la même manière, nous avons pu explorer les flancs des pitons, ce qui n’aurait pas été possible sans l’aide des spécialistes car le précipice se trouve immédiatement en dessous. Cela pose bien sûr la question de la logistique déployée par les occupants du Jabal, il y a 2 300 ans, pour graver des dédicaces ou des invocations sans matériel d’escalade (fig. 15).
Fig. 15 : Prospection d’un flanc de piton

Dadān Archaeological Project
34Durant cette campagne de prospection, trois grands ensembles regroupant de nombreuses entités ont été identifiés : le « sanctuaire sud », le « sanctuaire dadanite » et le « grand campement ».
35La découverte du « sanctuaire sud », aussi appelé « sanctuaire minéen » du fait de l’abondance des inscriptions minéennes qui y ont été trouvées, constitue un des points essentiels de cette entreprise. La présence de murs-passerelles (fig. 16), d’escaliers taillés dans la roche (fig. 17), d’un fortin (fig. 18) et la façon dont a été conceptualisé l’espace sont des informations pertinentes quant à l’interprétation fonctionnelle de cet ensemble en espace sacralisé. En effet, toutes ces constructions et autres aménagements de la paroi rocheuse forment une voie processionnelle. Après une longue marche d’une heure en milieu particulièrement escarpé relevant davantage de l’escalade (comme susmentionné) depuis le site antique de Dadān, on accède au cirque sud. Le sanctuaire est un très long cheminement dans la partie sud-est du cirque, à moitié sculpté dans la roche, à moitié construit, qui relie quatre pitons (pitons n° 1 à 4) et mène au sommet du plus haut, le piton n° 4 – qui est également le plus haut sommet de tout le massif (941 m). Les sections construites de ce cheminement sont constituées de murs de pierres monumentaux, qui servent de passerelles entre les sommets. Ces murs sont reliés à des escaliers taillés dans la roche, qui mènent aux sommets des pitons. Localement, ce complexe est appelé al-qaṣr al-janūbī (« la citadelle du Sud ») parce que sa position dominante et ses murs massifs rappellent ceux d’une citadelle.
36La monumentalisation de la montagne par le lissage de ses parois et l’accès privilégié (et unique) taillé dans la roche sont autant d’évidences qui nous permettent de le caractériser avec certitude de haut-lieu, si l’on s’en tient aux définitions proposées par les spécialistes de la Nabatène (Nehmé, 1997). L’étude de ces zones sacrées et des rituels, notamment à Madā’in Ṣāliḥ et à Pétra, a révélé l’importance de la position dominante de ces espaces au sein d’un paysage accidenté et fractionné, ainsi que la présence d’un itinéraire d’accès privilégié qui prend la forme d’escaliers ou de rampes taillés dans la roche. Leila Nehmé définit ces hauts-lieux par le regroupement de plusieurs éléments tels qu’une plateforme, des bassins, des gradins à offrandes, ou encore une citerne comme c’est le cas pour le haut-lieu d’al-Madhbah (Nehmé, 1997). Les rites pratiqués au sein de ces espaces peuvent aussi bien être des sacrifices, libations, offrandes, mais également des circumambulations. En effet, la taille de ces espaces pouvait permettre cette pratique rituelle dans l’espace libre. Toutefois, et bien que ces lieux soient documentés, il n’en demeure pas moins que la compréhension générale des cérémonies et pratiques religieuses nous échappe. La nature des activités et des rituels qui s’y déroulent reste floue.
Fig. 16 : Mur-passerelle caractéristique de la voie processionnelle

Dadān Archaeological Project
Fig. 17 : Escaliers taillés dans la roche

Dadān Archaeological Project
Fig. 18 : Fortin présent dans le sanctuaire sud du Jabal Khuraybah

Dadān Archaeological Project
37L’autre découverte d’importance est celle du « sanctuaire dadanite ». Il s’agit également d’un espace sacré (environ 2 500 m2), pour plusieurs raisons. Tout d’abord, son emplacement topographique, en hauteur, dans le Jabal, face au « sanctuaire sud » et face un autre haut-lieu de l’oasis d’al-’Ulā, le site d’Umm Daraj. L’endroit n’a, en ce sens, aucun intérêt économique ou défensif. Ensuite, sur les façades rocheuses adjacentes se trouvent de nombreuses inscriptions et gravures rupestres en tout genre (scènes de batailles, camélidés, ibex, autruches, figures humaines, etc.). La prospection a également révélé la présence de fragments architecturaux témoignant de la présence de bâtiments monumentaux (fûts de colonnes et blocs taillés en grès). De plus, un important trou de pillage permet de constater la présence d’une épaisse couche cendreuse (près de 2 m qui suggère des pratiques en lien avec des offrandes et le feu sacrificiel. Toutes ces composantes plaident en faveur d’une fonction religieuse. Enfin, une grande stèle sculptée en relief découverte dans un cirque adjacent et une inscription monumentale évoquent la construction et la rénovation d’un bâtiment religieux que nous supposons être le sanctuaire dadanite. Celle-ci mentionne également les noms de divinités dadanite, minéenne et nabatéenne.
38Le troisième groupe d’entités relevé pendant la prospection est le grand campement est (environ 1 500 m2) se trouvant sur le piton n° 16. Sa datation est malheureusement impossible à ce jour, mais de nombreuses structures provisoires en pierres grossières évoquent la présence de populations nomades.
Conclusion
39Bien entendu, cet article ne constitue qu’un état très préliminaire de l’analyse du Jabal Khuraybah. Il s’est attaché à présenter la méthodologie déployée et les principaux résultats de la première mission de prospection. Moins d’un dixième du massif a été prospecté (22 ha sur 250) jusqu’à présent. Nous savons qu’une autre citadelle se trouve au nord du Jabal et que de larges murs en moellons de grès traversent les nombreux wadi adjacents. La poursuite des recherches dans le Jabal Khuraybah apportera très certainement des données inédites nous permettant de mener une étude ambitieuse sur ces logiques d’occupations des hauteurs qui restent encore très mal connues dans le nord du Ḥijāz.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Dinies M., Need R., Plessen B., Kürschner H., « Holocene Vegetation in Northwestern Arabia – Changing Natural Resources », Actualité des recherches archéologiques en Arabie, Paris, Routes de l’Orient, hors-série n° 2, 2016, p. 1-19.
Doughty C. M., Travels in Arabia Deserta, Londres, University Press of Cambridge, 2 t., 1888.
10.1017/CBO9780511707391 :Euting J., Tagbuch einer Reise in Inner-Arabien, Leyde, Brill, 1896.
Farès-Drappeau S., Dédan et Lihyān. Histoire des Arabes aux confins des pouvoirs perse et hellénistique (ive-iie s. avant l’ère chrétienne), Lyon, Travaux de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée, 42, 2005.
Fisher M., Membery D., « Climate », dans S.A. Ghazanfar, M. Fisher (dir.) Vegetation of the Arabian Peninsula, Kluwer Academic, Dordrecht, 1998, p. 5–38
10.1007/978-94-017-3637-4 :Giraud J., Proposition technique pour le lot 8, ArCHaïos, proposition technique soumise à l’Agence française pour le développement d’al-’Ulā (Afalula) et à la Commission royale pour al-’Ulā (RCU), non publiée, 2019.
Huber C., Inscriptions recueillies dans l’Arabie centrale (1878-1882), Paris, BSG, VIIe série, 5, 1884, p. 289-303.
Jaussen A., Savignac R., Mission archéologique en Arabie, El-’Ela, d’Hégra à Teima, Harrah de Tebouk, t. 2 et vol. Atlas, Paris, P. Geuthner, 1914.
Macdonald M. C. A., « Trade Routes and Trade Goods at the Northern End of the ‘Incense Road’ in the First Millennium B.C. », Saggi Di Storia Antica, 11, A. Avanzini (dir.), Profumi d’Arabia: Atti Del Convegno, 1997, p. 333-349. URL : https://www.academia.edu/44925779/Trade_routes_and_trade_goods_at_the_northern_end_of_the_Incense_Road_in_the_first_millennium_BC
Nasif A., Al-Ulā: An Historical and Archaeological Survey with Special Reference to Its Irrigation System, thèse de doctorat de la Victoria University de Manchester soutenue en 1981, Riyadh, université Roi-Saoud, 1988.
Nehmé L., « L’espace cultuel de Pétra à l’époque nabatéenne », Topoï, 7/2, 1997, p. 1023-1067. DOI : 10.3406/topoi.1997.1760
10.3406/topoi.1997.1760 :Nehmé L., Archéologie au pays des Nabatéens d’Arabie. Guide de Madâin Sâlih, Paris, Maisonneuve et Larose/Hémisphères, 2019.
Parr P. J., Harding G. L., Dayton J. E., « Preliminary Survey in Northwest Arabia. 1968 », Bulletin of the Institute of Archaeology, 8-9, 1970, p. 193-246.
Pouillon F., « Doughty, Euting, Huber, Jaussen et Savignac, les découvreurs de Madâin Sâlih », dans L. Nehmé, A. Alsuhaibani (dir.), Al Ula, merveille d’Arabie, cat. expo. Institut du monde arabe, 9 octobre 2019-19 janvier 2020, Paris, Gallimard, 2019, p. 118-121.
Renan E., Documents épigraphiques recueillis dans le nord de l’Arabie par M. Ch. Doughty, Paris, Imprimerie nationale (Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale et autres bibliothèques), 1884.
Rigot J.-B., « Région d’al-’Ulâ : les caractéristiques géographiques et la mise en valeur du sol », dans L. Nehmé, A. Alsuhaibani (dir.), Al Ula, merveille d’Arabie, cat. expo. Institut du monde arabe, 9 octobre 2019-19 janvier 2020, Paris, Gallimard, 2019, p. 28-31.
Rohmer J., Charloux G., « From Liḥyān to the Nabateans: Dating the End of the Iron Age in North-West Arabia », Proceedings of the Seminar for Arabian Studies 45, 2015, p. 297-320. URL : https://www.jstor.org/stable/43783640
Rohmer J., The Dadān Archaeological Project (2019-2024), Project Proposal, 2018.
Rohmer J., al-Suhaibani A., Charbonnier J., Giraud J., Goy J., Lesguer F., Simeon P., Al-sulaimi M., The Dadān Archaeological Project. Report on the Reconnaissance Season, 18-25 April 2019, rapport soumis à l’Agence française pour le développement d’al-’Ulā (Afalula) et à la Commission royale pour al-’Ulā (RCU), non publié, 2019.
Salles J.-F., « Al-’Ulâ – Dédan. Recherches récentes », Topoi, 6/2, 1996, p. 565-607. DOI : 10.3406/topoi.1996.1677
10.3406/topoi.1996.1677 :Sanlaville P., « Geographic Introduction to the Arabian Peninsula », dans I. al-Ghabban, B. André-Salvini, F.Demange, C. Juvin, M. Cotty (dir.), Roads of Arabia: Archaeology and History of the Kingdom of Saudi Arabia, cat. expo. (musée du Louvre, 14 juillet-27 septembre 2010), Paris, Louvre Éditions, 2010, p. 54-69.
al-Suhaibani A., L’Architecture à Dédan. Étude analythique et comparative, thèse de doctorat de l’université Paris 1-Panthéon Sorbonne soutenue le 20 juillet 2015, non publiée, 2015.
Villeneuve F., « Hégra, une ville garnison à l’époque romaine », dans L. Nehmé, et A. (dir.), Al Ula, merveille d’Arabie, cat. expo. Institut du monde arabe, 9 octobre 2019-19 janvier 2020, Paris, Gallimard, 2019, p. 74-77.
Winnett F. V., Reed W. L., Ancient Records from North Arabia, Toronto, The University of Toronto Press (Near and Middle East Series, 6), 1970.
Yule P., Himyar: Spätantike im Jemen [Late antique Yemen], Aichwald, Linden Soft, 2007.
Notes de bas de page
1 Sur les systèmes d’irrigation et la prospection de ces qanāts conduite à Dadān, voir Nasif, 1988, p. 157-276.
2 C’est à ce moment-là qu’il se charge d’acheminer la stèle de Tayma’. Elle est aujourd’hui conservée au musée du Louvre.
3 Jaussen et Savignac, 1914, pl. VII : « Les Lihyanites semblent avoir creusé la plus grande partie des tombes de Hereibeh, à coté d’el-’Ela ».
4 Ibid., 206. « There are, in fact, several areas of ruins in the northern part of the al-’Ula valley, but the main site is situated between the cliffs and the railway, stretching for about 88 m south of the entrance of the Wadi Mu’tadil- i.e. considerably farther than is shown on the French plan – and being about 250 m wide. Its appearance is of a low, undulating mound, nowhere more than 4 m high, of stony rubble, very loose in places, and very much cut about by pits, in which fragments of walling are often visible… »
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ED 112
Laboratoire ArScAn, UMR 7041, équipe VEPMO
Thèse sous la direction de Pascal Butterlin, Archéologie du rite et géographie du sacré. Regards croisés sur les sanctuaires de montagnes de l’Arabie du Nord-Ouest, de l’âge du Fer à la création de la Provincia Arabia.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Appréhension et qualification des espaces au sein du site archéologique
Antoine Bourrouilh, Paris Pierre-Emmanuel et Nairusz Haidar Vela (dir.)
2016
Des vestiges aux sociétés
Regards croisés sur le passage des données archéologiques à la société sous-jacente
Jeanne Brancier, Caroline Rémeaud et Thibault Vallette (dir.)
2015
Matières premières et gestion des ressources
Sarra Ferjani, Amélie Le Bihan, Marylise Onfray et al. (dir.)
2014
Les images : regards sur les sociétés
Théophane Nicolas, Aurélie Salavert et Charlotte Leduc (dir.)
2011
Objets et symboles
De la culture matérielle à l’espace culturel
Laurent Dhennequin, Guillaume Gernez et Jessica Giraud (dir.)
2009
Révolutions
L’archéologie face aux renouvellements des sociétés
Clara Filet, Svenja Höltkemeier, Capucine Perriot et al. (dir.)
2017
Biais, hiatus et absences en archéologie
Elisa Caron-Laviolette, Nanouchka Matomou-Adzo, Clara Millot-Richard et al. (dir.)
2019