Les vallées humides du nord de la France, des milieux difficiles et fondamentaux
L’exemple de la vallée de l’Escaut
The Wet Valleys of Northern France, Difficult and Fundamental Environments: The Example of the Scheldt Valley
Résumés
Les vallées tourbeuses au cours lent du nord de la France, et parmi elles la vallée de l’Escaut, offrent les conditions d’une très bonne conservation de certains sites contenus dans les séquences alluvionnaires. La multiplication des opérations archéologiques depuis vingt ans, en raison notamment de l’instauration du système d’archéologie préventive à partir de 2001, a permis le renouvellement des connaissances. Cela suscite la recherche de contextes sédimentaires jusqu’alors délaissés et apportant des éléments de connaissance inédits en raison notamment de la bonne conservation des éléments organiques. Les milieux humides ou fortement modifiés par l’homme nécessitent toutefois la mise en œuvre de compétences et de techniques permettant leur exploration archéologique.
The slow-moving peaty valleys of Northern France, and among them the Scheldt valley, provide the conditions for very good conservation of certain sites contained in the alluvial sequences. The multiplication of archaeological operations over the last twenty years, due in particular to the establishment of the archéologie préventive system since 2001, has allowed the renewal of knowledge. This has led to search for sedimentary contexts that were previously neglected and that provide new elements of knowledge, particularly because of the good preservation of organic elements. However, wetlands or environments that have been heavily modified by man, require the implementation of skills and techniques that allow their archaeological exploration.
Entrées d’index
Mots-clés : vallées tourbeuses, Escaut, conservation, techniques d’exploration
Keywords : Peat valleys, Scheldt, conservation, explorations techniques
Texte intégral
Introduction
1L’archéologue intervient sur tout type de terrain pour parvenir à l’information qu’il recherche ou qu’il suppose. En France, L’accroissement considérable des données disponibles du fait de l’activité archéologique préventive depuis plus de vingt ans justifie plus encore la recherche de contextes particuliers susceptibles d’avoir permis une très bonne conservation de certains vestiges, notamment organiques.
2Dans le nord de la France, les épaisses couvertures limoneuses sur les plateaux et les accumulations alluviales dans les vallées offrent les conditions pour une bonne conservation des vestiges d’occupations humaines depuis la Préhistoire ancienne jusqu’aux époques les plus récentes. Ces environnements sédimentaires conservent communément les témoins des environnements du passé au travers de divers organismes du vivant – pollens, mollusques, insectes, micromammifères, restes végétaux – ou de la composition même de ces couches, leur granulométrie ou leur composition chimique et minérale.
3Les régions présentant un relief modéré à faible sont sillonnées de vallées aux cours plus ou moins lents (fig. 1). Qu’elles soient d’origine tectonique ou non, ces vallées ont le plus souvent un lit majeur assez large et fortement colmaté depuis la fin de la dernière période glaciaire et le début de l’Holocène (Antoine, 1997).
4Une bonne connaissance des processus de colmatage et de la succession des épisodes de crise ou de stabilité qu’ils reflètent garantit donc un fort potentiel d’acquisition de données complémentaires voire inédites.
5Ces milieux sont donc essentiels pour l’archéologie. Pour autant, les conditions de leur exploitation scientifique sont le plus souvent difficiles en raison de l’épaisseur des formations sédimentaires, de l’omniprésence de l’eau, de la présence de facteurs de pollutions importants ou plus simplement de leur inaccessibilité dans les environnements fortement urbanisés.
6Toutes ces difficultés se traduisent donc par la mise en œuvre de méthodes d’intervention particulières qui, au-delà de la difficulté technique, supposent le plus souvent un coût important. De fait, les plaines humides sont plutôt sous-exploitées en archéologie. Cela vient d’abord de la complexité de la reconnaissance et de la caractérisation des sites. Rares sont les archéologues disposant de l’expérience nécessaire pour l’exploration des contextes humides et fortement enfouis. Cela suppose une bonne connaissance des faciès sédimentaires spécifiques à chaque vallée ou, pour le moins, l’association d’un géologue connaissant les milieux. L’instabilité des terrains empêche le plus souvent l’accès direct aux formations sédimentaires sauf à élargir fortement les décapages dans le but d’aménager des gradins de sécurité. La mise en œuvre de ces décapages en gradins ne pouvant s’appliquer à chaque sondage, le choix du responsable scientifique est ici primordial.
7Si la reconnaissance des contextes et la détection des sites constituent une difficulté de taille, le passage à la fouille devient l’exception. En France, le cadre préventif associe la prescription de la fouille à l’existence d’une menace avérée pour la conservation des sites du fait du projet d’aménagement à l’origine des premières investigations (diagnostics). Le fort enfouissement des vestiges va donc constituer un premier filtre en mettant a priori les niveaux archéologiques à l’abri des constructions de surface.
8La qualité des données disponibles constitue le second écueil. L’inaccessibilité des niveaux et leur submersion rapide limitent fortement leur évaluation. Par ailleurs l’approche stratigraphique est le plus souvent tronquée du simple fait de la capacité limitée des engins de terrassement.
9Enfin, la réalisation d’une fouille dépend de la capacité méthodologique et technique à la mettre en œuvre dans une enveloppe de moyens raisonnables. Même si ce choix cornélien doit le plus souvent aller dans le sens de la conservation du patrimoine, les réalités économiques et les difficultés d’exécution finissent par prévaloir.
10L’archéologie dite « programmée » dans l’usage et le droit français s’effectue en dehors des contraintes de l’aménagement du territoire. Elle répond exclusivement aux priorités de la programmation nationale de la recherche et à des problématiques spécifiques. Dans ce cadre, la prise en compte des sites fortement enfouis et/ou submergés devient plus facilement envisageable même si les coûts induits, notamment en termes de terrassement ou de traitement des matériaux périssables constituent un handicap de taille.
11Les quelques exemples présentés ici relèvent majoritairement de cette archéologie programmée. Nous verrons que les apports scientifiques compensent souvent les difficultés rencontrées.
Un intérêt très récent pour les plaines humides
12Certains milieux humides sont connus, notamment depuis la fin du xixe siècle, pour leur potentiel de conservation des vestiges organiques. C’est le cas des contextes lacustres périalpins entre la France et la Suisse. Plus récemment, certains contextes de vallées (Seine, Oise, Loire) ont montré un potentiel de conservation des vestiges organiques et notamment ligneux pour les périodes allant du Mésolithique à la Protohistoire.
13Les vallées du nord de la France (Nord et Pas-de-Calais) sont peu documentées. Elles présentent pourtant la particularité d’avoir développé des formations tourbeuses importantes, depuis le Préboréal et jusqu’au Moyen Âge. Les vallées appartenant au sous-bassin du Haut-Escaut (fig. 1, cercle) font partie de ces vallées tourbeuses à fort potentiel de conservation. Leurs milieux humides ont pourtant peu été investis par l’archéologie. Ce déficit d’observations est lié bien sûr à la complexité induite par la présence de l’eau. Il résulte par ailleurs d’une approche rendue difficile des environnements fluviaux en raison de la nappe d’eau et de la transformation particulièrement marquée du modelé des paysages pour les besoins des industries, de l’urbanisation ou de la navigation. C’est notamment le cas de la vallée de l’Escaut.
14Le développement spectaculaire de l’archéologie préventive depuis le début des années 2000 a permis de combler un retard parfois important de nos connaissances pour les périodes allant de la Préhistoire au début du Moyen Âge dans le nord de la France (fig. 1). Cette évolution a amené de nouvelles problématiques et la nécessité d’explorer des espaces encore délaissés et susceptibles d’apporter des compléments de connaissance.
Figure 1

À gauche, carte du nord de la France, situation de la vallée du Haut-Escaut connecté à la partie orientale de la plaine de Flandre – à droite, densité des opérations archéologiques réalisées depuis vingt ans dans le sous-bassin du Haut-Escaut.
Fond MNT Nasa.
15Le programme de recherche mis en place depuis 2008 pour le Haut-Escaut côté français vise notamment à préciser l’intérêt de la plaine humide du fleuve pour l’étude des sites appartenant à la Préhistoire récente entre l’extrême fin du Paléolithique et le Néolithique. Couplé à l’activité archéologique préventive, ce programme a permis des avancées significatives malgré les difficultés techniques liées à ces contextes particuliers.
Des milieux complexes
16Nous l’avons vu, les vallées à cours lent du nord de la France sont difficiles à appréhender. Leur forte anthropisation constitue sans aucun doute un handicap important (drainage, canalisation des voies d’eau, épandages ou dépôts des boues de dragage, implantations industrielles…). Des séquences tourbeuses importantes masquent assez généralement la topographie initiale des plaines. Des vallées comme celle de la Scarpe ne sont réellement comprises sur le plan structural que depuis quelques années (Deschodt et al., 2012). Ces progrès sont pourtant peu relayés dans les enseignements universitaires au sein desquels la géographie physique connaît un certain déclin. Il en résulte une difficulté à mettre en place durablement des actions de recherche prenant en compte les spécificités de ces milieux.
Adaptation des méthodes d’exploration et de fouille
17L’exploration des milieux profonds et gorgés d’eau requiert des compétences et des méthodes particulières.
18En archéologie préventive, l’adjonction fréquente dans les équipes de spécialistes géomorphologues et préhistoriens permet de confirmer le fort potentiel de ces milieux, notamment pour la vallée de l’Escaut. Les sondages en puits et en paliers ont permis l’exploration des niveaux profonds. L’adaptation des méthodes de fouille des contextes humides, bien que perfectible, a progressé au gré des expériences. La mise en œuvre de techniques de drainage, de pompage ou de décapage en paliers répond en partie aux nécessités du terrain (fig. 2 et 3).
Figure 2 : Envahissement par la nappe de vallée d’un sondage en puits – Valenciennes, diagnostic préventif

Clichés A. Tixador, service archéologique municipal.
Figure 3 : fouille paléolithique de Proville (59) mise en place d’un système de drainage de l’aire de fouille

Cliché G. Leroy.
Présentation de cas
Le site de « Argilières » à Proville
19Le site se situe au sud de la ville de Cambrai sur la rive droite de l’Escaut. Il a connu des occupations répétées de petits groupes humains à la fin du Paléolithique et au Mésolithique (Leroy, 2013). Entre la fin du Tardiglaciaire et le début de l’Holocène, les versants encaissés des vallées principales fournissent la matière première siliceuse, des couloirs de circulation et un gibier abondant. Localement, les vestiges d’occupations se concentrent de façon continue sur les bas de versants au contact de la plaine humide. Le colmatage des vallées ayant conduit à l’exhaussement du niveau des nappes d’eau, les sites se retrouvent en situation de submersion.
20La réalisation d’une tranchée périphérique a permis d’isoler la zone de fouille. Le creusement d’un bassin de captage facilite un pompage régulier et la mise hors d’eau totale du site (fig. 3 et 4).
Figure 4 : Fouille d’un niveau du Paléolithique supérieur final à Proville (Nord) en 2012

Pompage journalier des eaux de remontée de nappe. On distingue la tranchée périmétrale permettant l’isolement de la surface à fouiller.
Cliché G. Leroy.
Le site de la rue Darthois à Bouchain
21Sur la rive gauche de l’Escaut entre les villes de Valenciennes et de Cambrai, le site a notamment connu une fréquentation importante au Néolithique récent entre 3400 et 2900 av. J.-C. (Leroy et al., 2020). Les populations préhistoriques ont exploité la berge d’un chenal secondaire tourbeux pour des activités de transformation du bois de coupe, de construction navale, de chasse ou de boucherie. L’exhaussement de la nappe de vallée a conduit à la submersion du site, permettant ainsi la conservation exceptionnelle des vestiges organiques et notamment du bois (fig. 5). La canalisation de l’Escaut à partir du xixe siècle a localement entraîné le drainage des parties hautes de la plaine alluviale. Ce phénomène a clairement permis l’assèchement partiel du site. Un simple pompage quotidien permet donc la fouille du site dans des conditions normales.
Figure 5 : Bouchain

À gauche, berge néolithique en cours de fouille après pompage des eaux de ruissellement ; à droite hache à gaine en position sur le sol néolithique.
Cliché G. Leroy.
Le site Sita à Valenciennes
22Un diagnostic préventif réalisé en 2004 sur la rive droite de l’Escaut à Valenciennes avait révélé une séquence alluviale holocène contenant un niveau mésolithique d’époque boréale (environ 7500 av. J.-C.) à la base d’un complexe tourbeux (Leroy, 2005). Le site occupe un microrelief dans la plaine marécageuse de l’Escaut, encadré par des plans d’eau. Les conditions de conservation du site sont bonnes dans un milieu gorgé d’eau et avec une dynamique fluviale de très faible intensité. Pourtant, une forte pollution aux hydrocarbures liée à une activité industrielle prolongée compromet l’étude de ce site (fig. 6). La très forte imprégnation des sédiments a considérablement altéré le contenu biologique des vestiges osseux. Les contenus polliniques sont également dégradés. Le comblement tourbeux de la berge d’un chenal a néanmoins permis de situer chronologiquement l’occupation.
23Ce type de situation est malheureusement fréquent dans une vallée particulièrement impactée depuis le xixe siècle par les activités industrielles (sidérurgie, houillères, transport fluvial). La désindustrialisation opérée à partir des années 1970 a conduit à l’effacement progressif des infrastructures, mais dans certains secteurs, la pollution des sols est considérable et s’ajoute à une modification significative des milieux, notamment en raison d’un apport de remblai massifs et du drainage des zones humides.
Figure 6 : Bassin de captage des eaux polluées aux hydrocarbures sur le site Sita à Valenciennes

À gauche, le symbole au premier plan indique la position du niveau archéologique mésolithique dans la tranchée de sondage à la base de la formation tourbeuse ; à droite, pointe façonnée à partir d’un métacarpe de cerf.
Cliché et dessin G. Leroy.
Conclusion
24L’augmentation massive des interventions archéologiques en France, due notamment à l’évolution de la réglementation depuis le début des années 2000, a conduit au renouvellement des connaissances pour toutes périodes confondues. La multiplication des problématiques spécifiques est un corollaire de ces avancées considérables. La recherche de données nouvelles conduit inévitablement vers des sites moins accessibles et fournissant potentiellement des conditions de conservation particulièrement favorables.
25L’exploration des contextes submergés ou profonds va donc s’amplifier dans les années à venir. Les vallées humides au cours lent du nord de la France offrent les conditions d’une conservation exceptionnelle de certains niveaux. Leur exploitation archéologique, autant dans le contexte préventif que pour les opérations programmées, rend nécessaire la mise en œuvre de méthodes spécifiques d’observation, de fouille et de conservation des mobiliers fragiles.
26Gageons que cette évolution accompagnera celle, tout aussi salutaire, de la restauration des milieux humides du nord de la France, souvent fragilisés et dégradés par l’activité humaine.
Bibliographie
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Antoine P., « Évolution tardiglaciaire et début Holocène des vallées de la France septentrionale : Nouveaux résultats », Comptes-rendus de l’Académie des sciences de Paris, Earth and Planetary Sciences, 1997, p. 35-42. DOI : 10.1016/S1251-8050(97)83270-3
10.1016/S1251-8050(97)83270-3 :Deschodt L., Feray P., Salvador P.-G., « Transect partiel de la plaine de la Scarpe (bassin de l’Escaut, nord de la France). Stratigraphie et évolution paléogéographique du Pléniglaciaire supérieur à l’Holocène récent », Quaternaire, 23/1, 2012, p. 87-116. DOI : 10.4000/quaternaire.6116
10.4000/quaternaire.6116 :Leroy G., « Valenciennes “site Sita” le Mésolithique », Bilan scientifique du Service régional de l’archéologie du Nord-Pas-de-Calais de 2004, Villeneuve-d’Ascq, 2005, p. 91-93.
Leroy G., « Une occupation de l’extrême fin du Paléolithique dans la vallée de l’Escaut à Proville (Nord) “le Bois Chenu” », Bulletin de la Société préhistorique française, 110/4, 2013, p. 691-702.
Gilles Leroy et al., « Un exemple d’exploitation du milieu naturel au Néolithique récent à Bouchain (Nord) », XXVIIIe congrès préhistorique de France, Amiens, 30 mai-4 juin 2016. Préhistoire de l’Europe du Nord-Ouest : mobilités, climats et entités culturelles, 2020.
Auteur
-
Gilles Leroy
Ministère de la Culture et la Communication (MCC)
Direction régionale des affaires culturelles des Hauts-de-France (DRAC)
Service régional de l’archéologie (SRA)
Laboratoire Halma, UMR 8164
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Appréhension et qualification des espaces au sein du site archéologique
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Regards croisés sur le passage des données archéologiques à la société sous-jacente
Jeanne Brancier, Caroline Rémeaud et Thibault Vallette (dir.)
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