Recherches doctorales à Chypre, entre droit international et réalités de terrain
Doctoral Research in Cyprus, between International Law and Field Realities
Résumés
Cet article est lié à une thèse de doctorat, en cotutelle entre Aix-Marseille Université et l’université de Chypre, consacrée à l’analyse du rôle joué par le culte des reliques dans les églises protobyzantines de l’île de Chypre (ive-xe siècle). Le présent exposé aborde le cas de la recherche archéologique à Chypre dont la partie nord est occupée militairement par la Turquie depuis juillet 1974. Cette situation extrêmement complexe place de fait la recherche archéologique dans le nord de l’île dans un contexte difficile. C’est le cas de l’étude doctorale évoquée ci-dessus qui traite conjointement des basiliques situées dans le territoire de la République de Chypre et des églises situées dans la zone occupée. Les problématiques sont alors multiples : interdictions et illégalités des fouilles menées après 1974 restreignant les données, détérioration et inaccessibilité de certains sites, entre autres difficultés. Fort heureusement, la recherche archéologique bénéficie de récentes initiatives de publications et de restaurations des édifices de la partie occupée. Dans le cadre de notre étude il est alors essentiel de prendre en considération les sites de la partie occupée qui représentent près d’un tiers du corpus. Le travail consiste alors en une étude minutieuse des archives de fouilles pour les sites peu voire non publiés. Depuis 2003, l’ouverture de quelques points de passage autorise la visite de certains sites du nord de l’île. Bien qu’informelle, l’observation des édifices s’avère pertinente et parfois indispensable. La recherche archéologique à Chypre est alors un exercice complexe associant respect de la juridiction internationale et déférence à l’égard d’un contexte encore délicat.
This article is connected to a PhD research project, in joint supervision between the Aix Marseille University and the University of Cyprus. Entitled "Relics in the Basilicas of Cyprus (4th-10th centuries) in the context of the Eastern Mediterranean", the dissertation is devoted to the analysis of the role played by the cult of relics in the Early Byzantine churches of the island of Cyprus. The aim of this paper is to discuss the case of archaeological research in Cyprus, whose northern part is under military occupation by Turkey since July 1974. This extremely complex situation makes archaeological research in the northern part of the island difficult. It is the case of the thesis mentioned above, which examines both the basilicas located in the free territory of the Republic of Cyprus and the churches located in the occupied zone. The problems are multiple: prohibitions and illegal excavations carried out after 1974 limiting the corpus of data, sudden cessation of all work at sites resulting in the loss of artefacts, deterioration of certain sites, among other difficulties. Fortunately, the research benefits from recent initiatives of publications and restorations of the buildings of the occupied part. In the framework of our study, it is thus essential to take into consideration the sites of the occupied part, which represent nearly one third of the corpus. The work then consists of a meticulous study of the excavation archives for the sites that have not are partially published. Since 2003 it has been possible to reach the northern part of the island, thus allowing the visit of certain sites. Any official scientific work is forbidden, but an observation of the buildings is relevant and sometimes indispensable. Archaeological research in Cyprus is therefore a complex exercise combining respect for international jurisdiction and deference to a delicate context.
Entrées d’index
Mots-clés : Chypre, conflit armé, héritage culturel, basiliques, paléochrétiens
Keywords : Cyprus, Armed Conflict, Cultural Heritage, Basilicas, Early Christian
Texte intégral
1L’île de Chypre demeure encore aujourd’hui une zone en conflit hautement stratégique, notamment pour sa situation géographique au cœur de la Méditerranée orientale. Une partie du territoire est toujours occupée militairement et illégalement par une force armée, qui impacte durablement le patrimoine ainsi que la recherche archéologique. C’est dans cette situation complexe que je mène mon étude de thèse sur la question des reliques dans les églises de l’île, de la fin du ive siècle au retour de la souveraineté byzantine sur l’île en 965 apr. J.-C., après avoir été une zone démilitarisée entre l’empire et le califat arabe. Ce travail consiste en une approche pluridisciplinaire où les vestiges archéologiques sont confrontés aux sources écrites afin d’établir les conditions de vénération de ces vestiges sacrés. Ces aspects sont contextualisés à l’échelle de la Méditerranée orientale avec l’objectif de confirmer la place de Chypre comme carrefour culturel à travers l’expansion de ce qui devient, au début du Moyen Âge, un pilier du christianisme : le culte des reliques. Certains des sites et des artefacts se trouvant dans la partie disputée de l’île, le travail de recherche devient problématique. Avant de revenir sur la gestion du patrimoine archéologique et les difficultés qui entravent le bon déroulement d’une recherche doctorale impliquant un territoire en conflit, il paraît essentiel de mentionner les principaux événements qui ont mené à la conjoncture actuelle. Enfin, il conviendra de discuter des réalités de terrain qui permettent de mener à bien les investigations en territoire occupé et des aspects qui, malgré l’apparente impasse politique dans laquelle se trouve Chypre, invitent tout de même à un certain optimisme.
Chronologie
2L’île de Chypre, située à l’est de la Méditerranée, au cœur du bassin Levantin, fut depuis toujours un carrefour culturel et commercial majeur entre l’Égypte au sud, la Syrie et la côte Levantine à l’est, les côtes sud de l’Asie Mineure au nord et plus loin la mer Égée à l’ouest (fig. 1). C’est cette position stratégique qui fit de Chypre un territoire convoité dès l’Antiquité. Bien que rattachée à la culture et à la langue grecques depuis l’expansion mycénienne au xiiie siècle av. J.-C., l’île fut successivement intégrée aux principaux empires et royaumes régionaux1.
Fig. 1 : Vue satellite de la Méditerranée orientale

Géoportail/IGN, 2019.
3D’abord province de l’Empire perse puis du royaume Lagide d’Égypte, Chypre intégra au ier siècle avant notre ère l’Empire romain puis sa pars orientalis à la fin du ive siècle. Après la période de démilitarisation suivant les incursions arabes du viie siècle, le territoire réintégra pleinement l’empire en 965 jusqu’à la fin du xiie siècle. Conquise en 1191 par Richard Cœur de Lion en route pour la troisième croisade, l’île fut vendue aux Templiers. Finalement, Chypre fut cédée au dernier roi de Jérusalem, Guy de Lusignan. À partir de 1192, c’est alors un royaume féodal latin et catholique avec une population à majorité grecque et orthodoxe. La province passa en 1489 sous domination vénitienne pour un peu moins d’un siècle avant d’être finalement incorporée en 1571 dans l’Empire ottoman. C’est à cette époque que remonte la venue d’une population turcophone et musulmane. Le visage multiculturel de Chypre résulte de ces siècles de dominations successives et de brassage ethnique, religieux et culturel. Cependant la situation complexe dans laquelle se trouve l’île aujourd’hui, et qui constitue la raison d’être de cette communication, est largement tributaire des événements post-Première Guerre mondiale, du démantèlement de l’Empire ottoman mais surtout des aspirations à l’autodétermination qui suivirent la fin de la Seconde Guerre mondiale2. Colonie britannique depuis le 10 mars 1925, l’importance stratégique de l’île de Chypre en Méditerranée compliqua les discussions sur l’autodétermination du pays à l’issue du conflit. De plus, l’indépendance n’était pas une volonté unanime des Chypriotes dont la division communautaire entre majorité grecque et minorité turque ne cessera de se creuser : les Chypriotes grecs, qui représentaient à ce moment-là environ 76,61 % de la population totale, prônaient le rattachement à la Grèce alors que les Chypriotes turcs réclamaient, eux, un partage de l’île. Après une période de violences de 1955 à 1958 entre les deux communautés dans le cadre des combats contre la présence britannique, un traité d’indépendance fut signé le 19 février 19593. Ce dernier reconnaissait le rôle de garde-fou et de soutien militaire de l’Angleterre, de la Grèce et de la Turquie. Le 16 août 1960, la République fut proclamée : l’archevêque Makarios devint président de la République et le docteur Fazil Küçük, issu de la minorité turque, vice-président. La constitution répartissait le pouvoir selon la population dénombrée. Cet accord n’était pourtant qu’apparent puisque, dès la fin de l’année 1963, une brève guerre civile éclata, et amena la population à se regrouper selon des ségrégations communautaires. Cette situation nécessita une intervention armée de l’ONU à Chypre le 4 mars 1964, par la résolution 186 du Conseil de surveillance avec la création de l’United Nations Peacekeeping Force in Cyprus (Unifcyp), encore en vigueur aujourd’hui (Bertrand, 2009). La situation s’aggrava à la suite d’une énième intervention de puissances étrangères. Tout d’abord, un putsch impliquant le régime grec des colonels força le président Makarios à quitter l’île le 15 juillet 1974. Le point de non-retour fut atteint le 20 juillet lorsque la Turquie, garante de la sécurité des Chypriotes turcs, intervint militairement en deux fois lors d’opérations nommées Attila 1 et Attila 2. Le 22 juillet un cessez-le-feu proposé par l’ONU fut accepté mais l’armée turque continua sa progression jusqu’au 16 août 1974 et parvint à contrôler près de 40 % du territoire, principalement dans le Nord. Cette partition entraîna le déplacement de milliers de réfugiés, deux cent mille Chypriotes grecs vers le sud et plusieurs milliers de Chypriotes turcs vers le nord, abandonnant sur place tous leurs biens4. Depuis, la Turquie n’a eu de cesse de favoriser une immigration de « colons » venus du continent pour repeupler le nord de l’île (Copeaux- Mauss-Copeaux, 2015, p. 62-63). Entre ces deux entités, une zone tampon, la ligne « Attila » ou ligne « verte », fut établie et contrôlée par l’Unifcyp, toujours active aujourd’hui. C’est cette partition du territoire qui est encore en vigueur et qui impacte de fait la recherche archéologique. Le 15 novembre 1983, une nouvelle étape fut franchie par le régime d’occupation qui s’autoproclama « République turque de Chypre du Nord ». Cette action fut condamnée de façon concomitante par toutes les organisations internationales qui appelèrent l’ensemble des États à ne pas procéder à la reconnaissance officielle de l’État autoproclamé, considéré comme une entité séparatiste. Aujourd’hui, seule la Turquie la reconnaît. Une issue favorable au conflit fut proche d’être trouvée en 2004 avec le Plan « Annan » sous l’égide des Nations unies. Cependant, le référendum fut rejeté à 76 % par les votants Chypriotes grecs alors que 65 % des votants de la partie occupée approuvent le plan (Aymes et al., 2021). C’est donc divisée que l’île fit son entrée dans l’UE le 1er mai 2004, à travers la République de Chypre. Depuis, les négociations se succèdent entre avancée et recul au gré de l’alternance politique des deux côtés de la ligne verte.
Recherche archéologique et patrimoine en territoire occupé
4Quid alors du patrimoine et de la recherche archéologique ? Avec l’invasion turque de l’été 1974, la partie nord de Chypre est considérée comme une entité séparatiste occupée par une armée étrangère dans le cadre d’un conflit armé. Ainsi, la législation relative à la protection de la propriété culturelle se réfère à plusieurs traités internationaux, en particulier la convention de La Haye et ses deux protocoles de 1954 et 1999 sur la protection de la propriété culturelle en cas de conflit armée5. De plus, d’après la « loi des antiquités » de 1935, ainsi que plusieurs amendements, le Département des antiquités de la République de Chypre constitue la seule autorité légale dans la gestion de l’héritage archéologique sur l’ensemble de l’île, et son directeur est le seul habilité à délivrer les autorisations de fouilles6. De fait, la partie nord n’étant plus sous le contrôle effectif du Département des antiquités, toutes les missions archéologiques nationales ou internationales, alors nombreuses, ont subitement été interrompues et sont désormais illégales. Les sites de fouilles ont été laissés en l’état et le mobilier mis au jour, abandonné sur place. Les équipes internationales à qui il a été proposé de reprendre leurs activités par le régime occupant ont toutes refusé. Pourtant, un « département des antiquités » procède illégalement à des fouilles archéologiques dans la zone occupée avec l’aide d’équipes internationales non référencées. C’est par exemple le cas du site archéologique de Salamine-Constantia, l’un des plus importants de l’île dont plusieurs campagnes de fouilles archéologiques ont été brusquement arrêtées en 19747. Le site a fait l’objet d’une reprise d’activité archéologique en 1999 par l’université d’Ankara et des collaborateurs de l’autoproclamée université du Moyen-Orient, en violation des traités internationaux s’appliquant aux biens culturels en territoire occupé (Comité national chypriote de l’Icomos, 2001).
5Outre l’arrêt de la recherche scientifique, un grand nombre de sites archéologiques, monuments (en particulier les églises) et musées ont été négligés voire pillés et certains artefacts, vendus sur le marché noir de l’art. Malgré de nombreuses enquêtes et missions de terrains diligentées par les instances internationales depuis la crise de 1974, telles que l’Unesco, le conseil de l’Europe ou encore les Nations unies, ce n’est qu’après l’ouverture des points de passage entre le Nord et le Sud en 2003 et la publication de nouveaux rapports que la réalité a pu être mise au jour (Kruse, 2020). D’autres initiatives locales ont elles aussi recensé ces destructions et vandalisme, telle celle menée par le musée du monastère de Kykkos (Chotzakoglou, 2008)8. Le cas des mosaïques de l’église de la Panagia Kanakaria à Lythrangomi, un village situé dans la péninsule du Carpass au nord-ouest de l’île, peut résumer la situation qui se joue alors dans la partie occupée de l’île. L’abside centrale de cette basilique à coupoles présentait un somptueux décor en mosaïque du vie siècle (Megaw-Hawkins, 1977). La Théotokos et le Christ enfant émanant d’une mandorle y étaient encadrés d’archanges et surmontés d’une frise des douze apôtres en médaillons. À la suite de l’occupation turque, les mosaïques pariétales ont été arrachées et vendues (fig. 2). Grâce à la mobilisation de la communauté des chercheurs byzantinistes et des institutions (Unesco, ICOM, l’Icomos, Europa Nostra, etc.), certains fragments ont pu être retrouvés et sont désormais exposés dans le musée Byzantin de la Fondation culturelle de l’archevêque Makarios III à Nicosie (Gerstenblith, 1995).
Fig. 2 : Photographie des dégradations subies par les fresques de la Panagia Kanakaria à Lythrangomi située dans la partie occupée de Chypre

Matthias Metzger, 2016.
6Malgré toutes les contraintes et difficultés susmentionnées, et en sus des interventions a posteriori, la recherche sur les édifices situés dans la partie occupée n’est pas au point mort. Dernièrement, des initiatives sur certains sites du nord de Chypre ont fourni de nouveaux éléments précieux pour notre étude. Entre autres exemples, l’église de Soloi a fait l’objet de travaux de restauration et de revalorisation en 2008 par une équipe américaine (couverture des vestiges et création d’une passerelle pour les visiteurs) donnant lieu à une nouvelle publication (Neal, 2009). L’importante recherche doctorale menée par Charles Anthony Stewart sur la couverture des églises médiobyzantines chypriotes, qui s’appuie en grande partie sur des édifices se trouvant dans la partie occupée, témoigne également de ce dynamisme (Stewart, 2008 et 2010). D’autres sites tels que la basilique attribuée à saint Épiphane, qui n’avaient jusqu’alors fait l’objet d’aucune étude monographique, ont pu être partiellement publiés (Foulias, 2019). Ces travaux, malgré l’absence de fouille, ont permis de clarifier certains éléments issus des publications antérieures. Enfin, il convient d’évoquer les initiatives de conservation et de restauration du patrimoine culturel bâti à Chypre sous l’égide de l’United Nations Development Program (UNDP) et grâce au financement de l’UE. Ces interventions ont notamment commencé par la restauration entre 2003 et 2009 de l’église Saint-Georges, connue sous son nom ottoman de Bedestan en plein centre de Nicosie9. Ce projet a reçu en 2009 le prestigieux prix Europa Nostra. Entre-temps, les Chypriotes grecs et turcs ont signé le 21 mars 2008 un agrément pour la préservation de l’héritage culturel chypriote par l’établissement d’un Comité technique sur l’héritage culturel à Chypre sous l’égide des Nations unies10. L’équipe composée d’archéologues, d’architectes et d’historiens de l’art est dirigée par deux protagonistes issus des deux communautés. L’objectif de ce comité est de protéger, de restaurer mais aussi d’étudier le patrimoine bâti chypriote en encourageant la coopération intercommunautaire et en opérant à la fois au nord et au sud de la ligne verte. Depuis 2012, ce sont 14,7 millions d’euros qui ont été alloués par la Commission européenne et 84 sites à travers toute l’île, principalement des églises et des mosquées, qui ont pu être protégés ou restaurés. Ces initiatives sont particulièrement fructueuses pour notre sujet puisque plusieurs des sites que nous venons d’évoquer sont concernés par ces restaurations. En 2021, ce sont notamment les sites archéologiques du Carpass, dont les basiliques Saint-Philon et d’Aphendrika près de Rizocarpasso, qui ont fait l’objet de nettoyages et de restaurations (fig. 3). De futurs projets impliquent la restauration de la cité de Salamine-Constantia dont les deux églises paléochrétiennes Saint-Épiphane et la Campanopetra ainsi que le monastère Saint-Barnabé. Ces sites seront alors beaucoup plus faciles d’accès et plus aisément lisibles11.
Fig. 3 : Photographie du site archéologique de Saint-Philon dans la partie occupée de Chypre avant sa restauration par le Comité technique en 2019-2020

Matthias Metzger, 2016.
Réaliser une étude de doctorat à Chypre : entre droit international et réalités de terrain
7C’est dans cette situation complexe que s’inscrit l’étude doctorale évoquée ici. En effet, en plus des sources écrites, l’étude de l’expression du culte des reliques à Chypre entre la fin du ive siècle et le xe siècle se fonde notamment sur l’analyse architecturale des basiliques dans lesquelles se déroulaient ces rites ainsi que sur celle du mobilier liturgique associé. Sur les 35 sites envisagés, car associés ou potentiellement associés à des reliques, 14 se situent de facto dans la partie occupée par l’armée turque (fig. 4).
Fig. 4 : Carte de Chypre avec indications des principales villes et des sites étudiés selon leurs emplacements au nord ou au sud de la ligne de cessez-le-feu

Matthias Metzger, d’après l’Encyclopaedia Universalis France.
8Comme nous l’avons souligné plus haut, l’invasion turque de juillet 1974 a entraîné l’arrêt brutal de tous les chantiers archéologiques, ce qui complique grandement les recherches menées dans le nord de l’île. À titre d’illustration, la mission française de l’Institut Fernad-Courby de Lyon travaillant sur le site de la Campanopetra à Salamine-Constantia près de Famagouste a dû être interrompue alors que des travaux étaient encore en cours (Roux, 1998). Fort heureusement, le site a pu faire l’objet d’une publication a posteriori, à l’image d’autres sites paléochrétiens importants du nord de l’île qui ont vu leurs chantiers arrêtés brutalement. C’est le cas de l’église Saint-Auxibe de Soloi (Des Gagniers et Tinh, 1985), ou encore la basilique Saint-Philon (Megaw et Du Plat Taylor, 1981). Toutefois, les données acquises remontent à plus de quarante ans et il est donc pour l’instant impossible de procéder à de nouvelles explorations scientifiques. C’est le cas par exemple de l’église Saint-Barnabé située à quelques kilomètres à l’ouest de Salamine-Constantia. Les vestiges archéologiques de la basilique du ve siècle, dont l’espace dédié au culte des reliques du saint éponyme, se trouvent à l’extérieur de l’édifice actuel et ne sont pas entretenus (fig. 5).
Figure 5 : Photographie depuis l’ouest des vestiges dégradés de la partie est de la basilique attenante au monastère Saint-Barnabé près de Salamine-Constantia

Au centre, l’abside méridionale qui devait abriter les reliques du saint éponyme.
Matthias Metzger, juin 2019.
9Ce cas est particulièrement problématique pour notre propos puisque les études du site, bien que fouillé au début du xxe siècle, sont très lacunaires. En sus, le monastère et l’église attenants, qui sont des lieus importants pour la communauté orthodoxe de l’île, ont été transformés en un musée consacré aux icônes. Cette transformation, qui à première vue pourrait paraître une solution positive, pose d’autres problèmes toujours en lien avec le statut politique et juridique de la partie occupée de l’île et de la réception de la communauté chrétienne (Stylianou-Lambert et Bounia, 2020). Un autre exemple serait celui du monastère de l’Acheiropoïètos près de Kyrenia, incluant les vestiges d’une basilique paléochrétienne mais se situant dans une zone militaire excluant de fait toutes visites. Cette dernière, elle aussi très peu étudiée, pourrait avoir été associée à un espace funéraire souterrain au niveau de l’extrémité orientale de la nef nord (Megaw, 1954, p. 34). Cet aménagement que l’on retrouve dans d’autres basiliques contemporaines (Saint-Auxibe par exemple) présente un intérêt certain pour notre recherche.
10En ce qui concerne le matériel archéologique, la quasi-totalité des artefacts mis au jour lors des fouilles, que ce soit celui abandonné sur les sites de fouilles mais aussi les objets conservés dans les musées, sont aujourd’hui inaccessibles. C’est notamment le cas des reliquaires qui sont les indices matériels les plus probants pour analyser les pratiques associées aux reliques. Nombreux durant la période paléochrétienne, particulièrement dans les régions levantines, il n’en a été mis au jour à Chypre qu’une dizaine, dont cinq étaient conservés en territoire occupé12. Ces derniers ont été mis au jour sur le site paléochrétien de Salamine-Constantia, en particulier autour de la basilique du vie siècle de la Campanopetra. Des quatre artefacts retrouvés et conservés sur place, une cuve, un fragment et deux couvercles, trois ont disparu. Bien que publiés, on ne dispose que de très rares photographies (Comte, 2012, p. 256-261). Plusieurs autres fragments associés à des reliquaires simplement recensés dans l’étude ont eux aussi disparu. Il en va de même pour les collections de musées, en particulier celui du district de Famagouste où se trouvait un autre couvercle de reliquaire provenant également du site de Salamine-Constantia, à proximité du gymnase lui aussi publié mais auquel il est impossible d’avoir accès (Karageorghis et Vermeule, 1966, p. 32). Toujours sur le site de la Campanopetra, un imposant reliquaire à circulation d’huile laissé in situ est quant à lui toujours en place mais a subi plusieurs dégradations (fig. 6).
Fig. 6 : Photographie depuis l’ouest de l’abside septentrionale de la basilique de la Campanopetra à Salamine-Constantia, avec au centre le reliquaire à circulation d’huile qui a subi des dégradations

Matthias Metzger, juin 2019.
11Au-delà des vols et du vandalisme, les vestiges architecturaux, bien que pour certains inclus dans des pseudo-parcs archéologiques comme celui de Salamine-Constantia, ne sont que très rarement entretenus et se dégradent très rapidement13. À quelques centaines de mètres de là, la basilique attribuée à saint Épiphane, l’une des plus grandes églises de la période paléochrétienne en Méditerranée et où les reliques de l’évêque furent jadis déposées, n’est quant à elle presque plus visible (fig. 7).
Fig. 7 : Photographie depuis l’ouest des vestiges de la basilique paléochrétienne attribuée à l’évêque Saint Épiphane, envahis par la végétation

Matthias Metzger, juin 2019.
12Pour pallier ce manque de données, en plus des recherches dans les archives du Département des antiquités pour les sites partiellement publiés, la visite des sites devient essentielle. Effectivement, depuis le 22 avril 2003, l’accès à la partie occupée est possible sur présentation d’un passeport. Ces visites informelles permettent d’envisager physiquement les sites étudiés au-delà des rapports écrits, et surtout de collecter de nouvelles données photographiques. Bien que toutes interventions scientifiques (et en premier lieu les fouilles) soient strictement prohibées, se rendre sur place se révèle extrêmement intéressant pour comprendre la situation géographique, les volumes ou encore les espaces de circulation dans ces édifices. Cependant, se déplacer en territoire occupé et parfois sur des sites inclus dans de pseudo-parcs archéologiques implique une attention particulière. En plus du respect de la législation internationale en vigueur, il convient d’éviter tout agissement qui pourrait être considéré comme un acte de reconnaissance.
Conclusion
13La situation géopolitique complexe que connaît l’île de Chypre depuis presque cinquante ans et pourtant largement passée sous silence dans l’actualité constitue un exemple éloquent d’archéologie en contexte difficile puisqu’elle impacte directement et durablement la recherche et le patrimoine archéologique de l’île. Ainsi, l’étude doctorale menée depuis 2018 entre Aix-Marseille Université et l’université de Chypre sur l’expression du culte des reliques dans les basiliques de l’île reflète à son échelle la complexité de la situation. La rareté et l’ancienneté des études publiées sur les sites du Nord à la suite de l’arrêt et de l’interdiction de toutes les fouilles et études archéologiques à l’été 1974 entraînent notamment un déséquilibre dans le traitement des édifices situés de part et d’autre de la ligne de démarcation. Du reste, la détérioration et la disparition des objets clés que sont les reliquaires s’ajoutent aux difficultés entrevues. Toutefois, la recherche archéologique n’est pas à l’arrêt et les édifices de la zone occupée, notamment les basiliques chrétiennes, continue de faire l’objet de l’attention des chercheurs (citons par exemple les travaux de C. A. Stewart ou encore d’A. Foulias). De plus, d’heureuses initiatives telles que l’établissement du Comité technique sur l’héritage culturel à Chypre contribuent à restaurer le patrimoine bâti chypriote, notamment dans la partie occupée. Plusieurs des sites inclus dans l’étude ont fait l’objet de nettoyage et de restauration, facilitant l’accès et la lecture des vestiges. Enfin, bien que quelques sites demeurent inaccessibles car compris dans des zones militaires, il est possible depuis 2003 de se rendre dans la partie occupée de l’île. Ainsi, il m’a paru indispensable de me rendre sur les sites évoqués dans ma recherche. Ces églises relèvent alors de plusieurs catégories, celles transformées en musée telles que le monastère Saint-Barnabé, les édifices inclus dans des pseudo-parcs archéologiques comme à Salamine-Constantia ou encore les basiliques librement accessibles comme Saint-Philon dans la péninsule du Carpass. Ces visites informelles m’ont alors permis d’alimenter mon étude et ainsi de compléter les données publiées antérieures à 1974. Il s’agissait principalement d’effectuer des observations d’ordre architectural et de réaliser des reportages photographiques. En effet, les données récoltées s’avèrent extrêmement intéressantes dans le cadre de ma recherche puisqu’elles contribuent notamment à apporter des précisions sur des éléments mal ou non renseignés dans les publications ou les archives. Toutefois, ce travail essentiel doit être réalisé en pleine conscience des enjeux géopolitiques. Ce contexte place de fait le chercheur dans une position délicate. Il se doit d’être au courant de la législation nationale et internationale qui s’applique dans la partie occupée de Chypre tout en veillant à respecter les sensibilités locales.
Bibliographie
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Tsivolas T., « Cypriot Religious Heritage. Legal Reflections on a Divided Cultural Property », dans T. Kruse, H. Faustmann, S. Rogge (dir.), When the Cemetery becomes Political. Dealing with the Religious Heritage in Multi-Ethnic Regions, Münster, Waxmann (Schriften des Instituts für Interdisziplinäre Zypern-Studien, 14), 2020, p. 27-34.
Notes de bas de page
1 Pour un historique de l’île de Chypre depuis l’Antiquité jusqu’à la période moderne, se référer à la contribution de G. Grivaud pour l’article intitulé « Chypre » dans l’Encyclopaedia Universalis (Aymes et al., 2021).
2 Pour la période contemporaine et notamment la période coloniale, se référer à M. Aymes dans Aymes et al., 2021.
3 Les accords conclus à Zurich comprenaient trois traités : d’établissement, de garantie et d’alliance (militaire).
4 Sur la chronologie amenant à l’invasion turque, se référer à P.-Y. Pechoux dans Aymes et al., 2021.
5 Pour plus d’informations sur la Convention, ses protocoles et les états parties, voir le site de l’Unesco : http://www.unesco.org/new/fr/culture/themes/armed-conflict-and-heritage/convention-and-protocols/1954-hague-convention/.
6 Sur la propriété culturelle à Chypre, se référer à Tsivolas, 2020.
7 Voir par exemple la préface de Marguerite Yon dans la publication de la fouille de la basilique de la Campanopetra (Roux, 1998).
8 Pour une enquête sur les destructions et le vandalisme dans la partie occupée, se référer également à Copeaux et Mauss-Copeaux, 2005, p. 87-105.
9 Sur la restauration du Bedestan et les autres initiatives de l’UNDP à travers le Comité technique sur l’héritage culturel à Chypre, voir le site : https://www.cy.undp.org/content/cyprus/en/home/operations/projects/overview.html.
10 Au sujet du du Comité technique sur l’héritage culturel à Chypre, on peut consulter le livret édité avec le soutien financier de l’Union européenne en 2015 : https://www.cy.undp.org/content/cyprus/en/home/library/partnershipforthefuture/the-technical-committee-on-cultural-heritage--2015-.html. Concernant la partie financière, se référer au site de l’UNDP : https://www.cy.undp.org/content/cyprus/en/home/projects/support-facility-to-the-bi-communal-technical-committees.html.
11 Les initiatives concernant les églises Saint-Épiphane et de la Campanopetra ont été réalisées à l’automne 2021.
12 Pour une étude exhaustive des reliquaires de cette période en Méditerranée orientale, voir Comte, 2012.
13 De très récentes initiatives de restauration et de protection ont été mises en place. Voir ci-après.
Auteur
-
Matthias Metzger
Université d’Aix-Marseille et université de Chypre, ED 355
Laboratoire d’archéologie médiévale et moderne en Méditerranée (LA3M), UMR 7298, département d’Histoire et d’Archéologie
Thèse sous la direction d’Andréas Nicolaïdès et Maria Parani, « Les reliques dans les basiliques de Chypre (ive-xe siècle) dans le contexte de la Méditerranée orientale
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