5. Le physicalisme et l’économie socialiste
p. 107-134
Texte intégral
1Le socialisme de Neurath prend pour point de départ l’empirisme logique augmenté d’une critique pragmatiste du positivisme, qu’il ne cesse de réitérer tout au long de sa vie. Neurath présente le physicalisme comme une solution aux implications métaphysiques du matérialisme historique et aux tendances pseudo-rationalistes de l’empirisme logique. C’est ainsi qu’il fait évoluer l’éthique vers un calcul des « qualités de vie », y apportant une vision pratique et constructive. Cet épicurisme social quantifié et mis à jour des développements en matière de planification économique (l’économie de guerre) conduit à un socialisme doté de raisons solides pour prétendre à la scientificité. Ce faisant, Neurath ne manque pas de reformuler la scientificité de manière à inclure la pensée utopiste et le pluralisme de possibilités dans toute affaire humaine.
5.1 Le matérialisme historique et la « sociologie physicaliste »
2Le physicalisme affirme l’unité de la science à travers les disciplines, contestant en particulier la séparation méthodologique entre les sciences « de l’esprit » et les sciences de la nature. Les empiristes logiques dénoncent la métaphysique de l’âme qui se cache derrière cette division, dont le dualisme inconciliable est hérité de la division théologique entre la matière et l’esprit. Cette connotation dualistique conduit Neurath à préférer le terme « physicalisme » à celui du « matérialisme », chargé d’une ontologie dont les empiristes logiques se dissocient volontiers.
3Neurath distingue la thèse du matérialisme historique du dualisme métaphysique entre l’esprit et la matière. En effet, la première établit des rapports de détermination entre deux groupes de phénomènes matériels : l’organisation de la production économique, d’une part, et le comportement religieux, la création artistique et littéraire etc., de l’autre. « Lorsqu’il [le marxisme] oppose un groupe de formations en tant qu’“infrastructure” à un autre groupe de formations tenant lieu de “superstructure” (“matérialisme historique” comme théorie spéciale du physicalisme), il se meut alors constamment dans le cadre du béhaviorisme social. Il ne s’agit pas d’une opposition de la “matière” et de l’“esprit”, c’est-à-dire d’“entités” ayant des “causalités différentes” » (Neurath, 1931c/2006, p. 299).
4Le matérialisme historique constitue la référence principale de Neurath au sujet de la sociologie physicaliste (« De toutes les tentatives de créer une sociologie physicaliste non-métaphysique, strictement scientifique, le marxisme est le plus complet1 »). Ce passage célèbre de l’Idéologie allemande résume le principe méthodologique du matérialisme historique, qui sera repris par Neurath contre les courants idéalistes en sociologie :
Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. Dans la première façon de considérer les choses, on part de la conscience comme étant l’individu vivant, dans la seconde façon, qui correspond à la vie réelle, on part des individus réels et vivants eux-mêmes et l’on considère la conscience uniquement comme leur conscience [Marx et Engels, 1845 ; nous qui soulignons].
5Neurath soutient la primauté épistémologique des rapports socio-économiques sur la production idéologique dans toutes ses formes (philosophie, morale, droit) contre les sociologues du Verstehen (Werner Sombart, Wilhelm Dilthey) (Neurath, 1931b). Ceux-ci définissent un domaine séparé pour les sciences humaines, en les isolant des sciences de la nature par une méthodologie spécifique (qualitative) appelée Verstehen2. Par contraste, John Stuart Mill s’oppose à la division entre les sciences humaines et les sciences naturelles, affirmant que les premières sont seulement dans un stade moins avancé que les secondes. Pour Neurath, Mill tient sa modernité de sa transformation de la théorie de l’éthique en une théorie empiriste du vivre-ensemble. Suivant Jeremy Bentham, Mill rejette les raisonnements sur les motifs conscients des hommes et réduit l’importance de leur propos pour la compréhension de leurs actes. Avant Marx et Engels, il reconnaît l’importance du « préjugé fondé sur l’intérêt » et « la tendance habituelle des hommes à poursuivre leurs propres intérêts égoïstes en y donnant l’apparence du devoir et de la vertu »3. Selon Neurath, la lucidité de Bentham au sujet des intérêts de classe (et de l’éthique de classe qui en résulte) le place parmi les pionniers d’une sociologie empirique. Avec l’abandon de l’individualisme, les spéculations métaphysiques sur les motifs sont éliminées au profit de l’étude historique des corrélations que la production idéologique entretient avec les circonstances sociales. Le culte de la personnalité s’efface dans le cadre de la sociologie physicaliste, qui traite les comportements des masses humaines comme la biologie celui du monde animal ou l’astronomie celui des corps célestes.
6Dans la lignée de la tradition utilitariste, Neurath met en question la pertinence d’études portant sur la « motivation », puisque les données des sciences modernes discréditent la priorité supposée des narrations à la première personne. Il cite le marxisme et la psychanalyse comme deux développements significatifs allant dans cette direction4. Ces derniers se rejoignent dans leur méthodologie centrée autour des déterminismes externes inconscients du comportement humain. Par comparaison, le discours sur les raisons est d’une prédictivité faible qui joue en sa défaveur : « Lorsque l’on sait quelles conditions générales sont réunies à une époque donnée, on peut bien mieux prédire le comportement de groupes entiers que les arguments que les personnes avancent individuellement pour rendre compte de leurs actions » (Neurath, 1931c/2006, p. 294). La tâche de la sociologie empirique réside dans la découverte des « corrélations … entre l’action et les conditions de l’action » (ibid., p. 295).
7La recherche de Max Weber sur les rapports entre le capitalisme et le calvinisme (Weber, 1904) constitue un contre-exemple à la sociologie physicaliste. À propos de Weber, qui voit dans l’idéologie protestante le moteur de l’émergence du capitalisme, Neurath réitère la critique de Kraus (théologien catholique), qui dénonce sa surestimation de l’influence du discours théologique due au statut spécial qu’il accorde à l’esprit. Neurath réfute l’argument de Weber en contestant l’ampleur de l’influence des propos des théologiens, ces derniers n’étant vraisemblablement pas connus d’un marchand moyen. En partant de l’existence matérielle de la classe marchande, il avance une explication empiriste alternative : l’intérêt des marchands pour l’abolition du monopole royal sur les intérêts les prédisposait à une idéologie s’opposant à l’Église et au trône. Kraus soutient même que le calvinisme se développe seulement tardivement en harmonie avec le capitalisme, étant à l’origine proche d’un anticapitalisme médiéval.
8Un autre exemple d’explication idéaliste concerne celle de la disparition de l’esclavage dans l’Antiquité. Neurath réfute la thèse selon laquelle le christianisme serait à l’origine de ce développement. Face au double phénomène de la disparition de l’esclavage dans l’Empire romain et l’expansion du christianisme, la question est de trouver la bonne corrélation. Les données montrent plutôt que le début des Temps modernes voit le pic de l’esclavage – l’époque qui correspond à la puissance inégalée du christianisme à l’échelle mondiale, à travers les colonies. La position de la doctrine chrétienne à l’égard de l’esclavage est tellement vague que des interprétations contradictoires persistent. Le conflit entre les États du Sud et les États du Nord en Amérique se présente comme une piste plus intéressante pour éclairer les causes de la disparition de l’esclavage. Ces derniers se caractérisent par un mode de production industriel et les premiers par une économie dominée par les plantations. Le sociologue empiriste procède alors à la recherche d’intérêts économiques qui poussent les propriétaires à disposer d’esclaves. En effet, les propriétaires individuels n’admettent pas le déterminisme de leurs intérêts économiques sur leur décision d’affranchir les esclaves. Ils avancent, souvent avec sincérité, des raisons philanthropiques ou philosophiques. En contraste, le constat de la différence entre les États-Unis du Nord et du Sud conduit le chercheur physicaliste à identifier les rapports, avantageux ou non, qu’entretiennent les systèmes économiques en question avec l’esclavage. Une enquête empiriste révèle le peu d’avantages que la possession d’esclaves offre en présence d’une masse de travailleurs libres. Columelle, dans l’Antiquité tardive, affirmait déjà l’inutilité d’employer des esclaves pour assécher les marais de Campanie, car les maladies et décès chez les esclaves entraînent une perte économique pour le propriétaire, tandis qu’à la mort ou à la maladie de travailleurs libres, l’employeur n’est pas affecté (sans compter que, pour le propriétaire, les esclaves sont des bouches à nourrir et des machines à entretenir et à discipliner en permanence – tandis que le travailleur libre, chargé de sa propre survie, ne peut pas se permettre de chômer). À l’approche idéaliste de Weber, Neurath oppose la capacité du marxisme à produire des corrélations sociologiques concluantes, en citant encore Ettore Ciccotti (Le déclin de l’esclavage antique, 1910).
9La sociologie empirique comprend la « superstructure idéologique » dans les termes de phénomènes spatiotemporels de masse. Ainsi les phénomènes idéologiques sont transposés dans le champ de l’expérience, où ils sont reformulés pour faire l’objet d’un traitement scientifique. « Il ne s’agit pas d’une nouvelle vision du monde qui s’oppose à l’ancienne, pas même de l’ancienne vision du monde qui est remplacée par la clarification de concepts, mais c’est “la science sans vision du monde” qui s’oppose à toutes les visions du monde » (Neurath, 1931c/2006, p. 265), dit Neurath à propos de la conception scientifique du monde. La définition de l’idéologie dans les termes physicalistes est censée assurer au marxisme sa scientificité, mise en avant notamment par Engels avant de faire partie de l’idéologie officielle de l’URSS. Nous retrouvons cette même insistance sur le caractère scientifique du traitement physicaliste de l’idéologie dans la sociologie de Neurath, qui insiste sur la force prédictive de cette méthodologie5.
10Malgré ses réserves sur les interprétations orthodoxes, Neurath présente le marxisme comme la forme accomplie d’une sociologie empirique et propose une reformulation du matérialisme historique dans les termes physicalistes. Il insiste sur le fondement empirique des prédictions marxistes contre ses interprétations moralisantes et utopistes. La prédiction marxiste de l’avènement du communisme est une « affirmation historique » sur le comportement des masses sous certaines conditions déterminées. Marx et Engels n’appellent pas à la fin du capitalisme en raison de sa déficience morale, ils n’argumentent jamais dans les termes d’une victoire désirée de la « cause juste » ou de la « vérité » : « Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes » (Marx et Engels, 1845). Neurath adopte cet historicisme au nom de la sociologie empirique : « Et quand Marx et Engels essaient de prouver l’affirmation selon laquelle l’ordre présent doit périr et céder la place à un ordre qui cause moins de souffrance, ils n’argumentent jamais en se référant à l’“injustice” de notre système, ou en réclamant que la “cause juste” ou la “vérité” doit gagner. Ils montrent d’une manière strictement empirique comment des hommes existants se comportent ou se comporteront sous certaines conditions6. »
11En tant que behaviorisme social, la sociologie empirique aboutit à des prédictions à l’échelle massive. Il n’est pas en mesure de prédire le comportement des individus cas par cas, mais Neurath rappelle que cette limitation n’est pas propre aux sciences sociales : « On ne peut pas non plus prédire la trajectoire d’une feuille dans le vent, et pourtant la cinématique, la climatologie, la météorologie sont bel et bien des sciences du réel accomplies. Il n’appartient pas à l’essence d’une science du réel constituée de pouvoir prédire à volonté n’importe quel phénomène singulier » (Neurath, 1931c/2006, p. 291). La déduction du comportement individuel à partir du comportement des masses est une autre composante de la méthodologie marxiste. Celle-ci raisonne et prédit sur la base de classes entières et subordonne le destin individuel au destin collectif : « Notre but est une “histoire mondiale sans les noms”, à l’intérieur de laquelle on peut déduire le destin de l’individu en partie de celui des classes et d’autres groupes larges, dans la mesure où il n’y a pas de conditions instables qui résistent à la prédiction7. » Dans la méthodologie physicaliste, les statistiques garantissent cet anonymat8.
5.2 Neurath dans la tradition de la statistique sociale
12Dans son programme positiviste de science unitaire, Comte parlait de la « physique sociale » pour souligner la continuité méthodologique entre les sciences de l’homme et les sciences de la nature9. L’expression fut reprise par l’astronome belge Adolphe Quetelet en 1835 (Sur l’homme et le développement de ses facultés, ou Essai de physique sociale) – une appropriation qui conduisit Comte à forger un terme alternatif pour la science de la société, « sociologie ». Neurath définit la sociologie comme une branche qui ne serait pas radicalement différente d’autres sciences empiriques dans sa méthodologie : « En fin de compte, toutes les sciences empiriques sont de la physique dans le sens le plus large. […] On pourrait parler d’une physique de la société de la même façon de la physique d’une machine10 » (Neurath, 1931b/1973, p. 390). La méthode positiviste passe notamment par l’adoption des statistiques comme données de base, dans le but d’assurer un traitement neutre et impartial du sujet d’étude dans un esprit quantitatif.
13Toutefois, il importe de reconnaître que Neurath évite les illusions pseudo-rationalistes d’un positivisme strict (malgré son rejet du Verstehen comme méthode propre aux sciences humaines) tout en défiant la spécificité radicale attribuée aux sciences humaines dans leur conception interprétiviste, qui mettent en avant la subjectivité comme leur objet authentique11. Pour résoudre le problème de la quantification des faits subjectifs, la sociologie positiviste met en place des indices quantitatifs, comme des critères matériels associés au bonheur : « Nous ne pouvons pas capturer la qualité de vie directement et donc nous nous contenterons de la condition de vie, à savoir le logement, l’alimentation, l’habillement, le temps de travail, etc.12 » (Neurath, 1920a/2004, p. 356). Même s’il prend soin d’exprimer tout phénomène subjectif (comme le bien-être ou la qualité de vie) en termes de ses corrélations observables (conditions de vie), faire la connexion entre ces deux nécessite en dernière instance une sorte d’empathie : « Toutefois, les qualités de vie de groupes ne nous sont jamais données sous une forme directe, donc nous pouvons seulement les déduire et essayer de les découvrir par empathie. Il n’y a pas de communication télépathique entre personnes qui puisse nous donner de l’information directement13 » (Neurath, 1925a/2004, p. 420). Par exemple, pour comparer la qualité de vie de la classe laborieuse en Angleterre avant et après la production industrielle, Engels fait recours à des indices concrets comme la quantité de nourriture, l’exposition du domicile au soleil ou le temps de travail. Il s’agit d’une interprétation physicaliste raisonnable de la qualité de vie, mais elle contient nécessairement une « assomption » (qu’une diminution du temps libre et de la quantité de nourriture accompagne une diminution du bien-être, par exemple). Il importe d’utiliser une formulation physicaliste des phénomènes subjectifs pour les soumettre à une étude scientifique, mais nous ne pouvons pas pour autant éliminer un minimum d’interprétation dans ce processus, ne serait-ce qu’en déterminant les corrélats observables des phénomènes en question. Considéré dans le contexte de la découverte, le recours à l’empathie ne constitue pas un défaut épistémique. L’empathie peut bien suggérer des connexions physicalistes éclairantes, comme l’imagination joue un rôle essentiel dans la genèse des théories scientifiques, mais elle n’a pas sa place dans le contexte de la justification : « L’empathie, la compréhension (Verstehen) etc. peuvent aider le travail du chercheur, mais elles n’entrent pas dans la totalité d’énoncés scientifiques plus qu’un bon verre de café qui, aussi, fait avancer son travail14 » (Neurath, 1931b/1973, p. 357). Par ailleurs, l’usage possible de l’empathie dans la sociologie ne constitue pas une preuve de l’inapplicabilité de la méthode physicaliste aux phénomènes sociaux : même dans les sciences de la nature, les phénomènes observés sont nécessairement sujets à l’interprétation, et la théorie ne découle pas de l’observation, comme le voudrait le positivisme classique.
14Même si des pratiques de recension de la population et des ressources remontent à l’Antiquité, la disciplinarisation de la statistique commence à partir du xviie siècle. William Petty introduit l’expression « arithmétique politique » pour la statistique démographique. Le nouveau terme « statistique » remplace « arithmétique politique » vers la fin du xviiie siècle, où il désigne l’activité de catalogage sur le territoire administratif de l’Allemagne à partir du milieu du xviie siècle. Au xixe siècle, avec la révolution industrielle et les nouveaux besoins et défis qui l’accompagnent, la collecte et l’analyse systématique des données économiques et démographiques gagnent en importance en France et Grande-Bretagne, suivies par l’Allemagne et l’Amérique. En France, André-Michel Guerry prend sa place parmi les pionniers de la criminologie avec son Essai sur la statistique morale de la France en 1833, dédiée à l’étude de la criminalité. En 1897, Le suicide de Durkheim utilise des méthodes quantitatives pour analyser le phénomène de suicide, qu’il traite comme un objet d’étude sociologique à part entière dans un esprit positiviste – il y est question de nombres, et non de la motivation.
15Neurath situe son idée d’une « topographie des conditions de vie » dans la continuité des travaux de Frédéric Le Play, qui est considéré parmi les précurseurs de l’étude de cas. Au niveau méthodologique, la statistique telle que l’entend Neurath est une statistique descriptive, qui mesure et énumère les caractéristiques d’une population, à l’opposition de la statistique inductive qui infère certaines propriétés de la population étudiée à partir de l’analyse d’un échantillon limité. La statistique inductive fait l’usage du calcul des probabilités. Elle fut l’œuvre des eugénistes britanniques qui cherchaient à obtenir une information généralisable sur l’ensemble d’une espèce à partir d’un échantillon (nécessairement limité) de plantes ou animaux. Neurath ne semble pas familier avec les techniques d’échantillonnage et ne formule pas une position personnelle sur la signification des probabilités. Pour Neurath, la statistique a pour vocation de révéler des connexions et des relations causales, de sorte qu’elle puisse offrir des pistes pour optimiser l’économie. De ce fait, on peut rapprocher la technique qu’il préconise à la statistique multivariée. La multitude de variables à considérer dans un inventaire des conditions de vie est d’une importance non négligeable pour la prise de décision dans une économie centrale planifiée, en raison de l’absence d’un critère univoque pour la comparaison et l’évaluation de plans économiques possibles.
5.3 La rationalité de la science économique
16Conformément aux principes de la sociologie physicaliste, les statistiques occupent une place majeure dans la théorie économique de Neurath. Son implication active dans l’économie de guerre et ses tentatives de socialisation avortées à la république des conseils de Bavière indiquent son intérêt pour les questions de l’économie non monétaire. Neurath propose une alternative scientifique à l’éthique traditionnelle – un épicurisme socialisé, informé par le matérialisme historique, et fort de données statistiques exclusives qui devraient ouvrir la voie à de nouvelles possibilités économiques. Contrairement à Adorno et Horkheimer qui voient dans la sociologie quantitative un style limité à l’ordre établi (Horkheimer et Adorno, 1973), l’approche préconisée par Neurath consiste à puiser dans l’ensemble de statistiques détaillées dans le but d’en nourrir de nouvelles « utopies », qui correspondraient à autant d’arrangements possibles de la production et de la distribution en fonction des besoins. Encore ces derniers devraient être quantifiés par l’usage des statistiques. L’importance accordée par Neurath à la communication des statistiques sociales se comprend mieux dans le cadre de l’économie centrale planifiée qu’il défend.
5.3.1 De l’éthique physicaliste à l’économie planifiée
17Neurath construit son argumentation en faveur de l’économie en nature autour d’une éthique physicaliste, fondée sur la quantification du bien-être dans ses aspects multiples (conditions d’hébergement, accès à l’alimentation et aux services publics, opportunités éducatives, temps de loisir, temps de travail, fréquence de maladies liées au travail, taux de mortalité, état de santé, etc.). La « félicitologie » que Neurath propose de substituer à l’éthique est une théorie positive du bonheur, où celui-ci est « traité seulement comme un fait » (Neurath, 1917/2004, p. 488) à la manière d’organismes animés traités par un zoologue. Neurath définit l’efficacité économique d’une « base de vie » (la somme des conditions de vie matérielles dans le sens large décrit ci-dessus) en fonction du niveau de bien-être total qu’elle procure à la collectivité. Pour être opérationnelle, une économie utilitariste nécessite d’abord la compilation d’un « inventaire de conditions de vie », à défaut d’une échelle précise de qualités de vie (car les limitations d’une mesure quantitative du bonheur sont évidentes étant donné la nature subjective de ce dernier).
18Neurath fait évoluer l’éthique utilitariste vers un matérialisme réformiste et sociologiquement informé. La formulation du bonheur en termes de qualités de vie dépendant directement des conditions de vie – objectivement mesurables, se prêtant à un traitement statistique – permet de l’insérer dans l’action publique. L’inclusion des critères physicalistes du bien-être fournit au calcul félicitologique un avantage sur le calcul monétaire. Cette position affirme positivement la possibilité d’action pour le bien-être collectif : en ceci, elle revendique sa modernité contre l’approche fataliste de l’économie libérale. La félicitologie part de la dépendance du bonheur par rapport aux conditions de vie matérielles. Cette approche veut ainsi éviter l’écueil de l’individualisme idéaliste et ouvre la voie à une transformation sociale guidée par les corrélations sociologiques documentées. « Le bonheur et la misère des membres d’un groupe humain (la qualité de vie) dépendent directement de l’hébergement, de l’alimentation, de l’habillement, de l’éducation, du divertissement, du travail, de la maladie et d’autres choses encore (comme la condition de vie), outre les caractéristiques personnelles des gens15 » (Neurath, 1920a/2004, p. 346). Il suit de ce principe matérialiste une définition alternative de l’efficacité économique contre le critère du profit : « Dans la mesure où nous pouvons saisir cette dépendance entre la qualité de vie et l’ordre de vie à travers calculs et schématisations, nous appellerons l’ordre de vie un “ordre économique”, ou une “économie”, et nous dirons qu’un ordre économique est d’une efficacité plus haute qu’un autre précisément si le premier permet des situations de vie qui apportent plus de bonheur que le second, étant donné la même base de vie16 » (ibid., p. 347). On trouve ici une définition anthropocentrique de l’efficacité économique – un anthropocentrisme à l’échelle sociétale – alternatif au critère monétaire du profit.
19Neurath articule son concept de « condition de vie » à l’intérieur d’un cadre matérialiste hérité de Marx et Engels. Ce concept apparaît d’abord dans La Situation de la classe laborieuse en Angleterre (1845). D’après Neurath, ce classique continue la tradition utilitariste du xviiie siècle, en l’étendant d’un niveau individuel à un niveau collectif (caractéristique du socialisme, opposé dans cette dimension à l’individualisme libéral) : « Tandis que les épicuriens de l’antiquité observèrent le bonheur des hommes comme un effet de leurs actions individuelles, la théorie socialiste des ordres de vie, en tant qu’une sorte d’“épicurisme social”, traite le bonheur d’êtres humains comme un effet d’actions sociales. Quel est l’effet de différents ordres de vie, ou différentes mesures, sur les conditions de vie d’êtres humains et, donc, sur leur bonheur17 ? » (Neurath, 1925a/2004, p. 415) Dans la lecture de Neurath, le marxisme apporte une dimension scientifique et une force transformatrice à l’éthique épicurienne en sortant celle-ci de son cadre individualiste de l’antiquité18.
20La traduction du degré de bien-être (« qualité de vie ») dans le langage physicaliste passe par une énumération physicaliste des conditions de vie associées. À l’échelle individuelle, la qualité de vie se mesure à l’aide d’un ensemble de critères comme la quantité de nourriture et l’état de santé. Toutefois, la gestion des conditions de vie n’est pas à proprement parler un calcul : à l’opposé de l’unité monétaire servant de base univoque aux décisions économiques sur le marché, elle comporte une pluralité de critères et débouche souvent sur des questions ouvertes qui ne se soumettent pas à une résolution algorithmique. À prendre l’exemple d’un fermier, deux possibilités peuvent se présenter compte tenu des limites de la force de travail disponible : augmenter la culture d’avoines – qui améliorera la nutrition – ou travailler à l’assèchement d’un marécage – qui diminuera les germes de malaria. Par conséquent, à la lumière de données détaillées sur les conditions de vie, y compris le matériau de base et la force de travail disponible, le calcul utilitaire sera appelé, à un moment donné, à évaluer les désirabilités successives de deux conditions de vie. Neurath est conscient des limites du calcul utilitaire comparé à la précision quantitative du calcul monétaire. Il admet la comparabilité seulement approximative des quantités de vie, ces dernières ne se prêtant pas à une comparaison numérique exacte : « Plusieurs qualités de vie peuvent parfois être arrangées dans une série conformément à leur taille. Deux qualités de vie peuvent aussi être “d’une grandeur égale”. Néanmoins, nous ne pouvons pas dire qu’une qualité de vie est deux ou trois fois et demie plus grande qu’une autre19 » (ibid., p. 416-417).
21Avec le calcul utilitaire (plus précisément, des estimations félicitologiques) qu’il propose comme un paradigme alternatif au calcul monétaire, Neurath redéfinit l’efficacité d’une décision en fonction de son effet sur les qualités de vie. À l’instar des économistes classiques, il adopte une approche anthropocentrique de l’économie, mettant au centre la satisfaction des besoins humains, et non plus la production ou l’échange en soi. L’enquête sociologique d’Engels montre la possibilité de comparer les qualités de vie des communautés à partir d’une description détaillée de leurs conditions de vie, accompagnées d’assomptions raisonnables, comme les effets de la quantité de nourriture, d’habits, la luminosité des domiciles et le temps de travail. Même si ceci a la faiblesse de ne pas se prêter à un calcul uniforme, une décision à base d’estimations assistées d’information quantitative, sur le modèle de la conception architecturale, reste possible et effective :
On peut comparer l’économie d’une société à un bâtiment gigantesque et le plan économique à un plan architectural. L’homme qui veut participer à la modélisation d’une économie est une sorte d’architecte qui, par exemple, est obligé de bâtir une forteresse sur un champ de bataille. […] L’architecte n’a pas besoin d’une unité pour sa création, ni le corps qui gère l'économie. Mais l’architecte déterminera aussi exactement que possible la dimension des matériaux de construction, du volume de l’espace construit et beaucoup d’autres choses concernant figures et mesures ; et l’architecte de l'économie se comportera de la même façon20 [ibid., p. 427].
22À partir d’un inventaire continu et exclusif des conditions de vie (ces dernières servant d’indices de la qualité de vie), un plan économique devient envisageable. Nous trouvons dans ce rapport un acheminement à partir de l’éthique naturalisée vers une critique du libéralisme économique. L’architecture et la stratégie militaire, tout comme la construction et l’administration d’écoles et hôpitaux ou la gestion d’épidémies, sont la preuve même de la faisabilité d’un calcul sans unité quantitative. Mais, à l’époque de Neurath, c’est surtout l’économie de guerre qui fait preuve d’efficacité et indique la voie pour une économie en nature en temps de paix. Ce sont autant d’exemples de calcul en nature réussis qui réfutent les objections libérales.
23Pour défendre l’économie planifiée, Neurath cite les pratiques de planification dans le passé et le présent. Il affirme que la guerre, en particulier, a préparé le terrain à une économie planifiée qui devrait être étendue au temps de paix pour l’optimisation de la productivité et des conditions de vie. En effet, dit-il, la planification a déjà fait ses preuves, dans l’économie de guerre comme dans certains secteurs (limités) gérés sans considération monétaire déterminante (la stratégie, l’architecture, l’éducation, la santé). Il s’agit donc d’élargir le champ d’application d’une technique efficace, suivant le sens de l’histoire. Avec les exemples réussis de calcul en nature, Neurath vise à amortir la crainte que risque de susciter un passage à l’économie non monétaire en raison de sa nouveauté radicale supposée.
Certains reculeront devant de telles considérations et craindront de tomber dans un vide. Tout de même, s’il nous fallait décider si une école ou un hôpital devrait être construit par des fonds publics, nous arriverions à une décision, non pas sur la base de considérations sur le profit net, mais par une évaluation immédiate en termes de conséquences de ces mesures sur la santé publique et l’éducation. Dans le futur, cultiver des moissons sera décidé à la lumière de besoins nutritionnels du peuple de la même façon que la construction d’écoles est décidée à la lumière de besoins éducatifs21.
5.3.2 Les limites de la calculabilité économique
24Conformément à la ligne utilitariste et anthropocentrique de la conception scientifique du monde, Neurath sécularise l’éthique en la transformant en un calcul physicaliste d’utilités. Sur le plan politique, l’application réussie du calcul félicitologique reste incompatible avec la rigidité du calcul monétaire. D’où la pertinence d’une économie en nature fondée sur la valeur d’usage, qui substitue l’utilité au profit comme critère de décision économique. Toutefois, un tel glissement de paradigme ne va pas sans contestations de la part d’économistes orthodoxes. Ainsi, l’école autrichienne condamna le socialisme en raison de sa défaillance épistémologique supposée. Elle dirigea sa critique principale vers la valeur d’usage, dont l’imprécision et l’incomparabilité quantitatives furent identifiées comme la faille principale d’une économie non monétaire. Dans ce cadre économique positiviste au sens classique, toute décision économique faisant intervenir les considérations extramonétaires est jugée comme l’imposition arbitraire d’un choix partial, nécessairement subjectif en raison de la nature même de son objet. Ainsi, d’après ses détracteurs, une économie planifiée aboutira au totalitarisme, en raison de l’impossibilité de justifier les décisions administratives en se référant à un critère objectif. L’intervention de Neurath dans la controverse sur la planification économique22, notamment sa critique des positions de Ludwig von Mises (frère du mathématicien Richard, qui fut proche du Cercle de Vienne), permet au lecteur historien de la philosophie de mieux apprécier le potentiel contestataire de sa conception scientifique du monde.
25Neurath reconnaît les limites du calcul utilitaire, tout comme il admet les limites de la raison théorique. En assimilant l’objectivisme réducteur de von Mises (son adversaire durant la controverse sur la planification économique) au pseudo-rationalisme cartésien, il emploie contre lui les mêmes arguments épistémologiques qu’il réserve au cartésianisme (O’Neill, 1998). Dans une démarche pragmatique et collectiviste, il expose les limites de la « raison algorithmique » (dans les termes d’O’Neill) en économie, qu’il compare à la métaphysique du système inébranlable en théorie de la connaissance. Malgré les limitations théoriques du socialisme, Neurath démontre sa supériorité technique sur l’économie de marché, avec des statistiques comparées détaillant la productivité des deux systèmes. Il tient surtout à étendre la portée de la science économique, faisant de la limitation à l’ordre présent (monétaire, en l’occurrence) un manquement à la scientificité. Cette redéfinition des concepts fondamentaux de l’économie aboutit à une synthèse intéressante entre la conception scientifique du monde centrée sur les méthodes quantitatives, d’une part, et une approche critique des questions socio-économiques, de l’autre.
26La composante « scientiste » du socialisme de Neurath le démarque de l’utopisme idéaliste. Son humanisme technophile insiste sur la dimension scientifique du socialisme, dont dépendent sa faisabilité et sa crédibilité. Il s’agit d’un humanisme quantifié : il se pratique par le calcul d’utilités, la comparaison des niveaux de vie et, dans la pratique, par un organisme central de décision sur la base de statistiques universelles. La fidélité de Neurath au paradigme scientifique dans sa défense du socialisme le distingue des critiques contemporaines de l’ordre néolibéral qui emploient des concepts idéalistes comme le droit (notamment les droits de l’homme), la justice ou l’éthique et manifestent une attitude néoluddite23 et antitechnologique (militantisme pour la décroissance, résistance aux big data, etc.).
27Von Mises construit sa critique du socialisme autour de la subjectivité radicale de la valeur d’usage (« Les jugements de valeur ne mesurent pas ; ils ne font qu’établir des grades et échelles24 », Mises, 1920, p. 94). Puisque la décision rationnelle requiert un calcul à base d’unité de mesure commune, et que la valeur d’usage ne se prête pas à une telle quantification, la décision économique – ne serait-ce qu’à l’échelle individuelle comme dans le cas d’un Robinson Crusoe – ne peut se passer des considérations sur l’intersubstituabilité des biens. Par opposition à la valeur d’usage, la valeur d’échange dans un système monétaire constitue une unité homogène. Elle présente l’avantage de surmonter le problème de comparaison interpersonnelle de l’utilité, puisqu’elle est l’expression de l’interaction des évaluations subjectives de tous les participants. Pour von Mises, la relation entre la valeur d’usage et la valeur d’échange correspond donc à celle entre le subjectif et l’objectif.
28Von Mises mentionne toutefois les limites du calcul monétaire : celui-ci n’est opérationnel que pour les biens qui se prêtent à l’échange. Les considérations esthétiques ou sentimentales sont naturellement exclues du domaine de la transaction monétaire. Von Mises illustre cette limitation par l’exemple de l’application du calcul monétaire à la mise en place d’une canalisation compte tenu de la beauté d’une chute d’eau. La décision économique concernant la profitabilité d’un tel projet prend en compte un facteur autrement important comme la beauté du paysage (qu’on pourra à la limite monétariser en termes de variation attendue dans le flux de touristes). La spécificité de ces valeurs (comme la beauté, la santé, l’honneur) n’affecte pas la légitimité du calcul monétaire, qui reste tout à fait opérationnel à l’intérieur de ces limites et conciliable avec elles sans difficulté.
29Pour von Mises, l’intérêt majeur du calcul monétaire réside dans l’élimination de choix économiques. La multiplicité d’arrangements potentiels se trouve surmontée dans une grande mesure par le mécanisme réducteur du calcul monétaire. Von Mises voit dans cette réduction d’alternatives un avantage économique facilitant la décision rationnelle face à « l’excès des possibilités économiques » (ibid., p. 97). Dans cette conception algorithmique de la rationalité économique, la pluralité de choix possibles devient une contrainte pesant sur la décision économique et la limitation d’alternatives est vue comme une délivrance. Neurath montrera la stérilité de ce paradigme et en dénoncera la réductivité comme un obstacle épistémologique majeur dans le développement d’une économie scientifique.
30Pour von Mises, le calcul monétaire est encore une solution aux limites cognitives des agents économiques individuels : « Pas un seul homme ne peut maîtriser toutes les possibilités de production, innombrables qu’elles sont, de sorte qu’il puisse être dans la position de faire des jugements de valeurs directement évidents sans l’aide d’un système de calcul25 » (ibid., p. 98). La complexité de la vie économique joue en faveur du marché dès que l’on sort des limites de l’économie domestique. L’impossibilité de surveiller les effets des processus productifs et d’estimer les conséquences d’une organisation économique limite la praticabilité du calcul en nature. Dans les sociétés avancées, maîtriser les complexités des processus économiques nécessite le recours à un calcul réductif à base d’unité singulière d’échange. D’où l’argument épistémologique de von Mises concernant les capacités de l’intellect humain : « L’esprit humain ne peut s’orienter proprement parmi la masse déconcertante de produits intermédiaires et de potentialités de production sans une telle aide. Il resterait simplement perplexe face aux problèmes de management et location26 » (ibid., p. 99).
31Pour von Mises, le socialisme ne parvient pas à satisfaire au critère de vérifiabilité, une unité algorithmique comme le prix étant la condition d’une testabilité univoque pour mesurer l’efficacité d’une décision économique. Von Mises insiste sur le caractère « objectif » et « technique » du calcul monétaire, qu’il oppose au calcul d’utilités. Il affirme la valeur monétaire comme le seul critère univoque à notre disposition (quoique non parfait) pour décider de la profitabilité d’un projet de production – par exemple la construction d’un chemin de fer, qui sera décidée en fonction du rapport entre la baisse prévue du coût de transport de certaines marchandises et les dépenses consacrées à la construction et l’entretien de la ligne.
32En l’absence d’une telle unité commune indépendante de considérations personnelles et « extrascientifiques », l’État socialiste se trouverait condamné à décider du budget économique par « décrets » basés sur des « estimations vagues », jamais sur un « calcul exact ». Faute d’un tel calcul exigé par la technicité d’une conduite rationnelle, toute décision serait condamnée à rester arbitraire. La planification économique centrale équivaudrait, par conséquent, au totalitarisme. L’ordre économique socialiste est condamné à « patauger dans un océan de combinaisons économiques possibles et concevables sans la boussole du calcul économique27 » (ibid., p. 103-104). La métaphore nautique de von Mises est l’exacte opposée de celle de Neurath : elle exprime précisément la conception algorithmique de la rationalité pratique visée par ce dernier. En effet, Neurath s’oppose au « pseudo-rationalisme » qui assimile la rationalité à la calculabilité algorithmique, en renversant les valeurs cognitives : le calcul univoque n’est pas, comme le soutiennent les économistes orthodoxes, un signe de rationalité ou une condition nécessaire de succès technique pour une théorie scientifique. À la place, Neurath reconnaît la multidimensionnalité des conditions de vie et voit dans cette incomplétude algorithmique un espace d’ouverture.
33En effet, il n’existe pas de plan économique unique à déduire des statistiques centralisées, mais toujours un ensemble de possibilités non réductibles à un calcul univoque. Le choix se fait par une estimation globale de chaque possibilité, en introduisant éventuellement des conventions pour faciliter la mise en rapport quantitatif. Un schéma compare deux plans économiques concernant la répartition d’un travail entre deux catégories d’ouvriers (quinze personnes au total) sur dix heures (Neurath, 2004, p. 434-435). La durée du travail, son intensité et la fréquence de maladies sont autant de facteurs irréductibles qui jouent sur la qualité de vie. En l’absence de calcul univoque, l’administration en nature peut faire appel à un système de points conventionnel, prenant en compte la pénibilité du travail (en assignant double point au travail lourd et intégrant la fréquence de maladies), de sorte que les deux plans puissent être comparés quantitativement. La nature non algorithmique du calcul utilitaire est contrebalancée par son efficacité technique supérieure d’un point de vue humain – un critère qui échappe complètement au formalisme du calcul monétaire indépendant des conditions de vie :
Le calcul monétaire de l’ordre économique capitaliste est très précis en termes de sommes monétaires, mais il ne nous dit rien à propos de la vraie « richesse » d’un peuple, ni à propos de l’utilisation faite des ressources de matière première ni à propos de la distribution des biens produits ; il ne nous dit rien à propos de la hausse et la baisse dans les taux de morts et maladies ni si les gens se sentent mieux ou pire. En contraste, l’économie socialiste est concernée par l’« utilité », avec l’intérêt de la totalité sociale et le bien-être de tous ses membres en matière de logement, alimentation, habillement, divertissement, etc.28 [Neurath, 1925b/2004, p. 468].
34Loin de voir dans l’impossibilité d’un calcul univoque une déficience, Neurath introduit, à travers elle, un pluralisme économique distinct du communisme monolithique propre au modèle bolchevique. Il formule également une critique de la révolution allemande concernant son manque d’efforts concernant la planification et sa préoccupation exclusive pour la lutte pour le pouvoir politique sans établir des plans concrets pour construire un nouvel ordre économique à substituer à l’ordre détruit :
Le prolétariat industriel et leurs alliés se sont trouvés avec un grand pouvoir politique dans la révolution de novembre. Toutefois, ce qui manquait était une idée de l’économie future qui aurait pu guider leur volonté. La résistance stupide et la destruction aléatoire sont devenues l’expression de l’aspiration prolétarienne insatisfaite et de l’amertume. Ces ressources puissantes peuvent seulement devenir créatrices si la socialisation, la réalisation consciente du nouvel ordre de vie, se base sur une analyse intellectuelle et si l’utopisme devient effectif en tant que science et ingénierie sociale29 [Neurath, 1920a/2004, p. 345-346].
5.3.3 L’efficacité technique du socialisme
35La récupération libérale du positivisme commence par la fameuse controverse sur la planification économique, au centre de laquelle se trouve l’école autrichienne. La participation de Neurath est intéressante pour comprendre l’aspect critique et révolutionnaire oublié d’une certaine tendance positiviste.
36Nous trouvons dans l’antisocialisme de von Mises une conception de la science positive fondée sur la vérifiabilité et l’instrumentalisme, adoptée au xxe siècle par les économistes néolibéraux comme Milton Friedman (Friedman, 1953), qui l’ont utilisée pour nier la valeur scientifique du socialisme. Dans ce contexte, l’originalité de Neurath (et son intérêt majeur aujourd’hui) consiste dans son articulation d’un positivisme visionnaire, qui incarne des éléments postmodernistes et retourne les arguments épistémiques des économistes antisocialistes contre eux-mêmes. En effet, Neurath attaque von Mises et Popper sur leur propre terrain : il défend les mêmes principes scientifiques contre leurs interprétations idéalistes (« pseudo-rationalistes ») et révèle les contradictions d’un positivisme conservateur. Il justifie ses alternatives économiques au nom même de la science – une stratégie idéologique exploitée notamment par Lénine, dont l’insistance sur l’objectivité de la connaissance scientifique contraste avec la ligne relativiste des épistémologies alternatives contemporaines.
37Ainsi, face aux objections de von Mises concernant la subjectivité de la valeur d’usage (Mises, 1920), Neurath ne met pas en question l’importance de l’objectivité et de l’instrumentalisme technique. À la place, il s’emploie à démontrer à travers les statistiques la productivité supérieure de l’économie planifiée et ses effets relativement positifs sur les conditions de vie. Il ne s’agit pas de défendre certaines valeurs humaines contre la réduction quantitative, mais bien de les traiter dans des termes mesurables (sans toutefois prétendre à une exclusivité) pour produire des affirmations objectives en faveur de certains choix économiques. Contre le positivisme des économistes libéraux, Neurath transforme la critique sociale et l’imagination en composants indispensables de la pensée scientifique. Son argumentation emprunte à l’histoire et la sociologie des sciences (comparaison avec le développement de l’ingénierie, explication physicaliste du succès social des courants idéalistes).
38En faveur de l’économie socialiste, Neurath avance un argument technique concernant la productivité. Le sous-usage des capacités productives, lié à la structure de l’économie du marché, se montre défectueux dans le cadre de l’optimisation économique envisagée par une économie centrale non monétaire. En plus de l’inefficacité du marché à assurer le bien-être social, la concurrence et l’absence de contrôle entravent la production économique. La discussion sur l’utilisation totale des ressources économiques a le mérite d’attaquer l’économie libérale sur son propre terrain et d’en retourner l’argument principal. Dans une recherche d’appropriation de la théorie économique pour l’ouvrir vers de nouvelles perspectives, Neurath redéfinit l’économique par des critères alternatifs au profit monétaire, tout en restant dans le domaine quantitatif. Ainsi il déclare l’ordre traditionnel « moins économique » que l’économie socialiste : « L’ordre économique traditionnel apparaît moins économique qu’une économie socialiste qui remplacerait la sous-utilisation par l’utilisation totale30. » La division des intérêts économiques dans le marché entraîne toute une masse de ressources et d’énergies dédiées à un travail strictement improductif comme la publicité. La sous-utilisation se manifeste, notamment, par une multiplicité de biens fabriqués dans le but de se démarquer des concurrents et se réserver une part du marché en créant des besoins superflus à court terme. L’obsolescence programmée fait partie intégrante de l’économie de marché et met l’efficacité économique de l’ordre libéral en question. Les phénomènes de mode encouragés par le marché dans le but d’augmenter les ventes produisent du gâchis de forces productives en entraînant la fabrication de biens peu durables et peu pratiques. La fabrication de machines est aussi pénalisée par ce système en raison de l’incompatibilité de composants mis sur le marché par chaque fabricant. La diminution de la diversité et la concentration de la fabrication en grand nombre apparaissent pourtant comme un arrangement plus économique dans le sens où elles permettraient une économie d’énergie à grande échelle. D’où l’indissociabilité du socialisme avec le taylorisme, qui signifie une production rationnelle optimisée. « Le socialisme est plus économique, son processus de production plus purifié et rationnel31. »
39La pertinence d’une économie planifiée pour le monde moderne s’explique, avant tout, par l’origine organisationnelle de la misère humaine actuelle : « De nos jours, c’est l’environnement, l’enchevêtrement d’intérêts variés, qui mènent à la guerre, pas une pénurie d’aliments. Il n’y a pas de pénurie d’aliments sur Terre. Beaucoup plus d’hommes peuvent vivre des produits de la terre. Il y a aussi des manières plus efficaces pour réguler la distribution des biens32 » (Neurath, 1939, p. 89). Un diagramme Isotype (Neurath, 2004, p. 476) illustre le rapport excédentaire de la capacité productive par rapport à la croissance démographique. La visualisation des rapports entre la population et la production de biens de première nécessité (pain, sucre, coton, charbon, bateaux) réfute la thèse malthusienne. Une ligne est consacrée à chaque article et les deux colonnes assurent la comparaison des chiffres de la période de 1870-1879 avec celles de la décennie suivant la guerre. Le diagramme met en évidence la croissance exponentielle de la production de biens de première nécessité (et de moyens de transport pour leur distribution), qui surpasse de loin la croissance démographique. Non seulement la production augmente rapidement, mais elle est suivie d’un usage de plus en plus efficace, de sorte que la même quantité de fioul produit deux fois plus d’énergie en 1928 qu’en 1919 (ibid., p. 477). Étant donné cette augmentation rapide de la production, la régression des conditions de vie semble être due à l’économie compétitive du marché, dont le modèle centré sur le profit se montre incompatible avec l’utilité.
40Ainsi, un décalage considérable s’observe entre la production et la consommation, puisqu’une partie des produits n’atteint même pas le marché – produits stockés, parfois même détruits en vue d’augmenter les prix. La question des produits indisponibles à la consommation est soulevée par Neurath à plusieurs reprises pour souligner l’inefficacité technique du capitalisme. Celui-ci se montre économiquement défaillant en raison de son incapacité à exploiter la totalité des forces productives. Outre l’effet négatif de la compétition sur la quantité de produits disponibles pour la consommation, la production est également affectée par le marché, sujet à des crises inévitables dues au manque de contrôle sur la totalité de l’activité économique. Ainsi, l’Union soviétique apparaît comme le seul pays épargné par les dépressions. La figure 12 met en contraste la croissance régulière de la production de fonte brute en URSS avec les hauts et les bas dans la production aux États-Unis, Royaume-Uni, France et Allemagne. Les données visualisées indiquent la stabilité et la productivité de l’économie planifiée. L’effet régulateur et productif de la planification centrale est également visible dans le diagramme sur la production de charbon (fig. 13), dont l’intensité et l’élimination des fluctuations saisonnières marquent la période de guerre. Aussi, l’économie de marché provoque la restriction de la production (intervention gouvernementale dans les plantations de coton aux États-Unis, fig. 14) et la destruction de produits pour la régulation du marché (café au Brésil, fig. 15). Un autre avantage du socialisme sur le marché libre en termes d’efficacité économique consiste en l’éradication du chômage, dont l’absence en URSS contraste avec l’existence permanente d’une population inactive dans les pays libéraux.
41Neurath situe sa défense technologique de l’économie centrale planifiée dans la marche progressive de l’histoire : constatant la tendance historique (et mondiale) à la rationalisation, l’unification et la gestion contrôlée, il prévoit une évolution vers le socialisme. Dans son intervention au congrès mondial économique et social en 1931, il soutient que la misère humaine de l’époque est due entièrement à l’organisation sociale – argument qu’il popularise par son activité d’infographiste, notamment dans The Modern Man in the Making (Neurath, 1939). Dans le cadre plus spécialisé du Congrès mondial de la société et de l'économie (Amsterdam, 1931), son usage de statistiques (dont l’évidence est visualisée par les diagrammes Isotype) et son insistance sur la nature technique de l’ingénierie sociale (« Aujourd’hui je souhaite vous parler en tant que technicien seulement, en tant qu’un ingénieur social33 », Neurath, 1931e/2004, p. 475) contribuent à dépolitiser son discours par l’emploi d’une rhétorique objectiviste.
42Se conformant au modèle prédictif du matérialisme historique, Neurath voit dans le développement de l’ingénierie et du management un signe précurseur de leur expansion prochaine à la gestion active des conditions de vie des masses en faveur du bien-être optimal. Neurath appelle ce développement une « technologie sociale » qui se situe dans le prolongement de la rationalisation croissante de la vie économique dans sa totalité :
Nous nous sommes accoutumés, à travers l’ingénierie mécanique et les techniques de management, à reconnaître l’importance des détails du processus de production. La théorie des cycles économiques a rendu visible l’aspect le plus subtil des diagrammes d’affaires, pourtant les déviations à grande échelle du destin de millions d’individus n’ont été systématiquement examinées par aucune discipline. Nous sommes toujours au début de l’âge de la technologie sociale où les processus sociaux seront traités comme un ingénieur traite une machine34 [ibid.].
43Pour Neurath, la transformation consciente de la vie collective en fonction du bien désiré est bien la caractéristique principale de la modernité : « Tandis que l’ordre de vie était accepté comme un destin dans le passé, il est maintenant devenu, à une échelle plus grande, l’objet de notre volonté analytique consciente. La socialisation, c’est-à-dire, la réalisation de l’ordre de vie socialiste dirigée vers un but, est l’exigence du jour35 » (Neurath, 1920a/2004, p. 347-348). Cette insistance sur la modernité contribue à justifier la pensée réformiste par le déterminisme historique et à la rendre ainsi plus évidente, disqualifiant d’emblée toute résistance conservatrice comme tout utopisme réactionnaire. Elle retourne la critique de l’utopisme (auquel Neurath attribue un sens technique et constructif contrairement à son usage péjoratif à connotation idéaliste) contre la pensée du statu quo, en prenant toujours soin de justifier ses affirmations empiriquement.
5.3.4 La place de la pensée utopiste dans la connaissance scientifique
44Neurath met en contraste l’efficacité technique d’une économie centrale planifiée avec les aléas du marché et leur responsabilité dans la misère humaine. Non seulement il utilise beaucoup de statistiques pour illustrer ses propos, mais il entreprend une critique plus radicale de la science économique en dénonçant sa stagnation due au conservatisme. Au nom d’une économie positive, il revendique la pensée utopique et la critique sociale en soulignant l’importance d’une théorie débarrassée des limitations de l’ordre actuel et capable de s’en émanciper. Pour atteindre un progrès comparable, la science économique devrait se modeler sur les sciences naturelles en imitant les rapports étroits que celles-ci entretiennent avec l’ingénierie. Dans ce positivisme, la créativité est un composant indispensable du processus de connaissance, tandis que le conservatisme devient un obstacle épistémologique. Pour Neurath, l’attachement exclusif à l’ordre présent serait en réalité un idéalisme, tout comme la vision pseudo-rationaliste des théories scientifiques : « On reproche souvent à la théorie de ne pas être fidèle à la réalité. La théorie économique généralement subit le reproche opposé, d’après lequel elle s’attache de trop près à un type spécifique de réalité et, par conséquent, d’avoir perdu la capacité de s’adapter à des changements plus substantiels36 » (Neurath, 1916, p. 246).
45Pour Neurath, la faiblesse de l’économie orthodoxe réside précisément dans son attachement excessif à l’ordre monétaire. La rigidité de cette connexion stérile explique la négligence de l’économie en nature malgré les possibilités amenées par la guerre. « La théorie rend le meilleur service à la pratique quand elle est non-réaliste en un certain sens : quand elle devance la réalité, au lieu de seulement la suivre37 » (ibid., p. 258). L’économie orthodoxe érige un ordre particulier en l’ordre économique de référence, en disqualifiant toutes les autres variantes constatées dans l’expérience comme des dérivations accidentelles. Neurath voit dans l’unidimensionnalité de l’économie orthodoxe un « défaut théorique ». Il cultive une conception de la science positive radicalement différente des opposants postpositivistes de gauche : au lieu de l’associer au statu quo (comme le fait l’École de Francfort), il la définit comme une activité révolutionnaire par essence. D’après cette conception du positivisme dans les sciences humaines, le renfermement de la théorie sur l’ordre actuel est le signe d’un historicisme primitif auquel succédera dans le futur un utopisme actif.
46L’économie en nature et l’organisation tayloriste du travail s’intègrent particulièrement bien dans ce modèle théorique marqué par la créativité et la souplesse. Anthropocentrique et utilitaire, une économie scientifique adapte ses concepts et ses applications aux besoins des usagers que sont les citoyens, producteurs et consommateurs de biens et services. Les considérations monétaires abstraites, qui excluent l’intervention guidée dans la direction d’un but spécifique, sont centrées sur le calcul de prix et l’augmentation des profits. Dans cette optique, la production, la distribution et le travail se conforment aux intérêts monétaires, et les individus souffrant du système ou incapables d’y trouver leur place dedans sont écartés. Le « taylorisme inverse » (Neurath, 1919/1973, p. 130-135) promettrait une transformation radicale du travail dans le sens du bien-être optimal. Il s’agit là de l’adaptation du modèle tayloriste aux intérêts des travailleurs : le système proposé par Neurath chercherait à optimiser le bien-être général en organisant les professions en fonction des facultés des hommes, au lieu de les regarder comme données à l'avance (« Peut-être les professions et les formes d’organisations existantes sont inadéquates ; peut-être pour atteindre l’humanité complète et le meilleur usage de toutes les énergies au service de chaque but envisagé, nous faut-il créer de nouvelles formes de professions et d’organisations38 », Neurath 1919/1973, p. 131-132) – un taylorisme à visage humain, en quelque sorte. Là encore, l’expérience de guerre est instructive : par l’abandon temporaire du modèle de profitabilité, elle a permis non seulement l’usage maximal des forces productives, mais aussi la création de nouveaux types d’emplois adaptés à des publics spécifiques comme les infirmes de guerre.
47Suivant la théorisation par Marx du fétichisme de la marchandise (1867), Neurath reprend l’opposition entre la valeur d’usage et la valeur d’échange et dénonce la circularité des arguments en faveur du marché : « Il est impossible de comparer les résultats d’ordres économiques différents à l’aide de calculs monétaires, lorsqu’en même temps la question qui se pose est de savoir si la monnaie est bien un outil approprié pour faire fonctionner une économie. Ce qu’il faut considérer ici, ce sont les matières premières et la consommation et comment des changements se produisent concrètement39 » (Neurath, 1931e/2004, p. 486). Le calcul en nature a le mérite d’avoir une portée plus générale que le calcul monétaire, puisqu’il permet de traiter les conditions de vie des producteurs aussi bien que la production : il s’agit du « taylorisme inverse », une interprétation plus riche et plus anthropocentrique du taylorisme que sa version américaine. Dans ce système, le bien-être des travailleurs devient un élément impliqué dans le calcul au même titre que la quantité produite et les ressources mobilisées. Le taylorisme inverse présenterait l’avantage, sur le taylorisme capitaliste, d’éviter les réactions luddites et d’augmenter la satisfaction des ouvriers en optimisant les conditions de travail, notamment en convertissant le temps de travail économisé par la rationalisation en temps libre. Le chômage technique étant éliminé dans une administration socialiste (qui adapte les professions en fonction des ressources et qualifications disponibles), la croissance de la mécanisation résulterait dans la facilité accrue des tâches et la diminution du temps de travail (dont l’excédent serait employé à d’autres travaux ou, mieux, aux loisirs).
48Neurath intègre l’utopie dans les sciences humaines au même titre que l’ingénierie dans les sciences mécaniques. Il prend soin de libérer l’utopie de ses connotations condescendantes, en rappelant que bien des inventions réussies ont été conçues d’abord sur un mode fantaisiste. Il accorde aux utopies le statut de « constructions d’ingénieurs sociaux ». Il cite les esquisses des machines volantes de Léonard de Vinci comme les précurseurs de l’ingénierie aéronautique, et propose de traiter les utopies sociales sur le même plan (Neurath, 1919/1973, p. 151). Leur évolution témoigne d’un gain en scientificité, des récits d’un âge d’or dans une île distante (More, Cabet, Bellamy) aux constructions systématiques de Ballod-Atlanticus et Popper-Lynkeus. Ce progrès dans la qualité des utopies joue en leur faveur, d’autant plus que l’histoire avance vers une rationalisation croissante qui s’étend à tous les domaines de la vie (le principe même de la conception scientifique du monde), confirmant ainsi la légitimité des constructions utopiques. En raison de sa valorisation de la formation consciente du futur, la conception scientifique du monde accorde, d’après Neurath, une place centrale à la pensée utopique. Neurath ne fait pas de distinction stricte entre « socialisme utopique » et « socialisme scientifique » comme Engels (1880). Il observe, au contraire, la continuité entre la spéculation activiste et la connaissance scientifique, et intègre l’utopie dans la science même. Contre une théorie trop attachée au présent, Neurath appelle à cultiver l’utopisme scientifique afin de rendre l’esprit plus flexible et le libérer des notions accidentelles. Si l’inaptitude de la théorie économique traditionnelle à faire face à la guerre révèle une défaillance épistémologique de première importance, la guerre présente aussi de nouvelles possibilités théoriques grâce à l’effort d’adaptation à des conditions radicalement différentes des temps de paix. L’économie de guerre serait donc une occasion pour expérimenter des alternatives économiques. Ainsi, la perturbation due à la guerre ouvre la voie à l’amélioration du calcul en nature (qui a prouvé sa supériorité technique sur le calcul monétaire, car ce dernier est impraticable, ou peu avantageux, dans les circonstances de guerre) : « Nous sommes peut-être maintenant au commencement d’une étude scientifique des utopies. Dans tous les cas elle servirait nos jeunes mieux que la théorie économique et la sociologie traditionnelles qui, étant restreintes au passé et au présent accidentel, n’étaient aucunement capables de gérer les bouleversements énormes de la guerre et de la révolution40 » (Neurath, 1919/1973, p. 154).
Notes de bas de page
1 « Von allen Versuchen, eine streng wissenschaftliche unmetaphysische physikalistische Soziologie zu schaffen, ist der Marxismus der geschlossenste » (Neurath, 1931b, p. 40-41).
2 Le conflit entre ces deux courants dans la sociologie allemande se poursuivra après la guerre, avec Adorno et Popper comme protagonistes (voir Adorno et al., 1979). Pour une histoire de la controverse sur le positivisme, voir Dahms, 1994.
3 « La tendance habituelle des hommes à faire de la poursuite de leurs intérêts égoïstes un devoir et un virtu », Bentham, cité par Neurath, 1931b, p. 47. (« Der gewöhnlichen Tendenz der Menschen aus der Wahrnehmung seines egoistischen Interesses eine Pflicht und eine Tugend zu machen. »)
4 « Comme le marxisme utilise aussi peu que possible ce que les hommes disent d’eux-mêmes, leurs “représentations conscientes”, leur “idéologie”, pour décrire ces relations conformes à des lois, il est apparenté à ce type de “psychologies” qui prennent au sérieux l’“inconscient” sous une forme ou sous une autre. Et ainsi, la psychanalyse et la psychologie de l’individu, en dissipant et en liquidant la psychologie de la motivation de la conscience, déjà largement dépassée aujourd’hui, ouvrent la voie à la sociologie empirique moderne, dont la tâche consiste à trouver des corrélations, au sens de la science unitaire, entre l’action et les conditions de l’action » (Neurath, 1931c, p. 295).
5 « On peut souvent déduire en gros du mode de production d’une époque, si l’on connait certaines conditions, les périodes suivantes de ce mode de production et de l’organisation sociale, et ensuite, à l’aide de telles prédictions, oser avec un certain succès de plus amples prédictions sur le comportement religieux ou d’autres choses semblables. L’inverse, comme l’expérience le montre, ne réussit pas, à savoir, d’abord les prédictions sur les types de comportements religieux uniquement, et ensuite à partir de là une déduction des prédictions concernant les modes de productions » (Neurath, 1931c/2006, p. 289).
6 « Und wenn Marx und Engels die Behauptung zu beweisen suchen, daß die gegenwärtige Ordnung zugrunde gehen und einer in gewisser Hinsicht weniger leidvollen Platz machen werde, dann argumentieren sie niemals unter Hinweis auf die “Ungerechtigkeit” unserer Ordnung, niemals unter Hinweis darauf, daß die “gerechte Sache”, daß die “Wahrheit” siegen müsse. Sie zeigen streng empirisch, wie die vorhandenen Menschen unter bestimmten Bedingungen sich verhalten und verhalten werden » (Neurath, 1931b, p. 37).
7 « Ziel ist eine “Weltgeschichte ohne Namen”, innerhalb deren man das Schicksal des einzelnen zum Teil aus dem Schicksal der Klassen und anderer Großgruppen ableiten kann, soweit nicht labile Zustände vorliegen, welche einer Prognose hartnäckig widerstreben » (ibid., p. 38).
8 Sur l’usage des statistiques dans les sciences sociales, voir Porter, 1986, Hacking, 1990 et Rey, 2016.
9 « Nous possédons maintenant une physique céleste, une physique terrestre, soit mécanique, soit chimique, une physique végétale et une physique animale : il nous faut encore une dernière, la physique sociale, afin que le système de nos connaissances naturelles soit complet » (Comte, 1825, p. 150).
10 « All the empirical sciences are, in the end, physics in the widest sense. […] One might speak of the physics of society in the same way as of the physics of a machine. »
11 Sur la divergence d’attitude à l’égard des statistiques dans les traditions positiviste et interprétiviste en sociologie, voir Keat, 1979 et Halfpenny, 1982.
12 « We cannot directly capture the quality of life and we will therefore stick to the condition of life, i.e. housing, food, clothing, working hours, etc. »
13 « Qualities of life of whole groups, however, are never given to us in an unmediated form, so we can only deduce them and try to discover them by empathy. There is no telepathic communication between people which could give us information directly. »
14 « Empathy, understanding (Verstehen) and the like may help the research worker, but they enter the totality of scientific statements as little as does a good cup of coffee which also furthers a scholar in his work. »
15 « Happiness and misery of the members of a human group (the quality of life [Lebensstimmung]) directly depends upon, besides the personal characteristics of the people, housing, food, clothing, education, entertainment, work, illness and other things (the condition of life [Lebenslage]). »
16 « To the extent to which we can capture this dependency of the quality of life on the order of life through calculations or schematisations, we shall call the order of life an “economic order”, or “economy”, and we shall say that one economic order is of higher efficiency than some other just in case the first allows for situations of life yielding more happiness than the second given the same basis of life. »
17 « Whereas the Epicurean of antiquity investigated the happiness of men as an effect of their individual actions, the socialist theory of orders of life, as a kind of “social Epicureanism”, deals with the happiness of human beings as an effect of social actions. What is the effect of different orders of life, of different measures, on the conditions of life of human beings and thereby on their happiness? »
18 Neurath voit dans ce potentiel la raison de l’invisibilisation de l’épicurisme par l’Église aussi bien que le discrédit général dont il souffre encore.
19 « Several qualities of life can occasionally be arranged in a series according to their height. Two qualities of life can also be “equally high”. We cannot, however, say of one quality of life that it is twice or four and a half times as high as another. »
20 « The economy of a society can be compared with a gigantic building and the economic plan with an architectural blueprint. The man who wants to join in modelling an economy is a kind of architect who for example has to build a fortress in the battlefield. […] The architect does not need a unit for his creation, nor does the body which organises the economy. But the architect will determine as exactly as possible the size of the building components, of the volume of the constructed space and much else, in figures and measures ; and the architect of the economy will behave in the same way. »
21 « Manche werden vor einer solchen Wandlung zurückschrecken, fürchten, ins Bodenlose zu fallen. Und doch haben wir schon bisher Entscheidungen darüber, ob eine Schule oder ein Krankenhaus aus öffentlichen Mitteln zu errichten sei, nicht auf Grund einer Reingewinnbetrachtung gefällt, sondern auf Grund unmittelbarer Beurteilung der Wirkungen dieser Maßnahmen auf Volksgesundheit und Volksbildung. In Zukunft wird man eben den Anbau von Feldern auch in Hinblick auf die Volksernährung beschließen, wie man bisher die Errichtung von Schulen in Hinblick auf die Volksbildung beschlossen hat » (Neurath, 1920b, p. 14).
22 Voir Hayek, 1935 pour une sélection des contributions principales au débat. O’Neill, 1998 analyse le positionnement de Neurath dans cette controverse en connexion avec son empirisme réformé, mettant en parallèle la controverse sur les énoncés protocolaires et celle sur la planification économique comme deux occasions pour Neurath d’articuler une conception scientifique du monde qui exclut le « scientisme » dans le sens péjoratif, assimilé à la technocratie.
23 Le « luddisme » est une attitude anti-technologique qui a son origine chez les ouvriers « briseurs de machine » en Angleterre, qui utilisèrent le sabotage comme action politique à la fin du xviiie et au début du xixe siècles, sous la direction d’un certain « Capitaine Ludd » (appelé aussi Ned Ludd ou John Ludd). On en trouve la descendance contemporaine chez les militants anti-industriels. José Bové est probablement l’exemple le plus célèbre du néoluddisme en France. Voir Thompson, 1963.
24 « Das Werturteil mißt nicht, es stuft ab, es skaliert. »
25 « Kein einzelner kann die unendliche Fülle verschiedener Produktionsmöglichkeiten dermaßen beherrschen, daß er imstande wäre, ohne Hilfsrechnung unmittelbar evidente Werturteile zu setzen. »
26 « Der menschliche Geist kann sich in der verwirrenden Fülle der Zwischenprodukte und der Produktionsmöglichkeiten nicht zurecht finden, wenn ihm diese Stütze fehlt. Er stünde allen Verfahrens- und Standortsfragen ratlos gegenüber. »
27 « Dann aber haben wir eine sozialistische Wirtschaftsordnung vor uns, die im Ozean, der möglichen und denkbaren Wirtschaftskombinationen ohne die Bussole der Wirtschaftsrechnung umherfährt. »
28 « The money calculation of the economic order of capitalism is very precise in terms of money sums, but it tells us nothing about the true “wealth” of a people, neither about the use made of sources of raw materials nor about the distribution of the goods produced ; it tells us nothing about the rise or fall in the rates of deaths and diseases or about whether people feel better or worse. The socialist economy, by contrast, is concerned with “utility”, with the interest of the social whole and the welfare of all of its members with regard to housing, food, clothing, health, entertainment, etc. »
29 « The industrial proletariat and their allies found themselves with much political power in the November Revolution. What was lacking, however, was an idea of the economic future that could have guided their will. Dumb resistance and random destruction became the expression of unsatisfied proletarian longing and bitterness. These powerful sources can only become creative if socialisation, the conscious realisation of the new order of life, is based on an intellectual analysis and if utopianism becomes effective as science, as social engineering. »
30 « Die überlieferte Wirtschaftsordnung erscheint unwirtschaftlicher, als eine sozialistische Wirtschaft, welche die Vollnutzung an die Stelle der Unternutzung setzen könnte » (Neurath, 1920b, p. 9).
31 « Der Sozialismus bedeutet Steigerung der Wirtschaftlichkeit, er bedeutet Veredlung und Rationalisierung des Produktionsvorganges » (ibid., p. 10).
32 « Nowadays it is the environment, the entanglement of various interests, that leads to war, and not a scarcity of food. There is no scarcity of food on earth. Many more men might live on the products of the soil. There are also more efficient means to regulate the distribution of goods. »
33 « I wish to talk to you today only as a technician, as a social engineer. »
34 « We have become accustomed, through machine engineering and management techniques, to recognise the importance of the details of the process of production. The theory of business cycles has rendered visible the most subtle aspects of business graphs, yet the large-scale deviations of the fate of millions are not systematically investigated in any discipline. We are still at the start of the age of social technology, when social processes will be considered like an engineer considers a machine. »
35 « While the order of life was accepted as fate in the past, it has now become to an even higher extent the object of our conscious analytic will. Socialisation, that is, the goal-directed realisation of the socialist order of life, is the demand of the day. »
36 « Man pflegt der Theorie den Vorwurf der Weltfremdheit zu machen. In allgemeinen trifft die volkswirtschaftlische Theorie eher der umgekehrte Vorwurf, sie klammert sich allzu eng an eine beshtimmte Wirklichkeit an, und verlieht dadurch oft die Fähigkeit, grösseren Wandlungen rasch gerecht zu warden. »
37 « Am meinsten dient die Theorie der Praxis dann, wenn sie in gewissem Sinne wirklichkeitsfremd ist; der Wirklichkeit auch vorauseilt, nicht nur ihr nachfolgt. »
38 « Perhaps existing professions and forms of organizations are inadequate ; perhaps in order to achieve full humanity and the best use of all energies towards each envisaged goal, we must create new forms of profession and organization. »
39 « It is impermissible to compare the results of different economic orders with the help of money calculations, when at the same time the question needs answering whether money is an appropriate tool for running an economy. What needs to be considered are the raw materials and consumption and how any changes occur concretely. »
40 « Perhaps we are now at the beginning of a scientific study of utopias. It would in any case serve our young people better than traditional economic theory and sociology, which, being restricted to the past and the accidental present, were in no way able to cope with the tremendous upheavals of war and revolution. »
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Agir et penser
Essais sur la philosophie d’Elizabeth Anscombe
Valérie Aucouturier et Marc Pavlopoulos (dir.)
2015
Histoire d’une science impossible
Cosmologie et épistémologie de 1917 à nos jours
Gauvin Leconte-Chevillard
2023
Montrer et démontrer
La dualité d'Isbell ou les voies à double sens des raisonnements scientifiques
Arnaud Valence
2019