Simon Berger. Mingghan et tamma. L’administration nomade des frontières dans l’Empire mongol au xiii^e siècle

Cet article étudie l’administration des frontières au sein de l’Empire mongol (1206-1259). Ce faisant, il entend revenir sur le stéréotype présentant les Mongols comme des nomades sans frontière. L’organisation militaro-administrative mongole en unités décimales des populations sujettes à l’empire et l’institution particulière du tamma, chargée de la conquête, du contrôle et du peuplement des frontières, révèlent au contraire un système de gouvernement dans lequel les limites territoriales ont une place importante. Ces dernières sont néanmoins articulées à une conception originale et proprement nomade de la souveraineté, qui nous invite à penser l’État, en particulier l’État médiéval, hors du paradigme de l’État moderne européen avant tout adossé à un territoire. L’exploitation de données passées jusque-là inaperçues permet en outre de formuler une hypothèse nouvelle sur l’importance du tamma, et partant de la frontière, au sein de l’appareil étatique mongol.

Éva Collet. Tracer la frontière juridique entre Byzance et l’Islam (Nord du Bilād al-Šām, ii^e-v^e siècle h/viii^e-xi^e siècle)

Les juristes musulmans du Moyen Âge se sont attachés à définir deux types de juridictions : les territoires de l’Islam (Dār al-Islām) face aux territoires ennemis, dits « de la guerre » (Dār al-Ḥarb), en particulier l’Empire byzantin. Ces territoires étaient moins des zones géographiques clairement délimitées que des espaces informels fixant le champ d’application de la juridiction islamique. Ces juristes élaborèrent des critères pour décider à partir de quel moment un individu franchissait cette limite et sortait des terres d’Islam. L’article insiste sur les marqueurs de la frontière juridique entre Byzance et l’Islam, qui se mesuraient davantage en termes de temporalité et de procédures administratives pour contrôler les passages frontaliers qu’en termes de lieux géographiques et de spatialité, notamment en raison de l’instabilité du front militaire.

Damien Coulon. Pareurs de Perpignan au-delà des limites de la couronne d’Aragon et des frontières sociales

Les pareurs de Perpignan, des artisans du textile, intervenaient de façon active, mais inattendue, dans la commercialisation jusqu’aux confins de la Méditerranée des tissus qu’ils avaient contribué à réaliser. Ce faisant, ils bousculaient les cadres professionnels et sociaux traditionnels, remettant en cause certains équilibres politiques urbains habituels, comme en atteste la documentation notariale et municipale de la ville. Par une réflexion sur les frontières sociales et géographiques ainsi que sur les modalités de leur franchissement, cet article analyse le rôle joué par le groupe dynamique et hétérogène des pareurs, qui contribua de façon décisive et plus large qu’on ne l’a longtemps considéré, au rayonnement économique de Perpignan, à travers toute la Méditerranée au cours des xiv^e et xv^e siècles. Enfin cette réflexion sur les frontières a aussi pour objectif de mieux cerner la communauté des pareurs et son identité, plus complexes à définir qu’il n’y paraît au premier abord.

Simon Dorso. Délimiter le territoire. Réflexions le long de la frontière du royaume de Jérusalem (Galilée, xii^e-xiii^e siècle)

Le récit par Ibn Ǧubayr du franchissement de la frontière entre la principauté ayyoubide de Damas et le royaume latin de Jérusalem est l’occasion de s’interroger sur la conception des limites spatiales et territoriales dans cette région du Proche-Orient. Plusieurs échelles sont considérées. Tout d’abord celle de la frontière extérieure, une marge d’une certaine épaisseur, espace du conflit mais aussi de compromis, caractérisé par des limites ambiguës, une résistance à la fortification et une temporalité propre. Dans un second temps, on évoquera la fabrique des territoires et les mécanismes à l’œuvre lors de l’établissement d’un royaume féodal en Palestine, mécanismes qui tiennent compte à la fois d’enjeux très concrets, (répartition de la terre, redéfinition des limites diocésaines) et de la force des représentations alors que le couronnement d’un roi à Jérusalem convoque l’avènement de la Terre Promise. Enfin, on s’intéressera aux modes de démarcation des terres villageoises, tels qu’ils apparaissent dans les documents latins et arabes ou grâce aux bornes découvertes en prospection.

Juliette Dumasy-Rabineau. Les cartes perdues des frontières de Bourgogne au milieu du xv^e siècle

Au milieu du xv^e siècle, le roi de France et le duc de Bourgogne s’affrontèrent sur le tracé de leurs frontières communes en Bourgogne. Dans ce contexte, l’administration bourguignonne commandita une importante série de cartes représentant les enclaves et limites disputées. Ces cartes sont perdues, mais leur auteur est connu – il s’agit d’un savant de renom, Henry Arnault de Zwolle, astronome et physicien – et plusieurs mentions et indices permettent d’en reconstituer l’histoire, l’apparence et les usages. Ce conflit frontalier permet ainsi de poser la question de la territorialisation du pouvoir et du rôle que les cartes pouvaient y jouer, en particulier dans la Bourgogne des princes Valois.

Simon Hasdenteufel. L’empereur au-delà du fleuve. La construction d’un territoire politique dans l’Empire latin de Constantinople (1204-1213)

Cet article analyse la dimension spatiale de la conquête et de l’occupation des territoires byzantins par les forces de la quatrième croisade à partir de 1204. Bouleversant l’organisation de l’espace en vigueur sous l’Empire byzantin, ce processus d’installation des Latins ne se fait pas de manière uniforme et continue, du fait des rivalités politiques internes entre les croisés, de leurs effectifs militaires limités, mais aussi des offensives de la part des puissances voisines. Toutes ces données résistent à des représentations cartographiques classiques de la frontière. Toutefois, en s’intéressant à deux modalités de construction de la frontière en Romanie latine (l’installation de garnisons à des endroits stratégiques et la capacité à parcourir l’espace à cheval), on peut parvenir à d’autres projections cartographiques pour mieux cerner la manière dont les acteurs politiques organisent et délimitent leur territoire au Moyen Âge.

Ingrid Houssaye Michienzi, Sarah Maugin et Claire Soussen. La frontière interconfessionnelle, un concept pertinent dans l’espace urbain de la couronne d’Aragon des xiii^e-xv^e siècles ?

L’entité juive reconnue juridiquement et institutionnellement dans la couronne d’Aragon à travers les communautés locales dites aljamas était aussi pourvue d’un corps, dont la forme, l’importance et le nom différaient selon les contextes et les lieux. Dans les principales villes de l’espace catalano-aragonais existait un lieu des juifs identifié dans la topographie urbaine par plusieurs espaces, délimités ou non par des murs et des portes d’accès et/ou par des infrastructures spécifiques, requises notamment par les particularités du rite religieux. La communauté juive se distinguait ainsi visiblement dans l’espace urbain, aux yeux des juifs et des non-juifs. Pour évaluer la pertinence du concept de frontière interconfessionnelle dans l’espace urbain des villes catalano-aragonaises des xiii^e-xv^e siècles, nous examinons la nature de ces quartiers, leurs effets sur les circulations à l’échelle de la ville et les changements brutaux instaurés après l’intense vague de persécutions de 1391.

Frédérique Laget. La construction de la frontière de mer en Angleterre à la fin du Moyen Âge

La frontière maritime est une construction stratégique et géopolitique dont on peut trouver les origines dans les derniers siècles du Moyen Âge. Les cas de l’Angleterre entre le xiii^e et le xv^e siècle permet de montrer comment la Manche, qui était une zone de circulation et d’échanges au sein de l’ensemble Plantagenêt, se ferme progressivement pour former une frontière. La frontière maritime entre la France et l’Angleterre se construit grâce aux amirautés et par l’assimilation de la mer à une zone de marches, où les juridictions ne s’appliquent pas sur un espace mais sur des personnes ou des unités. À partir du xiv^e siècle, si la France tend à placer la frontière sur sa ligne de côte, l’Angleterre nourrit l’ambition de contrôler la mer, d’y établir sa souveraineté et de déplacer sa frontière sur les rivages ennemis.

Laurence Leleu. Frontières spatiales et frontières mentales de la Saxe (ix^e-xi^e siècle)

Qu’est-ce que la Saxe au haut Moyen Âge ? Les sources saxonnes à partir de la seconde moitié du ix^e siècle définissent cet espace, issu de la conquête franque du dernier tiers du viii^e siècle, comme la terre des Saxons, par opposition aux terres des peuples voisins (Francs, Normands, Obodrites, Frisons, Thuringiens), mais également comme un regnum du royaume franc de l’Est, les deux réalités étant largement confondues. Cependant, ses limites apparaissent très floues, voire incertaines, rendant la Saxe difficilement cartographiable. Elles se présentent principalement comme des zones de confins, même si, par endroits, un système de bornage est attesté. Les fleuves comme le Rhin et l’Elbe servent de limites symboliques, et non de frontières réelles. Ce sont alors les frontières mentales qui priment, celles qui distinguent les Saxons des autres et traduisent un sentiment d’appartenance et une identité saxonne marqués.

Arnaud Lestremau. Ex paterno genere Danici – L’onomastique d’une société frontalière. L’exemple des Midlands aux x^e-xi^e siècles

L’Angleterre, unifiée politiquement depuis 954, est toujours divisée par une frontière culturelle entre tradition danoise et tradition anglo-saxonne. L’article analyse ses aspects anthroponymiques et propose de les cartographier. Malgré l’hégémonie des noms anglo-saxons, le nord et l’est sont marqués par un fort taux de noms norrois. Les surnoms ethniques Danus/Dacus sont concentrés dans les Midlands, tandis que les nomina propria Northman ou Halfdan se concentrent dans le Danelaw. Les changements de tradition linguistique du nom d’une génération à l’autre sont beaucoup plus courants eux aussi dans les familles des Midlands, comme le sont les noms ambigus linguistiquement et les noms doubles, qui favorisent l’accommodement, en associant les deux traditions. Ces usages font de la zone frontalière des Midlands un espace très riche sur le plan onomastique, bien plus que ne le sont les pôles identitaires.

Olivier Marin. L’expérience de la frontière au miroir du Liber de legationibus de Gilles Charlier (1433-1435)

Durant la révolution hussite, une frontière presque étanche s’est mise à séparer les pays tchèques de la chrétienté. Envoyé par le concile de Bâle négocier le retour des Bohêmes dans le giron romain, Gilles Charlier a été l’un des premiers à recevoir l’autorisation de la franchir. Son récit d’ambassade livre donc une expérience de première main sur ce que pouvait être, à la fin du Moyen Âge, une frontière confessionnelle. Le but l’article est, d’une part, de reconstituer son itinéraire et, d’autre part, de restituer la géographie vécue et perçue par Gilles Charlier. Son témoignage regorge d’informations sur les tensions qui parcouraient les confins de la Bohême, ainsi que sur les difficultés de communication et les obstacles religieux qui se dressaient entre les anciens belligérants. À demi-mot, il montre néanmoins que la frontière était en train de s’estomper et de se redéployer sous l’effet de nouveaux rapports de force.

Tristan Martine. D’un royaume à l’autre. Frontières mouvantes et sociétés aristocratiques en Lotharingie méridionale (fin ix^e-x^e siècle)

Au tournant des ix^e et x^e siècles, la Lotharingie changea à plusieurs reprises de suzeraineté et fut rattachée successivement à la Francie orientale ou occidentale. Cet article s’intéresse aux conséquences de ces évolutions géopolitiques à l’échelon local, en se demandant par exemple si le rattachement de la Lotharingie méridionale à la Francie occidentale de 911 à 925 a bouleversé l’horizon géographique et les stratégies d’implantation des aristocrates frontaliers. Il s’agit d’appréhender la prégnance d’une frontière entre royaumes dans les mentalités des aristocraties laïque et ecclésiastique, en interrogeant non seulement la conscience qu’elles en avaient, mais aussi la manière dont celle-ci pouvait entrer en conflit avec leurs intérêts locaux.

Camille Rhoné-Quer. Ériger les cours d’eau en frontières. Ṭabarī (839-923) et les confins iraniens, entre héritages mythiques et écriture de l’histoire impériale islamique

Comment la chronique universelle de Ṭabarī (839-923), figure centrale dans l’historiographie de l’Islam médiéval, envisage-t-elle les cours d’eau, en particulier ceux situés dans l’Iran nord-oriental et dans son voisinage centrasiatique immédiat, un territoire longtemps considéré comme l’une des marges du monde islamique ? En examinant les processus narratifs et les pratiques symboliques associées à ces espaces hydriques, l’article montre les enjeux de cette mise en récit et les rapports des sociétés et des pouvoirs islamiques à leurs frontières. Ṭabarī donne en effet une vision parcellaire des espaces frontaliers dans le nord-est du Dār al-Islām : perpétuant la représentation d’une frontière fluviale, héritée de l’Iran préislamique et en partie mythique, qui serait localisée au niveau de l’Amou Darya, le chroniqueur laisse dans l’ombre les autres cours d’eau, en dépit de la réalité des affrontements historiques et de la géographie des frontières externes de l’empire islamique de son époque. À la fois espace de confins et seuil, le bassin hydrique est le lieu de la mise en scène de la légitimité politique.

Romain Saguer. Consolidation ou disparition des frontières ? Les comtés de Roussillon et de Cerdagne après la chute de la couronne de Majorque (seconde moitié du xiv^e siècle)

Depuis le xiii^e siècle, et plus encore sous la dynastie de Majorque (1276-1344), les comtés de Roussillon et de Cerdagne sont des espaces de frontières terrestres et maritime. La conquête par Pierre IV d’Aragon de 1344 ne modifie pas ce caractère frontalier, mais en change l’équilibre. Dans la documentation, la frontière méridionale des deux comtés semble s’estomper en devenant une frontière intra-étatique au sein de la couronne d’Aragon. En revanche, la frontière septentrionale qui sépare les comtés des terres du roi de France et du comte de Foix bénéficie d’une attention constante du roi et de ses officiers, qui remodèlent l’administration royale. Le territoire est structuré d’est en ouest selon un axe qui suit la limite frontialière, et depuis Perpignan, place forte polarisante.

Giovanni Stranieri. Les territoires locaux dans la Pouille méridionale du vii^e au x^e siècle. Un reflet de la frontière de Byzance en Adriatique ?

Dans le courant du vii^e siècle, à la suite de la pénétration des Lombards en Italie et de l’installation des Slaves dans l’Illyricum, ces régions échappent très largement à l’autorité de l’Empire byzantin. Désormais coupées de ce réseau, ces sociétés en mutation réorganisent leurs espaces en fonction de nouveaux tropismes. Dans la Pouille méridionale, sur le versant italien du canal d’Otrante, la cité d’Oria bénéficie de ces bouleversements. Plusieurs enquêtes archéologiques attestent son rôle directeur dans le drainage des ressources locales. Le référentiel céramologique reflète un bassin de production qui n’est plus connecté au commerce à longue distance, à la différence du port d’Otrante, à l’extrémité orientale de la région, qui joue un rôle actif dans les échanges avec le versant oriental du canal, comme l’attestent, entre autres, les fouilles récentes de Butrint (Albanie). Ces résultats inédits éclairent l’emprise exercée par les villes sur l’espace rural proche et leur rang dans le système urbain. Ils forment également un faisceau d’indices concordants apte à combler indirectement une partie des lacunes dont souffre notre connaissance des frontières entre les pouvoirs politiques en présence, à la période considérée.

Marc Suttor. Définir et rendre visible une frontière fluviale. Le cas de la Meuse moyenne du xiii^e au xvi^e siècle

À partir du xiii^e siècle, les frontières se dessinent et la Meuse forme une limite visible grâce à des marqueurs spatiaux (bornes entre France et Empire) ou naturels (un saule, un peuplier). Des « records » scabinaux très précis définissent les ressorts des princes là où le fleuve voit leur pouvoir s’affronter : la frontière suit le chenal de navigation. Une enquête consigne en 1328 le droit du comte de Namur à percevoir un tonlieu sur le transport du vin entre Mézières et Namur, qui illustre les moyens mis en œuvre pour modifier les limites et l’emporter sur ses adversaires dans le contrôle de la rivière. On voit enfin se construire dans la durée la mémoire de ces frontières.

Josep Torró. La frontière médiévale comme processus d’appropriation. Quelques considérations concernant le cas ibérique au xiii^e siècle : cuadrilleros, almonedas, suertes

Si l’on considère la frontière médiévale ibérique comme un processus d’appropriation, nous pouvons distinguer trois grandes étapes : celle des incursions, celle des partages de terres et celle de la colonisation agraire. Il ne s’agit pas de décrire ces différentes opérations comme une banale succession, mais d’identifier les continuités répondant à une logique commune. Cet article montre la continuité entre, d’un côté, les pratiques et les institutions de capture de butin meuble, d’hommes et d’animaux, propres aux chevauchées effectuées par des communautés urbaines de frontière et, de l’autre, les répartitions de biens immobiliers ayant eu lieu à la suite des conquêtes de milieux urbains et de grands espaces agraires d’al-Andalus au cours des xii^e et xiii^e siècles.