1Pour les esprits contemporains, la frontière est une ligne de démarcation entre deux souverainetés, deux États au territoire homogène. Sur une carte, elle se matérialise par un trait continu, mais cette représentation est une construction issue de dynamiques pluriséculaires. À l’époque féodale, la notion de frontière était beaucoup moins opérante, car c’étaient les liens d’homme à homme qui définissaient les appartenances et les ressorts. Cependant, progressivement, comme l’a montré l’historiographie récente, un processus de territorialisation du pouvoir s’est manifesté, qui tendait à fonder la souveraineté, la juridiction, la domination politique non plus seulement sur des rapports de fidélité personnels mais aussi, et de plus en plus, sur le contrôle d’un territoire. Ainsi les seigneuries, les châtellenies, les villes et villages et leurs appartenances servirent de plus en plus de cadre de référence à l’exercice des pouvoirs laïcs, tout comme les paroisses et les diocèses pour l’Église¹. À la fin du Moyen Âge, ce processus est déjà bien avancé, même s’il n’a pas éliminé les liens de fidélité. Naturellement, il a entraîné une importance accrue des limites et des frontières, qui deviennent des enjeux de premier plan dans la définition et l’affirmation des puissances politiques, au moins autant et peut-être plus que les réseaux de fidélité.

2La principauté de Bourgogne au xv^e siècle reflète particulièrement bien cette tension. Ses historiens ont souligné à quel point les ducs se sont efforcés de donner une cohérence territoriale à cet assemblage de terres vastes et nombreuses, sans continuité géographique, à l’histoire et aux statuts différents². L’affaire des enclaves royales dans le duché et le comté de Bourgogne, qui fut l’objet d’un bras de fer entre le roi et le duc après le traité d’Arras (1435), est un bon exemple de cette volonté d’uniformiser le territoire bourguignon et de l’enserrer dans une frontière stabilisée et reconnue par son puissant voisin. Or, il n’est pas anodin que, pour atteindre cet objectif, le duc Philippe le Bon et ses officiers aient commandité, entre 1444 et 1466, une série de cartes représentant ces enclaves et frontières. Ces cartes sont perdues, mais un certain nombre de documents et d’indices permettent de reconstituer leur histoire et d’évaluer l’importance de l’entreprise. Le processus de territorialisation arrivait ici à un point décisif : celui où les cartes, c’est-à-dire la représentation visuelle de la configuration topographique du territoire, jouent un rôle dans la définition des frontières. Il reste à évaluer précisément ce rôle : ces cartes étaient-elles l’illustration d’un propos dont l’essentiel résidait ailleurs ou bien ont-elles participé de la prise de décision, en apportant à la démonstration des arguments qui leur étaient propres ? Autrement dit, quelle part ont pris ces cartes dans la définition des frontières de Bourgogne ?

3On s’efforcera d’apporter quelques éléments de réponse à ces questions en retraçant, dans un premier temps, l’histoire des « figures » (tel est le terme employé par les sources) des « enclaves et limites ». Puis on s’interrogera sur leurs fonctions et l’usage que les autorités bourguignonnes en ont fait, à une époque où la cartographie locale était en plein essor, en particulier dans le domaine du contentieux. Enfin, on tentera de reconstituer l’apparence de ces cartes perdues.

Une série de cartes des « enclaves et limites » de Bourgogne

4L’existence d’enclaves dans le duché et le comté de Bourgogne est une situation ancienne héritée du xii^e siècle, lorsque le roi récupéra un certain nombre de terres ecclésiastiques et laïques en possession directe ou indirecte³. Dans les siècles suivants, le roi utilisa ces terres pour établir son influence dans la région et rivaliser avec le duc, en particulier sur le plan judiciaire (les enclaves étaient du ressort de la justice royale) et fiscal (elles payaient les aides royales directement au roi, contrairement au reste de la Bourgogne). Ceci gênait considérablement le duc, tant d’un point de vue financier que politique. En 1435, lors des négociations pour le traité d’Arras, Philippe le Bon obtint du roi plusieurs concessions importantes : la perception et la jouissance des aides collectées dans les enclaves, pour lui et pour son successeur ; la nomination des officiers chargés d’y lever les aides ; et le retour de la justice ducale en première instance, le dernier ressort restant royal. Si le roi gardait la possession des enclaves et se réservait l’hommage et le dernier ressort judiciaire, le duc pouvait considérer ces concessions comme une victoire – temporaire et à confirmer dans le temps. Or, assez rapidement, le roi ne se considéra plus tenu par les clauses du traité et, dès 1442, ses officiers passèrent outre pour rétablir le régime spécial des enclaves et reprendre leur politique d’empiètement⁴. Arguant de plusieurs enclaves royales situées à l’ouest de la Saône, ils affirmèrent même que la frontière entre royaume et comté se situait sur la rivière, alors que le duc considérait qu’elle passait sur une ligne parallèle à la Saône à une vingtaine de kilomètres à l’ouest, s’étendant depuis Châtillon-sur-Saône jusqu’à Fontaine-Française puis Talmay.

5Pour résoudre ce conflit, les parties convinrent d’ouvrir des négociations lors de « journées » où se retrouveraient les officiers royaux et ducaux. Celle qui s’ouvrit à Langres le 11 mai 1444 fut la première d’une longue série : pendant une vingtaine d’années, entre 1444 et la mort de Philippe le Bon en 1467, les « journées » furent le théâtre d’une discussion au long cours sur les enclaves royales, leur statut judiciaire et fiscal, leur délimitation et sur les frontières entre royaume et comté de Bourgogne. La situation était assez confuse et le problème ardu : comme les enclaves étaient définies par des liens seigneuriaux envers le roi, elles reposaient sur des délimitations qui n’étaient pas toujours bien établies. Nombreuses étaient les disputes sur la démarcation entre tel fief et tel autre, comme partout ailleurs dans le royaume. Ainsi quand les villages de Heuilley (en terre ducale) et de Talmay (enclave royale en comté de Bourgogne) se disputaient un bois, c’était la délimitation de l’enclave de Talmay qui se trouvait aussi en jeu. En outre, l’enchevêtrement entre les seigneuries, et donc entre terres royales et terres ducales, était grand. Parfois les enclaves se situaient au niveau de la rue ou de la maison. Toujours dans l’enclave de Talmay, le « mex⁵ » d’Aubigny ressortissait au comté de Bourgogne : il existait ainsi une enclave comtale au sein de l’enclave royale ! La même situation existait à Fontaine-Française, enclave royale où cependant trois rues faisaient partie du comté…

6À l’occasion de ce conflit, les agents ducaux produisirent une documentation abondante, faite de mémoires, de titres, d’enquêtes, de dépositions de témoins, toutes choses habituelles en ce genre d’affaire. Plus originale est la commande d’une série de cartes de la région disputée, lesquelles sont connues grâce à des mentions permettant d’en avoir une idée assez précise⁶. Une première série fut établie après la journée de Langres : un mémoire du conseil de Bourgogne du 16 octobre 1444 rapporte l’existence d’« informations » et de « figures » concernant les enclaves, sur lesquelles le conseil attend les instructions du duc⁷. Ce sont ces mêmes cartes qui sont mentionnées quelques semaines plus tard dans une quittance de 10 livres signée par Henry Arnault de Zwolle, médecin et astronome du duc, pour des « figures et distances des lieux et limites d’aucunes marches et parties des duchié et conté de Bourgogne, mesmement des villes qui sont enclavees oudit duchié […] afin de clerement veoir les villes et villages qui sont enclavees en icellui duchie et aussi celles qui sont ou royaume⁸ », et qui ont depuis été envoyées au duc en Flandre. Les figures représentent les terres disputées situées dans une zone s’étendant entre Langres, Til-Châtel et Gray, comprenant Bèze, Fontaine-Française et Champlitte, et traversée par la Vingeanne. Le terme « figures », employé au pluriel, suggère qu’il pourrait y avoir eu une carte des zones frontalières des comté et duché de Bourgogne (« les figures et distances des lieux et limites d’aucunes marches et parties des duchié et conté de Bourgogne »), et une ou plusieurs autres montrant les villes et villages enclavés (« mesmement des villes qui sont enclavées oudit duchié ») dans la région de Fontaine-Française, Bèze, Til-Châtel et Champlitte.

7Quelques mois plus tard, en 1445, une nouvelle « journée » (initialement prévue à Reims) eut lieu à Châlons-en-Champagne. Une figure y fut remise par les officiers bourguignons à la partie royale, qui représentait « l’une des trois bornes appellee la belle borne qui font separation des terres royaulx es contez de Bourgogne », et qui fut réalisée par un certain « Jean le peintre »⁹. L’original est perdu, mais une copie (peut-être réduite) en est conservée dans un mémoire d’enquête bourguignon compilé en 1446-1447 (figure 1)¹⁰. Il ne s’agit pas d’une carte, mais d’un dessin de la borne elle-même, figurée comme une pierre massive de couleur rose et de forme cylindrique, portant l’inscription « MLXIII » ; le dessin accompagne la description écrite de la borne, que l’on trouve à un autre folio du mémoire¹¹.

8Cette figure peut être considérée comme le relevé d’une pièce à conviction, un genre de document plutôt rare à l’époque. Elle s’apparente aux figures de contentieux produites dans les cours de justice – on y reviendra plus loin. Avec ce dessin, les Bourguignons souhaitaient éclairer l’autre versant de la dispute sur les enclaves, qui portait sur la frontière du comté de Bourgogne avec les terres royales. Selon eux, la frontière était marquée par une série de bornes dont cette « belle borne », qui aurait été plantée lors d’une délimitation entre royaume et Empire en… 1063. En réalité, la Belle Borne, ainsi que la Borne Clinée, également évoquée dans les registres, ont été localisées par des archéologues et identifiées comme des bornes milliaires gallo-romaines, déplacées à une date inconnue pour effectuer un bornage entre seigneuries voisines¹². Les officiers royaux ne furent pas dupes. Lors de la journée de Châlons, les parties s’accordèrent sur la confection d’enquêtes (dont le mémoire de 1446-1447 fut le fruit) sous l’autorité, côté bourguignon, de deux commissaires sur « le fait des limites et enclaves », Étienne Armenier, président du parlement de Bourgogne et chef du conseil ducal, et Philippe de Courcelles, bailli de Dijon.

Figure 1 – Figure de la Belle Borne par Jean le peintre, 1445. ADCO, B 261, fol. 316.

9C’est dans ce contexte qu’en 1446, une nouvelle carte fut dressée par Henry Arnault, cette fois de la Saône¹³. Cependant la partie royale proclama une surséance, confirmée par les « appointements de Paris » (19 novembre 1448), qui ordonnèrent une nouvelle enquête. Les journées se suivirent¹⁴ sans que le sort des « terres de surséance », comme on les appelait désormais, fût réglé. Cependant la partie bourguignonne n’abandonna pas ses efforts ni ses entreprises cartographiques. Dans le cadre de la commission sur le fait des enclaves et limites, Henry Arnault dressa une nouvelle série de figures au cours de l’année 1457 : il fut payé 68 livres tournois pour 96 jours de vacation auprès des commissaires afin de « faire les figures des villes, lieux et seigneuries qu’il appartenoit¹⁵ ». Le programme paraît de plus grande ampleur qu’en 1444 et 1446 : près de trois mois de vacation et 68 livres tournois, là où, en 1444, Henry Arnault n’en recevait que 10. Plusieurs cartes furent certainement dressées. Mais aucun document ne permet d’apprécier le fruit de ce travail.

10Une dizaine d’années plus tard, une dernière journée se tint à Paris le 15 juin 1466. Un inventaire des pièces présentées mentionne, outre des lettres et des enquêtes, une figure des enclaves qui est vraisemblablement l’une des cartes faites auparavant par Henry Arnault (décédé l’année précédente)¹⁶. Par ailleurs, une « figure et plate forme » du comté d’Auxerre et de ses « villes, villaiges et enclaves » fut réalisée en prévision de la journée, sans qu’on en connaisse l’auteur¹⁷. Cependant le sort des « terres de surséance » ne fut pas réglé. L’arrivée de Charles le Téméraire à la tête de la principauté de Bourgogne sonna le glas de ces négociations et inaugura des relations bien plus belliqueuses. Après plusieurs épisodes guerriers, les enclaves situées dans le duché rejoignirent le domaine royal à la mort du prince en 1477, tout en gardant un statut particulier jusqu’au xvii^e siècle. En revanche la question des « terres de surséance » du comté (acquis par Louis XI, puis rétrocédé par le traité de Senlis en 1493) ne fut résolue qu’au traité du Cateau-Cambrésis en 1559.

D’autres cartes en marge du conflit

11Mise à part la figure représentant la Belle Borne, toutes les cartes citées ont été perdues. Cependant on conserve deux autres figures qui semblent liées, de façon au moins indirecte, à cette dispute et qui méritent l’attention. La première est celle des villages de Heuilley-sur-Saône et de Talmay, situés sur la rive droite de la Saône, au sud de Gray (figure 2¹⁸). Il ne s’agit pas d’y revenir en détail, mais plutôt d’établir le lien de cette carte avec le dossier des enclaves.

Figure 2 – Figure des villages de Heuilley-sur-Saône et Talmay (Côte-d’Or), s. d. [vers 1460 ?]. ADCO B 263

12À l’origine de cette figure se trouve un contentieux ancien entre les habitants des deux villages, à propos de droits d’usage sur le bois de Chy. Ce conflit de voisinage croise à partir des années 1440 l’affaire des enclaves et limites : Heuilley relève en effet du comté d’Auxonne, qui appartient au duché de Bourgogne mais qui est sis en terre d’Empire¹⁹. Talmay est une enclave royale dans le comté de Bourgogne ; c’est aussi l’un des lieux de frontière disputé entre royaume et comté puisque le duc revendique une partie du terroir de Talmay (plus précisément le « meix » d’Aubigny) comme faisant partie de son comté de Bourgogne²⁰. En 1460, après être passée devant le parlement de Paris, l’affaire est récupérée par la justice ducale, qui affirme être la seule juridiction compétente, et confiée à des arbitres qui ne sont autres que Girart de Plaine et Philippe de Courcelles, commissaires du duc sur le fait des enclaves : ils condamnent les habitants de Talmay, et des bornes sont plantées pour délimiter le terroir de chaque village. Mais, en 1463, à la suite d’une supplique du seigneur de Talmay, Louis XI obtient de Philippe le Bon l’annulation de la sentence, et les bornes sont arrachées. L’affaire est de nouveau évoquée à la journée de Paris de 1466, et la querelle court jusqu’en 1497. La figure ne porte pas de date ; au dos du parchemin, est inscrit « Limites. 1460 » d’une écriture moderne et le document est conservé avec des pièces relatives au « fait des limites et enclaves » de cette époque. On ignore sur quelle base cette date de 1460 et le rattachement aux limites ont été établis. La date paraît vraisemblable, car la figure montre des bornes qui pourraient être celles qui ont été plantées en 1460, si l’on compare l’image avec le procès-verbal du plantement de borne, conservé dans le dossier judiciaire de l’affaire²¹. Et, lorsque l’on sait que l’affaire a été jugée par Girart de Plaine et Philippe de Courcelles qui, par ailleurs, utilisaient les cartes d’Henry Arnault sur les enclaves, la coïncidence paraît frappante. Il est assez tentant d’imaginer qu’en 1460 ces officiers, pour appuyer leur décision, aient commandité cette carte auprès d’un peintre, comme ils avaient commandité des cartes à Henry Arnault les années précédentes²².

13La seconde figure est celle du château de Pontailler-sur-Saône (figure 3)²³. Il s’agit d’un plan à l’échelle, donnant les mesures de la bâtisse et décrivant le site particulier de la ville, possession des ducs de Bourgogne située sur la frontière séparant le duché, à l’ouest de la Saône (indiqué sur le plan par la mention « duchié »), du comté sis en terre d’empire, à l’est. Le plan, non daté, est conservé sous la même cote que la figure de Heuilley et Talmay, avec des documents des années 1450-1460 portant sur le conflit des limites et enclaves. Quelques indices (l’écriture, le fait que le château était en ruine en 1530²⁴, ce qui n’est pas le cas sur le plan) permettent de suggérer une datation dans la seconde moitié du xv^e siècle, ce qui l’inscrit dans le contexte de la querelle sur les enclaves ou, à partir de 1477, de la prise en main du duché par Louis XI. Le plan a un intérêt avant tout architectural et militaire. Il pourrait être lié à une volonté d’établir les capacités défensives de la bâtisse, ou bien à des projets de travaux ou d’entretien du château²⁵. Il aurait pu être fait après 1477 pour que le roi, son nouveau propriétaire, puisse évaluer son intérêt – mais son classement dans le fonds de la chambre des comptes de Dijon apparaît assez surprenant – ou bien avant 1477, pour le duc, dans le cadre de la dispute avec le roi sur les enclaves et frontières²⁶ ; ou encore avoir été réalisé lors de travaux sur le château.

Figure 3 – Figure de Pontailler-sur-Saône (Côte-d’Or), s. d. [2^e moitié xv^e siècle ?]. ADCO, B 263.

14Il est difficile d’établir de façon précise les circonstances dans lesquelles ces deux plans ont été dressés. Avec les autres cartes des « enclaves et limites », ils témoignent cependant d’une production cartographique particulièrement abondante dans cette zone frontalière. Ils montrent aussi la variété de cette production et de ses usages.

Des cartes pour quoi faire ?

15Dans l’Europe du xv^e siècle, la confection de cartes locales ou microrégionales n’est pas un phénomène nouveau ni isolé. S’il en a existé de manière éparse tout au long du Moyen Âge, c’est à partir du xiv^e siècle qu’on constate leur multiplication, et que l’on peut parler d’un essor de ce type de cartographie. Commanditées par des autorités municipales, seigneuriales, princières ou royales, elles sont liées à des besoins circonstanciels de type administratif, politique, militaire ou, bien souvent, juridique ou judiciaire²⁷. En France en particulier, cette dernière motivation est la plus fréquente : on dresse une carte pour faire valoir, lors d’un conflit, des droits de juridiction, de souveraineté, de seigneurie, de propriété, d’usage ou de dîme²⁸. Ces cartes de contentieux ou figures de justice font leur entrée au parlement de Paris dans le dernier quart du xiv^e siècle et deviennent de plus en plus fréquentes au xv^e siècle. Au cours du procès, elles offraient un relevé des lieux disputés qui était, en principe, approuvé par les parties (d’où l’expression de « figure accordée ») et qui permettait à la cour de trancher en ayant une connaissance assez précise du terrain. Elles étaient commandées à un peintre qui représentait les lieux « au vif », d’une manière ressemblante, comme si le spectateur les voyait de ses yeux. Dans notre dossier, la figure de Heuilley et Talmay (figure 2) correspond à ce modèle. Le relevé de la Belle Borne (figure 1) peut lui aussi être rattaché à ce type de document, même si c’est un relevé et non une carte : dressé par un peintre, consigné dans un registre d’enquête et montré à la partie adverse, il partage des caractéristiques similaires. Au cours du xv^e siècle, l’usage des figures se diversifie : elles sont utilisées à des fins politiques, administratives, militaires ou pour des travaux et aménagements architecturaux. Le plan du château de Pontailler (figure 3) s’inscrit probablement dans ces derniers cas.

16Enfin, il y eut aussi des cartes qui concernaient les frontières des États princiers, comme pour le Dauphiné (dès les années 1420²⁹) et les duchés de Bourbon ou de Savoie (mi-xv^e siècle³⁰). Les cartes des enclaves et limites de Bourgogne en font partie. Ces querelles de frontière trouvaient souvent leur origine dans un conflit de voisinage entre communautés paysannes ou bien dans des querelles de juridiction entre officiers princiers. Dans le cas de la Bourgogne, ils se doublaient d’une rivalité politique profonde entre le roi et le duc. Les cartes produites étaient donc des cartes de contentieux, mais leur mode de confection et leurs usages différaient quelque peu de celles qui étaient produites pour les justiciables ordinaires, car elles étaient liées à des affaires impliquant les plus hautes autorités de l’État, et suivaient une voie plus diplomatique que judiciaire. Leurs fonctions n’étaient pas obligatoirement les mêmes. Ainsi, dans la dispute qui nous occupe, les sources témoignent abondamment de la circulation des figures au sein de l’administration ducale avant les journées (envois au duc, aux commissaires, au conseil ducal à Dijon). En revanche, il existe assez peu de témoignages sur leur présentation à la partie royale lors des journées : les inventaires des pièces exhibées ne les mentionnent pas (sauf en 1466³¹), ni les registres d’enquête, ni les mémoires des commissaires³². C’est une différence notable avec le cas habituel des figures de contentieux. À moins d’une lacune des sources, il semble donc que les figures n’étaient pas faites pour être montrées à la partie adverse, mais plutôt pour un usage interne, en amont des « journées ». Quel était alors leur intérêt pour le duc et ses officiers ?

17Bien évidemment, on peut penser que les cartes avaient pour première utilité de situer les lieux disputés et de caractériser la zone de confins, afin que les Bourguignons en aient une image mentale claire. Mais il y a plus. Comme l’a montré Jean Richard, un des principaux points d’affrontement entre les deux parties était d’ordre géographique et concernait la définition même de ce qu’étaient une enclave et une frontière. Concernant le premier point, alors que, du côté royal, on s’en tenait à la définition de l’îlot, les officiers ducaux considéraient comme enclave toute terre royale enserrée dans le duché, même si elle n’y était pas entièrement enclose, dès lors qu’elle était majoritairement sise en Bourgogne³³. Ceci permettait de donner ce statut à un assez grand nombre de terres royales situées à la frontière du duché, et donc de les revendiquer sous le statut de 1435. Le duc cherchait ainsi à englober les terres royales qui faisaient saillie dans ses terres et à « lisser » ainsi la frontière. On peut alors supposer que les cartes devaient permettre de voir quelles enclaves entraient dans ce cadre et pouvaient être revendiquées comme telles. La discussion portait aussi sur la définition de la frontière : contre les arguments royaux qui la faisaient passer sur la Saône, les Bourguignons répondirent par des assertions de type topographique, arguant que la Saône était fort étroite et sinueuse entre Châtillon-sur-Saône et Pontailler, et qu’il ne s’y trouvait pas de port ; elle ne pouvait donc pas constituer une frontière significative³⁴. La carte de la Saône faite par Henry Arnault en 1446 aurait pu servir à construire ce genre de raisonnement. Ce que l’on peut reconstituer de l’apparence des cartes d’Henry Arnault renforce cette hypothèse.

À quoi ressemblaient les cartes perdues ?

18Le profil de l’auteur des cartes, Henry Arnault de Zwolle, est remarquable³⁵. Il fut un proche serviteur du duc Philippe le Bon, au service duquel il mena une longue et brillante carrière de médecin, conseiller, physicien et astronome. Originaire de Zwolle aux Pays-Bas, il fut probablement formé à ces sciences à la faculté de médecine de l’université de Paris, où il reçut l’enseignement de Jean Fusoris, un astronome réputé, auteur de traités et d’instruments astronomiques³⁶. Henry Arnault vint s’installer à Dijon au début des années 1430 et fut pensionné par le duc dès 1432 en tant que « conseiller et phisicien ». Sa pension s’éleva jusqu’à la somme considérable de 100 francs par an et, jusqu’à sa mort en 1465, il remplit diverses missions pour le duc en lien avec ses compétences scientifiques et techniques, notamment la construction d’horloges astronomiques. Il a laissé un traité de sciences et techniques comprenant de nombreuses figures d’objets astronomiques, d’horloges et de mécanismes d’horlogerie, d’instruments de musique et d’objets architecturaux³⁷.

19Il n’est pas anodin que l’on ait fait appel à un savant de la qualité d’Henry Arnault pour dresser les cartes des enclaves et limites, et ce choix nous donne quelques indices sur la forme qu’ont pu prendre les cartes perdues. Par son maître Jean Fusoris, qui connaissait la Géographie de Ptolémée et qui a fabriqué le plus ancien globe terrestre attesté³⁸, par son appartenance à la cour des ducs de Bourgogne où l’on était amateur de cartographie³⁹, Henry Arnault avait très certainement des connaissances poussées en la matière et disposait de modèles possibles. Le nombre élevé de figures comprises dans son traité montre aussi qu’il était habitué à utiliser le dessin technique.

20Les astronomes s’intéressaient souvent, dans leurs travaux, à des questions de géométrie et de mesures. Ainsi le traité de l’astrolabe de Jean Fusoris comportait une dernière partie consacrée à des problèmes de géométrie pratique qui peuvent être résolus grâce à l’astrolabe et à divers instruments comme l’équerre, le bâton de Jacob et le compas. Ces problèmes concernent notamment la mesure de la distance entre un point A et un point B, la mesure de diverses pièces de terre (champs, bois, prés, etc.) ou encore celles de la hauteur d’une tour ou de la largeur d’une rivière⁴⁰. Henry Arnault connaissait ce genre d’exercice et on peut supposer qu’il était capable de faire ce type de calcul. La quittance qu’il signe en 1444 pour son premier travail de cartographie précise qu’il est payé pour avoir « fait les figures et distances des lieux et limites ». Le terme « distance » suggère qu’Henry Arnault a pris des mesures sur le terrain : les distances entre les lieux figurés, mais peut-être aussi l’étendue des enclaves, un point essentiel pour les Bourguignons. Ces distances auraient été consignées par écrit sur la figure, comme cela se voit sur des cartes de la même époque, ou dans un document annexe. On peut même imaginer – mais sans certitude – qu’elles auraient pu servir pour construire la carte à l’échelle – ce qui serait une entreprise précoce, les premières cartes locales ou régionales à l’échelle connues datant du début du xvi^e siècle.

21Par ailleurs, on peut se demander dans quelle mesure Henry Arnault aurait pu s’inspirer des cartes qui accompagnaient certains manuscrits de la Géographie de Ptolémée et mettaient en œuvre sa méthode de projection fondée sur les coordonnées de longitude et latitude. Il est probable qu’il connaissait le texte de la Géographie, puisque son maître Jean Fusoris l’avait lu au moins en partie, et que le duc de Bourgogne en possédait un exemplaire dans sa bibliothèque dès 1420. Mais, dans ces deux cas, les manuscrits de la Géographie étaient dénués de cartes et, de façon générale, la diffusion de ces dernières était encore faible en France au milieu du xv^e siècle⁴¹. En outre, dans la Géographie, Ptolémée explique que sa méthode ne s’applique qu’à la cartographie à petite échelle (c’est-à-dire du monde et de vastes ensembles régionaux), et non à la cartographie des espaces locaux (qu’il appelle « chorographie »). Un éventuel lien entre les cartes d’Henry Arnault et la méthode cartographique de Ptolémée semble donc peu assuré.

22Tout ceci permet de se faire une idée, même incertaine, de l’apparence qu’ont pu revêtir ces cartes. Elles n’étaient probablement pas figuratives comme pouvaient l’être les figures de contentieux dessinées par des peintres, comme celles de Heuilley et Talmay (figure 2) et de la Belle Borne (figure 1), d’autant qu’elles se rapportaient à une zone plus étendue que ces dernières (une cinquantaine de kilomètres d’est en ouest et une centaine du nord au sud). Elles pourraient se rapprocher davantage du mode de figuration utilisé dans les mappemondes et les cartes marines richement décorées qui circulaient à la cour de Bourgogne à l’époque d’Henry Arnault⁴². De fait, le modèle des mappemondes est convoqué pour désigner les cartes de ce dernier : « la description faite par maistre Henry en maniere de mappemonde pour le fait des enclaves⁴³ ». Sans doute, le terme « mappemonde » pourrait être ici employé au sens générique de carte. Néanmoins, il suggère que, dans l’esprit des Bourguignons, la notion de carte renvoyait à celle de mappemonde. Le mode de représentation utilisé sur les mappemondes reposait principalement sur l’hydrographie et la trame des habitats et comprenait aussi la figuration de détails de géographie humaine et physique, comme les châteaux, les églises, les cités, les montagnes, les bois, les lacs, etc., dessinés sous la forme de vignettes plus ou moins développées. Il pouvait convenir à une carte à l’échelle de celle des enclaves, en permettant d’avoir à la fois une vision d’ensemble de cet espace et de ses éléments particuliers. Il se prêtait bien à ce que les autorités bourguignonnes attendaient : d’une part, montrer la situation des villes et villages disputés au sein de la zone de confins, d’autre part, préciser l’emplacement et l’étendue des enclaves par rapport à la frontière prétendue et à la Saône.

Conclusion

23Ainsi peut-on reconstituer l’histoire des cartes perdues de Bourgogne. Elles ont servi de documents de travail à la partie bourguignonne, à l’amont des « journées » de négociations, afin d’identifier quelles terres devaient être considérées comme enclaves et de déterminer où passait la frontière. Autrement dit, elles n’étaient pas l’illustration de revendications définies au préalable, mais des outils pour dessiner le territoire. Elles n’étaient pas seulement une représentation de l’espace, elles donnaient matière à réflexion sur celui-ci. L’image de souverains contemplant des cartes pour déterminer leur politique territoriale est habituelle dans nos esprits. Mais, au xv^e siècle, cette utilisation de la carte était inédite. Elle montre les progrès de la dynamique de territorialisation, et la place nouvelle que pouvait y prendre la carte. Ce n’est sans doute pas un hasard si cela arriva en Bourgogne, un foyer de culture savante et cartographique, mais aussi une principauté qui cherchait désespérément une cohérence géographique.