1Le musée de minéralogie de l’École des mines de Paris se présente aujourd’hui sous une forme quasi identique à sa disposition de la mi-xix^e siècle : on pourrait presque le considérer comme une period room offrant un aperçu de la muséographie scientifique de l’époque, exemple assez unique à Paris [FIG. 1]1.

Fig. 1 Le musée de minéralogie de l’École des mines aujourd’hui.

2Nous étudierons ici la constitution de cet agencement, ainsi que la manière dont l’École des mines, après une histoire tumultueuse jusqu’aux années 1850, recherche alors l’« effet musée », transformant ses collections de minéralogie – principalement vouées aux études des élèves et professeurs – en un véritable musée, afin d’établir et afficher son identité au sein de la capitale savante.

3Ces choix concernent en premier lieu la politique d’acquisition, la conception d’un nouveau mobilier d’exposition et la disposition des collections dans un espace – des salles en enfilade formant une galerie –, mais aussi la commande d’un cycle de décors peints, réalisés entre 1852 et 1859. Ces toiles, quatre allégories et dix paysages, sont encore aujourd’hui visibles in situ, décorant l’escalier d’accès au musée de minéralogie, dans un but à la fois didactique et décoratif. Elles constituent un parcours de visite immersif et qui s’étend au-delà et en dehors des salles d’exposition. Cette commande apparaît comme le véritable acte fondateur de l’institution : le terme « musée » employé pour définir ces collections apparaît ainsi pour la première dans les sources en 1853, un an après cette initiative.

4Après avoir retracé l’histoire de ces collections, ainsi que les éléments principaux de cette nouvelle muséographie, nous examinerons l’impact de cette « muséification » sur le public de ce nouveau musée, ainsi que la manière dont les choix muséographiques et muséologiques du corps des Mines entrent en relation avec la production des savoirs sur la Terre. Ces sciences connaissent un essor majeur à l’époque, et ce ne sont pas que les échantillons minéralogiques, mais aussi les progrès scientifiques et l’histoire même de ces sciences qui sont « mis en musée » et qui structurent ces nouveaux espaces d’exposition.

Des collections didactiques et savantes : acquisitions, agencement et mobilier

5Dès sa fondation en 1783, l’École des mines possédait d’importantes collections minéralogiques, ayant un but principalement didactique et devant servir les études des professeurs et élèves2. Leur histoire, ainsi que celle de l’institution elle-même, connaissent de nombreux bouleversements, liés aux changements socio-politiques qui se succèdent entre la fin de l’Ancien Régime et la Restauration. L’École royale des mines est fondée en 1783 dans l’hôtel de la Monnaie, à l’initiative du chimiste et minéralogiste Balthazar-Georges Sage, dont les propres collections constituent le premier noyau de celles de l’École3. En 1794 l’institution est réformée et change d’adresse, s’installant dans les hôtels mitoyens de Mouchy et de Talleyrand-Périgord, rue de l’Université4. Alors que les collections de Sage demeurent dans l’hôtel de la Monnaie, la nouvelle École des mines réunit des collections propres5. Suite aux réformes napoléoniennes, en 1802 l’école déménage à Peisey, en Savoie, au plus près des gisements miniers, alors que les collections demeurent dans la capitale avec l’administration des Mines et sont attribuées à celle-ci. Ce n’est qu’en 1814 que l’école réintègre Paris et rejoint l’administration dans l’hôtel du Petit-Luxembourg, pour se transférer l’année suivante dans son siège définitif, l’hôtel de Vendôme, boulevard Saint-Michel6. Cette histoire, marquée par des nombreuses vicissitudes administratives, entraîne la difficulté de l’École à bâtir son identité en tant qu’institution savante dans la capitale : cette construction identitaire ne commence donc qu’à partir de 1815, lorsqu’elle connaît une phase de relative stabilité – administrative et architecturale.

6En effet, sous la Révolution et l’Empire, le corps des Mines se définissait notamment comme un corps technique, en charge de la gouvernance du territoire et de ses ressources. Une fois l’école et l’administration réunies à Paris, l’institution cherche à bâtir son identité sur la dimension scolaire et savante davantage que sur l’intérêt technique et administratif. Cette dernière construction se fonde largement sur les collections : elles changent une nouvelle fois de statut, redevenant celles de l’école, et non de l’administration : des ensembles savants voués à l’enseignement, dont l’agencement acquiert une portée symbolique.

7Dès 1815, les collections occupent l’espace le plus prestigieux du bâtiment : sept salles en enfilade au premier étage forment une galerie éclairée par les grandes fenêtres côté jardin, alors que les lieux de production de savoir (les salles de cours, de réunions, la bibliothèque et les laboratoires) se trouvent au rez-de-chaussée et dans des bâtiments annexes.

8Le modèle de la galerie à l’étage noble, espace traditionnellement consacré à l’exposition et à la réception dans les palais princiers et les résidences aristocratiques, avait déjà été adopté à l’hôtel de Mouchy rue de l’Université. Cette galerie, aménagée dès 1796, constitue un nouveau modèle muséographique pour ce type de collections dans la capitale, qui précède et anticipe la galerie de minéralogie du Muséum, bâtie de toutes pièces entre 1833 et 18397.

9La galerie dans l’hôtel de Vendôme, ainsi que le bâtiment tout entier, subissent à partir de 1815 de nombreux travaux, visant à adapter cette ancienne résidence aristocratique à sa nouvelle fonction8. Trois moments, coïncidant avec d’importantes campagnes d’agrandissement de l’hôtel, sont particulièrement significatifs pour l’histoire et l’agencement des collections : les années 1819-1825 ; la seconde moitié des années 1830, en raison de l’achat de l’hôtel par l’État en 1837 ; et enfin les années 1850, pendant lesquelles on passe commande d’un mobilier d’exposition spécialement conçu, outre celle des peintures.

10Les collections minéralogiques s’étaient constituées à partir de 1794 par les saisies révolutionnaires, des dons et des achats, mais également grâce aux envois des ingénieurs des Mines depuis le terrain. En 1815 elles comptaient environ 100 000 échantillons9, organisés en quatre collections distinctes, déjà existantes à l’hôtel de Mouchy : celle géographique ou départementale – spécifique à l’École des mines et en lien étroit avec la mission de l’administration de gouvernance des ressources – ; celle des gisements de minerais ; celle des produits de l’art d’exploiter les mines ou collection économique10 ; et enfin la collection méthodique ou systématique, organisée selon les catégories identifiées par René-Just Haüy, professeur de minéralogie et premier conservateur des collections en 1794. Ce quatrième ensemble, en vertu de son importance pour les activités didactiques, est immédiatement placé dans les sept salles en enfilade au premier étage, où les échantillons sont disposés dans des présentoirs en bois et verre. La collection géographique est rangée à l’intérieur d’armoires vitrées dans huit pièces au premier étage, alors que celle des gisements occupe quatre pièces du rez-de-chaussée, toujours exposée dans des armoires. En revanche, la collection des produits de l’art demeure éparpillée dans le bâtiment, ainsi que les instruments scientifiques et les modèles11.

11C’est le conservateur Jérôme Tonnelier qui s’occupe de cet agencement, aidé par l’ingénieur et inspecteur des études Charles-Joseph Lefroy, chargé d’exécuter les décisions du conseil de l’École, y compris celles relatives aux collections12. En 1819, lors du décès de Tonnelier, Lefroy le remplace, et la même année une commission est expressément nommée pour émettre des propositions de réorganisation des collections, qui sombraient dans un grand désordre, comme attesté par la « Note sur l’état actuel de la collection minéralogique »13, rédigée par le professeur de minéralogie André Brochant de Villiers.

12C’est lui qui formule en premier une proposition de réorganisation de la collection de minéralogie. Il souligne dans sa note comment le désordre la rend inutile pour l’enseignement : « elle n’est pas la plus instructive aux mines dans son état actuel », les échantillons se présentent « comme un dépôt dans un vaste magasin »14, ils sont mal choisis, mal étiquetés et peu accessibles. Sur la base de ces considérations, Brochant préconise que les échantillons soient divisés en six regroupements distincts, suivant la répartition des nouveaux cours et les ramifications progressives des disciplines. Aussi, une collection devrait être exclusivement réservée aux élèves. Il suggère aussi de se débarrasser d’environ 60 000 échantillons (sur 100 000), qu’il qualifie d’« amas insignifiant de minéraux15 ».

13La commission appuie les propos de Brochant, proposant notamment de supprimer les doubles pour faire face au peu d’espace disponible. L’importance de la dimension didactique et savante des collections est aussi soutenue par l’administration, qui accorde en 1821 un budget extraordinaire pour leur accroissement : Brochant mène une remarquable campagne d’acquisitions, visant à compléter les suites des minéraux pour qu’elles soient utiles à l’instruction. En 1820, la seule collection méthodique passe des 800 pièces de 1815 à 4 000, notamment grâce à l’acquisition des 3 000 échantillons de la collection de Sage, décédé l’année précédente : sa collection minéralogique de l’hôtel de la Monnaie est partagée entre l’École des mines et le Muséum16.

14Les considérations de Brochant montrent bien le changement de statut de la collection minéralogique : étant celle de l’école et non de l’administration, c’est maintenant l’utilité didactique qui prime sur l’usage économique, ce qui explique pourquoi la collection méthodique est placée de manière aussi immédiate et naturelle dans l’espace le plus prestigieux du bâtiment – les sept salles en enfilade.

15Toutefois, c’est à partir de 1837, avec l’achat de l’hôtel de Vendôme, que les collections connaissent un véritable « âge d’or » en termes d’acquisitions, et que leur agencement retient davantage l’attention du corps des Mines, définitivement installé boulevard Saint-Michel. C’est Pierre-Armand Dufrénoy, professeur de minéralogie, qui s’en occupe dès 1836, succédant à Lefroy en tant qu’inspecteur des études. Il reprend alors le projet de Brochant et constitue des collections expressément dédiées aux élèves, l’une de minéralogie et l’autre de géologie, plus réduites et de moindre valeur, conçues pour être constamment maniées et, le cas échéant, abîmées17.

16Ces collections avaient leur propre emplacement au rez-de-chaussée, à côté des salles de dessin, donc des espaces destinés à l’étude. Ce choix montre comment se met déjà en place une première séparation entre ces espaces et ceux destinés à l’exposition – les salles des collections au premier étage –, appelée à acquérir davantage d’ampleur pendant les années 1850.

17Le développement d’un mobilier muséographique expressément destiné aux collections minéralogiques et la conception d’un nouvel agencement vont de pair avec leur important accroissement. Si le budget extraordinaire accordé en 1821 concernait aussi la commande du mobilier, c’est dans les années 1840-1850 que celui-ci retient véritablement l’attention.

18En 1844-1845, l’École achète 19 000 échantillons et 25 meubles d’exposition vendus par le marquis Étienne de Drée, beau-frère du géologue Dieudonné de Gratet de Dolomieu. Louis Aguillon, ancien directeur de l’École, écrit en 1889 que, après cet achat, la collection minéralogique « avait quasiment atteint son importance actuelle18 ». L’achat de la collection de De Drée entraîne aussi la commande de nouveaux meubles d’exposition, pour lesquels on demande un crédit exceptionnel, ainsi que des nouveaux espaces19.

19La plupart des devis relatifs au mobilier datent des années 1850, et sont signés par l’architecte Théodore-Henry Vallez, en charge des travaux à partir de 184920. Pour le fabriquer, on s’en tient aux modèles déjà existants : des armoires et des vitrines horizontales, pour lesquelles le verre est employé massivement, afin de faciliter l’étude des minéraux, éclairés par la lumière naturelle des grandes fenêtres donnant sur le jardin. Un devis de 1850 décrit les modèles d’armoires choisis, identiques pour toutes les salles d’exposition et même pour les bureaux des professeurs et pour la bibliothèque – hormis des variations dans le nombre des tiroirs, de six à huit :

Les armoires aux pourtours composés d’un corps supérieur avec châssis vitré, pilastres, corniches, et en divisions de gradins à l’intérieur supportant les échantillons ; d’un corps inférieur saillant formant appui contenant huit tiroirs dans la hauteur […] Les dites armoires en chêne de Hollande poli et ciré sont en tout semblables à celles existantes […] Les tables ou montres horizontales, composées de huit pieds, 24 tiroirs à châssis vitré ouvrant au-dessus […] Les dites tables en chêne poli et ciré […] d’après […] celles existantes21.

20Un dessin de Vallez, conservé aux Archives nationales, accompagne ce devis, et rend compte de la nature de ce mobilier et de sa ressemblance avec celui que l’on observe aujourd’hui [FIG. 2]. Le même type de mobilier est alors aussi employé dans la galerie de minéralogie du Muséum, preuve de son autorité de modèle au cours du siècle22. L’intérêt croissant pour le mobilier d’exposition et l’agencement des salles met en avant l’importance attribuée aux collections, dont la visibilité doit être optimale, notamment à des fins d’étude.

Fig. 2 Le musée de minéralogie de l’École des mines aujourd’hui, détail du mobilier muséographique.

21Malgré le but éminemment pédagogique guidant les choix des ingénieurs des Mines, l’attention portée à ces questions atteste la progressive « mise en musée » des collections. Le lien entre muséographie, esthétique et utilité scientifique acquiert cependant toute son ampleur dans la commande des décors peints pour le grand escalier, commandés presque simultanément, à partir de 1852.

« Belle exécution artistique et vérité géologique » : les peintures de l’escalier

22C’est encore Dufrénoy, devenu directeur de l’École en 1848, qui s’occupe de la commande des tableaux pour le grand escalier d’accès aux collections. Ces grandes huiles sur toiles marouflées sont l’œuvre du peintre néoclassique Denis Abel de Pujol, qui réalise quatre allégories, et du romantique originaire de Savoie Claude Hugard, auteur de dix paysages23. D’autres décors, notamment des portraits de scientifiques, décorent aussi les salles du musée, mais nous nous arrêterons ici spécialement sur ceux du grand escalier, en raison de leur importance symbolique et muséographique24.

23Le choix de l’escalier, et non de salles du musée, pour abriter ces décorations a plusieurs raisons. Le xix^e siècle, et particulièrement sa seconde moitié, est le « grand siècle » de la peinture murale décorative, issue de la floraison d’établissements publics liés à la naissance des États nationaux dont, naturellement, les écoles et les musées25. Les principaux modèles pour ces décors – du point de vue pictural et architectural – sont les demeures princières des siècles précédents, tel l’hôtel de Vendôme.

24Dans les musées particulièrement, les plafonds sont souvent remplacés par des lanternes ou des coupoles vitrées, afin de privilégier l’éclairage zénithal : en conséquence, la décoration peinte se trouve plus rarement dans les salles d’exposition elles-mêmes. Cette habitude a sans doute eu son importance, même si les sept salles en enfilade de l’hôtel de Vendôme demeurent éclairées par les fenêtres sur le côté. Surtout, l’escalier est choisi en raison de sa portée symbolique : il met en communication l’espace consacré à l’exposition des collections, au premier étage, et les lieux destinés à la production du savoir, au rez-de-chaussée (salles de cours, laboratoires, bibliothèque).

25Tout en harmonisant ses choix avec les espaces dont elle hérite, l’École des mines se tourne en même temps vers des modèles contemporains, notamment le Muséum, et parvient à élaborer, en exploitant savamment les contraintes architecturales, un modèle d’exposition alors unique dans la capitale pour ce genre de collections. Au Muséum l’espace est complètement différent : la galerie de minéralogie, bâtie à partir de 1839, utilise l’éclairage zénithal, et les peintures – des paysages géologiques – sont réalisées vers 1841-1842 par le peintre Charles-Joseph Rémond, et situées autour des portes aux extrémités de la galerie. L’ingénieur des Mines et professeur de minéralogie au Muséum Alexandre Brongniart avait aussi été impliqué dans cette commande, insistant sur la nécessité de représenter les lieux en accord avec leurs caractéristiques géologiques réelles26.

26La fin des travaux d’agrandissement dans l’hôtel de Vendôme était l’occasion idéale pour l’École des mines de mettre en œuvre un projet semblable, et d’afficher ses spécificités par rapport au Muséum. Il n’est pas impossible aussi qu’en raison de la persistance de celui-ci comme terme de comparaison, l’École ait cherché à conjuguer son identité savante et ses propos didactiques avec une véritable et progressive muséification de ses collections, comme le montrent ses choix de sujets dans les peintures commandées.

27En accord avec la tradition iconographique des décors d’espaces d’apparat, les allégories ne pouvaient pas manquer dans le cycle de l’École des mines. Leur commande est passée à Pujol en 1852, cet artiste étant déjà connu pour des entreprises semblables27. Le programme iconographique est choisi avec Dufrénoy, qui écrit à cet égard que Pujol « en homme de talent a compris que les peintures de cet escalier qui, par sa disposition, fait déjà partie des collections de l’École des mines, devaient être en harmonie avec les études auxquelles ces collections se rapportent28 ». Pour Dufrénoy, donc, l’escalier « fait déjà partie des collections », et ses mots explicitent le but didactique des peintures : le cycle prépare à la visite de collections qui, instrument fondamental pour la production des savoirs scientifiques, incarnent simultanément leurs résultats et leur progrès. Les peintures s’articulent progressivement dans l’espace en une sorte d’ascension symbolique, particulièrement évidente dans les toiles allégoriques.

28La première que l’on rencontre est La Science éclairant et instruisant la jeunesse, située sur le plafond en bas de l’escalier, telle la première étape dans la formation des élèves. En montant, sur le palier de l’escalier, se trouve La Minéralogie et la Chimie [FIG. 3], allégorie moderne qui explicite le progrès et l’interdépendance entre ces deux sciences. Sur le plafond au centre de l’escalier, on peut ensuite observer l’Apothéose des grands hommes qui se sont distingués dans la géologie et la minéralogie [FIG. 4] : ils sont issus aussi bien de l’Antiquité que de l’époque contemporaine, et on peut y reconnaître, parmi d’autres, Aristote, Théophraste, Bernard Palissy, le comte de Buffon, Georges Cuvier, Haüy, ou encore Dolomieu. Ainsi, les œuvres de Pujol s’articulent en une sorte de crescendo : les jeunes disciples de la science peints au rez-de-chaussée deviennent sur le palier de grands scientifiques, dont les portraits sont censés inspirer les étudiants gravissant les marches de l’escalier.

Fig. 3 Vue de l’escalier d’accès au musée de minéralogie, prise depuis le rez-de-chaussée, avec l’allégorie La Minéralogie et la Chimie par Abel de Pujol (1854, huile sur toile marouflée, 75 × 400 cm) et Le mont Blanc vu du Gramont par Claude Hugard (1854, huile sur toile marouflée, 400 × 280 cm).

Fig. 4 Vue du plafond de l’escalier avec l’Apothéose des grands hommes qui se sont distingués dans la géologie et la minéralogie par Abel de Pujol (1856, huile sur toile marouflée, 380 × 400 cm).

29L’évolution des sciences et des techniques, depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine, se conclut par La France présentant ses minerais, installée sur le plafond du palier d’accès aux collections [FIG. 5]. Ce tableau se compose d’éléments à la fois classiques et absolument contemporains, et conclut la montée symbolique des élèves vers le savoir accompli, depuis les origines premières de la science jusqu’aux résultats modernes de la technique.

30Cependant, dans un but didactique, les paysages restent les toiles le plus importantes pour le conseil de l’École. Ils représentent les sites géologiques importants, dont sont issus nombre d’échantillons exposés dans les salles au premier étage. Tous accompagnés par une légende qui les identifie clairement, ils représentent notamment des localités des Alpes françaises et suisses, ainsi que trois sites étrangers, souvent accessibles aux élèves uniquement par leurs reproductions iconographiques : c’est le cas de l’Etna, de la grotte de Fingal en Écosse et du geyser d’Islande, tous situés autour de la porte d’accès aux collections [FIG. 5]29.

Fig. 5 Vue de l’escalier et de la porte d’entrée au musée, prise depuis le palier de l’escalier.

31Les sources révèlent la fonction clé de ces peintures : les termes « exactitude, véracité, vérité » y reviennent à maintes reprises et l’on souligne comment ces œuvres doivent être des exemples et des modèles nécessaires pour compléter l’étude des échantillons. C’est Pujol qui recommande Hugard, spécialisé en paysages, familier avec ceux des Alpes et, de plus, ayant effectué des études spécifiques sur les roches. Dans l’une de ses lettres, Dufrénoy écrit :

Ces peintures devaient par conséquent représenter des vues de localités géologiques célèbres que l’on cite constamment dans les cours à l’appui des théories sur la formation de notre globe, notamment le groupe du Mont Blanc et la Chaine du Mont perdu, […] Considérée sous ce point de vue la peinture de l’escalier de l’école des Mines ne serait pas une simple décoration ; elle aurait sa part dans l’instruction en mettant sous les yeux des nombreuses personnes qui suivent les cours des phénomènes devenus classiques par les traité de Saussure et de Ramond30.

32Le but didactique ne pourrait être plus explicite, et le conseil de l’École choisit les sites représentés. La volonté de transmettre et bâtir l’image de l’institution à travers ces peintures se manifeste aussi dans la mention du public des collections, qui reste sélectionné et expert, à savoir les « nombreuses personnes qui suivent les cours ». Cependant, l’esthétique du sublime et du pittoresque reste particulièrement chère à Hugard, qui cherche à la conjuguer avec l’exactitude scientifique qui lui est demandée. Dufrénoy prescrit en effet « que le peintre se transporte sur les lieux […] suivant nos instructions31 » car, écrit-il dans une autre lettre, « ce décor ne pourrait avoir de l’intérêt qu’à la condition de réunir à une belle exécution artistique une grande vérité géologique32 », affirmant explicitement le lien entre le but didactique des peintures et leurs qualités esthétiques.

33Cette double nature didactique et décorative du dispositif du grand escalier se traduit aussi dans les décors en faux marbre et autres pierres dures qui complètent sa décoration [FIG. 6] : réalisés par la maison de peinture et vitrerie Pezou, ces décors reproduisent fidèlement la collection de pierres d’ornement encore visible dans les salles du musée33.

Fig. 6 Détails des décors en fausses pierres d’ornement réalisées par la maison de peinture et verrerie Pezou, vers 1858.

34Parmi les sites mentionnés par Dufrénoy, on trouve le mont Blanc et le mont Perdu dans les Pyrénées, représentés dans les deux plus grandes toiles de Hugard : Le mont Blanc vu du Gramont et Le cirque de Gavarnie [FIG. 3 et 4 plus haut], depuis les points de vue déjà décrits dans la seconde moitié du xviii^e siècle par Horace-Bénédicte de Saussure dans son Voyage dans les Alpes (1779), et par Louis Ramond de Carbonnières dans le Voyage au Mont-Perdu (1797). Le choix de ces sujets évoque les entreprises de ces scientifiques et explorateurs, et permet aussi de mettre en valeur le travail des ingénieurs des Mines : le géologue Élie de Beaumont et Dufrénoy lui-même sont les auteurs de la carte géologique de France en 1841, et c’est en fonction de cette entreprise d’importance capitale que les sujets sont choisis34. En effet depuis une première ébauche en 1746, on manquait en France d’un pareil instrument. Beaumont s’était occupé de la partie orientale du pays, et Dufrénoy de celle occidentale, respectivement représentées par la chaîne des Alpes et celle des Pyrénées, qui marquent, de surcroît, les frontières naturelles et politiques du pays35.

35Les choix d’agencement de ces peintures montrent la volonté de bâtir un parcours d’apprentissage immersif spatio-temporel, accompagnant le visiteur dans le temps, des origines premières de la science, et dans l’espace, des profondeurs des grottes au sommet des montagnes. En effet, sous la rampe de l’escalier, au rez-de-chaussée, on trouve la Grotte de Glace de l’Arveyron [FIG. 7], peinte par Hugard suivant littéralement le récit de Saussure, qui décrit ainsi la grotte : « que l’on se figure une profonde caverne, dont l’entrée est une voûte de glace […] Cette caverne est taillée par la main de la nature, au milieu d’un énorme rocher de glace, qui, par le jeu de la lumière, paroît ici blanche et opaque comme de la neige ; là, transparente et verte comme l’aigue-marine. Du fond de cette caverne sort avec impétuosité une rivière blanche d’écume36. » Cette toile est d’autant plus suggestive qu’elle se trouve dans une position penchée au-dessous de la rampe de l’escalier, dans un espace architectural qui abrite rarement des décors : sombre et caché, il évoque l’espace d’une grotte. Ici, le récit littéraire croise la peinture et la science, relevant le défi architectural dans le but d’offrir aux visiteurs l’ensemble le plus cohérent et complet possible.

Fig. 7 Claude Hugard, Grotte de Glace de l’Arveyron (1858, huile sur toile marouflée, 277 × 125 cm).

Le musée de minéralogie et son public

36Quels sont donc les visiteurs auxquels cet espace se destine ? Dufrénoy évoquait déjà le lien entre les auditeurs des cours, les sujets des peintures et les collections. Le public que l’on souhaite alors attirer, dans cet espace d’accueil qui est l’escalier, est avant tout composé d’élèves, de savants et de personnes intéressées à la minéralogie et à la géologie37. Cependant, ce qui résulte de cette commande est la création d’un véritable musée de minéralogie, et la volonté de l’École d’afficher son image à une échelle plus large que celle du seul milieu savant.

37En 1853, une circulaire du ministre de l’Agriculture, du commerce et des travaux publics aux préfets souligne la nécessité d’envoyer « au musée paléontologique de l’École impériale des mines38 » les fossiles trouvés lors des travaux pour la construction des chemins de fer. Même si ce terme ne fait référence qu’à la collection paléontologique, alors en cours de constitution, la même année l’Almanach impérial atteste que « tous les services de l’École, enseignement, musée, bibliothèque, et bureau d’essais sont gratuits39 ».

38Le choix de l’École de viser un public éminemment savant pour son musée apparaît dans une lettre de Dufrénoy de 1854, dans laquelle il déclare :

Il serait vivement à désirer que les tableaux qui restent à faire pour compléter l’ensemble de l’escalier soient terminés avant l’époque de l’Exposition universelle qui aura lieu en 1855. L’importance des collections de l’école des Mines, l’intérêt qu’elles présentent pour l’étude de la minéralogie et de la géologie, donnent tout lieu de penser que les collections seront visitées chaque jour par les nombreuses personnes qui s’occupent de ces sciences, et qui s’empresseront de se rendre à Paris pour cette grande solennité européenne40.

39Ce sont donc les « personnes qui s’occupent de ces sciences » qui sont ciblées. En même temps, la volonté d’ouverture des collections au public ne pourrait être plus claire, et elle se fait manifestement par le biais des décors, que l’on souhaite terminer rapidement. Ce choix est confirmé par les guides de l’époque destinés à un public non spécialisé. Même si dans la plupart des cas ils se limitent à citer rapidement l’institution et sa bibliothèque, il existe des exceptions : le Petit guide de Paris de 1854, indique par exemple que l’École a été « récemment agrandie et décorée41 ».

40L’attention portée aux décors et l’usage du mot « musée » dans les guides s’intensifient au fur et à mesure que la commande des peintures avance. C’est également le cas dans les documents administratifs. Par exemple, le décret impérial du 15 septembre 1856, réorganisant le fonctionnement de l’École, évoque la présence d’« un musée composé de collections relatives à l’industrie minérale et aux services qui s’y rapportent42 ».

41En 1862, le Galignani’s New Paris Guide consacre une description élogieuse et détaillée aux peintures de l’École et à son « musée de minéralogie43 » ; même si c’est l’un des rares exemples qui décrit ces peintures, les autres sources du même genre évoquent néanmoins le « magnifique établissement44 » qui a été « richement installé45 » et les bâtiments « entièrement restaurés et considérablement agrandis46 ».

42On peut qualifier le décor de l’escalier de « dispositif spatio-temporel ». Si la dimension spatiale est confiée aux toiles de Hugard, l’histoire, quant à elle, est évoquée par les toiles allégoriques antiquisantes, qui représentent un progrès continu des sciences et des techniques. Cette dimension temporelle s’avère particulièrement importante au cœur d’un xix^e siècle qui connaît des avancées considérables dans les sciences de la Terre, ainsi qu’un vaste débat qui concerne notamment l’âge de cette dernière, dans le sillage des recherches de Charles Darwin et Charles Lyell et, en France, de Cuvier et Brongniart. De tels débats se traduisent par la parution de nombreux ouvrages de vulgarisation, tel le Voyage au centre de la Terre de Jules Verne en 1864, ou ceux de Louis Figuier, notamment La Terre avant le déluge (1863). Ce véritable engouement pour les sciences de la Terre s’observe aussi lors des grandes expositions universelles.

43Le projet de décoration de l’École des mines n’est pas insensible à l’esthétique et à la recherche d’un effet d’ensemble spectaculaire. Il entend travailler à la dissémination des savoirs relatifs aux sciences de la Terre, au progrès desquels l’École contribue directement. Les toiles de l’escalier représentent aussi l’histoire des sciences : elles ont recours, à l’instar d’autres institutions, à ses protagonistes, ces « grands hommes » qui sont représentés sur le plafond au centre de l’escalier, et parmi lesquels on compte Dufrénoy lui-même47.

44Par ce décor, élément structurel et structurant, cœur et conclusion de la « mise en musée » des collections, l’École des mines revendique son rôle dans l’avancée des sciences et des techniques, et souhaite afficher son identité savante par une progressive ouverture vers une société en rapide changement.