Conclusion
p. 379-384
Texte intégral
1Les études sur les Kurdes à la période prémoderne ont eu tendance à reléguer le Moyen Âge hors du champ de compréhension transhistorique du phénomène kurde en s’intéressant de manière quasi exclusive aux prémices de l’Empire ottoman et à son expansion vers l’est. En effet, la rédaction par Šaraf Ḫān Bidlīsī (m. 1011/1603), à cette époque, du premier ouvrage décrivant l’histoire du Moyen-Orient du point de vue kurde correspond à une phase extrême d’autochtonisation et de transformation des pouvoirs kurdes en aristocraties locales. Perçu comme les débuts de l’émergence de la « question kurde » évoluant vers l’exigence de l’État-nation au xxe siècle, l’intérêt pour la période ottomane a occulté les dynamiques qui se sont formées dans les étapes qui précèdent. Cet ouvrage a pour ambition de réviser cette perspective afin de rétablir le lien avec la période mamelouke et de suggérer qu’il existe une protohistoire de « la question kurde » moyen-orientale. Cette dernière serait née du déclin politique des Kurdes dans l’espace syro-égyptien, de la survivance de leur présence active dans le territoire tribal et de la confrontation entre les pouvoirs mamelouk et ilkhanide entre 648/1250 et 640/1340. Nous avons pu isoler des modes de structuration du territoire des Kurdes et des modes de gestion par les États de la différence kurde à la période mamelouke, dont le lien avec les dynamiques à l’œuvre à l’époque ottomane est indéniable.
2Le retour de la ʿaṣabiyya kurde vers les confins, comme le modèle khaldounien nous amènerait à théoriser cette phase de l’histoire kurde, nécessitait les préconditions d’un ordre local tribal au sein d’un espace géo-ethnique kurde. Concomitamment à ce retour, nous voyons se profiler la construction, sous l’effet de multiples dynamiques spatiales, de ce qui apparaît déjà comme le territoire des Kurdes. Le processus était à l’œuvre depuis plusieurs siècles et impliquait les tribus kurdes, les autres populations de la région, les petites dynasties locales, les pouvoirs impériaux et les groupes de grands nomades traversant cet espace. Le recul politique et militaire des princes arméniens au profit des Kurdes s’était enclenché dès le xe siècle au sud du lac de Van, mais le territoire kurde par excellence se trouvait alors plus à l’est dans le Ǧibāl, entre le Šahrazūr et Ispahan. L’invasion mongole (654/1256) constitue une des dernières étapes de l’homogénéisation politique du territoire kurde, provoquant la convergence spatiale de la zone kurde zagrossienne (le Kurdistan iranien) et de l’aire du sud du lac de Van, en dépit d’une assez forte hétérogénéité géographique et sociopolitique. Comme dans les siècles qui ont précédé, les tribus kurdes jouent leur part dans le quadrillage et le façonnage du territoire. La zone d’influence des tribus/familles princières des Rūšakiyya, des Hakkāriyya et des Mazānǧāniyya se présente au xive siècle comme le noyau dur d’un territoire défini de plus en plus comme exclusivement kurde. Par ailleurs, on note à la période mamelouke le renouveau de l’expansion des tribus vers l’ouest du « Pays kurde », au cœur de la Haute Mésopotamie anatolienne, à l’instar des déplacements des Karādila.
3La présence d’acteurs politiques locaux était nécessaire, mais pas suffisante pour entériner cette autochtonisation kurde. La situation conflictuelle entre Mamelouks et Mongols entraîna la tentative de mobilisation par les premiers de la ressource kurde. Ainsi, le dīwān al-inšā’ du Caire construisit-il la représentation d’un Ǧibāl étendu, exclusivement kurde et théoriquement indépendant du contrôle mongol, alors que les sources persanes promongoles envisageaient un espace divisé du point de vue administratif et ne laissant qu’une place limitée à la différence kurde. L’exercice qui consiste à nommer ce territoire des Kurdes, que ce soit par les expressions Bilād al-Akrād, Ǧibāl al-Akrād ou al-Mamlaka al-Ḥaṣīna al-Akrādiyya, est l’un des facteurs essentiels de sa construction, perpétuant l’usage « d’ethnotoponymes » kurdes dont le plus connu est aujourd’hui celui de Kurdistan. Certes, cette toponymie s’ancre dans une pratique éminemment administrative, mais a bien des conséquences et des ressorts ethniques sociaux et politiques.
4Les tribus kurdes de la période mamelouke portaient un nom et donnaient à voir une histoire politique et culturelle ancrée dans le territoire. Elles étaient également la manifestation d’une organisation sociale, économique et politique spécifique en territoire kurde. À l’instar d’autres aires géo-ethniques des confins, le territoire des Kurdes était pour Ibn Khaldoun et d’autres auteurs médiévaux le lieu d’une économie de subsistance. On peut cependant identifier les spécificités socio-économiques de cette zone. C’est l’existence d’un « nomadisme inséré [enclosed nomadism] », comme le décrit Michael Rowton, en contact direct avec la civilisation sédentaire urbaine, dans les « enclaves pastorales » des steppes et des montagnes de Mésopotamie, qui donne au territoire des Kurdes une coloration toute différente du désert syro-arabe ou du plateau iranien. La rareté des dispositifs monumentaux et la double insertion des groupes humains en ville et à la campagne renforcent l’image duale de ces formations socio-économiques. Il faut toutefois aller encore plus loin, pour constater la domination d’un modèle économique agropastoral hybride et non pas seulement la cohabitation du pastoral et du sédentaire. Un autre facteur important de différenciation des groupes kurdes et de leur territoire réside dans l’extrême diffusion de l’économie guerrière, c’est-à-dire du métier des armes ou de l’exercice généralisé, bien que codifié, d’une violence légitime par des individus de statuts divers : paysans, « brigands » ou soldats.
5Cette économie et cette urbanisation hybrides ont permis l’émergence d’organisations sociales et politiques particulières au sein desquelles l’élément sédentaire et l’élément nomade se complètent, voire se confondent. La forme « tribu » et ses divisions sont la partie émergée de cette formule socio-économique. La terminologie arabe ou persane qui qualifie ces formations sociales (qabīla, ʿašīra, baṭn, etc.) révèle les aspects et les principes les plus importants de cette organisation aux yeux des auteurs médiévaux. À partir du terme employé pour désigner un groupe d’individus et à partir de sa connotation, on peut plus ou moins déduire le niveau de fragmentation tribale auquel celui-ci appartenait, sa taille, les bases de sa constitution (organicisme, généalogie, agrégation, etc.) ou sa fonction politique ou militaire (junte, sous-groupe, troupes auxiliaires). Les sources donnent à voir trois principes essentiels de l’organisation de la tribu : la généalogie, la ferme solidarité et l’hospitalité. Loin d’être fondateurs des tribus, ces principes apparaissent comme le socle de l’interaction en leur sein et entre elles. À titre d’exemple, malgré sa mise en exergue par les sources, l’imputation d’une origine commune (qu’elle soit prestigieuse ou non) est secondaire dans le temps et dans le cadre de l’organisation sociale. Les exceptions notables au principe généalogique démontrent qu’il est extérieur, et que les tribus se développent d’abord par des agrégations plus fluides – surtout lorsqu’il s’agit de petites tribus coupées de la ville et de l’idéologie des lettrés arabes urbains. Le principe généalogique n’est cependant ni insignifiant ni inopérant et a pour fonction de créer de la cohésion sociale et de justifier ou de renforcer la hiérarchie entre les groupes et les individus.
6D’autres éléments liés à une histoire locale du pouvoir permettent de comprendre la fragmentation des groupes tribaux kurdes : l’agrégation de tribus qui se perpétuent dans la compétition les unes avec les autres ; l’agrégation-annexion de tribus dominées qui sont maintenues dans un rapport statutaire inférieur vis-à-vis de la tribu dominante ; la constitution d’une élite militaire, d’une quasi-noblesse différenciée. L’application des théories segmentaristes, évolutionnistes ou fonctionnalistes au cas des Kurdes de la période mamelouke semble bien malaisée. La nature du pouvoir au sein des entités tribales répond aux principes constitutifs énoncés plus haut (généalogie, ferme solidarité, hospitalité) en se montrant sous une forme héréditaire, guerrière, mais aussi charismatique et consensuelle, sans pour autant que ces caractéristiques soient unifiées et stables. La figure du chef tribal kurde oscille donc entre celle du puissant dynaste, du chef religieux et du primus inter pares.
7Outre l’activation de la ʿaṣabiyya, c’est-à-dire de la fermeté et de la solidarité du groupe tribal, visant à la conquête du pouvoir dans le monde de la sédentarité, comme ce fut le cas au moment de l’avènement des Ayyoubides, cet ensemble de caractéristiques des sociétés du « Pays kurde » était le garant d’un équilibre échangiste et guerrier producteur de l’autonomie du territoire. À l’inverse, il est aisé de déceler dans les relations aux grands États de la région l’impact de leurs politiques sur la structuration des tribus et du territoire tribal. Ainsi assiste-t-on également à la période mamelouke à une absolutisation du pouvoir au sein des tribus kurdes, phénomène entériné par les États qui y cherchent des interlocuteurs stables et fiables. On passe ainsi d’un modèle de chefferie à une aristocratie devenant l’interface privilégiée des Empires.
8Le modèle théorique d’un isolat tribal au sein du territoire des Kurdes ne résiste pas à la succession des interventions étatiques et au va-et-vient continu des tribus et des individus kurdes entre la frange occidentale du Zagros et la Haute Mésopotamie, d’un côté, et les grandes villes du Moyen-Orient, de l’autre. L’expérience ayyoubide est là pour le confirmer. Les Kurdes massivement insérés dans les hautes sphères de l’État sultanien syro-égyptien s’y constituèrent en groupe d’influence soutenu par une ʿaṣabiyya, un esprit de cohésion dissimulée. Nous nous sommes demandé si l’avènement du pouvoir mamelouk en Égypte en 648/1250 – pouvoir qui semble avoir favorisé les militaires turcs d’origine servile – avait mis un coup d’arrêt total à cette intégration des Kurdes dans les villes et à leur promotion au sein des élites civiles et militaires. Notre réponse a pris en compte à la fois le maintien et le déclin progressif de l’influence kurde en Égypte et en Syrie. À l’instar de D. Ayalon, nous n’avons pu que constater l’oblitération progressive du rôle militaire des Kurdes au sein des armées du sultanat. Cette vision est cependant nuancée par le constat de la forte insertion politique, en Syrie, des familles de militaires et de civils kurdes dont l’influence était héritée de la période ayyoubide. Cette présence a également été renforcée par l’apport en guerriers kurdes venus de l’est, notamment les Šahrazūriyya, à partir du règne d’al-Malik al-Ẓāhir Baybars. Mais l’articulation entre élites civiles et militaires kurdes restait l’atout le plus efficace, faisant miroiter à ces acteurs l’éventualité du renversement du régime mamelouk et la possible restauration de la dynastie ayyoubide. Ce rêve de retour aux affaires fit long feu. Au début du xive siècle, la ʿaṣabiyya kurde se trouvait en déshérence, activée pour la dernière fois par la confrérie ʿAdawiyya, ultime catalyseur de la différence kurde en territoire mamelouk.
9Dès lors, dans ce cadre général du déclin politique des Kurdes, le territoire tribal, le Kurdistan, apparaît comme un territoire-ressource à la fois pour l’État mamelouk et pour les acteurs kurdes. La ʿaṣabiyya kurde se présente ici comme un danger au sein de l’État et comme un atout stratégique vers l’extérieur. Les pouvoirs kurdes de Haute Mésopotamie firent face, dans un premier temps, à la violence des Mongols et de leurs alliés chrétiens. Néanmoins, la nécessité de sécuriser l’espace nodal que représentait le territoire des Kurdes entre Azerbaïdjan, Syrie et Mésopotamie amena l’État ilkhanide à développer des politiques plus conciliantes de clientélisme vis-à-vis des acteurs kurdes. Matés mais également utilisés pour faciliter la circulation entre espace iranien d’un côté, et espace irako-djéziréen de l’autre, les Kurdes trouvèrent une vraie place au sein de l’édifice ilkhanide en formation, aussi inconfortable fût-elle. Toutefois, le « contrat de défiance » qui s’établissait alors entre Mongols et pouvoirs kurdes ne permettait pas de pérenniser l’ancrage de ces derniers dans le territoire tribal. C’est l’ambiguïté structurelle du positionnement politique des formations kurdes qui leur permit d’optimiser la captation des ressources en s’inféodant en apparence aux deux entités impériales. Ce double jeu encouragé par une tutelle mamelouke lointaine mais efficace permettait l’autochtonisation et l’autonomie des tribus kurdes dont la souveraineté allait se prolonger jusqu’à l’orée de la période ottomane.
10Pour traiter le sujet de la perpétuation et de la transformation de la différence kurde en territoire mamelouk, le paradigme khaldounien est totalement pertinent puisqu’il fait sens de l’épuisement de la ʿaṣabiyya kurde dont les soubresauts violents attestent de l’extinction. Quant à la question du devenir de cette ʿaṣabiyya, les éléments apportés ici témoignent non pas de sa disparition totale, mais de sa recomposition en territoire kurde sous influence mongole. Le deuxième impensé de la théorie d’Ibn Khaldoun est que le retour des Kurdes au monde de la bédouinité n’est pas un retour à des confins inconsistants, réserve de la violence susceptible d’être captée par le pouvoir d’État. Structurée par l’histoire, l’intervention des États et le va-et-vient des groupes et des individus kurdes entre zones urbaines et territoire tribal, la périphérie kurde est déjà en passe, au xive siècle, de se constituer en centre.
11L’autochtonisation des Kurdes et leur autonomisation à l’œuvre à cette période sont sous-tendues par un rapport particulier à l’État mamelouk que l’on voit se reproduire à la période ottomane dans les politiques d’alliance de la sublime porte avec les principautés kurdes du xvie au xixe siècle1. Bien que les Mamelouks aient été les plus favorables à la constitution d’une entité kurde ou d’une zone tampon kurde en territoire mongol, leur influence était cantonnée à l’extérieur du pays kurde. D’un point de vue égyptien ces politiques (soutenir les Kurdes) étaient une sorte d’épine dans le pied de l’Empire iranien rival et n’impliquaient pas l’intégration totale de l’entité kurde dans le sultanat mamelouk. Deux siècles plus tard, la maison d’Othman sautait le pas et saisit l’opportunité de constituer un véritable Kurdistan ottoman. En dehors de la persistance de logiques de structuration interne de l’espace kurde, le conflit Ottomans-Safavides semble avoir ravivé le schéma binaire qui gouvernait les politiques périphériques des Empires mamelouk et mongol à l’égard des émirs kurdes. La tendance unanimiste était représentée par les Safavides et l’ingénierie ethnique envers les Kurdes menant à des politiques plus libérales était le fait des Ottomans. Les premiers adoptaient le modus operandi des Mongols et les seconds celui des Mamelouks.
12Les mots de Soliman le Magnifique, reproduits dans le Kanûn Nameh au milieu du xvie siècle, confirment ce rapport d’inclusion-exclusion qui fit du Kurdistan et de chacune des principautés kurdes ottomanes des semi-périphéries, intégrés tout en étant marginalisés, intimes bien qu’autonomes du centre ottoman :
Juste comme Dieu, soit-Il loué et exalté, octroya à Alexandre le bicornu de construire le mur de Gog, Dieu fit en sorte que le Kurdistan agisse en protection de mon Empire comme une barrière solide, comme une forteresse d’airain contre la sédition du démon Gog de Perse… Il est à espérer que jamais par négligence ou inadvertance nos descendants ne laissent glisser la corde de l’obéissance [liant] les chefs kurdes [à l’État ottoman] et ne manque d’attention envers ce groupe2.
13Les Ottomans ont certes fait de ce territoire une zone frontière3, mais contrairement aux fronts pionniers des Balkans, le Kurdistan devenait un lieu de négociation et de composition avec une très vieille aristocratie kurde.
Notes de bas de page
1 Boris James, « The Rise and Fall of the Kurdish Emirates (15th-19th Century) », dans H. Bozarslan, C. Gunes, V. Yadirgi, The Cambridge History of the Kurds, à paraître.
2 Sabri Ateş, The Ottoman-Iranian Borderlands, Making a Boundary, 1843-1914, New York, Cambridge University Press, 2013, p. 39 (nous traduisons).
3 Walter Posch, « What Is a Frontier ? Mapping Kurdistan between Ottomans and Safavids », dans É. M. Jeremiàs (dir.), Irano-Turkic Cultural Contacts in the 11th-17th Centuries, Piliscsaba, The Avicenna Institute of Middle Eastern Studies, 2003, p. 203-215.
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