URL originale : https://books.openedition.org/psorbonne/108689

Introduction. Les acteurs kurdes face aux Mamelouks et aux Mongols
p. 233-235
Texte intégral
1Après avoir abordé les questions relatives à la représentation des Kurdes et de leur territoire dans les imaginaires politiques mamelouk et iranien, ainsi que les formes de l’organisation sociale et politique en territoire tribal, il convient de décrire ici la place qu’ont eue les Kurdes au sein des deux Empires entre les années 1250, début du sultanat mamelouk, et les années 1340, fin de l’Ilkhanat mongol d’Iran et début du déclin des sultans qalāwūnides d’Égypte.
2Il s’agit ici de situer la place des Kurdes dans un triple cadre : celui de l’avènement et de l’épanouissement d’un pouvoir mamelouk fort, celui de la consolidation de l’Ilkhanat mongol reproduisant l’expérience impériale iranienne en Orient, et enfin, celui de la confrontation entre ces deux entités jusque dans la première moitié du xive siècle1.
3La question la plus délicate est celle de la cohésion de l’ensemble kurde. Précisons que les Kurdes ne constituent pas un groupe cohérent absolument solidaire à cette époque ni aux périodes précédentes. Il est possible que des Kurdes se rassemblent en groupe ou soient perçus comme tel dans des contextes particuliers. Nous le signalerons. Cependant, nombre de personnages kurdes que nous allons évoquer ici ne se connaissaient pas et ne partageaient pas les mêmes intérêts.
4Toutefois, concentrer notre attention sur les Kurdes en tant qu’ensemble permet de voir en quoi la ligne de fracture induite par cette appartenance est pertinente et entraîne confrontation à d’autres ensembles et mobilisation sociale et politique. Par ailleurs, la définition par l’État et l’administration d’une catégorie « kurde » induisait la mise en place de politiques de déclassement ou de promotion et de positionnement des individus et des groupes considérés comme kurdes. C’est donc l’efficacité politique et sociale de la catégorie kurde ainsi que les transformations que celle-ci endure sous l’effet de l’action et du positionnement des agents sociaux qui nous intéressent ici. Il n’est pas non plus incongru de poser la question du pouvoir ou de l’accès à la rente de certains individus en tant que Kurdes, car les facilités dont ils bénéficiaient ou les difficultés auxquelles ils ont été confrontés eurent des répercussions diverses sur d’autres individus identifiés comme kurdes qu’ils soient ou non en contact direct les uns avec les autres.
5La période qui s’ouvre avec l’assassinat du dernier Ayyoubide d’Égypte, al-Malik al-Muʿaẓẓam Tūrānšāh (648/1250) et qui touche à son terme après la mort du dernier Ilkhanide Abū Saʿīd Ḫudavand en 735/1335 et à la fin du règne indépendant du sultan al-Malik al-Nāṣir Muḥammad en 741/1341, présente des mutations permanentes de la situation des individus et des groupes kurdes ainsi que de leur image. C’est pourquoi nous nous attachons à explorer cette présence d’un point de vue dynamique et multidimensionnel.
6L’inscription des Kurdes dans deux contextes géographiques et politiques principaux recoupe l’organisation du plan de cette partie. Nous exposerons en trois temps l’ensemble des atouts qui permettent aux Kurdes de maintenir une certaine influence à l’époque mamelouke baḥride. Tout d’abord la question de la transformation du rôle des Kurdes au sein du sultanat mamelouk sera etudiée tant pour les sphères militaires que civiles. Puis, nous verrons comment les acteurs politiques se positionnent dans un territoire kurde sous influence mongole.
7Dans un premier temps l’insertion des Kurdes et le rayonnement de leur influence au sein de la société militaire mamelouke seront abordés (chap. 5). On examinera leur place au sein des armées à une période durant laquelle le prestige militaire des mamelouks turcs était à son comble. L’insertion des Kurdes dans les troupes du sultanat sera étudiée à travers les chroniques et les manuels administratifs reflétant le déclin de l’influence militaire des Kurdes et la place que l’État mamelouk et certains historiographes souhaitaient leur accorder. Par ailleurs, l’étude de la place des Kurdes dans l’oligarchie militaire sera affinée à travers les informations tirées d’un sondage prosopographique mettant en avant le parcours de certains personnages, groupes et familles kurdes influents. Ces informations permettront de nuancer l’image d’une déchéance généralisée et fulgurante de la place des Kurdes au sein de l’institution militaire entre les périodes ayyoubide et mamelouke. Le poids des Hakkāriyya et des Qaymariyya, c’est-à-dire les anciennes familles de l’ère ayyoubide, ainsi que les apports venus de l’est avec les Šahrazūriyya tempèrent la réduction de l’influence kurde à la simple participation de troupes auxiliaires à l’effort de guerre mamelouk.
8L’examen des données prosopographiques sera utile à la mise au jour du deuxième atout de l’insertion des Kurdes au sein de la société mamelouke et de son élite, à savoir leur place privilégiée au sein du monde lettré (chap. 6). On constatera la perpétuation du rôle des Kurdes au sein des madrasa-s et de la judicature chafiites de Syrie et d’Égypte. Enfin, un regard jeté sur les milieux de la mystique syrienne et égyptienne révélera l’originalité des ressources captées par les milieux kurdes dans la lutte pour leur maintien au plus haut de la hiérarchie du sultanat. En apparence retirés du monde, les šuyūḫ kurdes, liés ou non à des mouvements confrériques, se révèlent être de redoutables acteurs politiques. Le phénomène de la ʿAdawiyya en est l’emblème. Il conviendra de montrer à tout moment les connexions établies entre ces divers milieux.
9Du côté mongol, la situation des Kurdes apparaît dans un premier temps très défavorable. L’invasion mongole fut un véritable cataclysme pour l’ensemble des forces politiques du territoire des Kurdes. Nous tenterons d’apprécier l’impact de cette invasion et des reconfigurations politiques qui suivirent pour les acteurs politiques kurdes (chap. 7). Matés, mais également utilisés pour faciliter la circulation entre espace iranien d’un côté et espace irako-djéziréen de l’autre, les Kurdes trouvèrent une vraie place au sein de l’édifice ilkhanide en formation, aussi inconfortable fût-elle. Il convient d’étudier les épisodes de confrontations entre Kurdes et chrétiens de la Djéziré qui furent un temps, favorisés par le pouvoir mongol. Enfin, les stratégies adoptées par les différents groupes kurdes vis-à-vis de l’Ilkhanat seront présentées.
10La confrontation radicale entre Mongols et Kurdes ayant représenté un échec réciproque, le début du xive siècle apparaît comme une phase d’apaisement durant laquelle l’intégration du territoire kurde dans l’Empire ilkhanide semble avoir été plus forte, mais également et paradoxalement comme une phase importante d’autonomisation des pouvoirs émiraux et tribaux kurdes. En effet, alors que les Mongols commençaient à se concilier les Kurdes, à l’autre bout du Moyen-Orient, le sultanat mamelouk encourageait leur indépendance par une subtile politique de reconnaissance de leur pouvoir dans les marges.
Notes de bas de page
1 Concernant le contexte de la période et la documentation secondaire, nous renvoyons à l’introduction, sous-parties « De l’“intermède iranien” à la période mamelouke baḥride : la présence kurde dans le temps et dans l’espace » ; « Les études mameloukes et les Kurdes » ; « Encyclopédisme mamelouk et récit impérial mongol ».
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Genèse du Kurdistan
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