Introduction. À la recherche de la tribu kurde : du brigandage à l’autonomie politique
p. 133-136
Texte intégral
1Dans la partie précédente, nous avons présenté à plusieurs reprises ce que nous estimions être le rôle des tribus kurdes dans la constitution d’un territoire des Kurdes, sans étudier dans le détail les sociétés qui le peuplaient. Il convient de prolonger ici notre démarche en abordant la question même de l’organisation sociale et politique au sein de ce territoire et des entités tribales kurdes.
2On se fait souvent une idée stéréotypée des sociétés tribales du monde musulman médiéval. Elles sont communément perçues comme monolithiques, pastorales, nomades et guerrières, antinomiques des civilisations agraires ou urbaines. Cet a priori nous a été transmis non seulement par les orientalistes, relais de la conception idéale-typique d’Ibn Khaldûn et de ses prédécesseurs, mais aussi par les ethnographes notamment ceux qui ont popularisé et appliqué les théories de la segmentarité au monde arabo-musulman1.
3Claude Cahen a déjà fait une mise au point quant au rôle des nomades au sein de l’Islam. Dans un article intitulé « Nomades et sédentaires dans le monde musulman du milieu du Moyen Âge2 », il avait battu en brèche deux idées reçues : d’une part la prétendue consubstantialité de l’État musulman avec le nomadisme arabe et leur développement conjoint ; d’autre part la nature supposée anti-agricole du nomadisme et donc la corrélation entre bédouinisation et déclin économique.
4On peut écrire aujourd’hui que les historiens de l’Orient médiéval ont largement dépassé ces préjugés sur l’Islam et sur les sociétés nomades. La ruralité médiévale n’est plus un champ inexploré3. Cependant, malgré la production de nombreux travaux sur les campagnes de l’Orient médiéval, les approches anthropologiques en vogue dans l’historiographie des campagnes occidentales restent encore marginales dans notre aire culturelle. Les faits et les traits de l’organisation sociale et économique des populations dites nomades et tribales qui apparaissent dans les sources médiévales sont rarement utilisés pour présenter une image complète et nuancée de leur insertion écologique4 et pour construire une ethnographie historique. Bien souvent les notions qui sous-tendent les études en question restent floues. Parfois « nomadisme » et « tribalisme » sont présentés comme indissociables, voire confondus5. Il s’agit pourtant de deux termes asymétriques. Le « nomadisme » relève des questions de déplacement et d’insertion écologique et le « tribalisme » de l’organisation sociale et politique des sociétés considérées. Cette dernière notion fait surtout référence à une perception externe des rapports politiques subsumés sous la (pré)notion de « tribu » – elle-même rarement définie. La tribu n’implique donc pas forcément le nomadisme.
5À l’instar de la connaissance de tous les peuples des confins de l’Islam (Arabes bédouins, Turcs, Berbères…), celle que nous avons des Kurdes médiévaux pâtit de cette vision « en bloc » où tout est égal dans un monde doublement éloigné dans le temps et dans l’espace. Ismet Cherif Vanly avait cru nécessaire dans l’un de ses articles, d’indiquer que les Kurdes de la période médiévale n’étaient pas tous des nomades et que nombre d’entre eux habitaient villes et villages du « pays kurde6 ».
6Une fois ce débat dissipé, ne faudrait-il pas se saisir à nouveau de cette question, non pour remplacer un monolithe par un autre, mais pour donner une esquisse de ce que serait l’organisation économique et sociale du territoire tribal des Kurdes ? C’est bien parce que les Kurdes sont « un fait géoethnique7 » que nous nous permettons d’envisager tous les aspects de « la tribu kurde » dans le territoire tribal, c’est-à-dire dans le lieu principal de l’apparition des Kurdes comme ensemble différencié. Comme l’indiquent Pierre Bonte et Édouard Conte au sujet des représentations de la tribu arabe, s’y « mêlent inextricablement, vision indigène, expression littéraire et approches savantes8 ». Le fait que les textes en arabe et en persan qui sont les sources de notre étude soient écrits par des auteurs lettrés (dans les langues dominantes de l’élite lettrée et habitant les grands centres urbains du Moyen-Orient), semble réduire à la portion congrue la place de la « vision indigène ». Mais cette « vision indigène » existe-t-elle vraiment ? Notre hypothèse est qu’elle n’existe pas comme la forme la plus authentique des représentations de l’organisation sociale des populations kurdes. Elle est en fait l’agencement qui résulte d’une multitude de croisements, où le rapport à la ville des groupes dits tribaux prend une part essentielle.
7Ainsi notre point de départ (la tribu dans le territoire kurde) ne serait pas un a priori sacralisé, mais un point d’appui méthodologique nécessaire avant de procéder à une non moins nécessaire déconstruction de cet objet. M. Van Bruinessen qui étudie les périodes moderne et contemporaine écrit :
La tribu kurde est une unité sociopolitique et en général territoriale (donc économique) fondée sur la descendance et le lien familial, réels ou putatifs, dotée d’une structure interne caractéristique. Elle est naturellement divisée en un nombre de sous-tribus, elles-mêmes divisées en unités plus petites : clans, lignages9…
8On peut retrouver dans cette définition les traits marquants des groupes sociaux connus dans le territoire des Kurdes au Moyen Âge. Il paraît toutefois risqué d’une part d’employer le singulier pour « la tribu kurde », et d’autre part d’en faire un phénomène anhistorique comme certains théoriciens ont pu le faire pour les sociétés dites segmentaires.
9L’organisation sociale de ces individus et de ces groupes a cependant servi de support à la formation de la catégorie kurde. Nous ne nous placerons donc pas ici sur le plan des représentations larges de l’ensemble kurde, mais chercherons à recueillir les faits sociaux et textuels bruts qui ont donné prise à ces représentations. En outre, s’il est possible que les formes de l’organisation sociale et politique deviennent des outils culturels pour la différenciation et la formation de frontières ethniques et donc de catégories ethniques, ce n’est pas toujours le cas, et c’est encore moins souvent le cas pour les aspects de l’organisation économique. Il s’agit avant tout de décrire un environnement social et économique dans lequel s’insèrent les Kurdes au sein de leur territoire à la période mamelouke plutôt que de présenter des formes d’organisation proprement kurdes.
10On verra qu’à tout moment, le « paradigme de l’entre-deux » s’impose dans les différents domaines qui sous-tendent le fait anthropologique kurde. Nous avons isolé quatre dimensions que nous présentons et analysons ici.
111) L’ancrage des Kurdes dans un territoire spécifique, ainsi que la pratique du pastoralisme, les placent dans une situation intermédiaire entre deux mondes de grands nomades et deux macrorégions économiques. Il s’agit d’un espace à la fois plus réduit que les grandes steppes d’Iran à l’est et le désert de la Djéziré à l’ouest, et d’une zone périphérique aux confins des grands Empires. La présence d’un territoire d’intersection restreint a son importance, notamment pour la pratique du commerce et du brigandage. Mais c’est surtout l’entre-deux socio-économique des tribus et des individus qui nous intéresse, à savoir l’imbrication du monde rural et du monde urbain. On trouve chez les tribus kurdes cette double inscription et, en conséquence, des formes hybrides et multiples d’organisation sociale.
122) Le parallèle et le lien entre le brigandage et le prélèvement de la taxe de protection (ḫafāra) nous amènent à soulever quelques questions concernant l’historiographie de la période mamelouke (fin xiiie siècle-début xive siècle). On verra que le métier des armes afférent à ces deux pratiques était extrêmement répandu chez les Kurdes. Les auteurs médiévaux qui évoquent les tribus kurdes guerrières dans de multiples situations d’entre-deux révèlent un certain inconfort face à des formes particulières d’organisation sociale. Dans cette littérature, les Kurdes semblent se trouver à la lisière entre la sauvagerie et la civilisation. Au centre de cette économie guerrière, quel rapport s’établit entre « élite armée » et sujets ? À quel type d’organisation sociale a-t-on affaire (chap. 3) ?
133) Enfin, cet exposé, en appréhendant les « entre-deux » géographique et économique, permet de considérer un « entre-deux » social et politique, ferment de l’autonomie des tribus et du territoire kurde à partir de la période mamelouke. En isolant artificiellement le fait tribal kurde, les modalités internes de structuration et de fragmentation de celui-ci se révèlent : les valeurs inhérentes à ces formes d’organisation sociale, de même que la représentation du pouvoir.
144) En arrière-plan de cette tentative de description se trouve le rôle assigné aux Kurdes par le régime mamelouk. Tout en leur réservant une place moindre dans son armée à partir de 1250, il les situe à l’avant-garde de l’affrontement avec le pouvoir mongol de 1260 à 1340, dans un territoire tribal qui s’apparente à une zone frontalière entre les deux entités. Les tribus subissent et se dérobent à l’intervention répétée des différents États. Néanmoins, elles participent d’une dynamique d’ensemble qui intègre différentes modalités d’exercice du pouvoir et du contrôle des ressources. Elles contribuent ainsi à produire cette culture frontalière des Kurdes qu’on leur connaît jusqu’au xxie siècle (chap. 4).
Notes de bas de page
1 Il n’est pas question ici de confondre les théories de la segmentarité d’Evans-Pritchard et de Radcliffe-Brown avec celle d’Ibn Khaldûn. D’ailleurs, les « segmentaristes » rejettent l’apport de l’œuvre d’Ibn Khaldûn. En effet, ces visions différentes à bien des égards contribuent de manière égale à simplifier et à maintenir dans des modèles figés la représentation des sociétés dites tribales. Le lien qui peut être établi entre ces deux conceptions concerne l’État et l’économie. Ainsi, la dichotomie « société à État/société sans État » présente dans les théories de la segmentarité se double de la dichotomie « ḥaḍāra (civilisation-sédentarité) / badāwa (monde de la bédouinité) » chez Ibn Khaldûn. Pour ce dernier la ḥaḍāra est le monde de l’État et de l’économie d’abondance tandis que la badāwa est le monde des sociétés « en puissance d’État » en mesure d’aller conquérir l’État, mais incapables de constituer un État ou de développer une économie de surplus (Gabriel Martinez-Gros, Ibn Khaldoun et les sept vies de l’Islam, op. cit.). C’est évidemment l’appartenance souvent supputée des sociétés dites tribales à la fois aux sociétés sans État et à la badāwa qui est critiquée ici. Martin van Bruinessen s’est inspiré avec brio des travaux segmentaristes pour traiter des tribus kurdes aux périodes ottomane et contemporaine. On peut juste retenir le fait que ce modèle n’est pas totalement pertinent pour envisager les tribus kurdes au Moyen Âge, mis à part pour la description d’une certaine division de la société tribale et de l’emboîtement des unités sociales (tribus et clans) ainsi que de l’importance du lien agnatique réel ou putatif au sein de ces sociétés.
2 Claude Cahen, « Nomades et sédentaires dans le monde musulman du milieu du Moyen Âge », dans D. S. Richards (dir.), Islamic Civilisation, Papers on Islamic History, 3, 1973, p. 93-102..
3 Georges Duby, Seigneurs et paysans. Hommes et structures du Moyen Âge, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1979 ; Mohamed Ouerfelli, Élise Voguet (dir.), Le monde rural dans l’Occident musulman médiéval. Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 126, 2009 ; Tsugitaka Sato, State and Rural Society in Medieval Islam, Leyde, Brill, 1997 ; Claude Cahen, Makhzûmiyyât. Études sur l’histoire économique et financière de l’Égypte, Leyde, Brill, 1977.
4 Nous entendons par « insertion écologique » l’ensemble des modes d’accès aux ressources naturelles et de transformation de celles-ci ainsi que les différents types de rapport au territoire (mobilités territoriales, stratégies résidentielles) susceptibles de pourvoir à la survie ou à la prospérité d’un groupe humain.
5 Cette confusion provient certainement d’une certaine conception du rapport entre nomadisme/sédentarité et économie. Cette conception induit que le nomadisme serait plus propice à l’organisation tribale et clanique. Ainsi, le déplacement permanent, la pratique du métier des armes et l’impossibilité de constituer des stocks importants seraient à l’origine de la constitution de ce type de loyauté et de solidarité. La sédentarité serait le lieu de l’accumulation des biens et de la constitution d’un pouvoir plus lointain et plus fort incompatible avec le phénomène de la tribu. On ne peut faire de ce schéma une règle systématique. Bien souvent les textes contredisent une telle vision. Néanmoins, l’élaboration d’une réflexion pertinente achoppe bien souvent sur la polysémie du terme « tribu ».
6 Ismet Cherif Vanly, « Le déplacement du pays kurde vers l’ouest du xe au xve siècle », art. cité.
7 Gabriel Martinez-Gros, Ibn Khaldoun et les sept vies de l’Islam, op. cit., p. 56.
8 Pierre Bonte, Édouard Conte, C. Hamès, Abdel Wadoud Ould Cheikh, Al-ansâb : la quête des origines. Anthropologie historique de la société tribale arabe, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1991, p. 15.
9 Martin Van Bruinessen, Agha, Shaykh and State, op. cit., p. 51.
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