Introduction. La construction d’un territoire des Kurdes
p. 51-52
Texte intégral
1Outre la nécessité de planter le décor de notre étude, la description du processus de construction d’un territoire des Kurdes à la période mamelouke est un outil de compréhension des dynamiques de perpétuation de la différence kurde1. L’aller-retour des acteurs kurdes entre la Syrie et l’Égypte urbanisées et le territoire tribal, de même que l’intervention des États dans la transformation de ce dernier ont une influence primordiale sur le phénomène de la kurdité. Comme préalable à notre démonstration, il est important de faire la mise au point suivante : il n’est pas question de décrire ici un continuum historique visant à justifier un état de fait contemporain ou d’affirmer l’exclusivité kurde des régions que nous allons présenter, qu’il s’agisse d’aujourd’hui ou d’hier. Notre but n’est pas de dessiner les limites précises d’une région qui n’a jamais été ni ethniquement homogène ni politiquement unifiée. De nombreuses populations non kurdes (Arabes, Assyro-Chaldéens, Turcomans, Arméniens, etc.) ont fréquenté et continuent de fréquenter cette aire géographique. Il est impossible de déterminer au Moyen Âge leur exacte proportion dans la population totale, mais elle ne fut pas insignifiante au regard de ce que signalent les sources, et cela jusqu’à la fin de la période ottomane. Il convient aussi d’insister sur le fait que, si l’on perçoit très tôt, des éléments de mise en cohérence d’un territoire, à aucun moment le territoire kurde n’est programmé. Il n’est pas inéluctable. On ne peut constater qu’un processus qui procède d’une série de croisements et d’agencements complexes.
2Il faudra que nos lecteurs prennent en compte tous les éléments permettant d’appréhender un processus de catégorisation qui se prolonge et dérive au fil du temps et de mieux comprendre l’utilisation constante du terme « Kurdistan » jusqu’à nos jours, cela uniquement à travers l’étude des sources de la période qui nous concerne (xiiie-xive siècle). La construction d’un territoire kurde s’inscrit dans la longue durée entre les débuts de l’Islam et la période mamelouke. Pendant cette période, les auteurs avaient conscience de la présence d’un espace relativement continu où se trouvaient des populations catégorisées comme kurdes. L’usage que nous faisons du terme « espace » renvoie à cette représentation vague du peuplement kurde. Néanmoins, le but de notre première partie est de montrer comment on est passé de cette représentation spatiale à la constitution d’un territoire propre aux Kurdes, dont l’exclusivité est affirmée par les acteurs.
3Nous prendrons en compte trois aspects de la constitution du territoire kurde aux xiiie et xive siècles : l’apparition d’un espace kurde dans les débuts de l’historiographie arabe ; le rôle des tribus dans l’affirmation d’un territoire kurde ; enfin la question de la désignation de ce territoire et par conséquent de son façonnage par des traditions géographiques et littéraires diverses.
4Dans un premier temps, nous procéderons à une présentation générale de l’espace kurde, un milieu caractérisé, entre autres, par une rupture géologique et culturelle avec l’aire arabe. La « symbiose » entre les Kurdes et la montagne sera étudiée. Nous mettrons surtout en avant les dynamiques sociales et politiques générales qui animent l’espace kurde dans les périodes qui précèdent l’avènement des Mamelouks en présentant quelques-unes des mutations que ce territoire a connues depuis les débuts de l’Islam. En soulignant l’impact de l’évolution du peuplement kurde et le rôle politique des tribus et des grands États de la région, l’appréhension de ces dynamiques imbriquées permet d’esquisser un cadre pour l’analyse de la constitution d’un territoire kurde dans les périodes ultérieures (prologue).
5Dans un deuxième temps, nous insisterons sur l’implication des tribus kurdes, acteurs majeurs de la vie politique locale, dans l’élaboration du territoire, en présentant l’histoire et les zones d’occupation des tribus importantes connues à la période mamelouke. Nous signalerons les recompositions de la carte tribale en évoquant la naissance (ethnogenèse) et la disparition de certaines de ces tribus et les liens historiques qu’elles entretenaient entre elles et avec des zones spécifiques du territoire kurde. La production par ces tribus d’un ordre politique particulier et leur adhésion à la catégorie kurde sont déterminantes pour la construction du territoire kurde. À un niveau local, du fait d’un ancrage historique dans la région, mais également en raison de leurs allers-retours entre centre urbain et périphérie bédouine, les tribus kurdes entretenaient une relation spécifique aux grands États qu’il conviendra d’étudier dans la longue durée pour appréhender leur rôle dans la configuration géographique plus globale créée par ces grands Empires ou par leur confrontation les uns aux autres (chap. 1).
6Enfin, nous nous intéresserons aux modes de désignation du territoire des Kurdes. Il sera question de présenter l’histoire et l’évolution des usages de différents toponymes en révélant l’existence de plusieurs tendances ou traditions géographiques (arabe, iranienne, administrative, classique, etc.) à l’origine de ces usages. Nous soulignerons le fait que la toponymie se présente comme l’un des outils de l’influence des grands États dans ces régions périphériques, notamment celle des Mamelouks face à la domination mongole. Bien que cantonnées au domaine littéraire et administratif, ces désignations sont performatives car elles ont souvent pour but de changer une donne politique. Les toponymes qui font référence de manière explicite à la présence et à la souveraineté kurde (les « ethnotoponymes » kurdes : Bilād al-Akrād, Kurdistān) entrent également dans cette catégorie et se présentent comme l’aboutissement du processus de transformation de l’espace kurde en territoire des Kurdes (chap. 2).
Notes de bas de page
1 L’ensemble des localités et régions dans lesquelles une présence kurde est signalée au Moyen Âge apparaissent également sur les différentes cartes jointes à cet ouvrage.
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