Comment sol et fond « rehaussent » le public dans la salle de spectacle
La nouvelle salle du faubourg Saint-Germain (1782-1799)
p. 139-150
Texte intégral
1En France, au xviiie siècle, les salles de spectacle sont le lieu de rassemblement d’une société riche et lettrée occupée à ses activités mondaines. De nombreux travaux ont mis en évidence ce fait1 et notre travail de thèse en cours porte sur l’analyse, à l’échelle du territoire, d’une question qui n’a jusque-là jamais fait l’objet que d’études de cas : la disposition et la décoration intérieure de ces espaces2.
2La principale problématique consiste pour nous à argumenter en faveur d’une histoire de la décoration et de l’aménagement intérieur des théâtres, tout en mettant l’accent sur le potentiel symbolique et la perception par le public de cet environnement créé pour lui de toutes pièces. Ainsi, l’un des points importants de nos recherches vise à montrer comment l’ornement, mais aussi son absence, est en partie destiné à « rehausser3 » le corps des spectatrices, notamment par l’aspect du fond des loges. Autrement dit, il s’agit de savoir dans quelle proportion, à l’échelle du programme ornemental dans son ensemble, le corps est considéré comme un ornement dans l’espace défini qu’est la salle de spectacle4. Cette idée est fréquente dans la littérature du siècle des Lumières, comme l’illustre cette citation d’Étienne-Louis Boullée extraite de son projet de reconstruction de l’Opéra au Carrousel du Louvre : « c’est […] par la réunion et l’assemblage du beau sexe, disposé de manière à tenir lieu de bas-reliefs à mon architecture, que je crois être assuré d’avoir donné à mon tableau l’empreinte et le caractère de la grâce5. » Bien que séduisante, cette idée est un lieu commun que l’on relève dans de nombreuses sources. Pendant cette période, il est en effet établi que les femmes sont le plus bel ornement de la salle de spectacle. En dessinant leurs différents projets, les architectes créent, selon eux, un écrin que les femmes utilisent pour leurs corps et dans lequel elles rivalisent d’inventivité par leurs tenues et leurs toilettes les unes face aux autres6.
3Dans cette contribution, notre analyse consiste à examiner certains endroits de la salle de spectacle qui semblent mériter une attention particulière à l’aune du sujet délimité par le présent ouvrage. Ces espaces sont les limites de la salle : le sol – où est installé le « parterre », lieu fréquenté par le plus grand nombre de spectateurs – mais aussi le fond des loges, devant lesquelles les femmes sont installées. En effet, les mœurs du siècle imposent que les dames soient placées au premier rang et que les hommes, qui éventuellement les accompagnent, soient placés derrière elles et fassent ainsi partie du « fond » le cas échéant.
4Notre développement va, dans un premier temps, aborder la forme et les matériaux du théâtre pris en exemple, à savoir la salle du faubourg Saint-Germain, aujourd’hui connue sous le nom d’Odéon : œuvre des architectes Marie-Joseph Peyre et Charles de Wailly et destinée à accueillir les Comédiens-Français, celle-ci est inaugurée après deux ans de travaux en avril 17827. Nous évoquerons ensuite la relation que les spectateurs entretiennent entre eux en fonction des étages qu’ils occupent dans l’espace du théâtre. Enfin, nous tenterons de définir l’importance de ce fond dans la représentation sociale qui se joue dans la salle.
Couleurs et matériaux : la construction des limites
5L’une des premières questions qui apparaît lorsque l’on étudie le sol est celle de ses limites. Autrement dit, où la salle de spectacle commence-t-elle et où s’arrête-t-elle ? Dans celle du faubourg Saint-Germain [FIG. 1], les limites les plus évidentes sont d’ordre structurel : plafond, fond de scène, fond des loges et sol proprement dit. D’autres limites apparaissent à l’aide d’éléments mobiliers qui segmentent et organisent la salle : la devanture – appelée tablier –, la séparation et le fond des loges forment ensemble les parois, le rideau de scène marque la limite entre la partie du public et celle des acteurs, la barrière entre l’orchestre et le parquet instaure une frontière sociale. Il y a aussi les portes d’accès à la salle, donnant sur les corridors, sans oublier celles à battant, percées de fenêtres circulaires, dans les loges8. L’ensemble de ces structures, mobiles et immobiles, contribue à établir des limites physiques claires, créant un microcosme social compartimenté.
6De plus, la séparation entre l’acteur et le public, qui occupent tous deux le sol de la salle, n’est pas encore complètement délimitée par ce que l’on commence à appeler le « quatrième mur » – Denis Diderot en définit la fonction dans ses Entretiens sur Le fils naturel en 17579. Les comédiens ne sont pas non plus enfermés dans l’espace circonscrit de la scène, ignorant complètement la présence de tierces personnes dans l’assemblée. Dans la salle du faubourg Saint-Germain, comme dans la plupart des théâtres de l’époque, la limite entre le public et les acteurs est bouleversée par l’avancée du proscenium, cet espace qui permet aux acteurs d’aller considérablement vers le public afin de jouer de façon classique, c’est-à-dire en adressant la majorité de leurs tirades aux spectateurs eux-mêmes10. Cette configuration, difficilement imaginable dans les édifices contemporains, est le reflet d’une volonté des architectes et des comédiens de mettre en place une intimité entre les deux mondes, celui de la scène et celui de la salle, afin de reproduire « la franche représentation de la nature11 », sorte d’unité idéale provoquée par un groupe rassemblé autour de l’expression artistique théâtrale, chère à Peyre et de Wailly. En revanche, si les comédiens bénéficient d’une avancée dans la salle, le public avait, lui aussi, un accès à la scène ; depuis la réforme du duc de Lauragais, celle-ci se limite néanmoins à l’arc qui borde l’avant-scène, en arrière du proscenium12. C’est ici que sont installées les loges les plus prestigieuses dont celle de la reine13.
7Concernant le rideau au xviiie siècle, sa levée marque le début de la représentation et il reste ouvert pendant les entractes14. Dans son article, « La Querelle du Rideau », Roland Barthes explique comment le spectateur de la fin de l’Ancien Régime apprécie et demande à ce que les décors soient changés à vue15. Cet effet prolonge la communion créée dans la salle de spectacle autour d’un événement qui rassemble les personnes qui y assistent.
8Dernier élément important pour esquisser les limites de l’espace considéré : le parterre. Ce lieu est capital au xviiie siècle, comme en témoigne l’acteur Fleury dans ses Mémoires : « Derrière ce vaste rideau qui nous sépare, des juges sévères, des juges suprêmes ; […] Je crus en vérité que j’allais voir un parterre en robes rouges, comme messieurs de la grande chambre16. » Les discussions sur l’importance démesurée que s’arroge le public placé à cet endroit divisent tout au long du siècle17. À la salle du faubourg Saint-Germain, ce public si tumultueux est, pour la première fois dans l’histoire des salles de spectacle publiques, assis – ce qui provoque d’autres débats18. À noter que cet espace est uniquement réservé aux hommes. Au terme de cette partielle, mais nécessaire, description des limites de la salle de spectacle, nous allons maintenant aborder la question de leur apparence.
9À l’aune de la question du fond, les lieux de la salle que nous retenons comme objets principaux de notre analyse sont le parterre et les loges. Comme tous les espaces de la salle, ceux-ci sont colorés19, même si nos connaissances en la matière restent lacunaires. En l’état actuel des recherches, nous savons que le sol était un plancher de sapin couvert de « jaune jonquille20 ». Il est beaucoup plus compliqué de définir avec certitude la couleur du fond des loges. Dans le devis général du bâtiment, en 1779, elles devaient être peintes en « bleu21 », mais après plusieurs aléas – notamment météorologiques – pendant la construction, elles apparaissent en « gris blanc » ou en bleu très clair le jour de l’inauguration, en avril 178222. Elles seront tapissées de papier peint bleu avec des arabesques en 178323. En 1794, pendant la Terreur, la salle est renommée « Théâtre du Peuple », le fond et les séparations des loges sont alors abolis afin de créer de grands amphithéâtres égalitaires superposés24. Les murs, ainsi que le rideau et le plafond, sont décorés « d’une surabondance de couleurs nationales25 » au moyen de fines bandes créant un coutil tricolore26. À cette même époque, le rideau est orné de la représentation de la Nature modelée en fontaine et encadrée de marbre jaune27. Dès 1796, sous le Directoire, de nouveaux travaux sont entrepris à l’Odéon pour que le fond des loges reprenne une couleur davantage unie, conséquemment à la cession de la salle par le nouveau pouvoir en place à une association d’entrepreneurs privés dirigée par Pierre Poupart-Dorfeuille28. Parmi ses obligations, ce dernier s’engage à « remettre la salle dans son premier état29 ». Les loges sont remises en place, le fond de celles-ci est de nouveau bleu, agrémenté d’arabesques blanches. La volonté de restaurer l’ancienne salle est ainsi respectée, au moins en ce qui concerne le fond des loges. Si les murs changent fréquemment de couleur, le sol, lui, reste jaune de l’inauguration de la salle à la Révolution. Pendant l’Ancien Régime, il fait l’objet de réparations constantes dues à l’usure et il est même intégralement restauré puis repeint, toujours à la détrempe, en 178830.
10Ces différents éléments esquissent le cadre et l’apparence concrète du sol et du fond de la salle du faubourg Saint-Germain. Il convient désormais d’y ajouter ce qui donne vie à l’espace : les spectateurs dont le placement dans la salle impose une conduite codifiée.
La salle, cadre de la relation entre spectateurs
11L’espace de la salle est un lieu défini. Il correspond, en cela, à l’attente des spectateurs : le public y est placé et contenu ; chacun est à l’endroit que la société lui octroie. L’arrêt du Conseil d’État du Roi du 16 février 1782, actant de l’ouverture de la salle, nous renseigne sur la mainmise que le pouvoir conserve sur la distribution de l’édifice et donc la place des spectateurs. Par distribution, nous entendons la possibilité offerte au public de se déplacer en fonction de son rang. Il est inscrit : « il demeurera irrévocablement interdit aux Comédiens d’introduire de leur chef, aucun changement dans la constitution de l’Édifice, et dans ses distributions intérieures31. » Laisser la possibilité de modifier la circulation des personnes dans un bâtiment royal, en particulier dans un théâtre qui constitue un monde en soi, ce serait offrir la capacité à d’autres que le roi de modifier le monde de ses sujets, capacité difficilement acceptable dans la société de la fin de l’Ancien Régime. D’ailleurs, comme nous l’avons écrit plus haut, certains pouvoirs révolutionnaires s’évertueront à rendre libre et ouverte la circulation dans l’édifice, œuvrant ainsi à se définir contre le pouvoir déchu.
12Par son organisation même, l’architecture de la salle de spectacle de la fin du xviiie siècle est un mélange entre trois objets : l’interprétation des découvertes archéologiques récentes, les principes vitruviens antiques – que le premier objet confirme – et l’intégration de ces deux-là dans une société fortement hiérarchisée32. Autrement dit, c’est une synthèse imparfaite entre le cavea égalitaire des « anciens » et les rangs propres à l’Ancien Régime33. Ainsi, dans la salle, il existe bien une hiérarchie verticale – les places les moins chères sont au rez-de-chaussée et les premières et deuxièmes loges sont réservées aux nobles et aux bourgeois fortunés34. Mais lorsque l’on analyse plus avant cette idée, il apparaît que ladite hiérarchie est plus complexe qu’elle n’y paraît. Par exemple, le paradis n’est pas réservé aux personnes les plus fortunées ni les plus vertueuses, et pourtant il se trouve au sommet de la salle35. Plus encore, les personnes au niveau du sol sont elles-mêmes divisées entre parquet et orchestre. Dans la salle du faubourg Saint-Germain, tout le monde est assis, mais la place à l’orchestre – plus proche de la scène – se paye 6 livres contre 2 livres 8 sols pour le parquet36. La place au paradis coûte 1 livre 10 sols37. La hiérarchie apparaît donc à travers des espaces distincts, mais elle ne fonctionne pas sur le simple mode ascendant. Enfin, la convenance entre en jeu pour la place de chacun : les femmes ne peuvent être installées à aucune place du sol, cependant elles peuvent s’asseoir au paradis38.
13Il faut toutefois souligner que la hiérarchie existe en fonction des niveaux : une personne des deuxièmes loges aura quelqu’un de la même condition dans son champ visuel direct, dans son « cercle », pour faire référence au plan adopté pour l’établissement de la salle. Les spectateurs sont, selon l’expression employée par Peyre et de Wailly, en compagnie des « personnes de [leur] société39 ». Les nombreux règlements d’autres salles de spectacle interdisent aux spectateurs de circuler entre les différents espaces. Ces textes sont si nombreux et si cohérents dans les règles qu’ils dictent à l’échelle du territoire que nous pouvons supposer que ces interdictions inhérentes à la condition sociale de certains spectateurs étaient également en vigueur à la Comédie-Française40. Enfin, l’étude des matériaux employés à la construction de la salle fait très clairement ressortir que ces derniers sont plus ou moins coûteux en fonction des endroits où ils sont employés. Les deuxièmes loges ont des appuis et des banquettes couverts en velours d’Utrecht, alors que les mêmes éléments à l’orchestre sont garnis de moquette bleue et que de la toile d’Alençon de la même couleur – le tissu le moins cher – a été employée au parquet41. Le velours des deuxièmes loges est ainsi sept fois plus coûteux que la toile du parquet.
14Comme nous l’avons déjà indiqué, le public qui occupe le parterre a une importance capitale dans la réception des pièces. Ces spectateurs n’attendent pas de l’environnement décoratif de la salle de spectacle qu’il les « rehausse », contrairement au public des loges. Cependant, ces différents groupes sociaux qui constituent l’audience restent connectés les uns aux autres : à la fin de l’acte ou de la pièce, lorsque les applaudissements retentissent, le public des loges se range systématiquement du côté de celui du parterre42. Dans ses Mémoires, Fleury ironise sur les différents niveaux en ces termes : « payer un carton de six francs [donnant accès aux loges], c’est entrer dans l’aristocratie ; payer un carton de quarante sous [donnant accès au parquet], c’est faire acte de popularité43. » Il arrive que le public installé au niveau du sol se tourne vers le fond. Les hommes s’en prennent à des spectatrices en fonction de l’actualité ou des pièces qui sont jouées sur scène. Les témoignages qui vont en ce sens sont nombreux : le marquis d’Argenson relate une soirée de la marquise de Pompadour à l’Opéra, en décembre 1747, où le parterre adressa des applaudissements à la dame « comme à une bonne actrice […], applaudissements familiers et méprisants, que l’on ne ferait pas à une femme de qualité44 ».
15Bien qu’il y ait quelques loges au rez-de-chaussée – le maréchal duc de Duras y a la sienne puisqu’il ne peut plus monter les escaliers à cause de sa goutte45 –, les locataires, craignant d’être incommodés par les regards du parterre, préfèrent les premières loges. Ils sont ainsi protégés du champ visuel du sol par le balcon à la française qui les précède. Ce choix va dans le sens de l’hypothèse selon laquelle ce qui importe aux personnes de bonne société, c’est d’être vus par leurs pairs plus que par le public en général. Ils feignent ainsi d’ignorer les regards du sol, un sol qu’ils observent d’un œil distrait pour savoir quand applaudir. L’indifférence envers l’action théâtrale et ce qui ne concerne pas son environnement spatial direct est en effet le comportement attendu de la classe aisée lorsqu’elle va au théâtre46.
16L’approche de la Révolution aura tendance à amplifier cette relation difficile entre les différents groupes sociaux. Dans le Journal général de France du 17 avril 1791, il est indiqué : « on ne va plus au spectacle que pour y voir le parterre se moquer des loges, pour y voir une classe de citoyens livrée à l’ironie et même aux insultes de l’autre47. » L’ensemble de ces éléments mettent donc en lumière une relation conflictuelle entre le sol et les murs, et leur incidence directe sur la façon dont les spectateurs s’assemblent dans la salle.
De l’intérêt du fond dans la fréquentation de la salle
17La salle de spectacle est ainsi le lieu du paraître par excellence dans la deuxième moitié du xviiie siècle. Pour reprendre l’expression employée dans Le Journal de Paris du 31 mars 1788, « tout le monde décide d’y courir avant d’avoir lu l’affiche48 ». Dans cette perspective, le principal ornement des salles du siècle des Lumières est le spectateur et, plus précisément, le corps des spectatrices49. Ce paramètre est une piste capitale à la lecture d’une autre citation de Boullée lorsqu’il détaille son projet d’Opéra au Carrousel : « jaloux enfin d’offrir le tableau le plus agréable, j’ai cru y parvenir en disposant les spectateurs tellement que ce fussent eux qui décorassent ma salle et en formassent le principal ornement50. » Pendant la Révolution, des documents relatent des propositions comme celle qui invite, les jours de fêtes nationales, à remplacer, au premier rang des loges, les femmes par des soldats en uniforme : on substitue donc un ornement par un autre en fonction de la nécessité symbolique que le pouvoir souhaite exprimer dans cet espace de représentation à un moment donné51.
18Aussi, chaque ornement est à mettre en relation avec un fond : la mise en valeur du spectateur-ornement passe par l’apparence du fond des loges et plus largement du fond produit par l’ensemble du programme décoratif de la salle, ainsi que le contraste créé avec le corps des spectateurs qui l’occupent. Cette idée s’appuie sur l’importance prêtée à ladite décoration dans certains témoignages de l’époque, comme celui publié dans le Mercure de France du 24 mai 1782, évoquant la salle du faubourg Saint-Germain fraîchement inaugurée :
En vain cherchait-on, comme on peut le désirer, à jouir du tableau piquant qu’offre une assemblée nombreuse de spectateurs, et principalement cette réunion intéressante de femmes brillantes tant de leurs attraits naturels que des ressources du goût, de l’art et de la parure : le jeu des physionomies, le contraste heureux des figures, l’éclat des charmes les plus doux ; tout était brisé, détruit par le fond blafard et triste de la décoration des loges52.
19La salle manque alors d’éclat. Toujours dans le Mercure de France, il est écrit : « la décoration intérieure de la salle de ce théâtre était revêtue d’une couleur blanche. Fond, ornements, tout était du même ton. L’œil ne se fixait qu’avec peine sur cette vaste circonférence de loges toutes peintes d’une manière uniforme et monotone53. » En d’autres termes, le fond peint des loges se confond avec l’ornement, c’est-à-dire les spectatrices. Or, puisque l’on se rend au spectacle pour être vu, il est considéré comme intolérable que l’espace destiné à cette fonction n’accomplisse pas son rôle.
20Le problème soulevé par les usagers n’est certainement pas le fruit d’une mauvaise volonté de la part des architectes, mais le résultat d’un empressement général qui conduit le chantier à être achevé à toute vitesse. Il s’agit là d’une conséquence de l’incendie de l’Opéra en 1781. Lorsque ce drame se produit, les Comédiens-Français occupent la salle des Machines au palais des Tuileries. La construction de leur nouveau théâtre est ainsi accélérée afin que l’Opéra puisse occuper à son tour cet espace provisoire : les peintres d’ornements se succèdent jusqu’à la veille de l’ouverture dans la salle du faubourg Saint-Germain, et les fonds sont ainsi bâclés54. Face à ce constat, une rumeur circule : plusieurs sources indiquent que les Comédiens-Français auraient été sur le point de retourner à la salle des Machines, le temps de corriger la couleur générale de l’édifice55. Lorsqu’un bleu plus foncé arrive en 1783, venant recouvrir le fond blanc qui a fait couler tant d’encre pendant l’année écoulée, il est très apprécié par les spectateurs56. Tout concorde à souligner l’urgence de cette correction, car des femmes qui se sentaient mal rehaussées risquaient de délaisser cette salle de spectacle pour une autre. Or, il était capital pour les promoteurs d’attirer les spectatrices dans leurs établissements afin de faire venir les hommes et ainsi remplir les caisses, grâce aux désirs de ces messieurs de briller par leur bourse57. De manière similaire, à l’ouverture en 1790 du théâtre des Variétés amusantes de Victor Louis – actuelle salle Richelieu de la Comédie-Française –, le public a exigé que l’on change la couleur de la peinture cramoisie. Sous peine de se voir désertée, et alors incapable de survivre car elle n’était aidée par aucun privilège, la salle fermera en pleine saison pour effectuer les travaux demandés par les spectateurs58.
21Cependant, à la salle du faubourg Saint-Germain, le désarroi du public concernant le ton des fonds ne peut pas être imputé au seul empressement précédant l’ouverture, mais bien à une volonté de simplicité de la part des architectes. En effet, lorsque la maquette de la nouvelle salle est montrée à Versailles en 1781, le comte d’Angiviller, alors directeur général des Bâtiments du roi, reçoit une lettre d’une personne qui reproche à l’édifice projeté son manque de dorures59. Lorsque l’on connaît le goût pour le faste partagé à la cour, on imagine qu’une quelconque recherche de dépouillement pouvait déplaire aux futurs spectateurs.
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22Nous avons mis en évidence, à l’échelle de la salle du faubourg Saint-Germain, un aspect important pour comprendre le rapport entre les ornements architecturaux et les spectateurs, ou comment les premiers rehaussent les seconds. Cette relation ne se cantonne pas à ce seul théâtre. Elle ne cesse de prendre de l’importance à partir de la fin du XVIIIe siècle. Toutes les villes tiennent compte de cet élément dans les nouveaux bâtiments consacrés à l’art dramatique qu’elles élèvent, à l’image de celle de Bourg-en-Bresse qui, par la voix de son architecte, informe d’un changement sur le chantier de la salle de spectacle en 1801 : « le pourtour des murs de fond des loges a été peint et repeint à plusieurs couches par le décorateur attendu que les premières ne convenaient point pour faire ressortir les spectateurs60. » Cette citation, tardive à l’échelle de notre objet d’étude, souligne a posteriori combien cet élément est devenu capital dans la construction des théâtres.
Notes de bas de page
1 Voir notamment Daniel Rabreau, Apollon dans la ville, Paris, Éditions du Patrimoine, 2008 ; Henri Lagrave, Le théâtre et le public à Paris de 1715 à 1750, Paris, Klincksieck, 1972 ; Maurice Lever, Théâtre et Lumières. Les spectacles de Paris au xviiie siècle, Paris, Fayard, 2001.
2 À l’heure de la rédaction de cette contribution, notre thèse en cours s’intitule Le culte d’Apollon. L’intérieur des salles de spectacles en France au xviiie siècle sous la direction du professeur Étienne Jollet à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
3 Au sens que lui donne le Dictionnaire de Trévoux, à savoir : « Rehausser signifie faire paraître davantage. Une laide suivante rehausse l’éclat d’une belle maîtresse. […] Les couleurs sombres rehaussent les autres. On rehausse les tapisseries avec de la soie, de l’or & de l’argent. » Dictionnaire de Trévoux, Paris, Compagnie des Libraires Associés, 1771, t. 7, p. 245.
4 Voir Hadrien Volle, « Un élément du programme ornemental des salles de spectacle au xviiie siècle : le corps des spectatrices », dans Capucine Lebreton (dir.), Le corps social au xviiie siècle, Genève, Georg, à paraître.
5 Étienne-Louis Boullée, Essai sur l’art, éd. par Jean-Marie Pérouse de Montclos, Paris, Hermann, 1968, p. 107.
6 Voir à ce sujet Pierre Patte, Essai sur l’architecture théâtrale ou de l’ordonnance la plus avantageuse à une salle de spectacles, relativement aux principes de l’Optique et de l’Acoustique, Paris, Moutard, 1782, p. 152 ; Charles-Nicolas Cochin, Projet d’une salle de spectacle pour un théâtre de comédie, Paris, Jombert, 1765, p. 34.
7 Daniel Rabreau, Le théâtre de l’Odéon. Du monument de la nation au théâtre de l’Europe, Paris, Belin, 2007.
8 Devis général de la Comédie française, 1779, Archives nationales (AN)/R5514. La reconstitution de l’espace intérieur de la salle du faubourg Saint-Germain, actuel Odéon, a été l’objet de notre mémoire de master 2, La décoration intérieure de la salle de spectacle de l’Odéon au xviiie siècle, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2014.
9 Pierre Frantz et Michèle Sajous d’Oria, Le siècle des théâtres. Salles et scènes en France (1748-1807), Paris, Paris Bibliothèques, 1999, p. 23.
10 Ibid.
11 Cité par Allan Braham, « The “Comédie Française” (Théâtre de l’Odéon): An Illustrated Discourse by De Wailly and Peyre at Waddesdon », dans The National Trust Year Book, Londres, Europa, 1976, p. 52.
12 À propos de la réforme qui a conduit les spectateurs hors de la scène, où ils pouvaient s’installer jusqu’en 1759, voir Barbara Mittman, Spectators on the Paris Stage in the Seventeenth and Eighteenth Centuries, Ann Arbor, UMI Research Press, 1984, p. 85 ainsi que Lagrave, Le théâtre et le public…, op. cit., p. 112.
13 Michèle Sajous d’Oria, Bleu et or. La scène et la salle en France au temps des Lumières (1748-1807), Paris, CNRS Éditions, 2007, p. 188.
14 Ibid., p. 106.
15 Cité dans ibid.
16 Jacques-Abraham Bernard dit Fleury, Mémoires de Fleury, de la Comédie Française, éd. par Jean-Baptiste-Pierre Lafitte, Paris, Dupont, 1838 [v. 1782], t. 1, p. 109.
17 Jeffrey Ravel, The Contested Parterre: Public Theater and French Political Culture (1680-1791), Ithaca, Cornell University Press, 1999, p. 210-211.
18 Jacques-Antoine Dulaure souligne à l’ouverture de la salle qu’un « sot assis n’est pas moins un sot que s’il était debout, mais il est moins remuant, moins échauffé », voir Coup d’œil sur le théâtre français depuis son émigration à la nouvelle salle, Paris, Aux dépens de MM. les Comédiens-Français, 1783, p. 10.
19 Peinture d’impression et ornements faits à la nouvelle salle du Théâtre Français […], 1781-1782, AN/R5514.
20 Devis général de la Comédie française, 1779, AN/R5514.
21 Ibid.
22 Louis Petit de Bachaumont, Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des lettres depuis 1762 jusqu’à nos jours, Londres, Adamson, 1782, t. 20, p. 173-174.
23 Mémoire de marchandises fournies et mises en place au Théâtre Français […] par Robert & Cie papetier de sa Majesté, 12 avril 1783, AN/O1847-3.
24 Fleury, Mémoires…, op. cit., t. 2, p. 285.
25 Lettre de Charles De Wailly, architecte au Citoyen Ministre de l’Intérieur, 22 Brumaire An 4 [13 novembre 1795], AN/F13876.
26 Fleury, Mémoires…, op. cit., t. 2, p. 285.
27 La Décade philosophique et littéraire, 20 Messidor An 2 [8 juillet 1794].
28 Extrait des registres du Directoire exécutif, 25 Messidor An 4 [12 juillet 1796], AN/F13876.
29 Ibid.
30 Lettre du Comte d’Angiviller aux Comédiens-Français, 27 février 1788, Bibliothèque du Musée de la Comédie Française (BMCF)/2AB6. Voir aussi Peinture faite au Théâtre français pour le compte de la Comédie, 1788, BMCF/2AB6.
31 Arrêt du Conseil d’État du Roi, 16 février 1782, AN/O1844.
32 Basile Baudez, Architecture & tradition académique. Au temps des Lumières, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 274.
33 Rabreau, Apollon dans la ville, op. cit., p. 100.
34 Bachaumont, Mémoires secrets…, op. cit., t. 20, p. 57.
35 Ibid.
36 Ibid.
37 Ibid.
38 Ibid.
39 Cité dans Braham, « The “Comédie Française”… », art. cité, p. 52.
40 Voir par exemple Règlement pour la police du spectacle de Lille, 18 mars 1767, Lille, archives municipales, AG70211 : « Article 6 : Il y aura deux différentes entrées, le parterre et les troisièmes loges n’auront aucune communication avec le parquet et les premières loges, de sorte qu’un portier ne pourra aller au parquet ni aux premières ni secondes loges avant ou pendant la représentation […]. »
41 Devis général de la Comédie française, 1779, AN/R5514.
42 Lever, Théâtre et Lumières…, op. cit., p. 25.
43 Fleury, Mémoires…, op. cit., t. 1, p. 292.
44 René-Louis de Voyer d’Argenson, Mémoires et journal inédit, éd. par Charles-Marc-René de Voyer de Paulmy, Paris, Nendeln, 1857 [v. 1757], t. 3, p. 188.
45 Assemblée générale tenue de l’ordre du Maréchal duc de Duras pour s’occuper des moyens de rendre les petites loges sous la galerie plus commode…, 23 août 1782, AN/O1847-2.
46 Catherine Ramond, « Le Lieu théâtral dans les romans du xviiie siècle », dans Nathalie Ferrand (dir.), Locus in fabula. La topique de l’espace dans les fictions françaises d’Ancien Régime, Paris, Peeters, 2004, p. 521.
47 Affiches, annonces et avis divers ou Journal général de France, 17 avril 1791, p. 428.
48 Journal de Paris, 31 mars 1788, p. 402.
49 Volle, « Un élément du programme ornemental... », art. cité.
50 Boullée, Essai sur l’art, op. cit., p. 107.
51 Sajous d’Oria, Bleu et or, op. cit., p. 198.
52 Mercure de France, 24 mai 1782. Nous soulignons.
53 Ibid., nous soulignons.
54 À propos de cette précipitation causée sur le chantier à la suite de l’incendie de l’Opéra en 1781, voir Volle, La décoration intérieure…, op. cit., p. 10.
55 Bachaumont, Mémoires secrets…, op. cit., p. 181.
56 Mémoire de marchandises fournies et mises en place au Théâtre Français […] par Robert & Cie papetier de sa Majesté, 12 avril 1783, AN/O1847-3.
57 Sajous d’Oria, Bleu et or, op. cit., p. 8.
58 Ibid., p. 71.
59 Lettre de Versailles au Comte d’Angiviller, 21 juillet 1781, AN/O1847-2.
60 Courrier d’Huguet, architecte, aux Officiers municipaux, 1er Germinal An 9 [22 mars 1801], Bourg-en-Bresse, archives municipales, 4M34.
Auteur
Hadrien Volle est doctorant en histoire de l’art moderne à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne sous la direction d’Étienne Jollet depuis 2014. Sa thèse, en cours de rédaction, a pour thème l’intérieur des salles de spectacle en France au xviiie siècle. Il a été doctorant contractuel de 2014 à 2017, puis boursier du Centre allemand d’histoire de l’art de Paris pour l’année 2017-2018. Parmi ses publications notables, on relève « Scénographie pour société moderne. La salle de spectacle du faubourg Saint-Germain » dans la revue Dix-Huitième Siècle en 2017 et « “La matrone sévère conduira publiquement sa fille au théâtre” : Construction et déconstruction architecturale d’un modèle égalitaire, de la Terreur à l’Empire » dans la Revue d’Histoire du Théâtre en 2018.
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Le fond de l’œuvre
Arts visuels et sécularisation à l'époque moderne
Émilie Chedeville, Étienne Jollet et Claire Sourdin (dir.)
2020
L’architecte et ses modèles
Intentions, connaissance et projets à la période contemporaine
Jean-Philippe Garric (dir.)
2021
L’église microcosme
Architecture, objets et images au Moyen Âge
Philippe Plagnieux et Anne-Orange Poilpré (dir.)
2023