« Mettre en lumière » la chapelle Corsini à l’archibasilique Saint-Jean-de-Latran
p. 107-120
Texte intégral
1« Il n’y a gueres de chapelle plus magnifique dans le monde ; les bas-reliefs, les incrustations d’albâtre, le pavé de marbre, la grille de l’entrée en bronze doré, tous les genres de la magnificence y sont rassemblés1. » Malgré l’importance du programme iconographique de la chapelle Corsini de l’archibasilique Saint-Jean-de-Latran à Rome, Joseph Jérôme Le Français de Lalande ne s’intéressait qu’à ses matériaux pour la décrire. Commanditée en 1732 par le pape Clément XII Corsini, les travaux de cet édifice sont dirigés conjointement par l’architecte Alessandro Galilei et le savant Giovanni Gaettano Bottari2. Philologue, archéologue, bibliothécaire, théologien dont l’érudition dépassait les frontières italiennes conformément à la dynamique des Lumières, ce dernier était au service des Corsini : il eut à ce titre une influence majeure sur le programme tant iconographique que plastique et matériel de la chapelle romaine qui célèbre cette famille. Trente-sept sculptures et bas-reliefs ornent le lieu de culte : la dédicace de saint André Corsini, évêque carme du xive siècle et ancêtre du pape, les Vertus cardinales, et enfin la Grâce [PL. 12, voir le cahier couleur en fin de volume]. En outre, les murs de la chapelle sont intégralement ornés de marbres précieux, ce qui en fait l’un des chantiers les plus éminents réalisés à Rome au xviiie siècle, sans compter qu’il s’agit du dernier mausolée familial monumental commandité par un pape. Au-delà des murs de cette chapelle et de la description de Lalande, apparaissent également d’autres espaces participant à la rhétorique de l’édifice tels que le sol, associé formellement et chromatiquement à la coupole, et le portail.
2Les matériaux, leurs utilisations formelles et les tonalités chromatiques spécifiques participent à la symbolique qui peut être assignée à chacun des espaces de la chapelle. Le portail, ouvert un seul jour par an lors de la saint André, au contact direct avec le fidèle, renvoie à la sphère terrestre ; les murs, par leurs matériaux et les sculptures qu’ils supportent, représentent la dimension allégorique ; le sol et la coupole agencés autour de l’oculus figurent le divin, bien que l’uniformité de l’éclairage produise une unité spatiale qui crée une impression d’harmonie. Apparaît ainsi une certaine conception du monde qui dépasse la figuration iconographique dans la chapelle. La barrière tant physique que spirituelle produite par le portail participe à l’unité du lieu qui l’inscrit dans la continuité d’une dynamique de l’union des arts mise en pratique depuis un siècle à Rome3. En revanche, il semblerait qu’à travers ces différents espaces et cette lumière diffuse qui inonde le lieu, une autre interprétation de la création d’un espace unitaire soit ici proposée. Il convient de se demander alors en quoi cet ensemble caractérisé par des matériaux et leurs usages formels enrichit le programme de la chapelle Corsini à l’archibasilique Saint-Jean-de-Latran.
3Il s’agit par conséquent de caractériser tant les matériaux utilisés dans cette chapelle, leurs utilisations formelles et leurs couleurs, que leurs origines, ce qui permet de dégager plus distinctement ces trois espaces : le portail, les murs, puis l’association sol-coupole. Il convient ensuite d’appréhender ce lieu de culte comme ayant été imaginé suivant une dynamique d’érudition propre au siècle de la raison, dans un des lieux les plus emblématiques du catholicisme. Ces caractéristiques s’observent tant dans l’esthétique générale du lieu que dans son organisation spatiale. Enfin il s’agit de s’intéresser à la lumière dans cet édifice : celle-ci, omniprésente dans la religion comme dans les sciences, est en effet un médiateur essentiel entre le fond plastique et symbolique de la chapelle et le spectateur.
Unité rythmique et discordances chromatiques : trois situations dans un édifice
4Ce sont avant tout les discordances chromatiques des trois espaces identifiés par Lalande qui marquent la distinction entre ces derniers. Elles vont de pair avec des différences dans l’emploi des matériaux et dans leurs usages formels.
5Depuis la nef centrale de l’archibasilique qui avait été depuis peu réaménagée sur les plans de Francesco Borromini, la chapelle Corsini, la plus à l’est sur le collatéral sud, est obstruée par le portail qui y donne accès4. Richement orné, celui-ci est en métal, majoritairement du bronze, grandement rehaussé de dorures [FIG. 1]. Entièrement imaginé par l’architecte Galilei, il est l’objet d’un travail de ferronnerie singulier tant par sa préciosité que par son caractère à la fois monumental et haptique. Plus le fidèle se rapproche, plus il aperçoit les détails de cet ouvrage. Petit à petit, il parvient aussi à entrevoir les murs du chœur de la chapelle à travers ces mailles orfévrées. Il peut alors identifier la polychromie des matériaux, des marbres blancs, verts, roses antiques, du porphyre oriental et de l’albâtre entre autres. Il lui est aussi possible de distinguer des ornements sculpturaux, tout comme une mosaïque d’après le Saint André Corsini de Guido Reni au-dessus de l’autel de la chapelle, elle-même surmontée de figures sculptées de marbre blanc, représentant l’Humilité et l’Obéissance [PL. 12].
6C’est en se rapprochant du portail, jusqu’à le toucher, que le fidèle prend la mesure du plan du lieu, en croix grecque dont les bras sont peu saillants [FIG. 2]. Il peut ainsi découvrir les deux sarcophages surmontés de sculptures monumentales sur les bras latéraux. Celui à l’est est destiné à abriter les dépouilles du pape Clément XII. La sculpture en bronze représente le pontife, accompagné des statues de l’Abondance et de la Magnificence. Côté ouest, il s’agit du tombeau réservé à l’oncle du pape, le cardinal Neri Corsini, dont la statue est accompagnée de la Religion et d’un putto qui tient la croix cardinale. Dans les quatre côtés de la croix grecque, d’autres sarcophages de marbre noir ornés de jaune antique prennent place, surmontés des quatre vertus cardinales sculptées : la Tempérance, la Prudence, la Justice et le Courage. Dans les coins qui couronnent ces sarcophages, le fidèle peut observer des bas-reliefs illustrant la vie de saint André Corsini. L’ensemble de ces statues ne ressort pas du cadre des niches, à la demande de Galilei5. De la même manière, certains des ornements architecturaux délicatement rehaussés de doré sont peu saillants. Les tons tamisés des matériaux et le faible relief de l’architecture créent ainsi une quiétude visuelle et rythmique et laissent place à une certaine profondeur dans l’espace.
7De ces deux éléments verticaux, accessibles plus directement par le dévot, que sont le portail et les murs de la chapelle, se détache l’espace horizontal défini par le sol et la coupole. Celle-ci, à caissons, est blanche et rehaussée de dorures tout comme le tambour qui la soutient et ses huit fenêtres [FIG. 3]. Le relief de cette architecture est à nouveau peu proéminent. Le motif du sol, dallé de marbres blanc, jaune et vert antique répond au décor de la coupole [PL. 13]. L’érudit Giambattista Gaddi, dans son ouvrage Roma nobilitata nelle sue fabbriche, dit du motif du sol qu’il « correspond au dessin de l’ornement de la coupole6 ». La marqueterie de marbre suit en effet une forme circulaire, plus large aux extrémités de la chapelle, se réduisant jusqu’au centre de celle-ci, renvoyant symétriquement aux caissons et à l’oculus de la coupole. La prégnance du blanc puis l’alternance du jaune et du doré, de même que l’ombre des caissons et les fenêtres ou le vert du sol, marquent le caractère pur et harmonieux de ces parties.
8Les principales sources lumineuses sont l’oculus et les huit fenêtres du tambour qui créent une lumière uniformément répandue dans le lieu de culte. L’éclairage diffus unit ces différentes parties de l’édifice : le portail, les murs, l’association sol-coupole. Comme chacune d’elles est composée d’ornements rehaussés de doré, la lumière est généralement réfléchie. Le portail de l’entrée crée une distance et marque la préciosité du lieu par son caractère grandiose et ses intonations éblouissantes, d’autant que la chapelle n’est ouverte au public qu’une seule fois par an lors de la saint André. La lumière qui vient de cette porte est ainsi « ferrée » selon les termes de Gaddi, ce qui crée une forte réflexion lumineuse : « la lumière de l’entrée, qui depuis l’église passe à la chapelle décrite, en vient à être ferrée de la richissime, et merveilleuse porte de métal, en majeure partie dorée7. » C’est aussi pourquoi, lors de la création de la façade de la basilique, réalisée synchroniquement avec la chapelle Corsini, la question de l’éclairage de cette dernière et la nécessité de ne pas l’obstruer occupaient une place importante dans les débats8. La blancheur uniforme de la coupole d’une part et le caractère métallique homogène du portail d’autre part amènent l’œil du spectateur à se diriger vers le chœur de la chapelle. La lumière révèle en effet les couleurs des matériaux et crée de délicats jeux d’ombres avec des formes peu saillantes. Un effet de clarté singulière ressort de l’éclairage du lieu.
9Si les fondements techniques qui ont permis la forme et l’agencement général de la chapelle ont été pensés par Galilei9, le choix du programme sculptural mais aussi et surtout celui de certains matériaux provient en grande partie de l’érudit Bottari10. Selon le Vocabolario della Crusca, dictionnaire italien réédité entre 1729 et 1738 sous sa direction, les couleurs, qui permettent en partie la distinction des différents fonds, apparaissent comme signifiantes. Elles sont « ce qui est à la superficie des corps, qui les rend visibles », il s’agit également d’un « ornement, ou figure rhétorique11 ». Les couleurs contiennent alors un discours. Or, les matériaux dont la chapelle est constituée sont des remplois de matériaux antiques, des spoglie, comme l’a montré Heather Hyde Minor12. Même si la provenance exacte de tous ces marbres n’est pas toujours bien connue, les deux colonnes de vert antique qui encadrent l’autel proviennent de l’arc du Portugal de Marc Aurèle, et deux colonnes fior di pesco des découvertes de l’Appia Antica. Quelques décennies plus tôt, l’on voit en effet apparaître l’essor de l’archéologie à Rome, et progressivement les savants mesurent la propriété et la symbolique des marbres qu’ils réutilisaient jusqu’alors sans soin particulier13. Se développe ainsi une certaine conscience du matériau et de sa valeur historique. Leurs couleurs les caractérisent, ils sont identifiés et motivés, ce qui enrichit le programme de la chapelle Corsini. Les ornements sont également signifiants, comme celui de la coupole repris sur le sol qui renvoie au motif de celle du Panthéon. Il apparaît alors que les matériaux et les motifs des ornements architecturaux font référence à l’origine antique de Rome ; ils constituent ainsi une part du discours émanant du programme de la chapelle.
De la chose vers la cause : les fondements de la chapelle au travers des matériaux et des couleurs employés
10Concernant l’espace allégorique, qui correspond aux murs de la chapelle, il est systématiquement fait référence à la préciosité des matériaux dans les guides touristiques et les journaux de voyages, au-delà des éloges adressés au programme sculptural14. « Le tombeau de Clément XII est formé d’une urne célèbre de porphyre, qui étoit depuis longtemps sous le portique du Panthéon ; on croit que c’étoit le sarcophage d’Agrippa15 » stipulait Lalande, tout comme le faisait Filippo Titi dans ses descriptions revues en 1763 qui font mention de la « mesurée, et très belle urne de porphyre, qui était négligée sous le portique du Panthéon16 ». Même s’il est parfois simplement indiqué que le lieu est constitué de matériaux nobles comme dans les guides de Frans Schott ou de Pietro Rossini, il est sans cesse fait référence à leur valeur : « il ne manquait rien à l’ornementation de cette vaste chapelle, ni richesse, ni beauté des marbres » ou « tout de marbres précieux17 ». Or, depuis le pontificat de Clément XI Albani, une législation régule le remploi de marbres antiques. En ce sens, leur valeur et leur contenu symbolique étaient nécessairement considérés. Il est surprenant de constater que, de la même manière que le motif à caissons est une reprise du plafond du Panthéon, la réutilisation d’objets, matériaux et motifs antiques est présentée de façon avantageuse dans un des lieux les plus représentatifs de la chrétienté : l’origine païenne de Rome est ainsi paradoxalement reconnue et nouvellement montrée au sein même de cette chapelle, ce qui ancre le pouvoir pontifical dans une historicité large.
11Ce retour aux origines romaines n’est pas surprenant dans un siècle où le savoir historique et la quête de la raison triomphent. Dans le Vocabolario della Crusca, l’une des définitions de la lumière met en avant l’expression « donner, mettre en lumière18 » qui signifie publier, divulguer. De la même manière qu’elle est théoriquement définie comme permettant d’accéder au savoir, la lumière diffuse dans la chapelle révèle son espace allégorique en dévoilant les couleurs des matériaux dont celui-ci est constitué. Leur couleur définit leur provenance entre autres, les chargeant de significations. C’est grâce à cette lumière qui n’est pas orientée vers des motifs, mais qui est plutôt neutralisée, que chacun des matériaux est valorisé. En outre, cette même lumière permet de prendre la mesure du caractère métallique du portail, comme de la blancheur brillante de la coupole. C’est en ce sens qu’elle dévoile les trois espaces de la chapelle : les murs, le portail et la coupole. La lumière provenant de l’oculus, donc du soleil, d’une part dévoile, et d’autre part est dévoilée par les motifs de ce lieu de culte. Pour la publication de la quatrième édition du Vocabolario della Crusca, Bottari s’est en effet appuyé sur de nombreux documents florentins dont celui de l’aïeul de l’architecte de la chapelle, Galileo Galilei. Le motif antique de la coupole repris pour le sol pourrait ainsi être une interprétation de la théorie de l’héliocentrisme proposée par le célèbre savant au xviie siècle. Comme cette marqueterie de marbre converge vers le centre de la chapelle, il renvoie par symétrie à l’oculus, et donc au soleil, au centre du parterre. En ce sens, les principes conceptuels et physiques sur lesquels repose le sens de la chapelle relèvent tant du savoir scientifique que du domaine métaphorique rattaché aux fondements historiques dans lesquels l’État pontifical s’inscrit.
12L’usage tant de marbres polychromes que de la lumière au service d’un discours n’est pas nouveau dans la Rome de la Renaissance tardive. L’art romain post-tridentin répondait à la formule du bel composto, reprise par l’historien de l’art Giovanni Careri pour désigner l’union de l’architecture, de la sculpture et de la peinture19. La polychromie marmoréenne et la lumière orientée, utilisée comme médium au même titre que les matériaux ou que la peinture, participaient au pathos de ces productions. Comme la lumière est dirigée dans l’art post-tridentin, elle semble en mouvement et permet l’effet d’animation des saints. Par l’alliance entre les trois arts, il s’agissait d’engager émotionnellement le fidèle et de le faire accéder, par les sens, aux fondements de la religion catholique. Les visiteurs du xviie siècle témoignèrent de l’exubérance de ces productions, et de l’effet qu’elles provoquaient20.
13Contrairement à cette opulence, l’architecture de la chapelle Corsini est « mince et sèche21 » selon Francesco Valesio, ou « maigre22 » d’après Lalande. Ce n’est pas l’effet de transport et d’empathie avec la représentation, mais l’effet distancié émotionnellement avec le lieu qui prime ici. En plus d’une architecture plus classique que baroque, cette distanciation est produite par le portail massif introduisant la chapelle de même que par les couleurs ternes du lieu et l’éclairage diffus, non orienté. Cette lumière inonde le lieu et ne laisse pas de place au mouvement ; tous les éléments de la composition semblent figés, ce qui les rend intemporels. Cet effet concourt à la valorisation de l’héritage païen de Rome précédemment mentionné. Ses valeurs, presque éternelles au vu de leur ancienneté, sont ainsi sublimées, ce qui permet l’ancrage du pouvoir pontifical dans une historicité large voire dans une universalité.
Lumières sur le fond, lumière au service du fond
14Dans une restructuration des pratiques liturgiques post-tridentines auxquelles répond le bel composto romain, celles jansénistes sont rejetées23. Pourtant, Heather Hyde Minor a révélé l’activité janséniste de Bottari alors qu’il était l’un des érudits les plus importants de la cour papale24. Le prêtre jésuite allemand Athanase Kircher, qui mourut à Rome en 1680 et dont les écrits connurent une grande renommée, disait de « la lumière matérielle » qu’elle était « comme un symbole25 ». L’on reconnaît ici l’usage de cette entité dans l’art romain post-tridentin, orientée et même matérialisée sous forme de gloires26. Utilisée comme un outil symbolique pour l’artiste, la lumière signifiait de manière autonome. Elle créait le pathos et constituait le relais presque matériel entre le fidèle et le sens de la représentation. Celui-ci était atteint grâce à ce médiateur naturel, lui-même porteur de sens.
15Il semblerait a contrario que, diffuse, la lumière dans la chapelle Corsini soit révélatrice : elle n’est pas un symbole, mais elle éclaire. Elle semble davantage ressortir de la puissance divine qu’en être sa représentation symbolique. La lumière est donc ce qui permet d’atteindre le savoir, sans en être sa représentation. Pierre-François Moreau le souligne justement, « ce qui distingue les courants aristotéliciens d’interprétation du christianisme des courants platonico-augustiniens, c’est précisément le caractère décisif, donné à l’idée de nature comme relais de la puissance divine27 ». La lumière neutralisée, l’accès aux couleurs et aux matériaux de la chapelle est directement donné sans médiation. L’espace terrestre est clairement identifié et délimité par le portail, l’espace allégorique par ses couleurs et matériaux explicitement signifiants, et l’espace céleste par la prégnance de blanc et de doré ainsi que par le fait même qu’il soit source principale de lumière.
16Pierre-François Moreau poursuit concernant les courants aristotéliciens, opposés à ceux jansénistes : « de même est donné à chacun un crédit propre de connaissance et de vertu, ce qui permet entre autres au nom de cette nature qui en soi est bonne de récupérer les vertus des païens ou le caractère rationnel des philosophies païennes28. » Ici il apparaît en revanche que les vertus païennes sont récupérées par le biais de la raison et de la connaissance, du savoir historique. C’est en effet le simple éclairage de la chapelle qui permet cet accès au caractère historique contenu dans les matériaux ou dans les motifs. Edgar de Bruyne décrit effectivement la pensée augustinienne de la sorte : « la lumière existe dans le monde des esprits avant d’apparaître dans le monde matériel et de se transfigurer dans le ciel29. » Ainsi, l’agencement de la chapelle Corsini permet de proposer une interprétation du rôle de la lumière au sein de la religion catholique comme lumière originelle de l’esprit, plutôt que matérielle comme elle l’était dans l’art romain post-tridentin. Émanant de l’esprit, cette lumière naturelle peut certainement être rapprochée de la lumière de la raison, propre au xviiie siècle.
17Cette autre traduction de l’usage et du rôle de la lumière concerne également l’action même du passage entre celle-ci, le matériau et son utilisation formelle, et l’entendement. Gaddi dit de la façade de l’archibasilique, réalisée par le même architecte, Galilei, qu’elle est comme un rideau que l’on lèverait sur le tableau qui serait la chapelle Corsini : « que je ne me sois retenu à considérer la majesté extrinsèque de la façade du Latran, dont je parlais un peu plus tôt, je ne réfléchissais pas plus attentivement au fait qu’elle y contenait cette très ornée Capella Corsini, je me trouvais dans une situation similaire à celui qui contemple un riche drapé qui recouvrait un tableau de valeur suprême30. » L’auteur énonce l’idée d’un jeu optique, entre le caché et le visible, en évoquant la notion de dévoilement. Le spectateur accède ainsi au lieu de culte par étapes, au même titre que l’exercice de la raison qui consiste à saisir intellectuellement le fondement d’une chose par le biais de l’analyse qui sous-entend différentes étapes.
18Or, il a déjà été fait mention de la clarté avec laquelle la fonction et la symbolique de chacun des espaces de la chapelle ont été conçues : ceux-ci sont plastiquement et chromatiquement dissemblables. Il s’agit alors de rendre de manière transparente et claire la différence de contenu symbolique et signifiant des trois espaces de la chapelle. De même, rendre transparent par l’exercice de la raison est, selon Jonathan Crary, le principe même du siècle qui nous concerne. Il s’agirait d’« un siècle où l’on s’intéresse plus à la dioptrique (science de la réfraction) qu’à la catoptrique (relative à la réflexion de la lumière)31 ». Même si l’auteur s’intéresse au phénomène de la vision, il poursuit de la sorte : « on cherche à toutes forces à neutraliser la puissance de la distorsion du milieu […], et pour y parvenir, on s’efforce de maîtriser intellectuellement les propriétés de ce milieu, donc de les rendre effectivement transparentes par l’exercice de la raison32. »
19L’on reconnaît alors la démarche identique à celle proposée dans l’analyse de la chapelle Corsini à l’archibasilique Saint-Jean-de-Latran, à savoir créer une lumière diffuse et neutralisée pour accéder directement au savoir contenu dans le programme sculptural mais aussi dans les matériaux et ornements architecturaux du lieu de culte. De plus, la transparence, dans le Vocabolario della Crusca, est définie selon un seul terme, diafanità, qui est traduit en latin par perspicuitas33. Ce terme même signifie « clarté », ce qui correspond à l’effet général observé dans la chapelle. Celui-ci concerne ainsi tant la clarté effective du lieu que la clarté avec laquelle les trois espaces sont distingués, tout comme leurs significations. Le dispositif mis en place dans la chapelle permet ainsi de rendre transparent un processus intellectuel qui a priori était réservé aux philosophes de la raison, dans un siècle de sécularisation.
*
20Au-delà du programme iconographique, la matérialité de l’architecture ajoute un sens à la rhétorique de la chapelle Corsini de l’archibasilique Saint-Jean-de-Latran. Les trois espaces identifiables grâce à la différence des matériaux dont ils sont constitués et à leurs usages formels sont motivés. Tant les marbres du chœur, les motifs du sol et de la coupole que la monumentalité et le caractère ornemental du portail signifient. Ainsi, au-delà du fait qu’ils marquent une distinction entre trois espaces signifiants différents, ils font principalement référence à l’histoire romaine en ancrant l’État pontifical dans une historicité étendue. L’usage de la lumière participe à cet enrichissement du programme du lieu de culte. Diffuse et immobile, elle dévoile simplement ces matériaux et leurs formes, ce qui diminue le pathos qu’elle provoquait dans l’art romain post-tridentin. Cet usage de la lumière est lui-même à son tour signifiant. Clair et répandu uniformément, il apparaît comme un parti pris lorsque l’on considère que la lumière n’était plus qu’utilisée comme médium malléable, donc en mouvement, depuis presque un siècle. De la sorte, cet éclairage renvoie à l’idée que les jansénistes se font de la lumière. Cet usage fait également référence à un besoin de clarté propre au siècle des Lumières. En ce sens, le fond matériel et formel de la chapelle Corsini à l’archibasilique Saint-Jean-de-Latran est tout aussi signifiant que son programme iconographique et permet d’intégrer ce chantier dans une dynamique intellectuelle jusqu’alors réservée au phénomène de sécularisation.
Notes de bas de page
1 Joseph Jérôme Le Français de Lalande, Voyage d’un François en Italie, fait dans les années 1765 & 1766, Paris, Desaint, 1769. Lalande, savant qui réalise au xviiie siècle le Grand Tour, relate son voyage dans ce journal.
2 Pour l’analyse du programme sculptural de la chapelle, voir Heather Hyde Minor, « The Corsini Chapel », dans id., The Culture of Architecture in Enlightenment Rome: Buildings, Landscapes, and Societies, University Park, Pennsylvania State University Press, 2010, p. 126-151.
3 Voir entre autres Giovanni Careri, Envols d’Amour, le Bernin. Montage des arts et dévotion baroque, Paris, Usher, 1990, trad. par Michelle Coquet.
4 Voir entre autres Michael Conforti, « Planning the Lateran Apostles », Memoirs of the American Academy in Rome, 35/1, 1980, p. 243-260.
5 Archivio di Stato, Florence, Carte Galilei, filza 14, Lettere alla Santità di Ntro Sign. Clemente XII In Roma il 30 Gennaio 1733, e. 49-50, publié par Elisabeth Kieven, « Überlegungen zu Architektur und Ausstattung der Cappella Corsini », Studi sul Settecento romano, 5, 1989, p. 69-95.
6 « corrispondenti al disegno della’ornato della Cupola », Giovanni B. Gaddi, Roma nobilitata nelle sue fabbriche dalla Santità di Nostro Signore Clemente XII, Rome, De’Rossi, 1736, p. 34, traduction de l’auteure, de même que les autres extraits cités dans cette contribution.
7 « la luce dell’ingresso, che dalla chiesa passa alla descrita Capella, viene ad essere ferrata da ricchissima, e maravigliosa Cancellata di metallo, la maggior parte dorato. » ibid., p. 33.
8 Notamment dans les commentaires des juges pour l’attribution du meilleur projet de la façade, Archivio di Stato di Firenze, Carte Galilei, filza N, fascicolo 1.
9 Galilei rédigea un traité d’architecture au début du siècle lors d’un séjour à Londres, auprès de savants et architectes européens, dans lequel il valorise la technique et la mécanique. Se référer notamment à Rosa Maria Giusto, Alessandro Galilei. Il trattato di architettura, Rome, Argos, 2010.
10 Hyde Minor, « The Corsini Chapel », art. cité.
11 « quel ch’è nella superficia de corpi, che gli ci rende visibili », « ornamento, o figura rettorica », Giovanni Gaetano Bottari, article « Colore », dans Vocabolario della Crusca, Florence, Accademia della Crusca, 1738, t. 1, p. 704, en ligne : www.lessicografia.it.
12 Hyde Minor, « The Corsini Chapel », art. cité.
13 Voir notamment, Luciano Arcangeli, Angela Negro et Lucilla de Lachenal, La Roma di Papa Albani (1700–1721). Percorsi nella città tra interventi e scoperte nel pontificato di Clemente XI, Rome, Ministero per i beni e le attività culturali, 2001. Pour l’essor de l’archéologie à Rome, voir le numéro spécial de la revue Eutopia, 2/1, 1993, Idea e Scienza dell’Antichità. Roma e l’Europa (1700-1770). Roma nel primo ‘700.
14 Minor, « The Corsini Chapel », art. cité.
15 Lalande, Voyage d’un François en Italie, op. cit., p. 382.
16 « smisurata, e bellissima urna di porfido, ch’ era sotto il portico del Panteon negletta », Filippo Titi et Gaspero di Carpegna, Studio di pittura, scoltura et architettura nelle chiese di Roma. Dell’abb. Filippo Titi da città di Castello, dottore dell’ una, el altra legge, proton. apost. Nel quale si hà notitia di tutti gl’artefici, che hanno ivi operato; con una breve introduttione delle fondationi e ristori delle medesime chiese, e strada facile per ritrovarle, Rome, Mancini, 1674, p. 210.
17 « non mancando all’ornamento di questa vaga cappella, nè ricchezza, ne bellezza di marmi », Frans Schott, Itinerario d’Italia di Francesco Scotto in questa nuova edizione abbellito di rami, accresciuto, ordinato, ed emendato, ove si descrivono tutte le principali città d’Italia, e luoghi celebri, con le loro origini, antichità, e monumenti singolari, che nelle medesime si ammirano, Rome, Amidei, 1747, p. 363 ; « tutta di preziosi marmi », Pietro Rossini, Il Mercurio Errante delle grandezze di Roma, 1741, p. 109.
18 « Dare in Luce, o Mettere in luce », Giovanni Gaetano Bottari, article « Luce », dans Vocabolario della Crusca, op. cit., t. 3, p. 95-96, en ligne : www.lessicografia.it.
19 Careri, Envols d’amour, op. cit.
20 Voir notamment Robert Engass, « Two Contrasting Concepts of Color in the Architecture of the Roman Baroque », dans Henry A. Millon et Susan Scott Munshower (dir.), An Architectural Progress in the Renaissance and Baroque: Sojourns In and Out of Italy, University Park, Penn State Department of Art History, 2002, p. 407-409. L’auteur distingue la chapelle Saint-Ignace dans l’église du Gesù et la chapelle Corsini. Il s’intéresse à leur usage et à leur style, notamment aux couleurs employées.
21 « Minuta e seca » selon Francesco Valesio, le 4 février 1735 dans le Diario Ordinario (di Roma), Rome, Chracas, 1729-1736, t. 5, livre 10, p. 758.
22 Lalande, Voyage d’un François en Italie, op. cit., p. 382.
23 La bulle Unigenitus, fulminée en 1713 par le pape Clément XI, condamne 101 propositions jansénistes des Réflexions morales de l’oratorien Pasquier Quesnel.
24 Hyde Minor, « The Corsini Chapel », art. cité.
25 Athanase Kircher, « Métaphysique de la lumière et de l’ombre (Rome, 1646) », trad. par D. Merle, dans Frédéric Cousinié, Félicie de Maupeou et Célia Nau (dir.), La lumière parle. Lumières, reflets, miroirs du Moyen Âge à l’art vidéo, Paris, Éditions 1:1, 2016, p. 245-298.
26 Pour le motif de la gloire, voir Frédéric Cousinié, Gloriae. Figurabilité du Divin, Esthétique de la Lumière, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018.
27 Pierre-François Moreau, « La lumière naturelle chez Spinoza », dans Christian Biet et Vincent Jullien (dir.), Le siècle de la lumière, Paris, ENS Éditions, 1997, p. 69
28 Ibid.
29 Edgar de Bruyne, Études d’esthétique médiévale, Paris, Albin Michel, 1998, t. 2, p. 17.
30 « Che se essendem’io trattenuto a considerare l’estrinseca Maestà della Lateranense Facciata, di cui ora poc’anzi parlai, non passassi a poi più attentamente riflette all’intrinseca, che in questa ornamentissima Capella corsini contiensi, simile mi renderei a chi contemplando ricco drappo, che coprisse Quadro di sommo valore, più avanti poi non passasse a gustare del maraviglioso e stupendo, che l’Eccellente Pennello dipinsi. » Gaddi, Roma nobilitata…, op. cit., p. 23.
31 Jonathan Crary, Techniques de l’observateur. Vision et modernité au xixe siècle, Bellevaux, Dehors, 2016 [1995], p. 108.
32 Ibid.
33 Voir le dictionnaire en ligne sur le site de l’Accademia della Crusca : http://www.lessicografia.it.
Auteur
Alexia Vahlas est doctorante contractuelle de l’école doctorale Histoire de l’art (ED441) à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Depuis 2017 elle effectue des recherches sur Les relations entre architecture et sculpture à Rome sous le pontificat de Clément XII Corsini (1730-1740), sous la direction d’Étienne Jollet. Elle est chargée d’enseignement à l’université Paris 1 et a été à deux reprises boursière de l’École française de Rome.
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