Awareness Shows
Apprendre par les images subliminales
p. 97-108
Texte intégral
1En 1952, avec Rough Sketch for a Sample Lesson for an Hypothetical Course, Charles et Ray Eames, les designers industriels américains les plus célèbres du xxe siècle, réalisent leur première installation grand format de projection simultanée d’images. Caressant initialement le projet d’ériger un nouveau bâtiment pour son école, le peintre Lamar Dodd, doyen des Beaux-Arts de l’université d’Athens (Géorgie), obtient une bourse conséquente de la Rockefeller Foundation. Le projet de bâtiment rapidement abandonné, Dodd invite alors le designer George Nelson à engager une réflexion sur la conception d’une pédagogie transversale des arts. Ce designer tergiverse, se laisse convaincre puis invite Alexander Girard et les Eames à le rejoindre. Après neuf mois de recherche, à l’été 1952, ils présentent une matrice pour l’art et son enseignement dans l’amphithéâtre de l’université. Intitulé Art X, ou The Georgia Experiment selon Nelson, ou Rough Sketch for a Sample Lesson for An Hypothetical Class par les Eames, ce programme révolutionnaire entre en résonance avec le projet d’éducation plébiscité par le gouvernement américain. Ce dernier promeut à l’époque une pédagogie audiovisuelle à renfort de teaching machines si bien qu’« à la fin des années 1950, la place des équipements audiovisuels dans les écoles n’était déjà plus sujet à discussion. À sa place, l’accent était porté sur les standards de ce qui devait y être délivré et de quelle manière y parvenir.1 » Ces recherches répondent à l’idée que les écoliers doivent pouvoir se retrouver dans le « Niagara de data2 » quotidien. Dans ce contexte, nos quatre designers élaborent leur cours comme une expérience sensorielle inédite, soumettant les professeurs et les étudiants à une déferlante d’informations audiovisuelles pendant presque une heure.
2Pour ce cours hypothétique adaptant les méthodes d’enseignement à l’environnement des baby-boomers, Nelson, Girard et les Eames mobilisent d’importants dispositifs de projection entremêlant photographies, films, musiques et même odeurs synthétiques transitant par le système de ventilation du bâtiment. L’ensemble est commenté au micro par Nelson et Charles Eames. Précurseur d’un design post-média libéré des contraintes fonctionnalistes, « le cours d’une heure magnifiquement élaboré commence par une projection d’un film de diapositives d’une durée de 10 minutes composé par Nelson. Suit un film de 10 minutes des Eames sur les “procédés de communication” ; une série de diapositives de Nelson (une à la fois, ou trois par trois) sur la question de l’abstraction ; puis l’extrait d’un film français de 4 minutes sur l’évolution du lettrage et d’un fragment de film de 3 minutes sur la “calligraphie animée du son”3 ». Grâce à des procédés de libre association, l’enseignement prodigué offre à chacun la possibilité d’utiliser à sa guise les informations délivrées : « A Sample Lesson veut abattre les barrières entre les champs de la connaissance et de l’apprentissage, et rendre les gens “plus à l’écoute de leur intuition”, tout en augmentant “les communications entre les individus et les choses”4. »
3Fin 1953, les Eames poursuivent cette première expérience, répondant à la demande de William Wurster, doyen de l’école d’architecture de l’université de Berkeley, de refondre la première année du cours de design. Ils sont invités à « penser le design dans des termes nouveaux afin de connecter des expériences et des événements, l’histoire et la pratique5 ». Pour ce faire, ils remanient et redéveloppent la présentation d’Athens en travaillant sur la saturation des informations6. Le pamphlet distribué à l’occasion du dernier cours qui se déroula à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA) fait ressortir la dimension de l’entreprise pédagogique, relevant « plus d’une expérience que d’un fait solide7 ».
Quand les images deviennent subliminales
4Une telle stimulation des sensations audiovisuelles sollicitant sans relâche les sens des spectateurs, à une vitesse si importante qu’elle empêchait d’en prendre consciemment la mesure, renvoie aux fondements du subliminal, une notion qui était alors encore peu connue des Américains. Le sujet est rendu public quelques années après, en septembre 1957, quand James MacDonald Vicary, un commercial travaillant dans la publicité, organise une conférence de presse pour y faire une annonce sensationnelle. Après avoir inséré des messages vantant le pop-corn et le Coca-Cola à la vitesse de 1/3000e de seconde, toutes les 5 secondes, dans les parties noires du film Picnic de Joshua Logan, Vicary en tire des conclusions édifiantes. Il établit un lien de causalité entre l’augmentation des ventes de ces deux produits et les insertions prescriptives sur l’écran. Au cours des six semaines de son expérimentation au cinéma Fort Lee (New Jersey), les recettes ont augmenté d’environ 60 % pour le maïs soufflé et de 18 % pour le soda. Ces répétitions imperceptibles pour l’œil dévoilent l’existence d’une dynamique inconsciente qui, pour la première fois, avait échappé aux laboratoires secrets de la recherche militaire et aux cabinets des psychologues pour s’infiltrer, via la publicité, au sein de la culture populaire : « la preuve anecdotique semblait confirmer le pouvoir totalitaire de type Big Brother d’ordres dissimulés qui se seraient glissés “en dessous du seuil de la conscience”8. »
5L’année suivante, en 1958, intriguée par ces tergiversations, la Central Intelligence Agency (CIA) commande à Richard Gafford The Operational Potential of Subliminal Perception, une étude sur les images subliminales9 et sur leur incidence quant aux choix du sujet stimulé. Les conclusions de Gafford, hésitantes, rendent difficile de statuer sur l’éventuelle portée des opérations de contrôle mental par l’insertion répétitive et brève d’informations. Pour autant, le subliminal est l’objet d’examens dans le cadre du programme secret MKULTRA inauguré par Allen Dulles en 1953 et confié au médecin-psychiatre, le Dr Sidney Gottlieb. Des années après, « des enquêtes du Congrès révèlent que les scientifiques du programme MKULTRA ont mené plusieurs sérieuses expériences sur des citoyens qui l’ignoraient avant d’estimer que les manipulations subliminales étaient semblables à une promenade dans un parc. Quand on associe la CIA au subliminal, on peut être sûr d’une chose : les agents chargés du contrôle mental n’auraient jamais exclu des opérations subliminales sur la base de considérations éthiques10. » Au cœur de la Cold War on the Mind comme la qualifie John Marks, l’auteur d’In Search of the Manchurian Candidate (1979), les images projetées simultanément sur des dizaines d’écrans aux formes géométriques variées ne permettent pas aux spectateurs de faire le tri, ou d’en mesurer sérieusement l’influence. S’il a fallu attendre que le subliminal devienne un sujet grand public pour que la CIA engage une réelle investigation, Gafford rappelle en préambule de son document déclassifié en 1994 que, loin d’être nouvelle, la manipulation par les images subliminales a été disséquée dans les laboratoires de l’agence américaine depuis plus de soixante-dix ans, et que la CIA a conduit de nombreux essais de conditionnement liés aux perceptions extrasensorielles. Le projet des Eames prend donc place dans ce contexte trouble de la guerre froide où le subliminal est à la fois un objet de fascination et le support de la paranoïa des citoyens ordinaires face aux pouvoirs des organisations secrètes et du gouvernement.
6En 1909 déjà, Hugo Müstenberg s’intéressait à la mesure, en milliers de secondes par les appareils de psychométrie, du temps imparti à la captation d’une information. Le psychologue estima qu’un individu pouvait être hypnotisé sans qu’un quelconque contact physique ou visuel ne se produise. En postulant que la voix transitant via le téléphone, par exemple, pouvait suffire à la suggestion, il valida la possibilité d’employer d’autres canaux technologiques. On peut ainsi lancer l’hypothèse que les Awareness Shows, un mot-valise inventé par les Eames pour qualifier leurs montages d’images, en est l’une des possibles matérialisations. Il est intéressant à cet égard de noter que Charles Eames n’a jamais caché son intérêt pour l’emprise mentale : « Pendant des années, j’ai essayé l’auto-hypnose en me regardant au-delà d’une bougie devant un miroir11. » Avec leurs élégants montages projetés sur des écrans savamment disposés dans des espaces conçus spécialement pour les accueillir, les Awareness Shows s’engagent dans une direction « exigeant une absorption intense, concentrée sur un objet, et positionnant les foules dans des conditions approximativement proches de la transe hypnotique12 » prolongeant les descriptions de Müstenberg en son temps.
7À la fin des années 1950, pour la première fois, le subliminal sort des laboratoires et irrigue les discours et les pratiques des artistes et des architectes, une dimension inexistante dans le champ du design à l’exception des Eames qui n’hésitent pas à revendiquer un travail de « corruption » d’images « concurrentes ». Aux théories de Norbert Wiener et de Claude Shannon13, ils empruntent leur esthétique des « informations plutôt que du sens14 » qui donne « au spectateur plus d’informations qu’il ne peut en assimiler et cette sur-information court-circuite les conduits normaux de raisonnement inductif15 ». La modification des perceptions engage une circulation différente des informations où les éléments ne sont pas perçus convenablement dans leur intégralité, incitant les spectateurs à lier des unités apparemment déconnectées en syntagmes pour concevoir leurs associations. On retrouve ces mêmes ressorts dans la projection des 2 200 images sur 7 écrans de Glimpses of the USA (1959)16 ou dans leur installation composée de 22 écrans, Think (1964).
8Le soin que les Eames portent aux espaces permet d’amplifier ce trip, un terme que Mina Hamilton utilise pour qualifier son expérience de Think. La journaliste se désole du désordre provoqué :
la succession rapide d’images jetées sur l’écran placé loin les uns des autres crée parfois de la confusion […] La vitesse de l’exposition […] est si importante qu’une personne n’a pas assez de temps […] elle appréhende donc sur un mode aléatoire les différents ensembles d’information […] une succession d’images et de sons se déplaçant si rapidement à travers le temps et l’espace qu’ils ne peuvent être isolés, reconnus, ou retenus par la mémoire comme des événements individualisés, mais qu’ils sont entrelacés pour fonder une impression totale. Le résultat en forme de kaléidoscope est écrasant et “spectaculaire”17.
9Plutôt que de faciliter le déchiffrage des éléments qui constitue le flux produit à partir de leur banque de données qui compte 750 000 clichés, les Eames sollicitent le spectateur sans lui laisser de répit. En déversant plus d’informations que ceux-ci ne peuvent en assimiler, les conduits habituels du raisonnement inductif dépourvus de prescriptions, de commentaires ou d’explicitations sont court-circuités.
Occupations spatiales
10Avant de nous pencher sur les raisons d’être de ces courts-circuits, faisons un détour par les espaces de projection qui dialoguent avec les Awareness Shows. Depuis quelques années, ils sont généralement envisagés dans la perspective des dispositifs spatiaux utilisés par l’armée. En effet, au cours de la Seconde Guerre mondiale, les forces militaires ont fait appel à des designers industriels aussi connus qu’Eliot Noyes, Henry Dreyfuss, Eero Saarinen ou Donal McLaughlin, l’ancien assistant de Walter Teague qui rejoint la Secret War Room18. Préoccupé par la mise en place d’une « philosophie de présentation19 », le département de la communication visuelle de l’armée américaine, créé en 1941, se consacre aux formalisations non verbales et symboliques, et invite la première génération de designers industriels américains à élaborer une présentation claire des avalanches d’informations militaires dans les Situation Rooms, des espaces spécialement conçus à cet effet sous la direction du designer Saarinen, chef de la Special Exhibits Division. Son équipe, formée de dessinateurs d’animation, de designers et d’artistes, expérimente des nouvelles techniques pour favoriser la circulation d’idées. Elle parvient à concevoir des formats de monstration facilitant la captation d’importantes sommes d’informations.
11La proximité et l’amitié entretenues par les Eames avec Saarinen et Buckminster Fuller qui travaillait aussi pour l’armée peut questionner la marge de manœuvre des premiers face au gouvernement, ainsi que l’influence de ces typologies militaires sur leur Awareness Shows. Beatriz Colomina a fait état de la difficulté à trancher ce point : « Que les Eames aient su quelque chose de ce projet, durant les années de guerre, reste peu clair ; mais il est très probable qu’ils en aient pris connaissance après la guerre, étant donné leur amitié avec Fuller, Saarinen et Dreyfuss20. » Ainsi, en 1970, à l’occasion de la deuxième conférence qu’il donne dans le cadre des « Norton Series », Charles Eames s’est référé explicitement à la salle des opérations de l’armée : « Dans la gestion d’une ville, à coup sûr, le discours linéaire ne tient pas la route. Nous imaginons une salle de contrôle municipale ou un centre de santé mondial (plutôt comme une salle des opérations) où toute l’information par satellite et autres sources puissent être contrôlées [Le World Game de Fuller est un exemple]21. »
12Depuis Rough Sketch for a Sample Lesson for an Hypothetical Course, les Eames se sont intéressés à l’organisation des espaces de projection de leurs projets, de Glimpses of the USA (1959) au IBM Information Machine à Bruxelles (1958) et de Think au pavillon IBM de la World’s Fair de New York (1964) aux « Norton Series », la série des six conférences données par Charles Eames à Harvard entre octobre 1970 et avril 197122. L’exemple le plus probant est sans conteste l’American National Exhibition de Moscou (1959) dont la configuration des 7 400 mètres carrés d’espace d’exposition avec ses immenses écrans dominant de leur hauteur les spectateurs joue un rôle essentiel dans la perception de Glimpses of the USA. Le nombre d’images et la vitesse de leur défilement permet à l’œil de se perdre dans le flux des images, mais il n’autorise pas le spectateur, assailli par la surcharge d’informations, à en contrôler l’acquisition. Glimpses of the USA est un pied de nez à Spoutnik : en plus de laisser un signal sonore dans son sillage pour signaler sa présence, le film de 2 200 visuels « […] simule la surveillance satellitaire […] il pénètre dans les espaces les plus intimes pour en révéler tous les secrets. […] Se sentant anxieux à la pensée qu’un œil russe pût les observer d’en haut, les Américains ripostaient en surexposant ce que cet œil ne pourrait jamais voir23 ».
13Les allers-retours entre les espaces et les séquences d’images forment un efficace dispositif dual pour lequel les Eames ont posé une analogie entre le cerveau et l’espace. Dans A Computer Perspective (1973), ils ont fait de « la projection fragmentée des seize minutes du film Think, [une] véritable tentative de révélation des cheminements secrets des connexions cellulaires intrinsèques à l’exercice de la pensée24 ». Ils ont repris un schéma signé Charles Darwin tiré de L’origine des espèces accompagné de la mention suivante : « Mon cerveau semble être devenu une sorte de machine à concevoir des lois générales à partir d’une vaste collection de faits25. » Ce rapprochement examiné par Jean-Christophe Royoux prend davantage de poids s’il est associé aux méandres neurologiques tout en conduits et pipelines 26 du New Environment 27 tel qu’il a été élaboré par le designer Noyes pour qualifier la logique de l’entreprise IBM avec laquelle les Eames collaborent régulièrement, et pour laquelle ils conçoivent le magistral Think. La multiplication des informations circulant au sein d’une vaste et complexe tuyauterie est caractéristique de la stratégie de dissémination des pratiques managériales de communication de la multinationale. Elles réfléchissent la stratégie de rapprochement entre les ordinateurs de la marque et le cerveau, en un parallélisme que les Eames ont explicité dans View From the People Wall dans le pavillon IBM à la World’s Fair de New York. Rapprochement avec le cerveau, connections et circulations des réseaux, ou Situation Rooms de l’armée… ces analogies et conjectures sont autant d’hypothèses montrant les tentatives toujours vivaces de comprendre l’origine des espaces dans lesquels les Eames projettent leurs Awareness Shows.
Une puissance invisible
14Les réalisations des Eames se déploient dans un environnement de guerre froide plus anxiogène encore puisqu’il s’occupe de pédagogie et implique de jeunes esprits démunis, un contexte qui devrait davantage se soucier de se prémunir de l’éventuelle menace du subliminal. Pourquoi craindre les projections immersives des Eames qui revendiquent un idéal démocratique, même si elles revisitent des tactiques proches de celles utilisées pour les manipulations mentales ?
15Le cas d’étude à cet égard est remarquable parce qu’il souligne la manière dont un ensemble de caractéristiques – dont le scénario, la déconstruction du sens, la dissolution de repères ainsi que la perte de la cohérence, voire de la continuité, et la sollicitation des sens et des sensations – établit une pratique ambivalente. En relevant des instruments de contrôle habituellement utilisés pour la guerre psychologique, ce procédé s’inscrit dans la paranoïa de la guerre froide, mais pas seulement. Les Eames prescrivent leurs dispositifs de réceptivité en vantant la manière dont ils servent la démocratie et facilitent l’apprentissage de son individualité : « Vous regardez et vous faites votre choix. » Mais, dans le même temps, on ne peut oblitérer que ces pratiques relèvent du codage, du décodage et de la manipulation. Les expériences imposées à des « cobayes » ignorants de ce qu’ils subissent, en partie sans leur consentement, rendent incertaine la nature de la relation entre la pratique du subliminal et les tentatives pédagogiques des Eames, étant donné que les deux s’emparent des mêmes techniques. Comment donc dissocier les recherches en manipulations mentales par les images et les montages discontinus et hétérogènes des Eames qui structurent leur œuvre ? « Un modèle architectural assume autant une fonction de feed-back que de persuasion… Les films peuvent être utilisés de cette façon-là aussi […] Pour construire une bonne description lisible, cependant “objective”, vous devez vous engager personnellement et avec force pour parvenir à user de persuasion ; vous devez traiter avec sérieux l’art de la persuasion28. »
16Reste à savoir à quelles fins s’engagent les Eames en altérant de la sorte les circuits traditionnels dans des installations spectaculaires qui peuvent basculer autant du côté du libre choix que du contrôle. Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité que nous avons déjà relevé que les avalanches visuelles ne permettent jamais aux spectateurs de prendre la mesure de la déflagration qu’ils subissent. Il ne fait aucun doute que Rough Sketch for a Sample Lesson for an Hypothetical Course et les formats ultérieurs des Eames, examinés ici, n’ont pu complètement échapper au contexte de propagande et de persuasion visuelle de la guerre froide. Par conséquent, on peut se demander si le couple n’a pas réussi ainsi à contourner les processus de contrôle habituellement utilisés pour la publicité, le marketing de masse et la guerre psychologique afin de faire émerger un nouvel individu en prise avec la complexité de son environnement ? Glimpses of the USA, la septuple projection de 13 minutes commandée par la United States Information Agency (USIA) a été conçue pour servir les intérêts d’une propagande procapitaliste et antisocialiste diffusée au sein du parc Sokolniki à Moscou. Les sept bobines projetées simultanément délivraient des merveilles et une opulence inconnue des Soviétiques. Cependant, derrière la propagande lissée promouvant les valeurs et les bienfaits du libéralisme américain, les Eames communiquaient aux spectateurs une expérience de liberté essentiellement artistique en les invitant à produire leurs propres associations et imaginer toutes les connexions possibles afin de produire du sens, quitte à ce qu’il n’ait de raison d’être que pour soi-même.
Manipulation, totalitarisme ou démocratie ?
17La séquentialité tournoyante des images et la fragmentation de la vision ne peuvent être unilatéralement rangées derrière le totalitarisme et le contrôle mental, elles peuvent aussi relever d’une expérience de liberté. En reprenant à leur compte les théories que György Kepes a développées dans Langage of Vision (1944), une influence centrale dans leurs recherches, les Eames justifient l’idée selon laquelle les Awareness Shows peuvent restaurer et unifier une psyché fracturée par l’environnement chaotique du monde moderne29. Le sujet disloqué trouverait ainsi un biais l’aidant à se reconstruire grâce aux images délivrant un « acte d’intégration30 » ou « médium d’éducation inestimable31 » tiraillé entre l’ordre de l’image et l’ordre social. Comme le postule Fred Turner dans The Democratic Surround: Multimedia and American Liberalism from World War II to the Psychedelic Sixties, en portant l’accent sur le rôle des images et leur circulation, les projections immersives des Eames mettent en scène une idéologie où derrière la désincarnation des flux d’images projetées en continu, se joue l’adoption de principes démocratiques individualisés. Les Awareness Shows des Eames sont inspirés par des théories récentes aux États-Unis :
Les techniques de la “New Vision” de Moholy et du “Field of Vision” de Bayer permettaient de résoudre un problème pour les Américains qui voulaient promouvoir la morale. Si la communication fasciste était instrumentalisée pour façonner les individus en une classe irréfléchie, ces modes de voir promus par le Bauhaus avaient été conçus pour servir le projet opposé : à l’instar des cours de propédeutique, ils exigeaient des individus qu’ils s’emparent des images déployées et qu’ils les tricotent ensemble à leur façon et dans leur propre tête. Au cours de ces étapes, ils reformeraient ainsi à la fois leur psychisme fragmenté et, potentiellement, la société elle-même32.
18Pour démontrer la dimension politique du design, Turner décrit les stratégies latentes derrière les accrochages apparemment semblables de photographies. Après avoir analysé The Task of Press Is the Education of the Masses d’El Lissitzky exposé dans le pavillon soviétique à Cologne en 1928, il oppose le Baugewerkschafts Ausstellung, une démonstration de l’efficacité auprès du public de l’association dynamique d’images et de textes, conçue par Herbert Bayer en 1931 à Berlin au Tenth Anniversary of the Facist Revolution de Giuseppe Terragni, un conséquent photomontage de textes et d’images présenté à la Mostra della Rivoluzione Fascista au Palazzo delle Esposizioni à Rome en 1932. Pour Turner, les deux projets sont « fascinés par le pouvoir des spectateurs entourés par des images venues influencer leurs idéaux […] Et pourtant, bien qu’elles partagent une conception d’un environnement total des écrans, les images de Bayer étendaient le champ de la vision du spectateur en lui présentant une alternative distincte à la psychologie, à la politique et à l’esthétique fasciste33 ». Turner montre que la scénographie de Terragni aspire à la dissolution de l’individu dans une totalité conférée par l’accrochage bord à bord des œuvres : « Les expositions fascistes présentent des environnements menaçants dominés par une seule idée : les gens devaient se fondre et fusionner en une unique machine, valorisée et investie par ses dirigeants34. » Au contraire, les accrochages de Bayer, où les œuvres sont sensiblement éloignées les unes des autres par des interstices, favorisent le sentiment de singularité du spectateur sans annihiler son appartenance à la collectivité. Les deux formats semblent si proches qu’on pourrait les confondre, mais Turner souligne la manière dont deux idéologies radicalement opposées s’affrontent ici, au-delà des apparences entre fragmentation et unité, totalitarisme et démocratie, individualité et société.
⁂
19Les projets des Eames rejouent ces oppositions entre lavage de cerveau et volonté individuelle. Coïncidant avec l’âge de l’information des années 1950, les Awareness Shows, caractérisés par les leurres définis par Kepes dans ses leçons sur le camouflage, que l’artiste développa pour l’armée avant d’en enseigner les techniques à la School of Design de Chicago, associent « l’interruption » et « la simulation » à « la dispersion ». Les Eames orchestrent ainsi une « aventure pré-McLuhan dans un abandon participatif sensoriel total – une immersion dans un spectacle visuel et sonore à grande échelle en avance de plusieurs années sur “l’abandon à ses sensations” […] des concerts de rock et du cinéma des années 196035 ». Et cet abandon n’altère aucunement la possibilité de se prémunir du contrôle mental car, comme le souligne Charles Acland dans Swift Viewing, « curieusement, la réponse essentielle à la menace du subliminal tenait à ce que, en fin de compte, l’individu prévaudrait s’il était bien armé, doté d’une bonne éducation moderne36 ». Les Awareness Shows des Eames portent haut l’idée d’un apprentissage salvateur délivrant ses outils pour reprendre le contrôle sur les flux d’images en train d’envahir le quotidien. À la puissance quasi hypnotique des images et aux sollicitations des sens, les films des Eames ont sans doute mal, ou peu, mesuré l’infiltration des pratiques de contrôle mental dans leur travail, mais qu’importe, ils les ont renversées pour servir des desseins et des idéaux démocratiques.
Notes de bas de page
1 Charles R. Acland, Swift Viewing: The Popular Life of Subliminal Influence, Durham, Duke University Press, 2012, p. 183. Sauf mention contraire, toutes les traductions sont de l’auteure.
2 Voir Marshall McLuhan, « Cybernetics and Human Culture » (1964), repris dans Stéphanie McLuhan, David Staines, Understanding Me: Lectures and Interviews, Toronto, McClelland & Stewart, 2003, p. 52.
3 George Nelson cité dans Stanley Abercrombie, George Nelson: The Design of Modern Design, Cambridge, The MIT Press, 1995, p. 145.
4 Charles et Ray Eames, George Nelson, Alexander Girard, « A Sample Lesson Brochure », Los Angeles, University of California, Los Angeles (UCLA), Eames Office Archive, 1953.
5 John Neuhart, Marilyn Neuhart et Ray Eames, Eames Design, New York, Harry N. Abrams, 1989, p. 185.
6 George Nelson cité dans Abercrombie, George Nelson, op. cit., p. 145.
7 Eames, Nelson, Girard, « A Sample Lesson Brochure », art. cité.
8 Jon Elliston, Mind Control, Subliminal Persuasion, 1998-1999, en ligne : http://www.oocities.org/area51/shadowlands/6583/project196.html
9 Richard Gafford, « The Operational Potential of Subliminal Perception », Studies in Intelligence, 2, printemps 1958, en ligne : https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/DOC_0000606555.pdf
10 Elliston, Mind Control, op. cit.
11 Charles Eames, tapuscrit, Norton Lectures, Lecture #2, 2 novembre 1970, Eames Office.
12 Acland, Swift Viewing, op. cit., p. 54.
13 Norbert Wiener, Claude E. Shannon, The Mathematical Theory of Communication, 1948, en ligne : https://monoskop.org/images/b/be/Shannon_Claude_E_Weaver_Warren_The_Mathematical_Theory_of_Communication_1963.pdf
14 Charles et Ray Eames, A Computer Perspective, Cambridge, Harvard University Press, 1973, p. 144.
15 Paul Schröder, « Poetry of Ideas: The Films of Charles Eames », Film Quarterly, printemps 1970, p. 6.
16 « On a utilisé du film 70 mm pour l’exposition à Moscou parce qu’il y avait une distance importante, et des écrans énormes. Le spectacle devait être vu par 5 000 personnes […] c’était la seule raison pour justifier la présence de tant d’écrans. Nous sentions que plutôt que de voir une image qui signifie une seule personne, en en voyant sept, ça impliquait un grand nombre, mais qui serait encore “regardable”. Nous avons fait quantité d’expériences, avec douze écrans, neuf, huit, et on a estimé que sept était manipulable, mais conservait cette qualité de “l’innombrable”. » (Ray Eames dans Ruth Bowman, « Oral History Interview With Ray Eames, 28 juillet-20 août 1980 », Archives of American Art, Smithsonian Institution, Archives of American Art, Venice, Californie, en ligne : http://www.aaa.si.edu/collections/interviews/oral-history-interview-ray-eames-12821)
17 Mina Hamilton, « Films at the Fair 2 », Industrial Design, mai 1964, p. 36-38 cité par Pat Kirkham, Charles and Ray Eames: Designers of the Twentieth Century, Cambridge, The MIT Press, 1995, p. 325 et 328.
18 Voir Barry Katz, « The Arts of War: “Visual Presentation” and National Intelligence », Design Issues, 12/2, été 1996, p. 3-21.
19 Ibid., p. 7.
20 Beatriz Colomina, Cernés par les images. L’architecture de l’après Spoutnik, Paris, Éditions B2, 2013, p. 53.
21 Tapuscrit des conférences Norton, box 217, dossier no 10, octobre 1970-avril 1971, The Work of Charles et Ray Eames, Manuscrit Division, Library of Congress, Washington, 54, citation traduite par Helène Nirven dans Colomina, Cernés par les images, op. cit., p. 54.
22 « En donnant ses conférences Norton, Eames a attiré l’attention sur ses films et ses montages diapo, qui duraient de quelques minutes à 10 ou 15 minutes. Ses films examinent un seul sujet, habituellement un concept abstrait, ils l’explorent et l’épuisent. Les films sont simples, des présentations élégantes et scientifiques, mises au point artistiquement. “Le sujet est le médium et les films sont simplement un essai entre parenthèse” disait-il. » (Lilian Kemp, The Newgate Calendar, 9 août 1971, p. 35)
23 Colomina, Cernés par les images, op. cit., p. 53
24 Jean-Christophe Royoux, « Le cerveau-Machine : les dispositifs d’images et le paradigme de l’ordinateur », dans Olivier Lugon (dir.), Expositions et médias, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2012, p. 340-341.
25 Eames, A Computer Perspective, op. cit., p. 16.
26 « […] the principal lesson we have learned, I believe, is that you must make use of a number of pipelines, upward as well as downward. Parallel communication paths may seem unnecessary to some. But we have found that any single path can be only partly successful, that certain information flows better over some paths than others, and that all employees do not react in the same way to a given medium. Management must have a wide selection of communication means at its disposal. » (Thomas J. Watson Jr., A Business and Its Beliefs: The Ideas that Helped Build IBM, New York, McGraw-Hill, 1963, p. 59-60).
27 Thomas J. Watson, “The New Environment”. A Business and its Beliefs: The Ideas that Helped Build IBM, New York, McGraw-Hill, 1963.
28 Tapuscrit de la conférence de Charles Eames, « American Academy of Arts and Sciences Lecture », Boston, Box II:218, 1976, n. p., The Work of Charles et Ray Eames, Manuscrit Division, Library of Congress, Washington.
29 Voir Fred Tuner, The Democratic Surround: Multimedia and American Liberalism from World War II to the Psychedelic Sixties, Chicago, University of Chicago Press, 2013, p. 256.
30 György Kepes, Language of Vision, Chicago, Paul Theobald, 1944, p. 13. Voir Julie Jones, « Un art publicitaire ? », Études photographiques, 19 décembre 2006, p. 46-67, en ligne : http://etudesphotographiques.revues.org/1262
31 Kepes, Language of Vision, op. cit., p. 13.
32 Turner, The Democratic Surround, op. cit, p. 82.
33 Ibid., p. 90.
34 Ibid., p. 91.
35 Kirkham, Charles and Ray Eames, op. cit., p. 154.
36 Ibid., p. 191.
Auteur
Alexandra Midal est professeure ordinaire en histoire et théorie du design à la Haute École d’art et de design (HEAD) de Genève et commissaire d’exposition indépendante. Elle a été assistante de Dan Graham, directrice du Fonds régional d’art contemporain (FRAC) de Haute-Normandie, a créé et dirigé la Design Project Room (HEAD-Genève) et a été commissaire d’exposition pour des musées : musée d’Art moderne Grand-Duc Jean (Mudam) de Luxembourg, Wolfsonian Museum de Miami, Cité du design de Saint-Étienne, Artist’s Space de New York, Art and Design Atomium Museum (ADAM) de Bruxelles, musée d’Art moderne et contemporain (MAMC) de Saint-Étienne, etc. Sa prochaine exposition en co-commissariat avec Sébastien Delot sera présentée au Lille Métropole musée d’Art moderne, d’art contemporain et d’art brut (LaM) en 2020. Elle a aussi réalisé « Drive-In », sa première exposition d’essais visuels au musée d’Art contemporain (CAPC) de Bordeaux en 2018-2019. Elle est la directrice du Festival of Invisible Films qui présente des films expérimentaux de designers. Ses derniers ouvrages sont La Manufacture du meurtre (Zones, 2018) et Design by Accident for a New History of Design (Stenberg Press, 2019).
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Le fond de l’œuvre
Arts visuels et sécularisation à l'époque moderne
Émilie Chedeville, Étienne Jollet et Claire Sourdin (dir.)
2020
L’architecte et ses modèles
Intentions, connaissance et projets à la période contemporaine
Jean-Philippe Garric (dir.)
2021
L’église microcosme
Architecture, objets et images au Moyen Âge
Philippe Plagnieux et Anne-Orange Poilpré (dir.)
2023