1Le Moyen Âge, depuis son « invention » au xix^e siècle, a longtemps constitué et constitue parfois encore aussi bien une sorte de miroir inversé de la société occidentale que son espace originel, son lieu primitif¹. Cette seconde appréhension, celle d’un Moyen Âge pensé comme ancêtre lointain mais direct de notre société, a particulièrement informé les recherches sur l’évolution des formations politiques de l’Europe chrétienne latine, notamment pour la période qui s’étend entre xii^e et xv^e siècle. En France comme en Italie, les différentes organisations politiques de la fin du Moyen Âge sont ainsi longtemps restées prisonnières de paradigmes d’interprétation fixés au cours du xix^e siècle, au moment même où s’imposait un modèle politique nouveau, celui de l’État-Nation. Le présent article se concentrera sur la manière dont les historiographies italienne et française ont radicalement renouvelé ces paradigmes à partir de la fin des années 1960, et sont parvenues, non sans heurts, à établir récemment un « programme commun » capable à la fois de « dénationaliser le passé », c’est-à-dire de soustraire complètement les évolutions politiques de la fin du Moyen Âge à une douteuse prédestination nationale, et de « désétatiser le politique », c’est-à-dire de tenter d’analyser l’ensemble des pratiques politiques de l’époque sans les passer au tamis d’un État réifié et totalisant. On reviendra d’abord sur les étapes en France et en Italie de ce renouvellement historiographique, qui a eu lieu au même moment dans les deux pays, mais, en raison d’une réception réciproque manquée, de manière parallèle et globalement hermétique, avant d’évoquer brièvement pour finir les lignes directrices du récent rapprochement2.

2Jusqu’aux années 1950, l’analyse de l’évolution des formations politiques à la fin du Moyen Âge restait largement tributaire de modèles d’interprétation anciens, d’un côté comme de l’autre des Alpes. En France, le schéma interprétatif développé par Augustin Thierry dans son Essai sur l’histoire de la formation et des progrès du Tiers État³, écrit à la toute fin de la Monarchie de Juillet et publié sous la II^e République, avait ainsi fixé « pour longtemps l’esprit dans lequel a été abordée l’histoire de l’État en France à la fin du Moyen Âge et les grands thèmes qui l’ont dominée », en faisant de la période comprise entre xiii^e et xv^e siècle le moment décisif d’affirmation de la monarchie française, réalisée grâce à une alliance entre le roi et la bourgeoisie, capable par un puissant développement administratif et une progressive centralisation du pouvoir de « détruire les pouvoirs et les privilèges féodaux » et de construire « l’égalité civique, l’unité nationale et l’unité d’administration⁴ ». Ce paradigme ne fut guère remis en question par les historiens de l’école méthodique, qui se contentèrent d’en documenter les aspects institutionnels et administratifs et de le réorienter dans une perspective visant désormais moins à la défense de la monarchie constitutionnelle bourgeoise qu’à l’exaltation de l’unité nationale du peuple français sous l’égide de la III^e République et face à l’ennemi allemand, « selon un axe de recherche faisant de l’État, non spécifié et toujours présent, le nécessaire bâtisseur de la nation, “accomplie” dans l’histoire aux lendemains de la défaite de 1870 face à la Prusse⁵ ». Plus curieusement, il ne le fut pas non plus réellement par les membres de la première génération des Annales, dont la violente critique adressée à leurs prédécesseurs immédiats les conduisit, en dépit de quelques timides tentatives, à rejeter l’histoire dite politique plutôt qu’à tenter de la transformer⁶ : dans ces conditions, le modèle élaboré par Augustin Thierry fit alors l’objet d’un désintérêt massif sans véritable tentative de substitution, faute de renouvellement des études sur ce thème.

3En Italie, le grand paradigme interprétatif destiné à rendre compte de l’évolution politique tardo-médiévale de la péninsule avait réduit l’histoire de celle-ci aux seules cités centro-septentrionales. Son créateur, l’historien et économiste genevois Jean Charles Léonard Sismonde de Sismondi, auteur d’une Histoire des Républiques italiennes du Moyen Âge en seize volumes publiés entre 1808 et 1817 et surtout d’une synthèse de cette somme parue en 1832 sous le titre évocateur d’Histoire de la renaissance de la liberté en Italie, de ses progrès, de sa décadence, et de sa chute, identifiait un âge d’or de la liberté communale entre xii^e et xiv^e siècle, auquel aurait succédé une longue décadence entamée par l’irruption des régimes seigneuriaux et définitivement scellée par les invasions étrangères du xvi^e siècle⁷. De manière encore plus marquée qu’en France avec le paradigme forgé par Augustin Thierry, celui de Sismondi connut une fortune importante dans le contexte d’affirmation nationale italienne durant la seconde moitié du xix^e siècle, aussi bien auprès des grandes figures politiques de l’époque – Francesco De Sanctis, grand spécialiste de la littérature italienne, figure importante du Risorgimento et premier ministre de l’Instruction du Royaume d’Italie, put ainsi affirmer que « jamais n’est sorti en Italie livre plus utile que l’Histoire de la renaissance de la liberté en Italie […] qui devrait être notre code, notre évangile⁸ » – que des principaux historiens⁹. À l’inverse du cas français, on peut cependant observer l’émergence durant le Ventennio fasciste d’un autre paradigme interprétatif visant à revaloriser la diffusion dans les communes des régimes seigneuriaux¹⁰. Mais ce nouveau paradigme très marqué idéologiquement dans son obsession de réhabiliter la seigneurie, afin, in fine, d’y trouver un antécédent de poids à l’État autoritaire fasciste ne résista pas à la chute de celui-ci¹¹.

4En fin de compte, après avoir joué un rôle essentiel dans la construction, durant le dernier tiers du xix^e siècle, d’un grand récit national, puis été ignorés ou concurrencés ensuite, les deux grands modèles d’interprétation de l’évolution politique tardo-médiévale du royaume de France – centralisation du pouvoir et développement administratif – et des communes italiennes – âge d’or de la liberté et décadence subséquente – restaient globalement dominants au sortir de la Seconde Guerre mondiale. C’est en fait seulement à la fin des années cinquante en Italie, au début des années soixante en France, que ces modèles anciens ont commencé à réellement vaciller, sous l’effet des travaux menés par deux historiens novateurs, Federico Chabod et Bernard Guenée.

5Chabod, spécialiste d’abord des xvi^e et xvii^e siècles mais très attentif aux évolutions sur le long terme, avait certes adopté dans ses premières études la perspective décliniste héritée de Sismondi, en insistant sur la faillite des États italiens face aux grandes puissances européennes, liée selon lui, selon une perspective en fin de compte assez gramscienne, à la faiblesse de la classe politique depuis la fin de l’expérience communale¹². Il entreprit toutefois dans ses derniers travaux un revirement profond à partir d’une démarche comparatiste et d’un dialogue constant avec certains de ses collègues français, notamment dans le cadre du Comité international des sciences historiques, dont il fut lui-même président en 1955. Son inflexion interprétative naquit ainsi en réaction aux assertions de deux d’entre eux, Henri Hauser et Roland Mousnier, qui défendaient l’un et l’autre un modèle d’État moderne fondé à partir du xvi^e siècle sur le développement de sentiments patriotique et national, et donc exclusivement représenté par les grandes monarchies, puisque de tels sentiments seraient restés introuvables dans les formations politiques italiennes¹³. Chabod, réfutant pour sa part cette interprétation, tenta à l’inverse de les réintégrer dans l’histoire globale des États européens, en forgeant pour ce faire le concept d’« État de la Renaissance », valable aussi bien pour les monarchies française, anglaise ou espagnole, que pour les principautés italiennes. Dans un texte fameux, issu d’une conférence prononcée en français en 1956, il alla même jusqu’à renverser la perspective décliniste héritée de Sismondi en considérant que c’est au contraire d’abord dans la péninsule que se seraient développés une armée non plus composée de la noblesse locale mais formée de mercenaires directement rétribués par le prince, une diplomatie permanente, des officiers de plus en plus nombreux, bref un véritable appareil bureaucratique : autrement dit, un « État des offices, du prince et des officiers » né en Italie au cours du xv^e siècle et qui se diffuserait ensuite au siècle suivant à l’ensemble de l’Europe occidentale¹⁴.

6Disparu prématurément en 1960, Federico Chabod n’eut pas la possibilité d’observer les réactions suscitées par ces propositions dans la décennie suivante, durant laquelle elles eurent, paradoxalement, beaucoup moins d’écho en Italie, où elles ne reçurent guère plus qu’un accueil poli¹⁵, qu’en France, où elles furent largement discutées aussi bien par ses collègues modernistes que par certains médiévistes¹⁶. Parmi ceux-ci Bernard Guenée, qui cherchait précisément à cette époque à reprendre un chantier délaissé depuis longtemps par ses pairs, celui de l’histoire « de l’État » – plutôt que de l’« histoire politique », car « le mot a été pris dans un sens si étroit, et si moqué, depuis si longtemps, qu’il serait sans doute responsable de fâcheux malentendus » – en revendiquant le patronage de la première génération des Annales – dont on a pourtant vu les réticences sur le sujet – afin de sortir cette histoire de l’ornière institutionnelle et événementielle dans laquelle elle était restée engoncée¹⁷. Il entreprit dans cette optique une série de recherches préparatoires à la publication en 1971 d’une grande synthèse qui, consacrée à l’ensemble de l’Occident latin des xiv^e et xv^e siècles, permit à la fois d’élargir enfin un regard borné jusque-là aux seules frontières, d’ailleurs illusoires, de la monarchie française et de poser les bases d’une histoire nouvelle, en laissant de côté les hauts personnages et les grandes batailles pour s’intéresser aux configurations, notamment culturelles, du pouvoir¹⁸.

7Bien qu’encore très marqués par une volonté d’évaluer la qualité des formations politiques de la fin du Moyen Âge à l’aune de leur potentiel étatique, les travaux de Chabod et de Guenée jouèrent indéniablement un rôle décisif en ce qu’ils réussirent à introduire une démarche comparative dans l’analyse de ces formations politiques et à libérer ainsi celles-ci de la gangue nationale dans laquelle elles étaient jusque-là restées enfermées. Cette ouverture s’avéra sur bien des points décisive pour la génération successive d’historiens. Mais si celle-ci la mit rapidement à profit, c’est aussi en raison d’un changement important de contexte politique contemporain. La période qui s’ouvrit à partir des années 1970 se caractérise en effet par la diffusion rapide de l’idée d’une crise, à la fois politique et épistémologique de l’État, dont on peut considérer qu’elle présida largement, côté français, à la mise en œuvre d’un vaste programme de recherches sur la « Genèse de l’État moderne » coordonné par l’un des principaux disciples de Bernard Guenée, Jean-Philippe Genet. Dix ans après la publication de la synthèse du premier, François Mitterrand remporta l’élection présidentielle au terme d’une campagne axée sur un large réinvestissement de l’État, en opposition frontale avec le modèle qui commençait à se dessiner au Royaume-Uni, où Margaret Thatcher avait été nommée premier ministre en 1979, et aux États-Unis, où Reagan avait été élu président en novembre 1980. En France, immédiatement après la victoire de Mitterrand, le ministère de la Recherche fut confié à la principale figure du courant « étatiste » de la gauche, Jean-Pierre Chevènement, qui confia alors à Maurice Godelier le soin de redéfinir l’orientation des sciences humaines et sociales au CNRS, avec pour objectif de mieux répondre à la « demande sociale », c’est-à-dire d’être plus attentif aux questions que semble poser l’actualité politique et sociale, et notamment la remise en cause de l’État¹⁹. C’est précisément dans ce contexte de « résistance » à cette remise en cause que fut lancé le programme de recherches, dont les aléas de la mise en œuvre confirment davantage encore le lien étroit avec la situation politique contemporaine : brutalement arrêté après la victoire de la droite néo-libérale et la nomination de Jacques Chirac à la tête du gouvernement en 1986, il put toutefois être poursuivi grâce aux financements pourvus à partir de 1988 par la Fondation européenne de la Science, lesquels résultaient à leur tour d’un intérêt nouveau de la communauté européenne pour la question du développement étatique dans le cadre du processus de construction européenne, marqué en particulier par la préparation du traité de Maastricht signé en 1992²⁰. Développé par conséquent dans un contexte politique précis, le programme de recherches sur la « Genèse de l’État moderne » relevait par ailleurs au plan épistémologique d’une double influence puisqu’il s’inscrivait non seulement dans la continuité des recherches de Guenée mais aussi dans celle de la réflexion menée sur la transition entre féodalisme et capitalisme, en particulier au sein de la « Société d’études du féodalisme », groupe informel de travail actif entre 1976 et 1982 dont Genet fut l’un des principaux animateurs²¹.

8C’est justement la mise en relation du développement du féodalisme avec deux autres phénomènes majeurs – « le rôle nouveau de l’Église dans l’Europe latine tel qu’il est redéfini par la réforme grégorienne » et le « formidable essor général de l’économie européenne du x^e au xiv^e siècle » – qui conduisit à l’hypothèse de départ du programme, qui postulait la naissance, entre 1250 et 1350, d’une nouvelle forme d’organisation politique au sein des monarchies de l’Europe occidentale, « l’État moderne », défini comme « un État dont la base matérielle repose sur une fiscalité publique acceptée par la société politique (et ce dans une dimension territoriale supérieure à celle de la cité), et dont tous les sujets sont concernés²² ». Les nombreux travaux qui visèrent à étayer cette hypothèse au fur et à mesure du déroulement du programme permirent alors de creuser les sillons tracés par Bernard Guenée pour dégager l’histoire politique de la fin du Moyen Âge de ses carcans traditionnels : le carcan juridico-institutionnel, qui réduisait l’horizon d’enquête aux seules institutions « publiques », fut mis à mal par un champ d’études bien plus large ; le carcan chronologique, qui limitait les possibilités de dialogue entre médiévistes et modernistes, ne résista pas à la volonté d’étendre systématiquement l’enquête à une période comprise entre xiii^e et xvii^e siècles ; le carcan national fut définitivement écarté par une perspective d’ensemble profondément comparatiste, encore plus sensible lorsque le programme se développa à l’échelle européenne. Au plan théorique enfin, la notion même d’État, qui n’avait jusque-là guère préoccupé les historiens français, fut définie avec plus d’attention. Alors que Bernard Guenée lui-même s’était contenté d’une définition très générique, en évoquant simplement « un territoire et une population obéissant à un gouvernement²³ », les promoteurs du programme revinrent plus longuement sur la question, en adoptant au départ la définition de Max Weber, qui identifiait comme État toute organisation capable d’accaparer à son profit le monopole de l’exercice de la violence légitime en s’appuyant sur une bureaucratisation massive, puis en se rapprochant progressivement de l’interprétation bourdieusienne de cette définition, particulièrement attentive à la dimension symbolique de la violence légitime, à l’encontre de lectures, comme celles de Norbert Elias ou Charles Tilly, qui avaient eu tendance à occulter cette dimension pour laisser le champ libre à des définitions de l’État comme puissance principalement coercitive²⁴. Dans l’ensemble cependant, le programme ne donna pas lieu à de grandes discussions sur la validité heuristique du concept d’État. Cette question va en revanche occuper une place prééminente en Italie. Car l’historiographie italienne était au même moment engagée elle aussi dans un profond renouvellement des vieux paradigmes d’interprétation de l’évolution des formations politiques tardo-médiévales.

9Au début des années 1970, un petit groupe d’historiens des doctrines politiques, du droit et de l’administration, pour la plupart membres de l’université de Trente, commença en effet à réinvestir la question de l’État. Pour alimenter ce réinvestissement, deux d’entre eux, Pierangelo Schiera et Ettore Rotelli, publièrent ainsi entre 1971 et 1977 une anthologie de textes étrangers traduits en italien, comprenant en particulier certains grands textes de l’histoire constitutionnelle allemande (Verfassungsgeschichte), d’Otto Hintze, de Gerhard Oestreich et d’Otto Brunner qui reconsidéraient largement la valeur, à l’époque moderne, d’organismes politiques différents des grandes monarchies, comme les petits États de l’espace germanique²⁵. Ces travaux constituèrent alors une source d’inspiration importante pour un jeune médiéviste, Giorgio Chittolini, qui consacrait ses recherches aux formations politiques italiennes issues de l’extension territoriale des cités entre xiv^e et xv^e siècle. Rejetant comme Chabod le paradigme de la décadence, il souligna à son tour la fonctionnalité de ces nouveaux États régionaux italiens, qui cependant reposait selon lui non pas sur une inéluctable centralisation du pouvoir, comme le soutenait le premier, mais plutôt sur un rapport dualiste entre un pouvoir central relativement peu développé et une série de noyaux territoriaux qui conservent un grand degré d’autonomie²⁶. Cette interrelation s’exprime essentiellement par des rapports contractuels très développés sous la forme de pactes passés entre le centre et les communautés ou les seigneurs féodaux. Un tel système n’est pas propre seulement à l’Italie, et correspond en fait à une situation que l’on retrouve également dans les grandes monarchies nationales, au sujet desquelles il cite d’ailleurs à plusieurs reprises Bernard Guenée pour illustrer la remise en cause historiographique des vieux schémas centralistes²⁷. Marquée par un regard comparatiste, tout en étant élaborée surtout à partir de l’étude du cas milanais, la nouvelle grille d’analyse de Chittolini fut rapidement reprise par toute une génération d’historiens pour être appliquée aux autres formations politiques italiennes nées au xiv^e siècle : aussi bien celles munies d’origines communales, comme Venise, que celles issues de structures politiques différentes, comme l’État pontifical ou les royaumes méridionaux²⁸.

10Au bout d’une vingtaine d’années de recherches intensives, un premier bilan eut lieu lors d’un colloque organisé à Chicago en 1993 par Schiera et Chittolini notamment, et intitulé Le origini dello Stato moderno in Italia nei secoli XIV-XVI²⁹. Pensé initialement comme l’occasion de retracer les avancées des décennies précédentes, ce bilan suscita pourtant immédiatement un certain « malaise diffus », notamment en raison du refus d’inviter le moindre représentant d’un mouvement historiographique, la micro-histoire, qui s’était développé à la même époque en remettant radicalement en question l’usage même du concept d’État³⁰. Cette position est ainsi aisément observable dans les travaux menés durant les années 1980 par Osvaldo Raggio et Edoardo Grendi : si l’un et l’autre soulignaient avec Chittolini l’importance de l’inscription territoriale du pouvoir, ils critiquaient fermement l’illusion étatique créée par l’approche macro-analytique classique et, refusant de s’enfermer dans une dialectique État central/communautés périphériques qu’ils jugent stérilisante, préférèrent mettre l’accent sur un ensemble de pratiques locales qui révèlent l’existence de structures de pouvoir où l’État semble presque complètement absent³¹. En dépit de son absence, l’ombre de la micro-histoire plana donc franchement sur certaines contributions du colloque de Chicago, où se dessina une fracture imprévue entre ceux, comme Schiera, qui continuaient de défendre une approche centrée sur l’État, et ceux, comme Elena Fasano-Guarini, historienne proche de Chittolini, et spécialiste elle aussi des formations politiques post-communales, qui exprimaient une plus grande perméabilité aux propositions de la micro-histoire, en admettant volontiers les limites d’un modèle dualiste trop rigide et d’une perspective étatique aveuglante, et en proposant à la place la notion plus souple de « systèmes territoriaux de pouvoirs³² ». Chittolini adopta pour sa part une position médiane, qui reconnaissait l’importance des pratiques politiques informelles, mais refusait toutefois de s’incliner devant la démythification de l’État prônée par la micro-histoire : nier au concept d’État toute valeur heuristique pour rendre compte de sociétés où celui-ci n’occupe pas une place centrale conduirait à renoncer à saisir le fonctionnement général, la cohérence d’ensemble et les évolutions de la société étudiée, qui deviendrait alors réduite à la fois à une myriade de cas singuliers et irréductibles aux autres et profondément immobile³³. Une pareille approche, parce qu’elle implique l’abandon d’une vision englobante, tendrait par conséquent à entraîner également la perte de toute perspective dynamique, et in fine à remettre en cause la fonction même de l’historien³⁴.

11Dans le cadre de ce débat très dense, le programme sur la genèse de l’État moderne ne fut évoqué qu’incidemment, et de manière globalement négative. Les rares commentateurs, qu’ils soient proches de la micro-histoire ou du groupe d’historiens de l’université de Trente, s’accordèrent de fait tous pour constater la quasi-absence du cas italien dans le programme et y voir le signe d’une perspective profondément téléologique, qui identifierait « depuis les premiers moments d’affirmation de la nouvelle forme d’organisation du pouvoir, une sorte de progrès inarrêtable vers ce que sont ses résultats les plus matures, marqués par les conditions essentielles de la progressive centralisation et du monopole des décisions politiques³⁵ ». Biaisé par une telle optique, le programme se serait alors concentré sur les seules organisations politiques dignes d’être considérées comme les ancêtres de l’État moderne, c’est-à-dire les monarchies nationales, et excluant dès lors quasi automatiquement le cas des formations italiennes³⁶. Sans nier le caractère problématique de la très faible présence en son sein du cas italien, il faut tout de même souligner que l’accusation de téléologie reposait pour une bonne part sur une lecture hâtive des productions du programme. De fait, l’identification d’une organisation en mesure d’asseoir un prélèvement fiscal consenti par une société politique cristallisée autour d’institutions représentatives, l’« État moderne », n’impliquait en réalité nulle linéarité ni spatiale, ni chronologique. Certes, c’est dans les royaumes de l’Europe occidentale que ce type d’État émergerait entre 1250 et 1350, mais en côtoyant alors des formations politiques différentes ; il tendrait ensuite à se diffuser pour finalement se généraliser sous la forme d’État-Nation qui n’en est d’ailleurs qu’une des déclinaisons possibles, mais non de manière mécanique, connaissant même des moments de reflux à diverses époques – l’État de Louis XIV serait ainsi moins « moderne » que celui de Charles V, exactement comme l’État totalitaire par rapport à l’État libéral³⁷. Ainsi, et c’est une distinction fondamentale que la plupart des commentateurs n’ont pas saisie, l’ensemble du programme est fondé sur une approche génétique et non généalogique. Alors que la généalogie privilégie une démarche rétrospective, qui, depuis le présent, force le passé pour enchaîner l’un et l’autre dans un rapport de filiation directe et automatique, la seconde part du passé y relève l’apparition d’éléments structurels que l’on retrouve dans notre présent, sans pour autant ignorer que ces éléments ne constituent au moment de leur apparition, qu’un possible parmi d’autres :

au lieu donc de se demander comme Otto Brunner s’il existe un État moderne au Moyen Âge, il faut se demander plutôt ce qui, dans les différents types d’états médiévaux, peut être considéré comme « moderne », en ce sens qu’il appartient toujours à la structure de l’état contemporain³⁸.

12On retrouve là une position très similaire à celle que développait Pierre Bourdieu au même moment dans ses cours professés au Collège de France entre 1990 et 1992, où il se proposait d’entreprendre une « génétique structurale » ou un « structuralisme génétique » de l’État³⁹. Au-delà du refus de la part des historiens italiens de prêter attention à cette nuance selon nous décisive entre perspective généalogique et génétique, on peut considérer que la réception manquée en Italie du programme de recherches sur la « Genèse de l’État moderne » résulte plus globalement d’une sorte de cercle vicieux puisqu’elle empêcha les promoteurs de prendre la mesure du renouvellement historiographique alors en cours de l’autre côté des Alpes, cette méconnaissance étant également renforcée par certaines caractéristiques profondes des études françaises sur l’Italie, qui, certes fort nombreuses, restaient toutefois également fort marquées par un tropisme d’abord économique, puis rural et religieux, au détriment du champ de l’histoire politique, rarement investi par les historiens français⁴⁰.

13L’incompréhension réciproque s’est récemment estompée sous l’effet d’une convergence de questionnements. En 1997, une importante contribution de Giuseppe Petralia au débat qui agitait l’historiographie italienne défendait, pour dépasser les limites de l’opposition entre tenants et adversaires d’une perspective étatique, la mise en œuvre d’une sémiotique historique capable de reconstruire les « schémas mentaux, conscients et inconscients, qui constituèrent la vraie grille de possibilités politiques où se mouvaient les hommes et les communautés⁴¹ ». Or, afin de mener à bien cette enquête, Petralia proposait de s’inspirer de l’orientation prise justement par les derniers développements du programme, en particulier dans son volet européen, très attentif aux mécanismes culturels et idéologiques de légitimation de la domination⁴². Cette problématique, qui constituait jusqu’alors un angle mort de l’historiographie italienne, commença au milieu des années 1990 à attirer les principaux élèves de Chittolini, car elle ouvrait la possibilité de prolonger ses recherches sur l’évolution tardo-médiévale des formations politiques italiennes en intégrant aussi bien les apports des études micro-historiques que ceux du programme sur la « Genèse de l’État moderne » pour entreprendre une histoire des pouvoirs dépassant largement la seule dimension institutionnelle⁴³. Une nouvelle phase de l’historiographie politique italienne s’est alors ouverte, que reflète bien notamment la production d’Andrea Gamberini : dans un texte important, publié en 2005 comme introduction à un recueil d’articles sur les « processus constitutifs de l’État des Visconti », soit la formation politique que domine la famille des Visconti à partir de la fin du xiii^e siècle et qui comprend progressivement, outre la cité de Milan, la majeure partie des autres communautés, cités ou non, de Lombardie, Gamberini expose très clairement sa tentative d’enrichir l’approche chittolienne en adjoignant à « la traditionnelle enquête sur les rapports de pouvoir entre le seigneur et les corps sociaux et territoriaux du domaine » une prise en considération des mécanismes de légitimation culturelle de la domination, au premier desquels les langages politiques, soit « l’ensemble de paroles, d’images, de représentations à travers lesquelles les acteurs sociaux donnaient corps à leurs idéaux de vie commune, et plus globalement, exprimaient l’univers de valeurs au sein duquel situer leur propre conduite⁴⁴ ». Une définition qui n’est au fond pas sans rappeler ce que Maurice Godelier avait proposé, une trentaine d’années plus tôt, de désigner sous le nom « d’idéel », soit « la part de pensée, de représentations qui […] ne viennent pas rendre présentes à la conscience “comme après coup” des réalités qui seraient nées avant elles [mais] sont une part des rapports sociaux dès que ceux-ci commencent à se former⁴⁵ ».

14On comprend mieux dès lors comment, en explorant la voie de l’histoire culturelle du politique, les élèves de Chittolini ont peu à peu permis d’initier enfin un véritable dialogue avec les travaux issus du programme sur la « Genèse de l’État moderne » et de dépasser certaines limites de celui-ci afin de mettre en place un programme commun, celui-là même dont le présent volume est issu. Car si le programme précédent avait d’emblée promu une démarche de dénationalisation du passé, qui ouvrait la possibilité d’un véritable comparatisme, il tendait, en étant au départ construit sur une base de travail relativement rigide et encore fortement marquée par le paradigme étatique, à exclure tous les systèmes politiques où, comme dans le cas italien, certains éléments décisifs de cette genèse restaient introuvables. Or, en ce qui relèverait d’un savoureux paradoxe, on peut se risquer à considérer qu’au cours de son déroulement, le programme sur la Genèse de l’État moderne a progressivement contribué à un escamotage conceptuel de cet État que mettait pourtant si bruyamment en avant son intitulé. L’ensemble de ses commentateurs, proches ou lointains, se sont à juste titre systématiquement appuyés sur l’article de synthèse qu’en proposa Genet en 1997. Aucun pourtant n’a jugé bon de relever une formule apparemment anecdotique, mais qui est pour moi essentielle, et qui défendait l’idée d’une « histoire large (comparative et dans le long terme) du politique (l’État)⁴⁶ ». Mettre l’État entre parenthèses constitue une avancée décisive, en offrant la possibilité de se soustraire enfin à la tyrannie d’un concept qui échappera sans doute toujours à une définition précise et acceptée par tous, et ce faisant de construire une véritable histoire « du politique », c’est-à-dire, en fin de compte, du et des pouvoirs. L’attention croissante accordée aux versants culturels du pouvoir et aux modalités de sa légitimation, cette fois au centre des Vecteurs de l’idéel – dont on notera que le titre même scelle discrètement l’élimination de l’encombrant concept d’État –, a, nous semble-t-il, prouvé toute la fécondité de ce double délestage, de la Nation aussi bien que de l’État. C’est bien en effet ce double délestage qui a finalement constitué le préalable nécessaire pour organiser une rencontre somme toute inédite entre les historiographies française et italienne des formations politiques de la fin du Moyen Âge, qui, agitées pourtant pareillement l’une et l’autre par un profond renouvellement des thèmes, des approches et des méthodes à partir des années 1970, s’étaient curieusement et soigneusement ignorées pendant trois décennies. Rencontre aussi récente que féconde puisqu’elle dessine un horizon de recherches commun qui permet d’intégrer enfin pleinement la multiplicité des expériences du politique au Moyen Âge⁴⁷, et de fourbir les armes nécessaires pour contrer ce que Bourdieu appelait, dans une très belle formule, « l’effet de destin du possible réalisé⁴⁸ ».