[…] il n’y a pas d’organisation sans intellectuels, c’est-à-dire sans organisateurs et sans dirigeants, sans que l’aspect théorique du groupe théorie-pratique se distingue concrètement dans une couche de personnes « spécialisées » dans l’élaboration intellectuelle et philosophique
A. Gramsci, Cahiers de prison (Cahier 11), dans Textes, éd. par A. Tosel, Paris, Éditions Sociales, 1983, p. 147-148.

1On sait la fortune historiographique de l’anachronisme proposé par Jacques Le Goff qui, le premier, osa employer le terme d’« intellectuels » pour désigner cette catégorie sociale née de l’« alliance de la réflexion personnelle et de sa diffusion dans un enseignement¹ ». Nombre de travaux ont salué à juste titre la fécondité heuristique de cet essai fondateur, tout en en pointant les limites, et notamment la difficulté à circonscrire efficacement une catégorie intellectuelle pour la société médiévale². L’historien avait d’abord conçu « ses intellectuels » comme des enseignants-chercheurs, dominés par la figure du maître des xii^e-xiii^e siècles, même si, de son propre aveu, il n’avait pu se résoudre à écarter les « littérateurs », pour peu que ceux-ci fussent frottés de culture universitaire³.

2L’historiographie a moins porté attention à la préface que rédigea Jacques Le Goff en 1984 pour la réédition de son ouvrage⁴. Si le texte initial ne fut pas amendé, la figure de l’intellectuel médiéval qui se dégageait de cette relecture s’en trouvait assez fortement infléchie. Initialement, l’historien avait opéré une distinction forte entre un âge d’or de l’intellectuel, temps d’effervescence de la création, qui aurait laissé place, à partir de la fin du xiii^e siècle, à une période d’institutionnalisation de la posture universitaire, d’érosion de la fécondité intellectuelle au profit d’un engagement politique plus prononcé de ses acteurs et d’une aspiration à participer au gouvernement du monde : « C’est l’ère des docteurs, théologiens et légistes. Une franc-maçonnerie universitaire rêve de diriger la Chrétienté⁵ ». Vingt-sept ans après, sous l’influence d’Antonio Gramsci et des études historiques consacrées depuis la fin des années 1970, en Italie, à la figure de l’intellectuel⁶, la dimension politique de l’intellectuel n’apparaissait plus aussi disqualifiante aux yeux de Jacques Le Goff⁷. Au gré d’un « repentir », il rejoignait l’acception qui s’était progressivement imposée, depuis l’affaire Dreyfus, et qui voyait justement dans l’intellectuel « quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas » (J.-P. Sartre), qui use de ses fonctions créatrice et médiatrice hors de son champ d’activité traditionnel, pour les mettre au service d’une cause, généralement politique, ou d’un public large⁸. La préface de 1984 proposait quelques catégories de ces « nouveaux intellectuels » médiévaux, l’« intellectuel autorisé » qui prétendait « participer aussi du pouvoir ecclésiastique » et « s’arroger une influence politique », ou l’« intellectuel marginal » – réservé à Rutebeuf – qui affichait au contraire son mépris pour les honneurs, jusqu’à l’« intellectuel organique », selon l’acception établie par Gramsci lui-même⁹.

3Le recours au schéma gramscien témoignait de l’influence croissante de la pensée du philosophe sur les travaux de sociologie historique consacrés aux élites culturelles, influence qui ne s’est guère démentie jusqu’ici¹⁰. Celui-ci distingue ainsi deux catégories d’intellectuels, dont le rôle principal est de produire une « vision du monde » (Weltanschauung), que ces derniers s’appliquent à diffuser et à reproduire : d’un côté, les « intellectuels traditionnels » incarnent la continuité historique, ils forment un corps qui se pense autonome et quelque peu étranger aux vicissitudes de l’histoire, tout en se considérant comme dominant, voire « s’imaginent eux-mêmes être l’État » ; de l’autre côté, les « intellectuels organiques » sont les produits de la recomposition du paysage social, de l’émergence de nouvelles catégories auxquelles ils sont liés, et dont ils sont amenés à définir et à légitimer le rôle social en critiquant l’ordre établi et en endossant le rôle de véritables « organisateurs de la société¹¹ ».

4Les intellectuels médiévaux de Jacques Le Goff étaient assurément les produits du renouveau de la société urbaine, le versant culturel et éducatif d’une mutation intervenue à partir du xii^e siècle, dont la fonction productive était dévolue aux marchands. Mais les universitaires des xiv^e-xv^e siècles furent probablement davantage des « intellectuels organiques », dans la mesure où, aspirant à façonner leur propre légitimité, ils se pensèrent comme des acteurs éminents de la production du consentement au nouvel ordre social et politique¹². Considérant l’investissement croissant des universitaires au sein de la société politique des derniers siècles du Moyen Âge, la révolution intellectuelle qui servit de terreau à la genèse de l’État moderne fut, nous semble-t-il, tout autant une révolution des intellectuels¹³. On aurait probablement tort de résumer cette évolution à un phénomène de laïcisation des élites intellectuelles : dans leur très grande majorité, les intellectuels médiévaux – et à plus forte raison dans les espaces septentrionaux de l’Europe médiévale – furent des clercs, élevés dans le giron de l’alma mater ecclesia. En cela, la grille d’analyse gramscienne – qui invite à penser les catégories en fonction de leur rôle effectif et non de leur appartenance à un groupe prédéfini – permet de dépasser l’impasse que représente la dichotomie clerc/laïc pour penser l’influence politique des élites savantes à la fin du Moyen Âge. Elle invite à déplacer le questionnement et à examiner les conditions historiques de cette mutation culturelle, ce que Gramsci nomme l’« assimilation », c’est-à-dire comment des clercs, d’intellectuels traditionnels, se firent intellectuels organiques et accompagnèrent la genèse de structures étatiques laïques, concurrentes de l’ordre ecclésiastique.

5Le cadre social et institutionnel de l’université de Paris constitue à cet effet un terrain d’analyse privilégié, dans la mesure où celle-ci déploie son activité principale dans une ville qui est à elle seule un concentré de société politique des xiv^e-xv^e siècles. Partant, on pointera trois aspects nous semblant contribuer à éclairer ce schéma historique : en premier lieu, on soulignera que le milieu du xiv^e siècle voit, en matière de valorisation du capital intellectuel, un transfert de légitimité depuis l’Église vers la société politique ; dans un second temps, on se proposera d’examiner les conséquences de cette évolution quant à la place qu’occupent ces intellectuels dans la société politique ; enfin, on terminera en observant quelques-unes de leurs pratiques sociales, notamment vis-à-vis de la justice et de l’impôt, pour mesurer leur degré de participation à la production du consentement qui accompagne la genèse de l’État moderne.

De l’Église à la société politique : un transfert de légitimité au milieu du xiv^e siècle

6Si l’on s’attache à observer les moyens de légitimation sociale de la catégorie intellectuelle dans la société politique, le milieu du xiv^e siècle apparaît comme le moment où s’opère un transfert de légitimité depuis l’Église vers la société politique dans son ensemble. Autrement dit, la légitimité du maître et la reconnaissance sociale de ses mérites ne sont plus uniquement produites par l’institution ecclésiastique, garante, mais nécessitent d’être acceptées par un large corps social. Rappelons qu’à partir du xii^e siècle, la qualité de maître, qui autorisait à enseigner et à prêcher, était concédée par l’écolâtre – ou tout autre clerc faisant office d’écolâtre – dans le cadre du diocèse. Cette disposition, canoniquement affirmée à partir du troisième concile de Latran (1179), avait pour aspiration d’établir un monopole de l’Église sur l’enseignement et la prédication, dans l’ensemble de la Chrétienté occidentale. La reconnaissance de cette qualité magistrale était donc conditionnée à l’autorité déléguée par l’Église : la naissance institutionnelle de l’Université, au xiii^e siècle, s’inscrivait dans le prolongement de cette dynamique de promotion du couple savoir/pouvoir et de la domination ecclésiastique. Toutefois, au cours du xiv^e siècle, plusieurs inflexions que connaît l’institution universitaire parisienne montrent que l’horizon de légitimation de la condition universitaire s’est ouvert.

7La première est d’ordre sémantique et concerne les usages du mot et de la notion de meritum dans les milieux universitaires. Sans prétendre ici proposer une étude systématique et rigoureuse du registre sémantique du meritum dans la rhétorique universitaire, les occurrences repérées dans la documentation permettent toutefois de pointer une évolution dans l’emploi de l’idée de « mérite » à l’extrême fin du xiii^e siècle et au début du xiv^e siècle¹⁴. Jusqu’à cette période le mot meritum, employé dans le sens de « récompense », l’est principalement dans une acception traditionnelle du registre sémantique chrétien, c’est-à-dire pour désigner les mérites divins qui récompenseront celui qui aura vécu d’une façon chrétienne exemplaire. À partir des années 1280, en même temps que le terme connaît une inflation indéniable de son emploi, il tend à prendre une connotation moins exclusivement religieuse pour recouvrir également une acception sociale. Une des premières définitions explicites de ce qu’il faut alors entendre par « mérite », provient d’une lettre du pape Nicolas IV, du 1^er décembre 1288, demandant à l’université de Paris d’accorder le titre de licencié en théologie à un frère mineur – Jean de Murro –, concédé par grâce pontificale. Le pape met en avant ses « multiples mérites », à savoir, « l’élégance de ses mœurs, son don des sciences » et toutes les vertus dont le titre de licencié doit témoigner¹⁵. En juin 1317, la faculté de théologie, réclamant à l’évêque de Clermont des bénéfices pour ses bacheliers, explique que les grades sanctionnent l’accumulation des mérites, c’est-à-dire une vie louable, des mœurs honnêtes et la connaissance des lettres, et ouvrent la voie aux honneurs (ad gradus honoris) et à l’obtention de bénéfices ecclésiastiques pour ces hommes remarquables par leur renommée et leur nom (fama et nomine insignitos)¹⁶. La notion de meritum semble donc, à partir de ce moment, étroitement associée au grade universitaire, le grade apparaissant comme un moyen d’objectivation de ce mérite qui doit ensuite se traduire par l’obtention d’honneurs. Il s’agit d’un mérite acquis dans l’étude et dans la maîtrise des disciplines du savoir, qui se conçoit comme un mérite personnel : au xiv^e siècle, les examinateurs et les chanceliers de Notre-Dame ou de Sainte-Geneviève, qui doivent concéder ces grades, juraient de promouvoir les candidats secundum merita, c’est-à-dire dans l’ordre d’un classement académique préétabli¹⁷.

8Cette évolution est à mettre en lien avec le processus de ritualisation de ces mêmes passages de grade au cours du xiv^e siècle. Ce qui était encore au xiii^e siècle conçu avant tout comme un exercice scolaire solennel devint, au milieu du xiv^e siècle, une cérémonie complexe, se déployant de façon ostentatoire devant un public toujours plus large, et usant d’un vaste registre symbolique visant à démontrer les mérites du candidat¹⁸. En schématisant quelque peu on pourrait résumer ainsi l’évolution : devenir maître à Paris au xiii^e siècle, c’était monter pour la première fois en chaire et faire une leçon inaugurale ; à partir du milieu du xiv^e siècle, c’est également recevoir des insignes de son état – barrette, gants, livre, etc. –, et donner un banquet qui accueillera un public choisi, propre à assurer un avenir au nouveau maître : des prélats s’il s’agit d’un théologien, des officiers royaux également s’il s’agit d’un juriste. Le grade n’est donc plus ce qu’était la licencia docendi telle qu’elle fut conçue par la papauté à la fin du xii^e siècle mais, comme l’a souligné Jacques Verger, un « brevet de notabilité » à destination de la société politique tout entière¹⁹. Ce n’est probablement pas un hasard si les lettres de grades – ce que nous appellerions aujourd’hui diplômes – apparaissent précisément au xiv^e siècle²⁰ : on y rappelle l’honorabilité de l’institution et des maîtres qui ont conféré le grade et la rigueur avec laquelle s’est déroulé l’examen, le cursus suivi par le bénéficiaire, on y affirme qu’il est une « personne aux mœurs honnêtes, à la vie vertueuse et renommée pour sa connaissance des lettres » et qu’à ce titre il est recommandé au destinataire de la lettre. La documentation montre que plus on avance dans le xv^e siècle et plus ce type de document, affirmant ainsi le mérite de son porteur, est sollicité par les gradués d’Université²¹. Il s’agit bien de témoigner hors de l’Église et de l’Université des mérites acquis en son sein, de transformer le meritum universitaire en honor opposable au corps social tout entier.

Des universitaires dans le « corps de policie »

9Ce transfert de légitimité intervenu autour du milieu du xiv^e siècle eut des conséquences observables sur la place accordée à ces intellectuels dans la société politique. Les études sociales sur les personnels judiciaires et politiques ont, de longue date, mis en évidence la colonisation des arcanes de gouvernement par les gradués d’Université²². John W. Baldwin a ainsi souligné cette « pénétration des personnels universitaires » au sein des administrations royales anglaise et française dès le tournant des xii^e et xiii^e siècles²³. L’amorce de cette dynamique est aussi ancienne que l’Université elle-même et le phénomène n’a cessé de s’accentuer jusqu’à la fin du xv^e siècle, à tous les niveaux de l’appareil d’État. Les exemples sont nombreux, tant dans la composition du Parlement de Paris²⁴, que celle des officiers des grands princes²⁵, des villes du royaume²⁶ ou autres institutions judiciaires locales²⁷, de cette domination progressive des gradués d’universités – en particulier des gradués en droit – à la fin du Moyen Âge.

10Toutefois, ces données quantitatives ne produisent pas à elles seules une réalité sociale objectivée, et il convient d’interroger, parallèlement, la place attribuée à ces élites savantes dans un ordre social intellectualisé. Christine de Pizan, dans son Livre de corps de policie, écrit en 1406-1407, définit ainsi les « estas du peuple » :

Et a la communité du peuple sont compris trois estas, c’est à savoir par especial en cite de Paris et aussi en autres citez, le clergié, lez bourgeois et marchans, et puis le commun come gens de mestier et laboureurs. Or nous convient aviser quelz choses dire sont proufitables a exemple de bien vivre a un chascun d’iceulx estas distinctement, ainsi qu’ilz sont differenciés. Et pour ce que l’estat de clergié est les autres hault et noble et digne d’honneur, je m’adrederai premierement a icellui, c’est mon entente, aux estudians si comme en l’université de Paris ou autre part²⁸.

11La révision du fonctionnalisme social des trois « états » qu’opère ici Christine de Pizan au début du xv^e siècle assure clairement la promotion des « estudians », qu’elle nomme ailleurs « des clercs estudiens es sciences », « clercs ou a sapience » ou encore « champions de sapience ». La revendication d’une légitimité du savoir à fonder une catégorie sociale à part entière, incarnée par les maîtres et étudiants de l’Université n’était, certes, pas nouvelle : dès le xiii^e siècle, les discours savants se sont appliqués à promouvoir le studium à côté du sacerdotium et du regnum²⁹. Le théologien Étienne Langton (v. 1150-1228), dans sa description organique du corps social, associait les meilleurs à l’œil et au cœur, c’est-à-dire le prêtre, le docteur et le prince³⁰. Mais au tournant du xiv^e et du xv^e siècle, cette aspiration entre dans un champ littéraire nouveau, celui d’une science politique naissante³¹, transformant ce qui était un motif de revendication en véritable pensée de la société politique. L’iconographie présente dans les manuscrits produits au tournant des xiv^e et xv^e siècles et véhiculant ces traités politiques en témoigne : les maîtres entourent le roi, le conseillent, voire lui enseignent, dans une posture qui tend à créer une équivalence entre la majestas royale et l’auctoritas magistrale. Comme dans les enluminures du manuscrit réalisé en 1372 pour Charles V à sa demande, qui accompagnent le texte du De regimine principum de Gilles de Rome (Besançon, BM, ms. 434, fol. 151 v^o et 197 v^o), les maîtres se sont substitués aux prélats et s’en distinguent nettement : tandis que ceux qui portent la barrette magistrale dialoguent directement avec le roi, ceux qui portent la mitre et tiennent la crosse sont rejetés en arrière, presque exclus du cadre iconographique et symbolique du conseil royal³². Dans la littérature historique ou politique aussi, les universitaires ne sont plus seulement des membres du clergé, ils en sont devenus une excroissance, voire une catégorie distincte. Les descriptions des grandes assemblées politiques ou religieuses des derniers siècles du Moyen Âge – assemblées des états ou conciles – prennent ainsi soin de distinguer les maîtres des prélats, tel Enguerrand de Monstrelet décrivant l’abondante assemblée du concile de Pise, en 1409, et énumérant la « très grant multitude de cardinaulx de l’obédience des deux papes, de maistres en théologie, de graduez, tant en décret comme en autres sciences, les ambaxadeurs des divers royaumes et très grant nombre de prélas de toutes les parties de chrestienté³³ ».

12Il faut reconnaître que les universitaires eux-mêmes ont largement œuvré à la reconnaissance de leur distinction sociale au sein de cette société politique. Leur participation à ce que d’aucuns nomment la « religion civique », c’est-à-dire leur participation à la ritualité communautaire dans le cadre urbain, et notamment les processions, en est un bon exemple³⁴. À partir de la fin du xiv^e siècle, les universitaires parisiens organisent ou participent à de nombreuses processions « spéciales » ou « extraordinaires » dans la ville – on en dénombre 330 entre 1393 et 1492 – de natures différentes : ils s’associent volontiers aux actions de grâce ou aux grands élans de piété mobilisant la ville dans son ensemble autour de vœux exprimés pour la prospérité du royaume, la santé ou la victoire du roi, la concorde des princes et l’union de l’Église. Mais, même dans ces moments, l’Université préfère processionner seule, avant ou après les autres processions générales, et cherche le moins possible à être associée au clergé de la ville ou aux corps municipaux. Une des raisons de cette volonté de se distinguer tient notamment au fait que les universitaires observent une hiérarchie spécifique dans leurs rites déambulatoires, une hiérarchie des mérites académiques, fondée sur les grades et les offices universitaires. Les processions universitaires étaient donc l’occasion d’une démonstration de cette cohésion et de ses principes fondateurs, en faisant de la ville, en tant que société politique à part entière, le terrain de la reconnaissance sociale du mérite des maîtres.

13Il en va de même de la participation des universitaires aux rituels royaux, entrées urbaines et, surtout, funérailles³⁵. On sait que, à la fin du Moyen Âge, ces rites solennels constituaient des moments d’intense communication politique où se mesurait le degré d’acceptation du pouvoir par les différents acteurs, en même temps que leur revendication à occuper, dans ce service symbolique du pouvoir, une place spécifique dans la société politique³⁶. Les universitaires parisiens ont activement revendiqué cette proximité privilégiée au corps du roi : en 1350, les funérailles de Philippe VI furent ainsi l’occasion d’un litige entre l’Université et le chapitre de Notre-Dame au sujet de leur place respective dans le cortège funèbre³⁷. Cela donna lieu à une décision royale circonstanciée, le 3 mai 1364, soit deux jours avant les funérailles de Jean le Bon, que Charles V prit soin de faire enregistrer par le Parlement pro futuro : il fut établi que le côté droit de la procession – c’est-à-dire le plus prestigieux – serait attribué au chapitre de Notre-Dame, tandis que l’Université occuperait le côté gauche³⁸. La prééminence de l’évêque et des chanoines sur l’Université dans la hiérarchie du corps politique et religieux de la royauté était toutefois mal acceptée par les universitaires, et donna encore lieu à quelques échauffourées, notamment en 1380, lors des funérailles de Charles V³⁹.

14La seconde moitié du xiv^e siècle marque donc, en pratique, l’entrée des universitaires en tant que communauté distincte du clergé dans la compétition que se livrent les différents acteurs de la société politique. La reconnaissance à laquelle ils aspiraient était conditionnée à l’acceptation des principes étatiques déployés dans les rituels royaux. En cela, ces intellectuels participaient pleinement à la production du consentement sur lequel reposait la genèse de l’État moderne.

Les universitaires et la production du consentement à l’État

15Dans leurs pratiques – laissons volontairement de côté la production intellectuelle –, les universitaires étaient porteurs d’un certain nombre de principes qui marquaient l’évolution des moyens politiques de l’obtention du consentement, en particulier de leurs fonctionnement délibératif et principe électif⁴⁰. En 1373, Nicole Oresme pouvait ainsi, dans sa traduction de la Politique d’Aristote pour le roi Charles V, mettre en avant les pratiques de l’« assemblée des maîtres de l’étude de Paris » comme modèle de fonctionnement d’une « commune policie » où l’assemblée « des principalz citoiens a la souvereine domination » et le pouvoir de « reformation de la policie et composer ou muer ou approver et accepter les lays⁴¹ ». Si les maîtres pensaient aisément l’institution universitaire comme un laboratoire politique des États modernes naissants, d’un point de vue communautaire, ils défendaient jalousement leur autonomie vis-à-vis des prérogatives royales. Si l’on observe en effet deux des domaines privilégiés de l’extension de la domination étatique, à savoir la justice et l’impôt, la contribution des universitaires à la production du consentement semble bien moins acquise.

16La communauté des maîtres et étudiants parisiens était née de la volonté, ainsi que de la reconnaissance, du pouvoir judiciaire du roi : dès 1200, le prévôt de Paris joua le rôle de conservateur des privilèges royaux de l’Université, tandis qu’à partir de 1306, Philippe le Bel plaça chaque membre de l’université sous la sauvegarde royale assortie du privilège de jus non trahi, étendant la juridiction du prévôt à l’ensemble du royaume pour les cas universitaires⁴². Ces intellectuels avaient donc tout intérêt à soutenir l’affirmation de la justice royale, synonyme pour eux de protection. Ils n’hésitaient d’ailleurs pas à recourir directement au roi en cas d’atteinte à leurs biens ou à leur personne, puis, à partir du début du xiv^e siècle, à recourir très régulièrement à la justice du Parlement⁴³. Pour autant, les universitaires ne cessèrent de manifester une certaine défiance vis-à-vis du Parlement dont ils n’hésitaient pas à mettre en cause la légitimité à les juger : lorsque Charles VII décida, en 1446, de renvoyer toute cause universitaire devant la cour de justice, ceci fut vécu par les maîtres comme une véritable humiliation. Cette ambiguïté se lit également dans l’usage que firent les universitaires de la justice royale dans ce qu’elle avait de plus exemplaire : il est remarquable de noter qu’à partir du début du xiv^e siècle, l’université réclama de façon presque systématique, dans ses plaidoiries, le recours à des rituels judiciaires infamants pour les coupables de crimes à son encontre, en particulier des amendes honorables. Or, sur les 27 rituels judiciaires publics – principalement des amendes honorables – obtenus par jugement ou réclamés lors de plaidoiries, au profit des deux universités de Paris et Orléans, entre 1304 et 1453, 22 (soit plus de 80 %) le sont contre des officiers royaux, baillis, prévôts, sergents ou autre officiers de justice⁴⁴. Le paradoxe pour cette justice royale qui s’exerçait de façon exemplaire au profit de l’Université est qu’elle le faisait principalement contre ses propres agents.

17De façon comparable, les universitaires parisiens usèrent largement de leur droit de cessatio, c’est-à-dire de « grève », pour créer le scandale et briser le consensus, quand ils estimaient leurs privilèges judiciaires ou fiscaux bafoués⁴⁵ : la première fois qu’ils assortirent la suspension des prédications à celle des activités scolaires, en 1354, il s’agissait de dénoncer l’incarcération abusive d’un étudiant par le prévôt de Paris, Guillaume Staise. Sur les 22 cessations recensées entre 1354 et 1499, 11 concernent la défense des privilèges judiciaires contre les agissements des agents royaux, 9 concernent la défense des privilèges fiscaux contre les officiers en charge de la perception et 2 concernent les deux causes simultanées : la totalité des grèves universitaires entre 1354 et 1499 est donc dirigée contre la légitimité judiciaire ou fiscale des officiers royaux. En matière fiscale, les universitaires parisiens montrent une résistance farouche aux prétentions royales, y compris pour leurs membres laïcs, bénéficiant des mêmes exemptions que les clercs. En 1372, par exemple, un percepteur royal des taxes sur le vin de la place de Grève fut condamné à faire amende honorable pour avoir contraint le bedeau de la faculté de décret à s’acquitter des taxes régulières. À partir des années 1440, la résistance à la pression fiscale et aux réformes judiciaires devint même la cause principale de la mésentente entre les universitaires et le roi, et la raison de la rupture, en 1499, quand Louis XII les menaça du crime de lèse-majesté s’ils recouraient encore à la « grève » contre lui. Pour ce dernier, il n’y avait guère de doute que les universitaires constituaient bien plus une entrave à sa souveraineté judiciaire et fiscale, que de fidèles soutiens à la production du consentement à l’impôt et à la justice.

18Le xiv^e siècle s’impose donc comme un moment privilégié de l’entrée en scène des intellectuels médiévaux dans la société politique. Non d’un point de vue de leurs seules productions savantes, car ils sont depuis au moins le xiii^e siècle de grands artisans de la fabrique de la norme⁴⁶, mais du point de vue de leurs pratiques sociales. Sans nier que les bases d’un principe méritocratique furent jetées dès le tournant des xii^e-xiii^e siècles, constituant une inflexion fondamentale de la société médiévale, en lui permettant d’assurer un système de production des élites qui ne soit plus principalement dominé par les rapports de parenté⁴⁷, il nous semble que c’est le xiv^e siècle qui formalise ce principe, en opérant dans un même mouvement un transfert de légitimité depuis l’Église vers un large monde social et politique. De fait, les principes fondateurs de cette valorisation du mérite intellectuel et personnel constituent les ressorts du registre symbolique dont usent les universitaires pour s’imposer au sein de la société politique et pour influer sur son organisation. Cette communauté intellectuelle s’impose comme un corps distinct dans cette sociologie de l’État naissant, qui entretient toutefois avec ce dernier un rapport équivoque : à côté des discours savants visant à légitimer, par la constitution d’une science du politique, la domination étatique, les pratiques communautaires de ces mêmes intellectuels offrent un double exemple de participation à la production du consentement – rituels royaux – ou, au contraire, de résistance à la justice et à l’impôt royal. Ils n’en furent pas moins des « commis » de l’État moderne.