1Le développement du champ de l’histoire des animaux dans les années 1980, puis, à partir du début des années 2010, de l’histoire « du côté » et « du point de vue » animal, a encouragé les historiens à considérer les animaux sur lesquels ils travaillent non comme des instruments – économiques, politiques, scientifiques, culturels… – mais pour eux-mêmes, de l’échelon spécifique à l’échelon individuel¹. Cette dernière approche forme un adjuvant pour l’histoire de pratiques humaines controversées, parmi lesquelles le maintien des animaux dans les jardins zoologiques. Depuis la naissance de ces institutions, que les historiens ont située au moment de la fondation de la ménagerie du Jardin des Plantes de Paris en 1793, la captivité des animaux sauvages suscite des critiques souvent marginales en nombre, mais virulentes et jamais interrompues, portant sur les modalités dans lesquelles elle s’exerce ou sur son essence même. Ces remises en question atteignent une masse critique et déferlent à partir des décennies de renouvellement sociétal 1960-1970². Lieu assiégé, le zoo est un endroit sur la défensive qui, parmi son arsenal discursif, recourt à l’instrumentalisation de l’histoire. À l’image de celle de la corrida, l’histoire des zoos a donné lieu à la construction de ce que Nigel Rothfels a appelé une « histoire officielle », bâtie par ses propres acteurs, à la teneur justificatrice. Le récit historique ainsi constitué donne à lire un schéma téléologique marqué par le passage des ménageries princières de la fin du xviii^e siècle au jardin zoologique collectionnant les animaux du xix^e et du début du xx^e siècle, enfin aux « centres de conservation » en devenir du xxi^e siècle, ces derniers permettant d’invisibiliser le carcéral et la nervosité éthique associée³.

Heuristique du zoo : retrouver les captifs

2Plusieurs chercheurs sont parvenus, en se cantonnant essentiellement au terrain culturel, à déconstruire les discours produits par le zoo et à atteindre la sève de l’institution⁴. L’exercice est compliqué, et l’étude des animaux eux-mêmes constitue un outil inégalé pour saisir la pleine nudité du zoo, parce qu’il force à tout regarder, depuis l’en bas, sans rien esquiver. Il ne s’agit pas de se servir des animaux comme de marchepieds épistémologiques ; le mouvement premier, qui est aussi le seul qui permette de tout voir, est celui qui consiste à tenter de réhabiliter les expériences et la vie des millions de subalternes maintenus captifs, et de dire leurs défaites mais aussi leurs résistances ininterrompues⁵. La perspective dégage les influences animales autant que, à rebours d’une large part de l’historiographie récente⁶, les grandes limites de celles-ci à reconfigurer des institutions humaines totalisantes, donc qui veulent le tout, et à vocation totale, c’est-à-dire qui ne veulent être entamées par rien, et dont le savoir-pouvoir qu’elles exercent sur le monde, animal ici, relève par conséquent de l’« archipel carcéral » dit par Foucault⁷.

3Cette histoire des clapotis et soubresauts opposés par les animaux, de leur considération et de leur étouffement, doit s’écrire sur le temps long, afin de voir ce que, des édifices structurels, ils font vaciller et reconfigurent, et ce qu’ils n’entament pas, de saisir donc la substance de l’institution, ce que d’elle rien – personne – ne vient éteindre. Les documents pour aborder l’histoire des animaux de zoos eux-mêmes – leurs conditions de captivité, actions, vécus, expériences, ressentis, douleurs, plaisirs, les marques sur les corps et en ceux-ci… – abondent, et c’est un trop-plein qu’il faut gérer. Ils peuvent, du point de vue des intentions qui ont présidé à leur constitution, de leur production, de leur forme, par conséquent de leur exploitation, être divisés en deux catégories sommaires : les sources de gestion interne – rapports vétérinaires, notes, registres recensant les captifs… – et celles destinées au dehors du zoo, le plus souvent imprimées – dépliants publicitaires, communiqués de presse, photographies à diffusion externe… Entre les deux figure toute une série de sources mixtes, comme les correspondances envoyées à d’autres gestionnaires ou les périodiques de zoos destinés aux seuls membres des sociétés qui les gèrent, donc à la communauté élargie du zoo⁸.

4L’ensemble de ces documents pose deux difficultés majeures pour l’abord de l’histoire des captifs du temps présent qui, comme l’histoire du temps présent au sens large, ne se construit pas sur un renouvellement méthodologique marqué, puisqu’elle se nourrit d’une approche positiviste comme antidote aux controverses qu’elle est davantage à même de susciter⁹ ; et l’histoire des animaux forme certainement l’un des champs contemporains les plus controversés puisqu’il touche à l’exclusion spéciste, que peu tiennent pour illégitime. Le premier obstacle résulte de ce que l’accès aux sources internes est, comme pour tant d’autres études de pratiques anthropozoologiques contestées, contraint pour les dernières décennies, celles post-vague critique jusqu’à nos jours. Parmi de nombreux exemples, la consultation des archives du zoo d’Anvers, déposées aux archives de la ville, est autorisée pour les documents antérieurs à (et y compris) 1985, hors quelques exceptions concernant des fonds ultérieurs mais qui ne renseignent pas sur la gestion des animaux. Ceci oblige les chercheurs à dépendre pour la suite du bon vouloir des employés du zoo, partout frileux à communiquer des données à des externes. Le second embarras tient de ce que les sources imprimées produites à destination des extérieurs au zoo sont, depuis la vague critique, tant empreintes du registre justificatoire évoqué qu’elles se vident partiellement d’intérêt pour aborder la matérialité du zoo. Face à ces difficultés, qui disent en miroir l’étendue du contrôle opéré sur les animaux, une porte de sortie, et d’entrée sur les vies animales, consiste à porter l’attention sur ce que les gestionnaires disent de leurs politiques dans des textes publiés principalement à destination de leurs pairs.

Le verbe des gestionnaires aux gestionnaires

5Utiliser les mots des gestionnaires – directeurs de zoos, vétérinaires, gardes… – revient à poser l’hypothèse que les gens disent eux-mêmes, et peut-être mieux que personne, ce qu’ils font. Les gestionnaires distillent l’éthos du zoo dans les discours les plus officiels, destinés à de larges audiences, mais souvent à la marge – quoique les mécanismes sont tellement intériorisés que l’on assiste à bien des dévoilements, quoique, aussi, les rouages paraissent parfois si inconfortables, au fond, qu’ils donnent lieu à des sortes de confiteor¹⁰. Les personnels souvent disent plus encore dans les sources de gestion publiées, catégorie hybride qui combine les avantages de l’accessibilité à ceux d’une relative transparence, puisqu’elles sont destinées à l’audience normalement indulgente du cercle des collègues. Ces sources sont nombreuses : manuels écrits par des personnels ou anciens personnels¹¹, communications publiées dans des actes de colloques¹², articles et traités vétérinaires¹³… Elles disent les politiques, les pratiques et les gestes de la captivité, comment loger, élever, soigner, nourrir les captifs, si et comment interagir avec eux, et les effets que tout cela engendre.

6Elles posent certes un certain nombre de limites, dues en particulier à leur caractère normatif et prescriptif. Ainsi le récent manuel, Zoo Animals, écrit par des biologistes ayant travaillé pour des zoos, bien qu’émaillé d’exemples réels, forme essentiellement un catalogue des « meilleures pratiques », comme l’indiquent d’emblée les auteurs¹⁴. L’ouvrage montre souvent, comme bien d’autres, le zoo tel qu’il devrait être aux yeux des auteurs¹⁵ plutôt que tel qu’il est. Mais cet écueil est aussi une fortune, puisque le zoo tel qu’il devrait être, cet idéal, dit lui-même beaucoup de ce qu’il ne peut être et ne sera jamais, donc de son essence. Une autre difficulté tient au manque de générosité envers les animaux de ces sources qui s’arc-boutent sur une approche scientifique asséchante et mécaniciste. Zoo Animals souscrit largement, comme la majeure partie de la littérature scientifique et éthologique, au prisme béhavioriste¹⁶, exige la validation de toute assertion par le régime de la preuve, jusqu’à l’absurde, encourageant une surcroissance d’études expérimentales, chargées d’identifier les variables impliquées dans chaque dynamique anthropozoologique et de les tester selon des méthodologies standardisées, ad infinitum, le système se validant et s’entretenant lui-même, et chacun de ses produits requérant plus d’études, fondées sur plus de moyens et plus de captifs. Vinciane Despret a défini ce prisme, qui consiste à apprendre non avec les animaux mais « sur eux, voire contre eux », par le biais d’une « infinie répétition » afin d’« inférer des causes » à partir des effets et permet, « la méthode t[ena]nt lieu de pensée¹⁷ », de mieux renvoyer dans les cordes toute perspective d’éthique critique¹⁸.

7Mais d’une part cette limite heuristique peut être dépassée par les historiens qui, particulièrement attentifs au modelage des idées par l’univers culturel et social de leurs auteurs, peuvent se distancier des présupposés présentés comme des résultats et choisir d’accorder plus, de laisser les possibles ouverts¹⁹. D’autre part, le manque de générosité lui-même dit beaucoup, en particulier parce qu’il rend d’autant plus fortes les mentions prudentes mais répétées des marques de la captivité sur les corps et esprits animaux – comme lorsque les auteurs de Zoo Animals assurent qu’« il est plus prudent de supposer, au moins pour les stéréotypies [voir infra sur ces comportements, produits par la captivité], que leur présence indique que l’animal a été soumis à un environnement sous-optimal à certains stades de sa vie » ou qu’« elles pourraient indiquer que l’animal est dans une situation qui représente un bien-être limité²⁰ ».

8Surtout, ces sources desséchantes offrent un avantage majeur, associé : elles reflètent, disent et font les dynamiques structurelles qui sont l’architecture des institutions et que les ajustements peuvent adoucir aux marges, c’est-à-dire, aussi, renforcer, mais non reformater – et les sources normatives forment bien une large part du corpus de Surveiller et punir²¹. Figurer l’ossature ne suffit certes pas à restituer l’histoire des subalternes ; il y manque la chair, les adaptations, les défaites de chacun de ceux sur lesquels s’exerce la mécanique, c’est-à-dire l’essentiel, sans lequel il n’y a plus d’histoire(s). Mais l’appréhension de la grille est une condition pour saisir l’étendue de l’emprise et de ses ramifications, les causes des résistances, la façon dont elles sont prévenues et empêchées. La structure ébauchée, des éclairages ponctuels viennent partout remplir les interstices, qui fourmillent dans des sources éclatées, parfois moins fiables, comme les articles de presse, ou de première main, comme les récits des gestionnaires eux-mêmes, en particulier leurs biographies, articles de vulgarisation, conférences, qui regorgent d’anecdotes²².

L’ossature

9Une forme de méthode intuitive se dessine pour chercher les animaux de zoo du temps présent, qui vise d’abord à esquisser l’armature à partir des mots des gestionnaires. Ceux-ci disent bien la force de la superstructure : « Nous, en tant que professionnels de zoo, sommes en définitive responsables des vies des animaux de zoo, et et déterminons quels événements se produisent dans leur vie, comment et quand, de leur naissance à leur développement […] et, finalement, comment et quand ils meurent²³. » La quasi-omnipotence de l’emprise actée, l’attention se porte sur des objets, des manières qu’indique l’examen préalable des sources internes de gestion produites du début du xix^e à la première moitié du xx^e siècle, dont l’accès est autorisé sans censure.

10Ce récit depuis la genèse invite, par exemple, à faire attention au contrôle des mouvements animaux, puisque le jardin zoologique révolutionnaire, tel que construit au début du xix^e siècle, entend libérer les captifs des chaînes sans parvenir à ne pas lui-même les réapposer²⁴. Parmi la gamme des incarnations récentes figurent des dispositifs hors les corps – l’éventail des séparations qui dictent et restreignent l’amplitude des allées et venues – mais aussi en eux, par exemple sous la forme des pratiques visant à restreindre le vol des oiseaux. Ces dernières, conduites tout au long de l’histoire des zoos, disent à la fois des extrémités de contrainte, qui suscitent des tensions parmi les gestionnaires eux-mêmes, et un ordinaire, puisqu’elles sont partout usitées pour placer des volants en enclos non grillagés afin de conférer paradoxalement aux visiteurs-spectateurs l’illusion, sinon d’une liberté, du moins d’un dégagement. Elles sont, du côté des animaux, entravantes, s’agissant de l’application de liens empêchant le mouvement des ailes, ou, le plus souvent, mutilatoires, s’agissant de la coupe des rémiges primaires, largement mobilisées dans le vol, et, davantage encore, car irréversiblement, de l’éjointage et de la ténectomie. Parmi ces derniers, le premier consiste à amputer une partie de l’aile (main) supportant les rémiges primaires, la seconde à enlever en partie ou totalité le ligament de la membrane alaire ou les tendons du carpe²⁵. Si certains invitent à ne pas inclure ce type de problématiques dans les recherches, ou à ne les regarder que secondairement, arguant que les positionner en lignes de force revient à bâtir sur une « érudition très orientée²⁶ », leur évocation dans les mots normatifs des gestionnaires aux gestionnaires, et la manière clinique de les dire, confirment qu’il s’agit là d’une sève institutionnelle, non d’anecdotes morbides dont les historiens attentifs aux animaux auraient goût de se repaître. C’est un intérêt majeur de ces sources : dire ce déterminisme créé par l’esprit, le lieu et la main de la captivité, et ce faisant nous faire voir, dans l’écriture de l’histoire du zoo, que le sidérant n’est pas singulier, que l’accident n’est pas accidentel, mais probable à obligatoire, que la contrainte individuelle est une expérience collective sans cesse reconduite. Le vétérinaire Pierre Ciarpaglini le dit malgré lui en 1986. Alors qu’il a fait carrière au Muséum national d’histoire naturelle, plus précisément au zoo de Vincennes, puis au zoo de Clères, légué au Muséum en 1978, il livre dans une composition pratique et normative – un article publié dans le Recueil de médecine vétérinaire – une description de l’éjointage. Sans anesthésie administrée, la région visée est dégagée des duvets et plumes et désinfectée à l’alcool ; un garrot, c’est-à-dire une « simple cordelette » est « nouée assez fortement autour de la base du métacarpe […] le plus près possible de l’articulation carpo-métacarpienne » ; le métacarpe est amputé « à l’aide de ciseaux à bouts arrondis » ; puis la plaie est désinfectée. Chez « les espèces de grande taille telles que Pélicans, Marabouts, Jabirus, la plupart des Cygnes et des Grues », le garrot est formé d’une bande de gaze, les ciseaux sont remplacés par une scie « afin d’éviter l’éclatement des parois osseuses », il faut « inciser préalablement la peau au bistouri autour du métacarpe, suivant la ligne d’amputation, et […] sectionner les tendons sous-jacents, pour permettre à la scie d’entamer plus facilement l’os » ; un ou deux points de suture sont parfois administrés pour accélérer la cicatrisation tandis qu’un pansement est apposé sur la plaie²⁷. Ici, et partout ailleurs dans ces sources de gestionnaires, c’est un mode opératoire qui transpire.

Mille ajustements

11Toutefois, cette ossature rigide, dont les manuels disent la trame serrée, qui entremêle aspects alimentaires, sanitaires, environnementaux, sociaux, etc., est complétée et enrichie de mille ajustements, largement individuels, opportunistes, produits par affinités interspécifiques, que les récits et anecdotes disent donc mieux que toute autre source. Un exemple, ici aussi : en 2003, lorsque le vieux jaguar de la ménagerie du Jardin des Plantes, Pataud, âgé de 20 ans, s’étiole – il souffre d’insuffisance rénale, d’arthrose, est opéré plusieurs fois pour un tendon déchiré et son appétit décline –, les gardes en retour lui offrent « du poulet ou du lapin, suivant les jours, avec ou sans peau, en excluant toute viande rouge afin de ne pas aggraver ses problèmes d’arthrose » et lui confectionnent un lit « afin qu’il ne couche pas à la dure sur le sol²⁸ ».

12L’analyse de ce genre d’anecdotes toutefois ne peut se départir du regard sur la structure. Au-delà des affinités électives, les attachements sont part de l’ossature. Ils naissent de la régularité des fréquentations, dont la profondeur s’est peut-être renforcée durant les dernières décennies, alors que croît la générosité dans le tournant critique et sociétal évoqué. Les récits des gestionnaires disent, par exemple, le soin à « faire naître la confiance » des animaux, la connaissance individuelle de leurs besoins et caractère, afin de mieux les comprendre et se faire comprendre d’eux, un savoir empirique mobilisé notamment lors des introductions d’animaux dans de nouveaux groupes sociaux²⁹. Si les sources des gestionnaires pour les gestionnaires disent peu l’affect, elles relèvent cette attention, évoquant par exemple le repeuplement de l’Umwelt évidé des animaux par la mise à disposition de dispositifs d’« enrichissement » environnemental. L’expression, formulée en 1978, recouvre « tout changement porté à l’environnement d’un animal implémenté pour améliorer sa condition physique et son bien-être mental », en augmentant et diversifiant l’activité et en diminuant la survenue de « comportements anormaux³⁰ ». Désormais intégré aux protocoles de gestion de nombreux zoos, l’enrichissement comprend des dispositifs variés, physiques, sensoriels, alimentaires, ou relevant du social³¹.

13Toutefois les générosités, au zoo, résonnent comme de l’avarice. Tout « enrichissement » et toute affection sont, comme le dit le premier vocable, un comblement, forcément partiel, de ce qui est appauvri, donc de tout ce qui est ôté. Concomitamment, l’attention à l’autre est contrainte par l’ossature, qui porte des considérations sécuritaires et sanitaires ou la volonté de voir les animaux tenir « leur “rôle” dans la collection », c’est-à-dire faire accroire qu’ils sont sauvages plus que compagnons. Non seulement la structure modèle la forme et les limites des attachements, mais elle les exige pour se renforcer elle-même, de sorte que les rapprochements font partie de la contrainte : servant l’accroissement du « bien-être » des animaux, ils permettent, aussi, de leur faire faire plus facilement ce que l’on attend d’eux en termes de déplacement, de soumission aux soins, d’habituation à la présence de certains humains, d’acceptation de la présence des visiteurs³². L’affection est bien part de la « dialectique de l’oppression » dont le philosophe Ralph Acampora souligne qu’elle « manifeste un besoin contradictoire », car « le maître, consciemment ou non, veut que l’esclave soit “libre” dans et par l’exploitation elle-même³³ ». C’est pourquoi le zoo est ce lieu de concomitance, de prime abord incongrue, de l’affection humaine et de pratiques qui chosifient les captifs, telles l’éjointage ou l’« euthanasie » d’animaux sains – le terme d’abattage apparaît plus approprié pour éviter la connotation empreinte de compassion généralement donnée au premier –, en réponse à des considérations de gestion (animaux estimés en surplus ou peu intéressants, en particulier sur le plan génétique)³⁴. Il n’y a pas là de contradiction, affection et abattages servent la même structure de contrôle de l’altérité.

14Ce contrôle, et la violence qu’il porte, se lisent encore dans les expériences animales, même telles que dites en filigrane dans des sources aussi normatives et normées que celles ici évoquées. Les gestionnaires y soulignent que l’ensemble des améliorations environnementales implémentées durant les dernières décennies ont permis une diminution sensible de l’occurrence des « comportements anormaux » induits par la captivité³⁵, comprenant des niveaux d’agressivité élevés et des comportements stéréotypiques. Ces derniers, qui revêtent des formes diverses, telles les déambulations, balancements en rythme, automutilations, régurgitations et réingestions répétées de nourriture, sont définis par Georgia Mason comme des comportements dénués de fonction et répétitifs, causés par des déficiences des conditions de captivité, plus précisément par un état de frustration, de peur ou de manque de confort physique³⁶. Les auteurs de Zoo Animals disent, dans le même temps, leur prégnance, en leur dédiant une section du chapitre consacré aux comportements³⁷, et en les évoquant dans 40 pages sur un total de 537, soit 7,44 % du livre ; un nombre qui tombe à un plus faible mais néanmoins significatif 2,17 % des 510 pages de Wild Mammals in Captivity de Kleiman et al.³⁸.

15À côté des atteintes aux comportements demeurent les altérations des chairs, non seulement en les abattages et mutilations, mais aussi de ce que le déploiement scientifique, technique et vétérinaire sans précédent opéré à partir du mitan du xx^e siècle ne suffit à enrayer le cortège des affections produites par la captivité, qui donc lui apparaissent intrinsèques. Zoo Animals donne, par exemple, les occurrences des troubles oculaires expérimentés par des mammifères marins captifs, à l’étiologie mal déterminée³⁹, les affections des pieds et sabots des terrestres provoquées notamment par l’inadéquation des matériaux des sols⁴⁰, des modifications morphologiques, notamment du squelette, liées à l’adaptation à la vie captive⁴¹, des atteintes, parfois létales, résultant de l’environnement social de captivité⁴².

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16Le corpus des écrits publiés des gestionnaires, bien qu’aride, aide à rejoindre les animaux eux-mêmes par-delà les empêchements d’accès dictés par ceux qui contrôlent les vies des captifs, mais aussi rejoindre ce que l’on dit de leur vie. Sa sécheresse même renseigne, car la source est un matériau qui rend compte de l’institution – de sa gestion omnipotente de chacun des aspects des vies animales – et est l’institution. Alors que le tournant récemment entamé dans le champ des animal studies place l’accent sur l’agentivité, l’importance des actions animales et des dynamiques humains-animaux⁴³, regarder l’asymétrie de la structure enjoint à dire les limites de l’agentivité animale en tant que force d’influence historique. Ces limites n’enlèvent rien aux animaux, parce qu’elles ne sont pas de leur fait, et, comme l’indique Susan Nance, les relever ne revient en rien à disqualifier ceux-ci de leurs capacités et potentialités d’exercice d’une agentivité⁴⁴, qui doit s’entendre non dans ce qui a été souvent fait de la conception latourienne – dont la latitude est telle que, paradoxalement, les usages qui en sont faits en animal studies régulièrement retirent –, mais dans l’acception la plus généreuse. Si les sources ici évoquées incitent les historiens à reconnaître la centralité de l’hégémonie, elles montrent aussi la difficulté à atteindre un équilibre qui rende justice aux vaincus : comment, tentant d’être dans les cages aux côtés des animaux, ne pas reproduire dans l’écrit les dépossessions que la captivité, et ses sources, imposent ; comment dire la structure sans rien ôter aux captifs, sans les priver de cette part que la contrainte ne peut réduire ? Sans doute la résolution ne peut-elle surgir qu’en croisant et multipliant les sources, et, au premier rang, en s’aidant des écrits de ceux qui disent le mieux la condition humaine, donc celle des animaux. De la même manière que lire les prisonniers de Jean Genet peuple et enchante la prison telle qu’elle apparaît dans les sources normatives de Surveiller et punir, voir les animaux de zoo dans les mots de Chateaubriand, Kafka, Colette⁴⁵ aide, parmi d’autres voies, à réenchanter les écrits économes de ceux qui font le zoo, et nos récits d’historiens fondés sur eux.