1Passer et penser du côté des animaux sont devenus deux nécessités urgentes dans les études animales en sciences humaines et sociales. Ce volume, première moisson d’un programme scientifique collectif¹, a pour but d’encourager, accompagner, développer ce tournant des regards, engagé en ces années 2010. Commencées dès les décennies 1970 et 1980 dans les pays anglophones et en France, ces études animales, d’abord moquées, contestées, minorées, sont devenues une entreprise scientifique légitime, maintenant reprise et développée dans tout le monde occidental². Du fait de la formation initiale des chercheurs, la plupart des travaux ont logiquement porté sur les utilisations humaines des animaux, les actions envers ces animaux et surtout les représentations, en raison de l’engouement des sciences humaines et sociales pour les lectures culturelles depuis les années 1990³. Aussi, les études en disent-elles long sur les hommes, mais finalement très peu sur ces bêtes qui sont absentes ou transformées en prétexte sur lequel s’exerceraient sans conséquence les représentations, les savoirs, les pratiques des hommes. L’histoire, l’ethnologie, la sociologie, la géographie développées depuis trente ans à propos des animaux sont des histoires, des ethnologies, des sociologies, des géographies humaines des animaux, où ceux-ci n’ont guère de place.

2Cette approche apporte beaucoup, il ne s’agit pas de la nier ou de la dévaloriser, mais elle a l’inconvénient de créer un trou noir au centre du propos (les animaux en tant qu’êtres réels, ressentant et agissant) et donc celui d’appauvrir le thème pourtant dialectique de la relation entre des hommes et des animaux, de le réduire à un champ à pôle unique (les humains) et à sens unique (des hommes vers/sur les animaux), en oubliant ou en écartant une bonne part de sa réalité et de sa complexité. Il faut se pencher sur l’influence des animaux dans la relation avec les hommes alors que l’éthologie insiste de plus en plus, pour certaines espèces, celles-ci en nombre croissant, sur les comportements individuels, les aptitudes cognitives, les sociabilités et les cultures des groupes⁴, ce qui rend donc insuffisantes les approches focalisées sur l’humain. D’autant que les sources historiques ou actuelles montrent, si on ne rejette pas cet aspect dans l’anecdotique – ce qui a été souvent le cas –, que les hommes ont vu, deviné, estimé les agissements des animaux, qu’ils ont réagi, agi, pensé en conséquence.

3Une réflexion sur l’animal acteur est apparue en sciences humaines à partir de la fin des années 1980, d’abord pour regretter les analyses strictement humaines et souhaiter des approches plus équilibrées, ensuite pour étayer la possibilité d’envisager ainsi les animaux et pour souligner l’intérêt du « versant animal⁵ ». Dans la pratique, cela a conduit certains à déplacer le regard des hommes vers les interactions, pour voir et analyser ce que des bêtes font faire à des hommes, et cela a permis de développer, depuis le monde anglo-saxon, le concept d’agents ayant une agentivité et construisant des agencements avec les humains⁶. Cette approche a l’avantage de donner plus de complexité aux relations entre les humains et les animaux, mais elle reste souvent au milieu du gué et n’oblige pas à se décentrer vraiment sur le versant animal, à aller bien loin dans l’étude de ces bêtes, ni à leur attribuer beaucoup en capacités, et limite donc l’appréhension de l’état des acteurs des deux bords et de leurs interactions.

4Car les animaux ne sont pas que des agents faisant faire des choses aux humains, même si on peut les analyser ainsi, au même titre que les plantes, les pierres, les objets manufacturés, les nuages, etc.⁷. Ils agissent, réagissent, voire prennent des initiatives, se montrent souvent autant acteurs que les humains, et même individus, personnes, sujets. Si on veut bien la prendre en compte, cette dimension supplémentaire les sort de la cohorte des agents et rappelle que ces animaux non humains sont des animaux comme l’homme, même si les capacités et les propres sont différents, originaux – animaux étant pris ici dans sa définition biologique et non dans les diverses déclinaisons culturelles qui ont pu, dans le temps et l’espace, scinder cette communauté, insérer des frontières, détacher des éléments⁸.

5Afin de bien étudier cela, j’ai proposé de se placer totalement du côté de ces animaux de manière à davantage (je n’écris pas mieux car ce serait déprécier les travaux existants) comprendre les situations, toujours plus complexes qu’on ne croit. Il s’agit d’abord de connaître davantage ces êtres-acteurs vivants qui méritent d’être étudiés pour eux-mêmes, notamment leurs vécus (c’est-à-dire leurs manières physiologiques, psychologiques, comportementales de vivre et de ressentir des conditions, des circonstances, des événements), en postulant que ce sont, au moins pour les espèces étudiées, des acteurs complets et complexes, agissant même comme des individus singuliers. Il s’agit ensuite, par effet retour, de davantage comprendre les relations avec les hommes et les agissements de ces derniers en étant ainsi mieux informés de la situation des deux côtés⁹. Passer du côté des animaux, c’est essayer de se mettre à côté d’eux pour adopter leur point de vue géographique, comprendre ce qu’ils vivent, subissent, comment ils agissent, réagissent. C’est aussi essayer de se projeter en eux pour déceler leur point de vue psychologique, ce qu’ils perçoivent et ressentent. Ce n’est évidemment qu’une intention, un effort de projection, une méthode, mais qui aide à se décentrer, comme les ethnologues l’essaient depuis longtemps et maintenant des éthologues¹⁰, et qui peut apporter beaucoup. D’ailleurs, depuis peu, ces derniers soutiennent aussi la nécessité du point de vue des animaux : il s’agirait de mieux les comprendre et d’améliorer les relations avec les humains en entrevoyant ce qu’un animal perçoit des hommes ; la recherche devrait penser et approcher ces points de vue en comblant peu à peu les obstacles et les ignorances, par exemple des perceptions ou des émotions ; l’impossibilité de sortir complètement de l’humain et l’accès limité aux autres ne devrait pas entraîner un renoncement¹¹. De fait, la question entre maintenant dans les recherches officielles¹². Autrement dit, il s’agit de revenir sur l’impossibilité supposée que le philosophe Thomas Nagel avait théorisée en 1974, dans un article devenu célèbre, mais qu’il avait lui-même infirmée en un livre moins connu, une décennie plus tard, souhaitant lui-même ce retournement¹³.

6En passant sur le versant animal, on peut envisager de construire l’histoire animale des animaux¹⁴, et pas seulement humaine, ainsi qu’une ethnologie animale, une sociologie animale, une psychologie animale, une géographie animale, etc., qui permettraient de bâtir et de nourrir, en retour, une histoire, une ethnologie, une sociologie, une psychologie, une géographie réellement multispécifiques, étudiant les relations entre les hommes et les animaux mais aussi entre les espèces animales. En dehors de l’histoire, des appels ont déjà été émis¹⁵. Mais force est de constater qu’ils n’ont pas souvent donné lieu à des études concrètes, et sont souvent restés au bord du gué, au niveau de la déclaration d’intention. Très rares sont les réalisations novatrices, appliquant par exemple l’interactionnisme symbolique, l’ethnométhodologie ou la sociologie du travail aux animaux étudiés¹⁶. Outre que certains limitent cette approche aux cas d’interactions avec les humains, et glissent souvent vers une égale distance entre les hommes et les animaux pour estimer ces interactions, rejoignant presque ceux qui préfèrent rester sur le versant humain tout en faisant avec l’animal agent¹⁷, la plupart appliquent leur lecture en oubliant la spécificité de chaque espèce, en négligeant de faire appel aux sciences de la nature étudiant ces espèces (physiologie, neurosciences, éthologie…), sous l’effet de convictions isolationnistes (le social s’explique par le social, le culturel par la culture¹⁸) qui ont permis de créer ces disciplines et de les maintenir indépendantes.

7On peut découper l’animal étudié en rondelles disciplinaires, n’empêche qu’il est un, que l’objet d’étude est plus important que les manières de l’étudier et leurs susceptibilités existentielles, et qu’il y a nécessité non seulement d’amener les sciences humaines et sociales aux animaux eux-mêmes, mais aussi de les faire dialoguer, collaborer, s’entrecroiser¹⁹ avec les sciences dites « de la nature », qu’il faudrait alors renommer « sciences du biologique et de la cognition » tandis que les sciences dites « humaines » deviendraient « sciences du social et du culturel », en dépassant le seul cas animal pour les premières, celui humain pour les secondes. Peut-être parce que l’histoire, comme la géographie, a l’habitude de picorer parmi les autres disciplines et est moins réticente à la pluridisciplinarité, sans crainte de se dissoudre, ce programme « Passer-penser du côté des animaux » a donc aussi l’objectif d’encourager le dialogue entre historiens, géographes, littéraires, philosophes, ethnologues, éthologues, généticiens, etc.

8Ensemble, il s’agit d’amplifier et d’accélérer les révisions épistémologiques engagées çà et là et, d’abord, d’abandonner la conception historiquement construite d’animaux passifs pour celle d’êtres sentant, éprouvant, réagissant, s’adaptant, de manière, par exemple, à les tester comme des individus ayant des caractères singuliers, des personnes ayant des conduites propres, des sujets ayant des stratégies²⁰. Ensuite, il s’agit de revoir le périmètre des disciplines des sciences humaines et sociales pour y intégrer le versant animal. Par exemple, il faut abandonner la définition désormais trop restrictive de l’histoire comme science des hommes dans le temps, développée dans le premier tiers du xx^e siècle, pour la sortir du seul champ de l’événementiel politique. Il faut de nouveau élargir cette histoire, lui donner le sens de science des vivants dans le temps, de manière à s’intéresser à leurs dynamismes, au minimum ceux pour lesquels des documents existent. Puis, revoir les idées et les concepts utilisés, par exemple reconfigurer les notions d’intelligence, d’émotion, d’individu, de personne et de sujet pour échapper aux restrictions imposées entre le xvii^e et le xix^e siècle, quand l’humanité occidentale a voulu se séparer de la nature et la réduire à la condition d’objet pour l’exploiter. L’idée est aussi d’accentuer l’échange et l’harmonisation des concepts entre les disciplines, tout en montant en abstraction pour les sortir de leur simple version humaine et établir des définitions plus larges, multispécifiques. Se tenir du côté des animaux doit encore faire réfléchir aux manières de les interroger²¹, ainsi qu’à la question de l’écriture des résultats de la recherche, pour mettre ces acteurs au premier plan ou à égalité. Enfin, et surtout, il faut développer un croisement disciplinaire entre les sciences dites « humaines » et l’écologie, la génétique, la physiologie, les sciences cognitives, l’éthologie, la vétérinaire, de manière à éviter de confondre les espèces et de les anthropomorphiser²², de manière aussi à favoriser une approche animale commune.

9Ce croisement des disciplines est indispensable pour travailler les sources disponibles. La question des sources est immédiatement l’objet de ce volume, d’une manière intentionnelle pour deux raisons : éviter la tentation, et le piège, de commencer par de belles déclarations programmatiques et épistémologiques, qui restent le plus souvent sans suite, soit parce qu’on veut laisser le fardeau aux tacherons de la recherche, soit parce qu’on bute sur le « comment faire concrètement ? » ; en effet, l’expérience montre que cette question des sources et de leur traitement est l’obstacle premier à une approche animale, l’aspect qui, avec le croisement disciplinaire, intimide le plus les chercheurs volontaires. Cette affaire documentaire représente déjà un véritable barrage pour les disciplines aux documents imposés, contraints, restreints, comme l’archéozoologie, la génétique historique, l’histoire, la littérature, qui sont souvent obligées d’adapter leur démarche à ce qui reste. Mais, même les disciplines comme l’ethnologie ou la sociologie, qui construisent d’abord leur problématique, leur épistémologie, et choisissent ensuite leurs sources parmi les multiples possibles, butent très souvent sur le « avec quoi ? » et le « comment faire ? » en matière d’approche animale, parce qu’elles n’ont pas l’habitude de manier cela.

10Que le lecteur soit rassuré : le but de ce livre n’est pas de présenter un fastidieux volume de sources disponibles, anciennes ou actuelles ; un aspect qu’il vaut d’ailleurs mieux aborder par des thématiques pensées, comme cela commence à se faire²³. Il s’agit de proposer un traité pratique des méthodes concrètes à propos de divers types de sources, de manière à réfléchir à l’« avec quoi ? », à montrer et suggérer des pistes et des manières de faire, à encourager les initiatives de ceux qui ont contribué à ce volume (car une bonne part des contributions sont des « travaux en développement ») comme de ceux qui aimeraient leur emboîter le pas, tout en donnant l’occasion de penser concrètement les programmes, les problématiques, les épistémologies.

11Une grande partie des sources disponibles est d’origine humaine, notamment en ce qui concerne le passé. Il peut sembler paradoxal d’utiliser de tels documents pour retrouver les faits et gestes d’animaux, d’autant que se pose la question de leur fiabilité, de leur aspect partiel, ponctuel et partial, les hommes ne s’intéressant qu’à quelques espèces, races, individus, qu’à certains aspects pour lesquels ils sont loin d’avoir tout consigné puis gardé, ne retenant que ce qu’ils pouvaient et voulaient voir, lisant et déformant avec leurs imaginaires, leurs intérêts, leurs certitudes, qui sont ceux d’une espèce, d’une société, d’une époque. Ces problèmes se posent aussi pour l’histoire humaine pour laquelle les historiens doivent souvent passer par des intermédiaires : par exemple, par les hommes pour l’histoire des femmes en Grèce antique, par les notables pour celle des paysans du Moyen Âge. Ici, la difficulté est évidemment plus grande, du fait de la différence d’espèces, mais elle n’est pas de nature différente. D’autre part, les sciences de l’actuel utilisent souvent des sources humaines : l’ethnologie et la sociologie, avec les témoignages de propriétaires d’animaux de travail ou de compagnie, et de plus en plus l’éthologie, qui a longtemps conspué ces témoignages en les accusant d’anthropomorphisme, leur préférant le laboratoire, et découvre maintenant l’intérêt des anecdotes à propos de telle ou telle espèce, avec une méthodologie similaire à celle historique ou ethnologique²⁴, qu’on peut donc rapprocher, ainsi que l’utilité des témoignages de propriétaires à propos de tel ou tel individu animal, notamment des chiens ou des chats, en prenant conscience que les situations familiales diffèrent fortement de celles élaborées en laboratoire et que les propriétaires évaluent assez bien leur bête, à tel point que nombre d’enquêtes de terrain utilisent des questionnaires remplis par ces humains²⁵.

12Ce volume présente ainsi différents types de document et diverses manières de les interroger, qui supposent toutes un préalable. Il faut dépasser, je ne dis pas abandonner, l’approche culturelle, qui a trop tendance à cantonner les sciences humaines et sociales dans une entreprise de déconstruction et de mise à plat des discours pour atteindre les représentations, considérées comme la seule réalité observable. Ce travail est nécessaire, mais le triomphe des lectures culturelles a transformé ce préalable indispensable en finalité indépassable. Il faut repartir à la recherche de réalités en s’aidant du concept de « savoirs situés²⁶ », qui permet de bâtir une connaissance sans être ignorant ou dupe de son contexte d’élaboration, et l’appliquer ici aux divers acteurs humains utilisant, approchant, regardant des animaux et témoignant sur eux en mêlant, à des degrés divers, observations et représentations, ce qui veut dire tenir compte des conditions de production de leurs discours de manière à travailler avec des informations partielles et partiales, mais localisées et critiquées, puis mises en relation pour les contrôler, les corriger, les compléter et atteindre ainsi une réalité.

13Plus importants… dans l’avenir, que les sources humaines, sont aussi présentés les témoignages animaux, produits par eux, même si c’est par l’homme, ses observations, ses enquêtes, ses écrits, ses photographies, ses films, ses techniques de recherche, de poursuite, de suivi ou encore ses expériences de laboratoire que les animaux d’hier et d’aujourd’hui témoignent. Ces sources ont l’immense avantage d’élargir l’éventail des espèces analysables, notamment en direction des sauvages mais aussi des commensales et des domestiques peu évoquées par les documents humains, d’élargir aussi les thèmes d’étude, même pour les espèces les plus traitées dans les sources humaines, mais toujours d’une manière partielle. L’affaire peut paraître étrange à beaucoup de lecteurs mais elle s’imposera de plus en plus comme une nécessité lorsque sera surmonté l’obstacle psychologique qui fait encore des hommes les seuls acteurs de l’histoire, les seuls témoins, les seuls rapporteurs. Reconfigurer l’histoire, la géographie, l’ethnologie, la sociologie pour intégrer les animaux et penser ces derniers non plus comme des éléments passifs mais comme des acteurs agissant obligera de plus en plus à les interroger, car ils témoignent bel et bien, mais à leurs manières : en eux, par eux, autour d’eux. Il revient aux chercheurs de penser et de constituer des recueils de ces témoignages, en questionnant à nouveau de vieilles sources laissées dans les coins, en en inventant d’autres à la suite de nouvelles interrogations et en déployant les techniques adéquates.

14Pour éviter que le lecteur se perde dans le flux des contributions, un risque pour les ouvrages collectifs, et pour matérialiser et tenir le fil directeur de celui-ci, la diversité des sources, des approches et des possibilités est présentée au fur et à mesure. Car les auteurs ont eu liberté de position pour montrer ces diversités et si les uns focalisent leur réflexion sur leurs sources pour des résultats à venir, les autres poussent leur analyse et font des récoltes. Mais toutes les contributions communient dans l’exposition des objectifs, des documents, des moyens mis en œuvre, des problèmes et des limites rencontrés. Le lecteur passe ainsi des sources humaines les plus anthropocentrées aux témoignages animaux, des bêtes supposées fictives aux bien réelles. On peut regretter la faible présence des sources non européennes et l’absence de branches animales importantes, des poissons aux êtres microscopiques en passant par les insectes. Ce n’est pas faute d’avoir sollicité des études, mais le retournement du côté des animaux fait encore beaucoup hésiter. D’autant que les documents disponibles à propos de ces civilisations ou de ces animaux plus éloignés des Occidentaux ou des humains, donc moins faciles à comprendre, peuvent paraître plus difficiles à retourner. Gageons que ce volume incitera des volontaires à combler ces manques.

15Il reste que le tout a pour but de montrer comment bâtir l’histoire animale, selon le titre de ce volume. Mais attention : histoire entendue sur son versant animal, c’est-à-dire au sens de dynamismes dans le temps et l’espace, d’hier et d’aujourd’hui, des conditions, des vécus, des comportements, pas sur le versant humain, scientifique, des disciplines, qui ferait craindre une prétention au rassemblement sous la bannière impérialiste de l’Histoire. N’alertons pas les douaniers disciplinaires !