Introduction

1On trouve dans les dépôts votifs du Latium archaïque des objets que les archéologues italiens appellent des focacce (fougasses), un nom parfois précédé d’un prudent cosidette (soi-disant), mais qui s’est aujourd’hui largement imposé dans la littérature scientifique (Zeggio, 2000 ; Scordia, 2001 ; Regoli, 2012, p. 61-63). Il s’agit de petits disques en terre cuite portant à leur surface des impressions de doigts (fig. 1) qui sont généralement interprétées comme des modèles symboliques, parfois en miniature, de gâteaux ou de pains votifs, offerts à l’occasion de certaines fêtes religieuses (Regoli, 2012, p. 61). Cependant, cette interprétation devenue majoritaire s’est imposée en dépit de critiques qui n’ont pas toujours été prises en compte (Gjerstad, 1960, p. 198) ; d’où plusieurs interprétations divergentes et dénominations variées depuis leur découverte. Il est donc utile de faire le point sur ces objets et de s’interroger sur ces idées aujourd’hui profondément ancrées. Il peut paraître paradoxal de répondre à l’invitation du comité d’organisation de la journée doctorale 2020 de l’ED 112 à traiter de l’alimentation par une communication qui remet d’emblée en question la possibilité que le mobilier dont elle traite ait réellement un rapport avec la nourriture ; néanmoins, ces objets ont été si souvent associés à ce thème par le passé qu’il sera nécessairement question d’aliments dans ce qui suit. Après une définition précise de ces focacce, j’examinerai l’histoire des études sur ces petits objets, puis je tenterai d’en esquisser une étude typologique. On pourra ainsi confronter les théories et les objets, d’une part aux sources écrites antiques, et d’autre part à de possibles parallèles archéologiques qui permettront d’éclairer le lien entre ces objets et l’alimentation.

Fig. 1 : Disques à concavités de Rome et du Latium

Définir les focacce

2Les objets souvent appelés focacce sont des disques en terre cuite, portant généralement à leur surface des empreintes digitales créant de petites concavités ; certains petits exemplaires ne portent cependant aucune concavité, et sur d’autres exemplaires les concavités sont clairement pratiquées avec un outil fin. On préférera les appeler « disques à concavités », pour ne pas raisonner dans des termes induisant déjà une interprétation. Tous les objets attestés sont en impasto, céramique commune dans le Latium archaïque. Leur apparition est datée, par comparaison aux typo-chronologies d’autres objets découverts dans les mêmes contextes, de la toute fin du vii^e siècle av. J.-C.¹ (Cordischi, 1993, p. 42), mais la grande majorité d’entre eux datent de la première moitié du vi^e siècle. On ne connaît en tout cas pas d’attestations postérieures au vi^e siècle (Scordia, 2001, p. 218)². On a tendance aujourd’hui à faire remonter l’apparition de tels objets au premier âge du fer, c’est-à-dire au ix^e siècle (Bietti Sestieri, 1979, p. 116 et tav. xxvi ; Bietti Sestieri, 1992, p. 317 ; Regoli, 2012, p. 62), mais le contexte n’est pas le même : les très rares disques à concavités protohistoriques proviennent de tombes.

3Or, on ne connaît aux disques à concavités archaïques qu’un seul contexte de découverte : les dépôts votifs, contexte dont le mobilier a été qualifié d’« éminemment symbolique » (Bartoloni, 1989, p. 752). Il est en effet caractérisé notamment par la présence de nombreux vases miniatures de formes diverses – ollae, gobelets, bols ou puisoirs, notamment – le plus souvent en impasto, comme nos disques – mais parfois aussi en bucchero noir –, et de petites représentations humaines en bronze (Bartoloni, 1989, p. 749). On y trouve aussi souvent de la céramique d’impasto de taille normale, et parfois de la céramique peinte étrusco-corinthienne (Monaco, 1990), corinthienne (Micozzi, 1990, p. 234-237), ou attique (Gatti, 1994, p. 73-77). On peut déceler dans ce mobilier des références à l’alimentation : les ollae sont des vases destinés à la conservation et la préparation d’aliments, y compris dans des contextes sacrés (Angelelli, 2001, p. 62). Certains vases miniatures retrouvés dans le sanctuaire de Sant’Omobono, à Rome, ont en outre été interprétés comme des représentations miniatures de fourneaux (Magagnini, Albertoni et Ferrea, 1981, p. 145). Il ne semble en revanche pas exister dans les dépôts votifs latiaux archaïques de représentations explicites d’aliments, comme les fruits en céramique déposés dans des sanctuaires de Grande Grèce (Fileri, 2016).

4Les disques à concavités sont également fréquemment retrouvés en compagnie de ce qu’on a souvent appelé des « vases multiples » ou « porte-offrandes », et qui leur ressemblent plus ou moins (fig. 1). Ces objets peuvent prendre différentes formes, mais se caractérisent par plusieurs contenants de volume plus important que les concavités des disques, rassemblés en un seul objet. Pour certains chercheurs, les vases multiples et les disques à concavités constituent une seule et même catégorie ; E. Gjerstad a notamment argué qu’il était impossible d’établir une nette solution de continuité entre disques à concavités et vases multiples et donc qu’il fallait considérer que tous avaient la même fonction (Gjerstad, 1960, p. 198 ; Ampolo, 1976, p. 364 ; Micozzi, 1990 ; Scordia, 2001). L’historiographie a ainsi eu tendance à faire reposer le poids de l’interprétation des disques à concavités sur les vases multiples, et on en tire la nette impression qu’il existerait autour de ces disques une nébuleuse d’objets qui en sont trop similaires pour en être dissociés, mais trop différents pour y être associés.

Fig. 2 : Les dépôts votifs avec disques à concavités de Rome

5La répartition géographique des disques à concavités et des vases multiples n’est pourtant pas la même. Les disques se trouvent dans des dépôts votifs dans tout le Latium historique, mais sont concentrés en premier lieu à Rome (fig. 2). Aucune cité du Latium en dehors de Rome n’a livré de disques à concavités sur plus d’un lieu de culte³, ce qui pourrait être lié à la différence en termes de densité des fouilles archéologiques. On en connaît sur sept sites latiaux, jusqu’à une cinquantaine de kilomètres de Rome (fig. 3). Or, un seul vase multiple a été mis au jour à Rome – celui de la favissa du Capitole (Gjerstad, 1960, p. 195, fig. 125, n^o 10) – alors qu’on en trouve dans tous les dépôts votifs non-romains (identifiés en fig. 3), et même dans un dépôt votif où aucun disque à concavités « classique » n’est signalé, celui de Cassino (Ampolo, 1976), à plus de cent kilomètres de Rome.

Fig. 3 : Dépôts votifs avec focacce dans le Latium

6Faut-il donc voir dans la transition disques à concavités-vases multiples plutôt une question de géographie que de chronologie ?

7Par ailleurs, alors que Gjerstad soutenait qu’il n’y avait aucune différence du point de vue formel, celle-ci peut se voir au niveau de la fabrication des objets. Alors que des objets comme les disques à concavités et à la limite certains vases multiples de Tibur et de Satricum (Antonielli, 1927, p. 232, fig. 12, n^o 29 ; Beaufort, 1982, p. 98, n^os 151-153) peuvent être créés en prenant un simple disque ou boule d’argile, sur lequel on appuie avec le doigt pour créer des concavités plus ou moins grandes, la plupart des vases multiples impliquent une élaboration plus complexe, avec la création de plusieurs petits vases singuliers, ensuite rassemblés (Gjerstad, 1960, p. 195, fig. 125, n^o 10 ; De Palma, 1981, p. 41, n^o A77). Cette différence dans le geste pourrait signaler un investissement technique plus grand dans l’élaboration des vases multiples.

Histoire des études

8La littérature scientifique a néanmoins eu tendance à considérer disques à concavités et vases multiples comme des ensembles homogènes, sans toujours distinguer les premiers des seconds, ce qui a voilé les variations au sein même de ces catégories. À partir de ces considérations, l’histoire des études sur ces objets tourne autour de trois idées principales, qui ne sont pas forcément contradictoires entre elles, mais que tous les auteurs ne partagent pas. La première est que ces objets sont des représentations de gâteaux ou de pains ; la seconde, que ces objets ont un lien avec l’offrande de prémices ou au moins d’offrandes votives de nourriture ; la troisième que ces objets sont des kernoi, le terme grec pour désigner des vases multiples utilisés dans le cadre de cérémonies religieuses. Observons l’apparition et le devenir de chacune de ces pistes interprétatives.

9La première mention des disques à concavités se trouve dans un article de M.S. de Rossi de 1878, dans lequel il rapporte la découverte du dépôt votif de l’église de S. Maria della Vittoria, sur le Quirinal à Rome. Il évoque des « objets d’un nouveau genre » ; il en a vu des similaires à Nemi et dans la campagne romaine, mais ces individus ne sont pas attestés par ailleurs. Il ne s’agit pas pour le savant de représentations d’aliments, mais plutôt de « tablettes numériques », selon lui utilisées pour compter quelque chose. Il en veut pour preuve le fait que la surface de certains objets n’est pas entièrement remplie de concavités, ce qui montrerait qu’on s’est arrêté avant, parce qu’on avait arrêté de compter. De Rossi propose aussi de possibles parallèles archéologiques, dans son cas avec des objets semblables retrouvés dans les Terremare de la plaine padane (De Rossi, 1878, p. 80-81 ; Coppi, 1871, tav. LVI, n^o 7, tav. LVIII, n^o 1-2).

10L’hypothèse qu’il s’agirait d’outils mathématiques n’a semble-t-il jamais été reprise dans la bibliographie postérieure. L’attestation suivante de ces objets est dans le rapport des fouilles de l’abbaye de Valvisciolo sur le Monte Carbolino dû à R. Mengarelli et R. Paribeni. On trouve pour la première fois ici deux idées : que les vases multiples sont liés aux disques à concavités, et que les focacce sont des représentations de nourriture. La formulation utilisée est particulièrement intéressante pour notre propos, puisqu’il y est question de disques « dans lesquels on a reconnu des modèles de liba ou de fougasses votives », mais sans donner de renvoi bibliographique (Mengarelli et Paribeni, 1909, p. 259). Cette interprétation est donc apparue au début du xx^e siècle, apparemment comme une connaissance interne à la communauté des archéologues romains, sans que les raisons qui ont mené à cette conclusion soient explicitées dans une publication. En 1927, U. Antonielli fait la même chose, en appelant les objets qu’il a mis au jour à Tibur des focacce, sans indiquer l’origine de cette appellation (Antonielli, 1927, p. 234), comme A.M. Colini la même année (Colini, 1927, p. 386). Le terme et l’interprétation qu’il véhicule s’imposent ainsi, notamment au cours des années 1970 et 1980 (Lowe, 1978, p. 143 ; Guaitoli, 1981 ; Magagnini, Albertoni et Ferrea, 1981, p. 146 ; Bartoloni, 1989, p. 750-751 ; Bouma, 1996, p. 276-277).

11Ce n’est pourtant pas sans critiques, comme celle émise par E. Gjerstad dans son Early Rome : il considère que la parenté avec les vases multiples interdit de voir là des représentations de gâteaux, mais qu’il s’agit plutôt d’objets destinés à porter des offrandes, dont des offrandes végétales. Le nom qu’il propose, « plateaux à libation » se retrouve dans plusieurs formulations prudentes des années suivantes (Gjerstad, 1960, p. 198). Ainsi, dans un ouvrage généraliste de 1979, L. Quilici propose à son tour que les concavités aient servi à contenir des sauces et de la nourriture (Quilici, 1979, p. 211), et des auteurs d’entrées de catalogues proposent parfois le terme de « porte-offrandes » comme alternatif à celui de « focaccia » dans les années qui suivent (De Palma, 1981 ; Micozzi, 1990). Le doute est même permis au point que certains auteurs parlent génériquement de « disques votifs », parfois dans les mêmes catalogues d’exposition où leurs collègues parlent de « focacce » ou de « porte-offrandes » (Beaufort, 1982 ; Monaco, 1990). Ce n’est qu’après 1990 que le terme « focaccia » s’impose complètement (Cordischi, 1993 ; Gatti, 1994 ; Pellegrini, 1997 ; Scordia, 2000 ; Zeggio, 2000 ; Regoli, 2012).

12Quant à l’identification des offrandes déposées sur ces fameux disques votifs ou porte-offrandes, l’hypothèse est due à G. Bartoloni, pour qui « il apparaît que le rapport de ces petits ex-voto avec l’offrande des prémices de l’agriculture ou des offrandes de genre alimentaire est indubitable » (Bartoloni, 1989, p. 750-751) ; son interprétation repose sur la découverte de certains objets similaires dans des tombes, qui lui permettent un parallèle avec le pelanos du monde grec. En effet, depuis la découverte des tombes d’Osteria dell’Osa dans les années 1970 et 1980, les disques à concavités de cette nécropole ont remplacé ceux des Terremare comme ancêtre généralement invoqué pour cette forme (De Santis, 1990 ; Micozzi, 1990).

13C’est un lien avec le monde grec qui est retenu aussi par C. Ampolo qui appelle les vases multiples des kernoi : les disques à concavités ne seraient que des versions schématisées de ces kernoi (Ampolo, 1976). Le lien entre vases multiples et disques à concavités est une question fondamentale pour beaucoup d’auteurs : M. Micozzi retient aussi que ce sont des reproductions symboliques de kernoi (Micozzi, 1990, p. 239) mais, pour A. Scordia, les vases multiples sont au contraire une évolution des disques à concavités (Scordia, 2001, p. 218). Malheureusement, aucune donnée stratigraphique issue d’un gisement où on aurait trouvé les deux types d’objets ne permet de trancher dans un sens ou dans l’autre. Si, en revanche, on retient que les disques à concavités sont bien plus anciens que le vi^e siècle, il s’ensuit que ce sont ces derniers qui sont antérieurs aux vases multiples qui ne semblent pas se trouver dans des contextes antérieurs au vi^e siècle.

14Il existe donc à propos de ces objets plusieurs interprétations, dont certaines pour lesquelles il n’est pas possible de remonter à l’argumentation originelle qui les sous-tendrait, mais qui n’en ont pas moins été relayées par de nombreuses publications ultérieures : le nom usuel de ces objets, « focacce », est lié à l’une de ces interprétations. Ces théories ont aussi pu être combinées (Bouma, 1996, p. 277, n. 192). Cependant, avant de pouvoir confronter les données textuelles et archéologiques convoquées par ces auteurs, il vaut la peine de se pencher en détail sur les caractéristiques formelles des objets.

Étude typologique

15En effet, leur variété est très grande : la fabrication des disques à concavités ne semble pas demander de techniques complexes, mais la grande diversité des tailles, des apparences, du nombre de concavités, dément toute fabrication en série. Ainsi, leur diamètre varie de 2,5 cm à 20,5 cm, le nombre de concavités de zéro à soixante, et l’épaisseur est elle aussi très variable, mais difficile à chiffrer du fait du manque de données publiées. Nombreux sont les dépôts votifs à ne pas avoir été publiés in extenso, sans que ne soient donnés mesures ou dessins pour l’intégralité des objets, ou bien au moyen de photographies de piètre qualité. Bien qu’au total plus de quatre cents disques à concavités et vases multiples aient été mis au jour, la présente étude typologique n’a pu prendre en compte que cent trente-huit individus pour les disques à concavités et trente-six individus pour les vases multiples, pour lesquels il a été possible d’obtenir des données chiffrées sur leurs caractéristiques et/ou des informations sur leurs formes.

16Les données publiées permettent de chiffrer, au moins approximativement, la répartition des formes générales parmi les disques à concavités. On en compte deux : les surfaces supérieures plates ou très légèrement bombées, et les surfaces supérieures convexes – que celles-ci prennent la forme de bords simplement recourbés autour d’une surface plutôt plane, ou bien d’un objet qui prend dans son ensemble presque la forme d’un bol. Certains rares objets ont ainsi même un profil tronconique (Gatti, 1994, p. 34, fig. 17, n^o 188) ; 62 % (53) des disques à concavités appartiennent à la première catégorie, tandis que 38 % (32) correspondent au second profil. Toute interprétation fonctionnelle de ces objets, si tant est qu’il faut en chercher une et qu’elle doive être unitaire pour tous les disques, doit prendre en compte le fait qu’il existe plusieurs formes de l’objet : les individus concaves, presque en forme de bol, ne sont pas anecdotiques, mais représentent plus du tiers des attestations.

17L’étude des dimensions des disques à concavités révèle en revanche un module habituel (fig. 4). Deux mesures sont particulièrement indiquées pour travailler sur cet aspect : le diamètre des disques et le nombre de concavités. On l’a vu, leur diamètre varie de 2,5 cm à 20,5 cm, pour une moyenne de 5,9 cm. Cependant, le troisième quartile de la série des diamètres est de 7,6 cm seulement : les trois quarts des disques mesurent moins de 7,6 cm de diamètre, et la moitié mesurent entre 3,6 cm et 7,6 cm (les premier et troisième quartiles de la série). En outre, toutes les valeurs aberrantes⁴ – 12 cm ; 14,7 cm ; 16 cm ; 20,5 cm – proviennent d’un même dépôt, celui de la favissa du Capitole. La série du nombre de concavités par objet a une apparence très similaire : une grande étendue, de zéro à soixante, et une moyenne de sept, mais des valeurs de quartile de trois (premier quartile), cinq (médiane) et neuf (troisième quartile). Aussi les trois quarts des objets ont un nombre de concavités inférieur ou égal à neuf, et la moitié ont un nombre de concavités inclus entre trois et neuf. À nouveau, des cinq valeurs supérieures aberrantes (vingt-et-un, vingt-trois, vingt-six, trente et soixante concavités), quatre sont tirées du dépôt capitolin⁵.

Fig. 4 : Dimensions des disques à concavités

18Il est en outre apparent, en mettant les diamètres en regard avec le nombre de concavités, que la valeur des premiers est étroitement liée au nombre des secondes. En clair, plus le disque est grand, plus il comporte de concavités. La moitié des disques à concavités connus mesurent ainsi entre 4 et 8 cm, et ont entre trois et neuf concavités, sans cependant qu’il y ait de valeur sur laquelle les objets semblent s’aligner. On a ainsi une impression de fabrication artisanale, avec une grande variété dans les tailles, le nombre de concavités et les profils des objets, autour d’un module habituel, mais pas d’élaboration en série. L’impression d’une fabrication peu soignée ou perfectionnée est renforcée par la grande variété des couleurs, même au sein d’un même dépôt, ainsi que par la mention occasionnelle de traces de brûlure au moment de la cuisson (Magagnini, 1981, p. 146, n^o C61 ; Segala et Sciortino, 1990, p. 68, n^o 3.5.66-69). Le caractère « grossier » de certains de ces objets est aussi mentionné par plusieurs auteurs (Magagnini, 1981 ; Beaufort, 1982 ; Gatti, 1994). On peut donc imaginer une fabrication domestique par des artisans non-spécialisés qui travaillent en gardant à l’esprit une idée générale de ce à quoi ressemble un disque à concavités.

19La même remarque ne s’applique pas, en revanche, aux vases multiples. On a déjà évoqué la différence entre disques à concavités et vases multiples du point de vue de la complexité du geste de fabrication, mais on note aussi une moins grande uniformité. Ainsi, si presque tous les vases multiples publiés comportent trois vases⁶, ils s’organisent – contrairement aux disques – en cinq types bien identifiables. On trouve des disques très épais avec de larges trous qui ne sont pas simplement faits en appuyant avec le doigt⁷ ; des boules d’argile avec de larges trous enfoncés dedans⁸ ; des vases miniatures assemblés sur un disque ou un fond plat⁹ ; des vases miniatures assemblés sans disque ou fond¹⁰ ; et des bols peu profonds assemblés sur un seul plan avec une anse¹¹. La forme de ces vases multiples obéit donc à des exigences plus particulières, voire à plusieurs exigences différentes, comme pourraient le suggérer et ce chiffre récurrent de trois vases assemblés et les formes plus nettement définies de ces objets. Cependant, ces formes ne sont pas diffusées partout, contrairement à la forme unique des disques à concavités : elles sont plutôt localisées. Cette hétérogénéité est-elle liée à des préférences locales, avec un épicentre romain pour la forme en disque à concavités et une influence qui s’affaiblit à mesure qu’on s’en éloigne ? On peut ainsi peut-être distinguer des préférences locales qu’il est plus difficile d’identifier, en l’état actuel de la documentation, au sein des disques à concavités, qui constituent une production homogène sans être sérielle.

Les données textuelles latines

20D’où vient donc l’idée que ces objets représentent des gâteaux ? On l’a vu, le nom focacce apparaît pour la première fois en 1909 sans explication ni renvoi bibliographique. On peut cependant en trouver une indication dans un article de 1927 d’A.M. Colini, publié dans Capitolium, la revue de la ville de Rome, et donc visant un public plus large qu’une publication scientifique. Il y parle de « focacce, […] comme on en fabrique encore dans certaines régions d’Italie centrale ». Il fait référence à la recette des focaccette, des pains de tradition toscane et ligure : on fait chauffer au feu des disques de terre cuite appelés testine, qui sont empilés avec un peu de pâte crue entre chacune, ce qui cuit la pâte pendant que les disques refroidissent (Beevor, 2015, loc. 3190 ; Grant, 2015, p. 55). Cela donne lieu à des gâteaux ronds et plats, fabriqués en outre dans des petits plats en terre cuite appelés testine, qui ressemblent beaucoup aux focacce concaves : est-ce cette pratique qui a suggéré originellement aux savants du début du xx^e siècle que les objets archéologiques dont nous nous occupons étaient des représentations de focacce ? C’est d’autant plus possible qu’on peut trouver dans des textes antiques des évocations de pratiques semblables.

21Il existe en effet à l’époque romaine des gâteaux cuits au feu. Varron donne la définition d’un type de gâteau qu’il appelle testuatium, qui « se faisaient cuire dans une testu chaude, comme le font encore aujourd’hui les matrones aux Matralia » (LL, V, 106)¹². Ovide mentionne la même pratique lorsqu’il évoque cette fête (Fastes, VI, 475-533), mais aussi au moment des Vestalia : « Le pain était préparé sous la cendre du foyer même : à cet effet on disposait des morceaux de tuile sur le sol chaud » (Fastes, VI, 315)¹³. Les Matralia, célébrées le 11 juin, étaient la fête de Mater Matuta, déesse de l’aurore, et concernaient les mères et les matrones ; il n’est pas clairement établi, en revanche, si cette déesse était ou non chtonienne et liée à la terre et aux champs (Scullard, 1981, p. 150-151 ; Bouma, 1992 ; Torelli, 1997). Si ce n’est pas le cas, cette offrande de gâteaux pourrait être liée aux fonctions domestiques des matrones romaines plutôt qu’à une fonction de la déesse – ce qui pourrait expliquer pourquoi la même pratique se trouve aux Vestalia. Or, on remarque qu’au moins deux des sanctuaires où l’on trouve des disques à concavités sont consacrés à Mater Matuta : celui de Satricum et celui de S. Omobono (Bouma, 1996, p. 277). Il a en outre été remarqué que de nombreux autres dépôts votifs contenant des disques à concavités pourraient être associés à des divinités féminines (Bartoloni, 1989). Du reste, l’offrande de tels gâteaux était, pour les Romains de la période tardo-républicaine, de très haute antiquité : Denys d’Halicarnasse décrit Ocrisia, la mère de Servius Tullius, comme jetant des gâteaux dans le feu (Antiquités Romaines, IV, 2, 1-3).

22Les gâteaux sont par ailleurs une offrande très courante dans la religion romaine ; ils sont alors généralement appelés liba. Il en existait une très grande variété (Dalby, 2003, p. 68-71 ; Wilkins et Hill, 2006, p. 81-109). John Scheid a en outre montré que l’offrande de tels gâteaux n’était pas une sorte d’offrande de second rang, mais pouvait être équivalente au sacrifice sanglant (Scheid, 2011, p. 114). Il existait donc des gâteaux cuits au feu qui pouvaient figurer dans des cultes romains, qu’on faisait traditionnellement remonter à l’époque archaïque, et qui étaient offerts lors de fêtes dédiées à Mater Matuta et à Vesta, déesses que l’on retrouve dans les lieux où les disques à concavités ont été mis au jour. Ce qu’on peut connaître de la fabrication de ces gâteaux rappelle en outre une tradition de l’Italie centrale contemporaine. Cependant, les focaccette de Toscane sont plats sur le dessus, ne portant pas de trous qui pourraient ressembler aux concavités si caractéristiques des objets archéologiques. De nombreuses focacce contemporaines en portent bien, mais celles-ci sont généralement faites avec les doigts dans la pâte crue avant qu’elle ne soit mise au four : la technique utilisant des testine, et suggérée par Ovide et Varron, empêcherait d’utiliser une telle méthode. Les disques à concavités archéologiques ne peuvent donc pas être de fidèles reproductions de ce type précis de gâteau. En outre, les concavités ont eu, au moins dans certains cas, une fonction pratique : dans un cas, des anneaux en bronze y ont été déposés (Gjerstad, 1960, p. 195, fig. 125, n^o 9), et peut-être aussi de l’huile qui a ensuite été brûlée (Gjerstad, 1960, p. 198). Aussi les arguments en faveur d’une interprétation comme des représentations de gâteaux sont-ils minces.

23Certains ont donc suggéré que les disques à concavités et les vases multiples auraient pu contenir surtout des petites offrandes de nourriture ou de boissons (Ampolo, 1976 ; Quilici, 1979, p. 211 ; Albertoni, 1990, p. 70) ; la petite quantité qui entrerait alors en jeu suggérerait qu’il s’agirait de l’offrande des prémices (Bartoloni 1989, p. 751), plutôt que de sacrifices à proprement parler (Scheid, 2011, p. 114). L’offrande des prémices, bien connue et bien étudiée pour le monde grec, existe aussi dans le monde romain : il s’agit du fait d’offrir à un dieu la première partie de la moisson, d’une vendange, ou d’un repas par exemple. On rend ainsi, en une sorte de remerciement, à la divinité la première partie de ce qu’on considère comme un bienfait (Jim, 2014). Pline l’Ancien atteste l’existence de cette pratique, à laquelle il attribue, là aussi, une très haute antiquité, puisque selon lui, dès le temps de Numa, « on ne goûtait même pas les récoltes ni les vins nouveaux avant que les prêtres en eussent offert les prémices » (HN, XVIII, 2, 8)¹⁴. On sait aussi par Ovide que les prémices étaient offertes à Cérès, à Bacchus et à Minerve (Fastes, II, 519-520 ; Les Métamorphoses, VIII, 272-274), et par Varron qu’ils l’étaient à Jupiter (LL, VI, 16)¹⁵. On peut en outre comprendre du passage de Denys déjà cité, qui évoque Ocrisia portant des gâteaux qu’elle devait jeter dans le feu « sur le foyer du palais royal, où les Romains ont accoutumé d’offrir des sacrifices et les prémices de leur repas » (AR, IV, 2, 1), que ces prémices pouvaient être préparées sous forme de gâteaux, et pas uniquement laissés à l’état brut¹⁶.

24Il est très probable que des offrandes organiques aient été déposées dans les mêmes dépôts votifs où l’on trouve des disques à concavités. On a déjà parlé des traces d’huile mentionnées par E. Gjerstad à propos des disques du Capitole, et le sédiment qui encaisse ces objets est souvent décrit comme noir, gras, riche en charbons, en cendres et en matières organiques (De Rossi, 1878, p. 71 ; Antonielli, 1927, p. 216 ; Gjerstad, 1960, p. 190 ; De Santis, 1990, p. 55 ; Segala et Sciortino, 1990, p. 64 ; Cordischi, 1993, p. 42 ; Gatti, 1994, p. 7). Les analyses carpologiques du sanctuaire de S. Omobono ont aussi mis en évidence la présence d’une grande variété de restes végétaux, notamment de far, d’orge, de raisins et de noix (Costantini et Costantini Biasini, 1989). Les Romains pratiquaient donc vraisemblablement l’offrande de végétaux dès l’époque archaïque, peut-être sous la forme d’offrandes de prémices et aux mêmes endroits où les disques étaient eux-mêmes déposés. En revanche, on ne sait pas, par les textes, la forme que prenait le dépôt de ces prémices : Denys suggère qu’on pouvait les jeter au feu, mais ce n’était manifestement pas la seule manière de les déposer, et surtout les textes traitant de Rome n’indiquent pas l’existence de récipients dans lesquels les prémices auraient été placées pour être offertes aux dieux. Impossible donc d’établir une liaison solide des disques à concavités avec cette pratique, le lien n’étant en réalité suggéré que par la petite taille des récipients que seraient les concavités à leur surface.

Les parallèles dans le monde grec

25Pour la Grèce, en revanche, on connaît par les textes des vases qui auraient servi à offrir aux divinités de petites quantités de mets à l’occasion de fêtes religieuses : ce sont les kernoi, nom que C. Ampolo a attribué aux vases multiples du Latium (Ampolo, 1976). Une définition précise du kernos est donnée par Athénée de Naucratis, citant Polémon d’Ilion, qui écrivait à la fin du iii^e siècle : le kernos est un vase en céramique formé de plusieurs petits bols assemblés, dans lesquels on plaçait diverses plantes, céréales, graines, des gâteaux et de la laine… (Athénée de Naucratis, Les Deipnosophistes, XI, 478c-d).

26Il s’agit d’un vase utilisé notamment à Éleusis lors des processions des mystères, mais aussi plus généralement dans des rites dédiés à des déesses mères chtoniennes. On connaît archéologiquement des kernoi, trouvés notamment à Éleusis même et dans l’agora d’Athènes : ces vases ont une forme très particulière, généralement avec un grand vase central entouré de plus petits vases. Les archéologues n’en ont pas moins pris l’habitude d’appeler n’importe quel vase multiple du monde méditerranéen un kernos, dès ceux de l’âge de bronze minoen ; J. Pollitt rejette un usage aussi large de ce nom, évoquant des parallèles hasardeux et des noms donnés sans vraie preuve de lien avec l’objet initial (Pollitt, 1979, p. 228-232). Il est peu probable, donc, que cet éditeur des kernoi athéniens accepterait le nom donné par C. Ampolo. En tout état de cause, sans analyse physico-chimique des contenus de ces vases, on ne peut pas trancher, mais le parallèle est tentant. En tout cas, si les vases multiples ont contenu quelque chose, on voit mal comment cela aurait pu être autre chose qu’une quantité symbolique – c’est d’autant plus le cas en ce qui concerne les disques à concavités.

27Si le monde grec fournit donc des parallèles suggestifs sur la possibilité que les objets qui nous concernent aient servi de récipient à l’offrande de prémices, ou du moins de végétaux, il fournit aussi des arguments en faveur de l’hypothèse de modèles de gâteaux. Ainsi, une inscription du Pirée datant de la première moitié du iv^e siècle évoque un prêtre d’Asclépios, Euthydémos, qui place sur des stèles une « représentation des gâteaux qu’il convient d’offrir en sacrifice préliminaire » (IG II², 4962)¹⁷. Ce texte atteste donc que les Grecs reproduisaient dans une forme pérenne les gâteaux offerts lors des cérémonies ; dans ce cas, on peut penser qu’il s’agissait d’une reproduction en pierre, peut-être pour que les fidèles puissent bien reproduire la forme qu’ils devaient prendre.

28Cependant, le parallèle le plus évocateur provient du sanctuaire de Déméter et Korè sur les pentes de l’Acrocorinthe, fouillé par l’École américaine d’Athènes. Ses équipes y ont mis au jour une grande quantité de modèles de likna, des plateaux à offrandes (Brumfield, 1997). À l’origine, les likna sont en fait des vans, paniers qui servaient au vannage – la séparation des grains de leur balle et d’autres impuretés. Cet outil agricole est devenu chez les Grecs un symbole religieux : utilisé comme berceau dans l’iconographie mythologique, il est aussi un élément des processions en l’honneur de Déméter, où on le remplit d’offrandes alimentaires. Les likna du sanctuaire corinthien sont des représentations en terre cuite, et si certains ont été retrouvés vides, d’autres sont remplis de modèles de fruits et de gâteaux bien reconnaissables. Ils ont été déposés au moins à partir du vi^e siècle (sinon plus tôt), et jusqu’au ii^e siècle. Les gâteaux de Corinthe sont plus petits que ceux du Latium, mesurant quelques centimètres seulement, mais leur proximité formelle est frappante : forme ronde, concavités rondes à la surface au doigt ou à l’ongle (généralement plus petits que ceux du Latium), profil concave ou convexe (fig. 5). Dans ce contexte, en revanche, il est clair qu’il s’agit de reproductions miniatures de gâteaux, au sein desquels A. Brumfield identifie sept types, qu’elle identifie à des gâteaux grecs connus par les textes. Elle considère que les concavités sont soit la représentation d’une texture granuleuse, soit la représentation de petites graines, par exemple de sésame.

29Or les liens entre Corinthe et l’Italie au vi^e siècle, et même avant, sont bien documentés (Roller, 2018, p. 30), même si un panorama complet sur ce sujet dépasse de loin l’ambition de cet article. Outre la céramique étrusco-corinthienne trouvée dans la majorité des dépôts cités ici, de la céramique corinthienne d’importation a été mise au jour au moins dans les dépôts votifs de Satricum (Micozzi, 1990, p. 234) et de Sant’Omobono (Virgili, 1989, p. 47). Le rapprochement est également possible entre les divinités vénérées dans les deux cas : féminines, liées aux récoltes, mais aussi à la maternité puisque ces mêmes likna peuvent être utilisés comme berceaux. Une des fosses votives du sanctuaire d’Acrocorinthe comporte même une sorte de plate-forme pour accueillir le fidèle qui jette son offrande dans la fosse (Stroud, 1965, p. 9), comme à Tibur (Antonielli, 1927, p. 218-222) et à Satricum (Bouma, 1996, p. 6). Le fait que ces petits disques corinthiens aient été trouvés dans un contexte qui prouve qu’il s’agit de représentations de gâteaux peut donc éclairer l’interprétation des disques à concavités latins : on peut émettre l’hypothèse que ces derniers objets, dont le contexte n’éclaire que peu l’interprétation, aient le même sens.

Fig. 5 : Disques à concavités de Rome et gâteaux de Corinthe

Conclusion

30Un rapprochement entre la Corinthe et la Rome archaïque s’ajoute donc à la proximité formelle entre les disques à concavités latins et les gâteaux des likna corinthiens. On ne peut toutefois pas déclarer là le dossier clos, et conclure qu’il s’agit bien, finalement, de représentations de gâteaux. Ce serait oublier le très petit nombre d’objets similaires dans des contextes plus anciens, déjà mentionnés : ceux des Terremare, cités au xix^e et au début du xx^e siècle, ou bien ceux de la protohistoire latine, connus à partir des années 1970. Il est même possible qu’un objet des Monts Albains, un disque similaire aux nôtres, mais sans concavités, date du début du vii^e siècle (Alessandri, 2013, p. 85-86 ; Regoli, 2012, p. 62, n. 116). Bien que ces objets soient en nombre très réduit par rapport au corpus des disques à concavités et vases multiples du vi^e siècle, les deux groupes d’artéfacts ont des caractéristiques formelles en commun : la forme circulaire et aplatie, les concavités. Si on accepte cette identification, la forme aurait donc une origine beaucoup plus ancienne dans la péninsule italique, et il faudrait alors démontrer l’applicabilité de toute interprétation de celle-ci à un moment beaucoup plus haut dans la chronologie qu’on ne l’a fait jusqu’à présent. Peut-être plus loin que ne devraient le permettre les textes souvent utilisés, ici comme ailleurs, pour l’analyse de ces objets…

31J’ai cherché dans cette contribution à soulever des questions sur ces objets assez singuliers et énigmatiques, qui ne suggèrent pas d’interprétation univoque, sans prétendre pour autant apporter des réponses nettes à celles-ci. Ces objets ont aussi pu revêtir plusieurs fonctions, plusieurs sens, en fonction des moments et des endroits : la force d’un système rituel provient justement de ce qu’il permet la réinterprétation de pratiques au fil du temps (Beard, North et Price, 1998, p. 7). Dans ce cas, les données archéologiques ne permettent pas de trancher entre les différentes hypothèses, ce qui veut dire que si la représentation de pains ou de gâteaux est possible, elle n’est pas avérée et paraît difficile à prouver.