Introduction

1Autour des xii^e et xiii^e siècles, dans le nord de la France, les ustensiles de cuisine et les dispositifs de cuisson changent, de nouvelles variétés végétales sont introduites, la consommation carnée évolue, les recettes de cuisine en usage dans les milieux élitaires sont mises par écrit. Ces évolutions permettent d’entrevoir un changement dans les pratiques de cuisine, qui est encore mal connu. En effet, ces nouveautés pourraient être mises en relation avec des changements de goûts et de modes de préparation des aliments, qui semblent apparaître chez les élites et se diffuser d’abord en milieu urbain, avant d’atteindre les campagnes.

2Si des recueils de recettes de la fin du Moyen Âge ont pu nous parvenir, ils renseignent généralement sur la cuisine des très hautes élites, décrivant plutôt une cuisine d’exception. Pour connaître la cuisine ordinaire, en revanche, il convient de s’attarder sur les vestiges matériels de la vie quotidienne qui parviennent jusqu’à nous.

3Seulement, que peut-il rester de cette cuisine du quotidien ? Comment pouvons-nous y accéder ? Nous faisons face à un problème de taille : contrairement à la plupart des artisanats du passé, la cuisine a ceci de particulier que l’objet fabriqué – les mets que nous dégustons – est voué à disparaître en étant consommé. Même lorsqu’un plat demeure au fond d’un récipient, jeté dans un dépotoir sans avoir été vidé, sa nature organique lui promet une disparition rapide.

4Il demeure néanmoins quelques vestiges, ténus, du processus de la transformation des aliments et de ces aliments eux-mêmes. On utilise par exemple, depuis que l’on a commencé à s’intéresser à la fonction des céramiques au-delà de leurs seules caractéristiques techniques de fabrication¹, les traces laissées par le feu sur les pots de cuisson pour déterminer la destination des vaisselles. L’intérieur de ces pots de cuisine peut par ailleurs conserver des restes, carbonisés ou non, de ce qui y était préparé, parfois invisibles à l’œil nu, mais prisonniers dans les aspérités de la pâte céramique. La nature de ces résidus peut être précisée par la chimie ou des observations microscopiques. On retrouve également des ossements animaux préparés pour être consommés et, plus rarement, des restes végétaux, graines ou noyaux, qui dans certaines conditions de conservation particulières peuvent parvenir jusqu’à nous.

5Ces vestiges restent néanmoins une bien étroite fenêtre ouverte sur la cuisine du passé et il semble absolument nécessaire d’observer tous les éléments qui entrent en jeu dans l’acte culinaire, dans leur relation les uns par rapport aux autres, en particulier au moment de la cuisson, pour espérer comprendre comment étaient préparés les aliments.

Approche

6La cuisson semble en effet centrale : c’est durant cette étape que se déroulent les variations et particularités techniques propres aux tendances culturelles. C’est à ce moment de la préparation culinaire que la texture, le goût, la couleur de l’aliment changent par les procédés physiques et chimiques mis en œuvre. D’un point de vue plus pragmatique, c’est également l’action du feu qui laisse le plus grand nombre de traces parvenues jusqu’à nous. S’il y a plusieurs niveaux de cuisine, de la cuisine du quotidien à celle, très élaborée, des repas d’apparat des élites², ainsi que des spécificités culturelles dans les modes de préparation, les processus techniques opérant dans cette transformation des aliments demeurent les mêmes. Claude Lévi-Strauss et sa postérité ont ainsi mis en évidence le triangle puis le tétraèdre des cuissons (fig. 1), qui résume les grands groupes de préparations culinaires utilisés dans les sociétés humaines. C’est dans les variations modales au sein de ces processus universaux, dans les dispositions technologiques disponibles et choisies que peuvent se révéler des nuances, témoins de particularités d’ordre culturel – le mot « culturel » incluant l’échelle sociale ou chronologique autant que des particularités régionales.

Fig. 1 : Le tétraèdre des recettes à l’intérieur du triangle culinaire d’après Claude Levi-Strauss

7Pour la période qui nous intéresse, on distingue trois grandes familles de cuissons culinaires, dépendant du médiateur, l’eau, la matière grasse ou l’air, qui transmet la chaleur à l’aliment : le bouilli, le frit et le rôti ou grillé. Chacun de ces modes de cuisson a un impact chimique et physique sur l’aliment transformé qui conditionne le goût, la texture et l’aspect du mets obtenu. Ils nécessitent par ailleurs des outils spécifiques, et affectent également l’environnement de cuisson, notamment les récipients utilisés, pouvant y laisser des traces spécifiques.

8La première étape, pour localiser ces usages et leurs évolutions, consiste à en percevoir les traces sur le matériel archéologique. Comment peut-on savoir, sur un site, si les habitants consommaient leurs viandes et leurs légumes frits, bouillis ou rôtis ? Il convient pour cela de déterminer les traces laissées par ces trois grands groupes de cuisson, puis de quantifier la fréquence de ces traces pour évaluer quels sont les usages dominants. En comparant ces résultats d’un contexte à un autre, on pourra déterminer les pratiques les plus fréquentes selon les contextes, la localisation et le temps, leurs mutations et les mouvements d’évolutions observées.

9Néanmoins, si des traces d’usage sur la céramique ont pu être étudiées (Vieugué, 2014 ; Vieugué et al., 2016 ; Saurel, 2017 ; Debels, 2019), il n’existe pas de méthodologie précise permettant de caractériser l’utilisation de modes de cuisson en particulier. Des analyses de lipide peuvent éventuellement apporter un éclairage sur l’utilisation de graisses dans les cuissons (Drieu et Regert, 2015), mais ces analyses sont coûteuses et donc compliquées à mettre en œuvre sur des ensembles suffisamment vastes pour définir des tendances culturelles. C’est donc vers les méthodes de la tracéologie que je me suis tournée pour répondre à mes interrogations.

Identifier les traces de cuisson : la démarche expérimentale

10Comment identifier les altérations occasionnées par les différents modes de cuisson ? C’est pour répondre à cette question que j’ai réalisé sur le site d’Orville³, en 2016, une expérimentation visant à caractériser les traces laissées par différents types de préparation sur les récipients et les aliments⁴. Le but était de provoquer de potentiels stigmates des cuissons bouillies, frites et rôties sur des ossements, des éléments végétaux susceptibles d’être retrouvés en fouille et de la céramique, comparables à ceux des sites étudiés, et pouvoir ainsi les comparer à celles que portent les objets archéologiques. Différents protocoles de cuisson (fig. 2) ont ainsi été mis en œuvre, dans des conditions proches des méthodes médiévales. Sur une sole de brique construite pour l’occasion à partir de modèles de châteaux et dans un four expérimental déjà présent sur le site⁵, nous avons utilisé des répliques de céramique, des coquemars⁶, où ont été cuits des morceaux de bœuf et de mouton, du froment et des pois. Ces espèces, ainsi que le matériel de cuisson, ont été choisies après discussion avec des spécialistes de ces matériaux⁷. Chaque type d’aliment était soumis à chacun des types de cuisson, en utilisant de la graisse animale, de l’huile végétale ou de l’eau. Suivant un protocole strict, ces cuissons ont été scrupuleusement contrôlées et l’ensemble de nos observations enregistrées sur des fiches individuelles pour chaque échantillon. Des photographies ont été prises à chaque étape. Chaque coquemar n’accueillait qu’un seul type de cuisson, réalisée entre une et cinq fois, avec des prises de températures régulières et l’enregistrement des événements particuliers, tels que les débordements. Des témoins ont été conservés pour servir de point de comparaison.

Fig. 2 : Schéma récapitulatif des protocoles de cuisson réalisés dans le cadre de l’expérimentation

11À l’issue de cette expérimentation, des référentiels de végétaux (pois frais, pois secs et froment), d’ossements animaux (bœuf et mouton) et de céramiques ayant été utilisés dans le cadre de cuissons, bouillies, frites à la graisse animale, frites à l’huile d’olive et rôties au four, avec des durées courtes, moyennes et longues ont été obtenus. L’étude des traces de cuisson sur la céramique, ainsi que les stigmates portés par des éléments végétaux microscopiques, les grains d’amidon, ont permis de mettre en évidence des marqueurs particuliers à certains types de cuisson, observables sur le matériel archéologique.

12Les coquemars expérimentaux portaient des traces visiblement caractéristiques du type de cuisson accueillie, qui semblaient correspondre à certaines traces régulièrement observées sur des exemplaires archéologiques.

13À partir de ces pots, des critères déterminants – les traces causées par un type de cuisson et aucun autre – ont pu être mis en évidence par une observation macroscopique. Certains marqueurs sont plus nettement identifiables que d’autres, mais il s’avère également que certaines cuissons portent des marqueurs moins aisément décelables sur du matériel archéologique. Les cuissons rôties au four, en particulier, ne laissent que des traces ténues et surtout très localisées, ce qui implique des formes archéologiques ayant une certaine intégrité pour pouvoir les repérer.

14Les pots ayant accueilli une cuisson bouillie (fig. 3 A et B) ont une exposition au feu laissant un noircissement homogène sur toute la hauteur du récipient, plus prononcée du côté exposé à la source de chaleur. Leur niveau de remplissage porte un noircissement diffus, en ligne, en face interne, ainsi que des dépôts « mousseux » de couleur grise situés principalement au-dessus de la limite de remplissage. Les pots contenant des cuissons frites, quant à eux, ont la caractéristique d’une inversion de l’aspect de la pâte, selon la face interne ou externe. Un noircissement intense, issu d’un dépôt d’origine graisseuse pouvant présenter des reflets irisés, se trouve au-dessus de la ligne de remplissage en face interne, en dessous de cette limite en face externe (fig. 3 C et D). En effet, il semble que les matières grasses, qui au contraire de l’eau ne s’évaporent pas à environ 100 °C, ont pu traverser la pâte pour former une « croûte » d’un noir profond sur la face externe, tandis qu’elle s’est déposée au-dessus de la ligne de remplissage et s’est carbonisée en face interne en un amoncellement homogène de gouttelettes projetées durant la cuisson. Là où se trouvait le liquide, la pâte reste « propre », présentant seulement une légère coloration. Les limites de remplissage sont donc très nettes, en particulier du côté le plus exposé au feu. Enfin, les pots mis à rôtir au four portent de légères traces de fumigation sur leur face externe et des dépôts bruns, en tâches, là où un contact s’est produit avec l’aliment cuit. Les exemplaires expérimentaux ayant accueilli des cuissons de végétaux portaient par ailleurs au fond de leur face interne le négatif noirci des grains de froment ou des pois là où ceux-ci étaient en contact avec la pâte (fig. 3 E et F).

Fig. 3 : Quelques exemples des céramiques expérimentales à l’issue des cuissons

15Ces critères déterminants ont été classés en trois catégories : aspect et localisation du contact au feu en face externe, visibilité et aspect du ou des niveaux de remplissage, localisation et aspect des résidus de cuisson. De plus, un barème a été mis en place pour majorer les critères fortement déterminants dans chacun des trois types de cuisson. En attribuant une « note » aux individus observés, représentant l’importance des marqueurs déterminant correspondants à une cuisson ou une autre, on obtient ainsi un taux de correspondances des traces archéologiques aux modèles expérimentaux, exprimé en pourcentage. Cela permet de quantifier la probabilité que le récipient archéologique analysé ait pu accueillir une cuisson ou une autre.

16Pour analyser les restes végétaux de l’expérimentation, l’expertise de Clarissa Cagnato (UMR 7268 ADES et UMR 7041 ArScAn, équipe archéologies environnementales), spécialiste de l’étude des grains d’amidon, a été d’une aide précieuse. Ces éléments microscopiques de stockage d’énergie des plantes peuvent subsister à travers le temps, prisonniers dans les anfractuosités des pâtes céramiques, et sont sensibles à certaines agressions, telles que les effets de la chaleur et l’humidité. Des études sur les effets des cuissons culinaires à partir de matériel expérimental avaient déjà été menées (Henry, Hudson et Piperno, 2009), mais aucun référentiel n’existait pour la cuisson frite. Les observations réalisées par C. Cagnato ont permis de confirmer les données existantes et de mettre en évidence, à partir des échantillons de pois et de froment, la présence d’altérations particulières selon les temps de cuisson des aliments et le type de cuisson effectué.

Comparaison des pots expérimentaux avec le corpus archéologique

17Cette méthode a été mise à l’épreuve, dans un premier temps, sur des ensembles médiévaux franciliens⁸, puis sur une partie de la céramique du site du château de Couzan, fouillé sous la direction de Christophe Mathevot (La Diana) dans la Loire. Des ensembles issus de Genève, en Suisse et de Normandie sont venus compléter le corpus pour permettre des comparaisons régionales (fig. 4). Le corpus final, composé de façon un peu opportuniste, généralement en fonction des fouilles dont la céramique était en cours d’étude, parvient néanmoins à comporter à la fois des contextes urbains et castraux, ainsi que quelques ensembles issus de sites ruraux. Les différents ensembles couvrent par ailleurs l’ensemble de la période médiévale. Ces éléments permettent d’envisager des différences sociales et chronologiques en plus des considérations géographiques.

Fig. 4 : Type de contexte et localisation d’origine des ensembles céramiques analysés

18La comparaison de céramiques archéologiques avec les modèles expérimentaux se révèle pertinente, avec des similitudes parfois très fortes, comme on peut le voir sur les figures 5 et 6. Cela est d’autant plus vrai lorsque l’on dispose de céramiques complètes ou quasi-complètes – si une partie du fond, de la panse ou du col est présente. L’analyse de tessons isolés, quant à elle, est plus délicate. Elle permet des comparaisons parfois très pertinentes, mais plus biaisées ; la présence et l’intensité des traces dépendant de la partie du récipient originel dont elles sont issues. Les analyses réalisées sur des tessons isolés (fig. 6) conduisent ainsi, généralement, à obtenir des pourcentages de correspondances aux traces expérimentales plus faibles : il est rare de pouvoir observer simultanément plusieurs critères déterminants, pouvant s’additionner, sur un même individu très fractionné. Par ailleurs, les traces les plus caractéristiques se trouvent inégalement réparties selon le mode de cuisson : pour le frit et le bouilli, elles se trouvent surtout réparties autour de la ligne de remplissage tandis que le rôti nécessite de pouvoir observer plusieurs parties de la pièce à la fois pour être déterminantes. De ce fait, certaines traces caractéristiques d’un mode de cuisson ou un autre peuvent être sur-représentées. La cuisson rôtie est donc presque impossible à détecter sur des tessons. À l’inverse, plusieurs marqueurs de la cuisson bouillie peuvent facilement être repérés simultanément sur une grande superficie du pot d’origine, bien que l’extremum soit le plus distinctif, comme pour la cuisson frite. Néanmoins, l’étude de ces tessons isolés, qui représentent en général la grande majorité des restes céramiques retrouvés sur les sites, est essentielle : s’arrêter aux seules céramiques complètes exclurait un trop grand nombre d’objets. De ce fait, l’étude se baserait certes sur des éléments plus fiables, avec des taux de correspondance aux modèles expérimentaux plus élevés, mais se retrouverait largement biaisée par des ensembles peu fournis et donc peu représentatifs. Ces biais de représentativité doivent évidemment être pris en compte.

Fig. 5 : Exemple de correspondance à 100 % aux modèles expérimentaux d’une céramique complète issue de la nécropole de Vicq, comparée à la céramique expérimentale C1

Fig. 6 : Marqueurs de la cuisson frite : limite de remplissage nette, résidu noir intense au-dessus, prenant un aspect moiré, sur la face interne

19Autre biais constaté, les pâtes noires ou fumigées compliquent beaucoup l’observation du noircissement des surfaces. En effet, l’aspect et la répartition du noircissement de la pâte interviennent dans la description d’environ un tiers des marqueurs caractéristiques. De ce fait, les taux de correspondances aux modèles expérimentaux des céramiques « sombres » sont forcément toujours très faibles, ne pouvant se baser que sur les deux tiers restant des critères de caractérisation. Dans l’autre sens, les revêtements glaçurés peuvent empêcher certaines traces d’apparaître. D’autres cuissons expérimentales avec des pots réalisés dans d’autres types de pâte et avec d’autres traitements de surface, seront sans doute à mener pour clarifier les caractérisations sur ce type de matériel, dont le manque de lisibilité exclut de l’étude une partie importante des ensembles du haut Moyen Âge d’une part, des périodes plus récentes d’autre part.

Premiers résultats

20Bien qu’une analyse statistique plus fine doive encore être réalisée, le corpus permet d’entrevoir certaines tendances selon les sites étudiés. Globalement, sur chacun des ensembles étudiés, la cuisson bouillie est la plus représentée. La cuisson frite est néanmoins présente, surtout si l’on tient compte des individus portant des marqueurs plus faibles – à 25 %, voire 10 % et plus de correspondance aux modèles expérimentaux –, qui permettent néanmoins une couverture plus large des ensembles. En effet, comme nous l’avons évoqué, les marqueurs les plus déterminants de la cuisson frite sont principalement visibles autour de la ligne de remplissage, et donc un peu moins uniformément répartis sur la surface totale des céramiques que pour la cuisson bouillie. De ce fait, ils se trouvent représentés sur un moins grand nombre d’individus, peu de tessons ou de céramiques remontées pouvant cumuler suffisamment de points pour dépasser les 50 % de correspondance aux modèles expérimentaux. La cuisson rôtie, quant à elle, est extrêmement peu représentée. Il nous faut dans ce cas prendre en compte la quasi-impossibilité de repérer ce type de cuisson sur des tessons isolés, qui représentent la très grande majorité du corpus d’étude. Il a donc été décidé de la tenir à l’écart des analyses globales, leur absence étant plus significative d’un biais que d’une absence de pratique.

21Un autre biais doit être souligné pour mettre en garde sur l’interprétation des proportions de modes de cuisson obtenues par l’étude : l’utilisation d’autres types d’ustensile, en métal en particulier, ne peut être prise en compte par l’étude. Pourtant, leur utilisation est bien attestée, par les textes et l’iconographie, par exemple, bien qu’il soit difficile de la quantifier. Néanmoins, les variations pouvant être repérées à partir de la céramique, si elles ne peuvent être lues comme un reflet fidèle de l’utilisation des différents modes de cuisson dans la cuisine médiévale, indiquent bien des usages culinaires différents selon les sites, que ce soit en raison de préférences pour certains types de cuisson ou par l’utilisation de méthodes et ustensiles différents pour les réaliser. L’analyse tracéologique semble donc bien pertinente pour mettre en évidence des tendances d’usage selon les contextes.

22Ces mises en garde et précisions intégrées, nous pouvons constater que certains ensembles montrent des proportions de cuissons frites plus importantes qu’ailleurs. C’est le cas des sites urbains de Normandie par exemple, mais cette tendance semble également s’appliquer plus généralement aux sites urbains par rapport aux ensembles castraux. Il semblerait, par ailleurs, qu’on perçoive dans le nord de la France une tendance à des cuissons plus grasses dans les milieux élitaires au xv^e siècle (fig. 7), bien que le corpus soit encore trop réduit pour l’affirmer avec certitude. Cela entre néanmoins en résonance avec l’étude des textes de recette médiévaux, pour lesquels une étude des occurrences des termes faisant référence aux différents modes de cuisson a été réalisée en parallèle. En prenant quatre manuscrits datés de 1300 à 1466 (Scully, 1988 ; Bereton et Ferrier, 1994 ; Kosta-Théfaine, 2009), on s’aperçoit en effet que la cuisson frite est de plus en plus évoquée. Cependant, ces résultats doivent pour l’heure être considérés avec beaucoup de précaution et demeurent à ce stade de l’étude des pistes de réflexion, au vu du peu de données prises en compte.

Fig. 7 : Évolution des traces caractérisées au château de Couzan entre le xii^e-xiii^e et le xv^e siècle, et entre deux châteaux d’île de France (château d’Orville, à Louvre et château de la Madeleine, à Chevreuse), entre le xiii^e et le xv^e siècle

23L’analyse a par ailleurs permis certaines découvertes inattendues, notamment concernant la nécropole mérovingienne de Vicq, où plusieurs cuissons bouillies ont pu être observées sur les récipients servant de dépôts funéraires, ouvrant à de nouvelles questions passionnantes.

24Avant d’approfondir ces questions, il semblait néanmoins essentiel de pouvoir vérifier les résultats obtenus par la tracéologie, et évaluer dans quelle mesure cette méthode peut être complétée par d’autres. Sur le site de Couzan, des prélèvements de céramiques à pâte sombre, difficilement lisibles par la tracéologie, ont été soumis à C. Cagnato, afin qu’elle observe de possibles similitudes entre les stigmates expérimentaux portés par les grains d’amidon et les altérations portées par des échantillons archéologiques. Cette étude combinée sur une petite série de tessons, en parallèle d’une autre plus large des modes de cuissons détectables en tracéologie sur un plus vaste ensemble du site, nous a permis de vérifier que les deux méthodes pouvaient être tout à fait complémentaires (Chantran et Cagnato, 2021). Il s’est en particulier avéré que les grains d’amidon résistent plutôt bien aux cuissons rôties au four, permettant de détecter les traces de ces cuissons malgré les faiblesses de l’analyse tracéologique pour ce type de préparation en particulier. En contrepartie, ils survivent peu aux cuissons frites, qui sont en revanche facilement détectables à travers les traces.

25Nous sommes allées plus loin sur le site d’Orville, en sélectionnant sept tessons pouvant bénéficier à la fois des analyses tracéologiques, des analyses d’amidon et d’analyses chimiques. Ces croisements ont permis de vérifier la fiabilité des résultats de l’analyse tracéologique, certains tessons présentant une forte correspondance aux modèles expérimentaux de cuissons frites ou bouillie portant également des marqueurs chimiques pouvant correspondre à ces cuissons. Par ailleurs, ces analyses croisées ont une fois de plus montré l’importance de la pluridisciplinarité, les différentes méthodologies se montrant tout à fait complémentaires pour vérifier certaines hypothèses et approfondir le premier aperçu offert par l’une ou l’autre des méthodes. Les résultats de cette étude, qui vient d’être terminée, seront présentés prochainement⁹.

Conclusion

26Le développement des méthodes d’étude des modes de cuisson présenté ici n’en est encore qu’à ses prémices, mais les premiers résultats sont prometteurs. Des expérimentations supplémentaires pourront sans doute encore l’améliorer et compléter nos données actuelles. Cette méthode pourra par ailleurs être étendue à d’autres périodes, la plupart des traces ne semblant pas dépendre outre mesure de la nature de la pâte, sauf dans les cas précis que nous avons évoqués. Des expérimentations supplémentaires permettront, espérons-le, de compléter les référentiels existants. Certains biais demeureront néanmoins, en particulier les problèmes de représentativité des pièces analysées, qui ne peuvent ouvrir qu’une étroite fenêtre sur la cuisine du passé.

27Les premières pistes de tendances chronologiques, contextuelles et régionales mises en évidence par l’analyse tracéologique devront s’enrichir à l’avenir d’un corpus plus large que celui constitué pour la thèse. Celui-ci constitue un échantillon d’essai qu’il conviendra d’étendre pour en savoir plus sur l’évolution de la cuisine durant le Moyen Âge. Cependant, la méthode est désormais rodée et validée, et peut être complétée efficacement par d’autres analyses complémentaires. Le matériel expérimental animal de référence, qui pour l’heure n’a pas été étudié en détail, pourra, espérons-le, servir d’appui à une étude des potentielles altérations des différents modes de cuisson sur les ossements animaux. En particulier, la part de cuisson rôtie ou grillée des aliments reste un problème qui pour l’heure ne peut être résolu par la tracéologie de la céramique. Si l’analyse d’amidon s’avère être dans ce cas un relais particulièrement intéressant, les ossements pourraient encore davantage nous éclairer.

28Il demeure parmi les inconnues de cette étude les préparations dans des contenants autres que la céramique, tel que le métal. Hélas, il ne reste généralement que peu de ce type de matériel sur les sites archéologiques. Par ailleurs, dans les rares cas où des vaisselles de cuisson en métal nous parviennent, les surfaces sont trop endommagées par la corrosion pour envisager de connaître leur contenu. Les changements de consommation des différents types de vaisselles devront néanmoins très probablement être mis en relation, à l’avenir, avec les tendances que nous pourrons observer à la lumière d’un corpus plus important. Une fois de plus, le dialogue entre les disciplines sera alors essentiel. Cela présage de beaux projets de collaboration dans le futur.