1Quand le colonel Nasser décide de nationaliser la compagnie d’exploitation du canal de Suez en 1956, l’armée française, accompagnée en cela par les Britanniques, décide de lancer une opération militaire (Masson, 1966, p. 37-53). Cette « Mésentente cordiale » entre les deux nations a pour objectif de reprendre le contrôle du canal, de rétablir le trafic maritime et de stopper le soutien apporté par l’Égypte au Front de libération nationale en Algérie avec lequel la France est en guerre depuis 1954 (Soutou, 2016, p. 43). Ne disposant d’aucune force d’intervention rapide, la France met sur pied un corps expéditionnaire mécanisé de 34 000 hommes (force A), créé pour la circonstance, dont la préparation s’étend sur deux mois.

2Cependant, les Français ne possèdent ni base opérationnelle avancée en Méditerranée orientale ni doctrine pour soutenir de tels effectifs loin des bases de métropole et d’Algérie. De plus, aucune opération de cette ampleur n’a été lancée depuis la Seconde Guerre mondiale.

3Le contexte international reste très incertain pour les Anglais et les Français ; en pleine guerre froide, ils sont soumis à la puissance des États-Unis et de l’Union soviétique, chacun souhaitant conserver sa sphère d’influence. L’Égypte ne fait pas exception. Dans un contexte polico-militaire où certaines puissances possèdent la bombe nucléaire (États-Unis, URSS, Royaume-Uni), la France, qui ne la possède pas, cherche sa place.

4L’intervention française, dénommée opération 700 bis¹, nécessite l’affrètement de soixante navires de la marine marchande pour acheminer et rapatrier la force. Les plans de l’opération prévoient un largage de parachutistes sur Port-Fouad le 5 novembre et un débarquement le 6. Il est également prévu un découpage de la force en cinq échelons opérationnels. Les vagues A, B et C correspondent, en partie, aux ravitaillements et aux moyens administratifs. L’échelon A est privé du B jusqu’à son arrivée effective sur le terrain, et de ce fait, doit être totalement autonome (Carré, 1986, p. 19-25). L’arrivée des approvisionnements est échelonnée dans le temps. Les derniers doivent être réceptionnés quarante-six jours après le jour J (6 novembre).

5L’opération tourne court. Sous la pression de l’URSS et des États-Unis, la France et le Royaume-Uni sont contraints d’accepter, le 7 novembre 1956, un cessez-le-feu après cinq jours de bombardement et quarante-huit heures de combat au sol. Cet arrêt des combats bouleverse les convois en mer. Certains sont stoppés, d’autres accélèrent leur départ depuis la métropole. La situation révèle en fait une impréparation logistique et un manque de doctrine en la matière de la part des forces françaises. Entre le 7 novembre et le 12 décembre, date du début du rembarquement. L’objectif est de veiller à ce que les soldats déployés puissent être nourris. Face à cette désorganisation, comment l’armée française procède-t-elle au ravitaillement de ses soldats ?

6Cet article a pour ambition de montrer combien le ravitaillement en nourriture demeure central dans la préservation de l’intégrité physique du soldat ainsi que de son moral. Afin de comprendre la dynamique propre à chaque groupe de combattants engagé dans cette opération, notre exposé sera découpé en trois parties distinctes : le ravitaillement des forces terrestres, puis celui des forces navales et, enfin, celui des aviateurs.

Approvisionner les troupes terrestres

Des approvisionnements bouleversés par le cessez-le-feu

7L’approvisionnement en nourriture est essentiel dans le soutien d’une armée en campagne :

L’alimentation pour maintenir l’homme en bon état de vigueur doit être à la fois rationnelle, saine, agréable au goût et variée : elle est l’objet d’une attention soutenue de la part du commandant d’unité, du chef de bataillon et du colonel. (Médard, 2002, p. 163).

8À Suez, il existe plusieurs plans théoriques de ravitaillement : celui de la traversée, du débarquement et de la phase de consolidation de la tête de pont.

9En Égypte, les troupes terrestres doivent arriver avec quatre jours de vivres et un complément opérationnel fixé à cinq pour les unités de l’échelon d’assaut et deux pour les autres formations². Celles arrivées entre les 6 et 7 novembre sont en théorie autonomes jusqu’au 9 ou 10 novembre tout en ménageant les compléments opérationnels qu’elles ont reçus. Ce dispositif n’est que provisoire en attendant que la base de transit et d’opérations (BTO) soit en mesure de prendre le relais à partir de la nuit comprise entre le 3^e et le 4^e jour après le débarquement (Boniface, 2016, p. 59)³.

10Dans les faits, les troupes vivent sur les rations du 7 jusqu’au 16 novembre inclus. Cependant, durant cette période, diverses distributions sont malgré tout effectuées, notamment le 10 novembre pour une petite ration de pain fabriquée chez un boulanger égyptien de Port-Fouad. Les vivres continuent à arriver, mais, au 15 novembre, la force ne possède plus qu’une journée d’avance.

11Face aux bouleversements des approvisionnements, l’état-major effectue une demande de soixante tonnes de viande congelée en caisse à partir du 16 novembre⁴ ; toutefois, celle-ci n’est pas immédiatement suivie. La direction centrale veut, au préalable, savoir si Port-Saïd possède les entrepôts frigorifiques nécessaires. Selon une étude réalisée en septembre, les installations ont, en temps normal, un potentiel de 9 520 m³. Aucune destruction n’est observée. Le 23 novembre, l’intendant de la force confirme la demande formulée le 16. Trois tonnes de viande congelée sont expédiées et arrivent par avion le 27⁵.

12L’approvisionnement est assuré, en théorie, grâce à de la viande en conserve, mais, dans les faits, la situation est bien différente. L’armée française doit procéder à des réquisitions. Plus de trois tonnes de bœuf et de porc sont saisies le 16 novembre. Le même processus se renouvelle les 21 et 23 novembre. Enfin, le 24, plus de deux tonnes de morue et merlu congelés sont saisies dans un entrepôt de Port-Fouad.

13De leur côté, les Britanniques cèdent à l’armée française l’entrepôt frigorifique Wills and C° à Port-Saïd. Grâce à eux et sous forme de rétrocession, les Français se procurent presque dix-sept tonnes de viande congelée en attendant l’arrivée d’un chargement de soixante tonnes par le navire La Hague. Selon une note de service du général commandant la force, les troupes terrestres doivent se ravitailler, à partir du 28 novembre, sur la base de deux journées de viande congelée et un jour de conserve⁶.

14Le navire La Hague arrive effectivement le 4 décembre en Égypte. Le 6, il ne décharge qu’un peu plus de trente-neuf tonnes de viande en caisse sur les soixante attendues. Cette parcimonie s’explique par le rembarquement qui a déjà commencé. Cette viande est stockée dans les entrepôts cédés par les Britanniques. À partir du 6 décembre, le ravitaillement ne présente plus aucune difficulté pour l’armée française.

15Cependant, il existe des exceptions. À partir du 11 novembre et dans les jours suivants, la quasi-totalité d’un bataillon sénégalais est employée jour et nuit dans des corvées au profit de la BTO. Le bataillon vit toujours sur les rations conditionnées à cette date⁷. De plus, le moral d’une autre unité, le 57^e régiment du génie, est affecté par l’arrêt des hostilités. Au mois de décembre, il se trouve sans moyen : pas de cuisine roulante, une nourriture peu variée et des approvisionnements en viande congelée qui commencent le 7 décembre⁸. Seule une partie du détachement bénéficie d’une alimentation satisfaisante.

16Grâce aux moyens maritimes, les troupes terrestres peuvent s’approvisionner à Chypre et à Haïfa. Le 28 novembre, le pétrolier La Baise provenant de Chypre, apporte plus de quatre tonnes de légumes, plus de six tonnes de fruits et dix mille œufs. À la même date, un autre navire décharge environ deux tonnes de légumes et de pommes de terre.

17Le 2 décembre, les approvisionnements de la Marine permettent de soulager la force expéditionnaire avec environ une tonne de fruits et légumes. Enfin, le Bacchus, en provenance d’Haïfa, achemine plus de six tonnes de fruits. Les navires Bastia et La Hague apportent respectivement le 1^er et le 4 décembre, cent tonnes de pommes de terre et dix-sept tonnes de légumes⁹.

Les réquisitions en fruits et légumes

18Malgré les apports de la Marine, les besoins en fruits et légumes persistent.

La pomme de terre demeure la base de l’alimentation du Français, aussi indispensable que le pain et le manque de légumes et de fruits est ressenti très vite¹⁰.

19À Port-Saïd, il n’existe pas de grosses cultures maraîchères. Les fruits et légumes proviennent de la zone du delta. Ayant peur des représailles, les grossistes refusent d’approvisionner l’armée française suivant les consignes du gouvernement égyptien (Boniface, 2013, p. 323). Afin de ravitailler au mieux la troupe, l’intendance procède à des réquisitions, bien au-delà du cessez-le-feu.

20La force n’a pas pris toute la mesure des contraintes de ravitaillement. Entre le 16 novembre et le 1^er décembre, soixante-treize tonnes de pommes de terre sont réquisitionnées pour un effectif moyen de 9 000 hommes présents en Égypte. Dans le même temps, quarante tonnes de fruits et légumes sont saisies : conserves, amandes, olives. D’autres denrées sont réquisitionnées : deux cent cinq tonnes d’oignons, deux tonnes de citrons, dix tonnes de riz et deux tonnes de produits divers destinés aux hôpitaux de campagne et à la fabrication du pain (sel, levure), du lait en poudre ou concentré et pâtes.

21Les chiffres démontrent que les réquisitions et les arrivages de métropole ont contribué largement aux approvisionnements. Une question subsiste toutefois au sujet de ces procédures : ne sont-elles pas contreproductives pour l’armée française ? Elles peuvent « priver » la population égyptienne d’une partie, certes faible, de ses ressources et engendrer des révoltes ou des troubles populaires. Le maintien de l’ordre en serait alors gravement impacté. Le contrecoup moral en serait alors préjudiciable pour une force d’occupation. Son image auprès des populations en serait affectée. Cependant, les archives restent très superficielles à ce sujet.

22Avec les réquisitions, plus de cent soixante-quatorze tonnes de pommes de terre et soixante-seize tonnes de fruits et légumes sont donc acheminées auprès de la force, soit l’équivalent de 348 500 rations de pommes de terre pour 9 000 hommes et 253 000 rations de fruits et légumes. Les pommes de terre sont immédiatement distribuées aux unités : cent cinquante grammes par homme et par jour entre le 17 et le 19 novembre puis trois cents grammes du 20 au 22 novembre et cinq cents grammes jusqu’à la fin des opérations et le retour en métropole¹¹.

23La BTO dispose de dix tonnes de fruits et légumes le 28 novembre, une tonne quatre le 29, huit cents kilogrammes le 2 décembre et de dix-sept tonnes le 7 décembre. Plusieurs distributions de fruits et légumes ont lieu : le 29 novembre sur la base de deux cent cinquante grammes par homme et par jour pour les légumes et cent grammes pour les fruits, le 30 novembre et le 2 décembre pour deux cents grammes, le 4 décembre pour cent grammes de fruits et de légumes, quatre cents grammes le 8 décembre, le 10 et le 12 décembre pour sept cents grammes¹².

24Nous observons donc une fluctuation dans les quantités de rations, entre le début et la fin des opérations. Cet état de fait laisse penser à un rationnement. En tout état de cause, il semble que les quantités de fruits et de légumes soient limitées, d’où une économie certaine des denrées.

Le difficile approvisionnement en pain

25Le pain est une autre denrée importante pour les combattants et subit des difficultés de fabrication. L’intendance de la base comprend la 728^e compagnie de fabrication de pain (CFP) articulée autour de trois sections avec des fours de type Werner pouvant en théorie fournir environ 20 000 hommes. Les effectifs initiaux sont insuffisants pour nourrir l’ensemble de la force.

26En raison du cessez-le-feu, seuls quelques éléments de la compagnie débarquent du navire Berkane le 7 novembre : trente-sept personnes, dont deux officiers, cinq sous-officiers et une trentaine d’hommes de troupe, soit l’équivalent d’une section de fabrication¹³. À cette date, l’intendance prend conscience que des éléments ont été oubliés : la levure, le sel et le fleurage. La farine, ingrédient indispensable, a bien été prise en compte.

27Il est décidé tardivement, le 22 octobre, la mise en place d’une deuxième CFP, la 731^e à deux sections. Elle est placée auprès des forces françaises en Allemagne dans la 6^e région militaire, mais n’a jamais rejoint le corps expéditionnaire.

28Au regard des carences, l’intendance procède à des réquisitions. Du pain frais est distribué dès le 10 novembre grâce aux boulangeries locales (Boniface, 2013, p. 322). Elle demande à la métropole d’expédier, par avion, les éléments les plus urgents. Au 14 novembre, la section n’est pas encore en mesure de fonctionner. Son matériel n’est débarqué du Berkane qu’à partir du 16. Elle arrive dans son lieu de cantonnement le 17 au matin et commence à travailler pour obtenir les premières fournées dans l’après-midi. Avec quatre jours de retard sur le programme prévu, une ration de deux cent cinquante grammes est fournie le 18 novembre.

29Des renforts sont demandés par télégramme. La section passe à quarante-six personnes le 15 novembre, à soixante-deux le 29 et à soixante-dix militaires le 5 décembre¹⁴. Cette augmentation des effectifs permet d’organiser des rotations ; les premiers arrivés peuvent se reposer. Toutefois, l’augmentation des effectifs ne vient pas compenser le matériel d’une deuxième section qui arrive à Port-Saïd le 3 décembre, mais, sur ordre du commandement, ne débarque pas.

30La section quitte Port-Saïd vers le 12 ou 14 décembre pour s’installer à Port-Fouad, où elle continue à fabriquer les rations jusqu’au 17 décembre dans l’après-midi. Elle est rembarquée deux jours plus tard. Ainsi, entre le 17 novembre et le 17 décembre, elle fabrique cent six tonnes de pain, soit une production journalière de plus de trois tonnes correspondant à 20 000 rations pour une compagnie complète de fabrication.

De profonds manques pour la Marine

Un manque d’autonomie pour les bâtiments

31L’approvisionnement en nourriture des forces navales se révèle beaucoup plus problématique que l’approvisionnement des forces terrestres. La Marine nationale ne dispose d’aucun bâtiment-atelier ou navire logistique. Elle est constituée de matériels d’origine étrangère avec du personnel fatigué (Vaïsse, 1997, p. 185-186). Chaque bâtiment doit, en théorie, constituer des réserves importantes avant le départ, mais la réalité technique et opérationnelle est tout autre. Du fait d’une grève générale, des besoins importants en vivres sont ressentis vers la mi-novembre par les équipages des escorteurs et des grands bâtiments, le complément à Bizerte n’ayant pu être effectué. Les porte-avions qui devaient en théorie partir avec trente jours de vivres, appareillent de Toulon avec précipitation et, en raison du secret opérationnel, sans ordre de compléter les vivres.

32Les réserves de la Baise et du Tafna doivent, à l’origine, ravitailler les dragueurs et les bâtiments du groupe amphibie de la force d’intervention navale (GAFI). Mais elles servent rapidement à satisfaire les besoins des grands bâtiments comme le Bouvet et le Cassard. D’autres appareillent sans le plein de vivres¹⁵. Dès le 15 novembre, certains navires rendent compte de l’épuisement des stocks de denrées alimentaires en raison d’un manque d’approvisionnement à Bizerte ou d’une mauvaise gestion.

33La Marine rencontre des difficultés dans la distribution des vivres à Port-Saïd. Elle y crée un magasin destiné aux petits bâtiments. Considéré, jusqu’à l’évacuation, comme un service local de subsistances, il fonctionne régulièrement à partir du 16 novembre¹⁶. Son approvisionnement provient, pour une large part, des acheminements de France, d’achats de fruits et légumes à Limassol et pour une part mineure de réquisitions de conserves dans les commerces locaux.

34Le ravitaillement est aggravé par la dispersion des moyens navals, ce qui entraîne inévitablement des délais importants d’acheminement pour la constitution de groupes d’escorte, de ravitaillement et de combat. Beaucoup de navires engagés à Suez souffrent de la constitution précipitée de l’intervention. Il existe de nombreux exemples attestant qu’un ravitaillement désordonné entraîne des excédents ou des défaillances, comme c’est le cas ici.

35Par exemple, au 13 novembre, après approvisionnements auprès de La Baise, du Tafna et à Port-Saïd, le bâtiment Du Petit Thouars est en excédent de nourriture : vingt et un jours de farine, trente de bœuf, quinze de sucre, quinze de café, vingt de pommes de terre et quinze de légumes secs¹⁷.

36D’autres navires sont approvisionnés par les forces étrangères. La 4^e division d’escorteurs d’escadre est composée du Surcouf, du Kersaint et du Bouvet. Elle quitte l’Afrique du Nord le 25 octobre et rallie la Méditerranée orientale le 28¹⁸. La marine israélienne prend part aux opérations de ravitaillement par la cession de vivres. Cet état de fait rompt avec le principe de logistique nationale qui est la règle en la matière à l’époque.

37Soulignons également l’exemple du navire Gazelle qui est partiellement ravitaillé par les Anglais en vivres frais et viande congelée, le reste l’étant par des navires français, notamment le La Pérouse, pour trois cent soixante et un kilogrammes de pommes de terre et cent quatre-vingts de viande congelée¹⁹.

38Les rapports soulignent que si la situation avait dû se prolonger, voire s’aggraver, il aurait été nécessaire de prévoir un réapprovisionnement supplémentaire en vivres. Ils constatent le bon ravitaillement du côté des Britanniques, ces derniers sont en effet dotés de navires auxiliaires en nombre suffisant²⁰.

39Le dragueur Bleuet appareille le 2 septembre puis, à partir du 30 octobre, prend part à l’opération²¹, et ne peut se ravitailler à Bizerte dans la journée du 29 octobre comme il était prévu. Cette carence s’explique par les capacités de la base conditionnées par les ressources locales. Pendant son séjour à Port-Saïd, le premier ravitaillement en pain a lieu le 7 novembre. Aucun pain conditionné n’a pu être délivré pour la traversée retour. Les approvisionnements en viande et conserves ne sont rétablis qu’à partir du 12. Les ravitaillements pour le groupe de dragueurs sont difficiles et irréguliers. De plus, la situation est aggravée par la qualité de la viande en caisse souvent médiocre et le manque de bâtiments-bases.

Des conditions sanitaires dégradées

40Tous ces exemples sont révélateurs d’un profond manque de préparation des navires de la Marine nationale en termes d’approvisionnements en nourriture. L’improvisation et la précipitation expliquent ces défaillances. À cela s’ajoute que la Marine souffre d’un déficit en bâtiments spécialement dédiés au ravitaillement. Pour beaucoup, au bout de dix jours de mer, les repas manquent de variété et d’abondance. Au 15 novembre, les produits frais, les légumes, les fruits et la viande sont épuisés. Aucun plan de ravitaillement n’est prévu malgré la demande de trois cent cinquante tonnes de vivres pour le 12 novembre formulée à l’état-major²².

41Cette situation entraîne des carences vitaminiques, nutritionnelles et des maladies. Pour les équipages, la fatigue physique est éprouvante. En théorie, chaque bâtiment dispose de son infirmerie et de son équipe médicale. Les opérations démontrent que ce principe n’est pas toujours respecté, à l’image de l’escorteur d’escadre Kersaint qui est en effet envoyé en opération sans médecin à son bord²³.

42Cette carence se vérifie également pour le La Pérouse. Après deux mois et demi de séjour à Djibouti, l’état sanitaire des membres d’équipe est assez médiocre. Au début de la mission, une baisse des températures avait entraîné des maladies bénignes, notamment des bronchites²⁴. À son issue, l’équipage est considéré comme physiquement atteint sans que l’état général soit affecté. Parmi les maladies les plus courantes, sont relevés des cas de bronchites, angines, affections respiratoires et pulmonaires. L’alimentation qui est de mauvaise qualité engendre des troubles digestifs bénins et passagers, notamment en raison d’une eau potable saumâtre.

43Le Bouvet part de Toulon le 23 octobre sans médecin à bord, mais la situation sanitaire reste satisfaisante²⁵. De même, le bâtiment Laïta ne dispose, durant toute la traversée, d’aucun personnel médical. Cependant, les Journaux de bord n’indiquent pas de maladies ou de troubles sanitaires²⁶.

44La santé des équipages est également éprouvée par le manque de nourriture saine et de sommeil. C’est le cas de l’escorteur Cassard dont la situation est aggravée par les permanences sur les postes de combat²⁷. Des carences en vitamines naturelles sont aussi constatées.

45Enfin, sur le navire La Foudre, entre le 1^er octobre 1956 et le 23 janvier 1957, il est possible de constater des maladies exotiques et vénériennes : paludisme, dysenterie amibienne, syphilis primaire, blessures accidentelles et appendicites²⁸. Ce bâtiment a participé à de nombreuses manœuvres et opérations dans les océans Indien et Pacifique, notamment en Indochine entre 1954 et 1955. Il a multiplié les rotations entre Haiphong, Saïgon et Madagascar. Une part importante de son équipage (30 %) se dit déjà fatiguée et anémiée à son retour en métropole. Une autre (50 %) présente des déséquilibres nerveux. À Suez, le bâtiment est resté vingt-neuf jours sans vivres frais en raison de difficultés d’approvisionnement. Des carences sont observées avec un cas de scorbut.

46À la lecture des rapports d’opération, il est évident que la Marine souffre d’un déficit sanitaire plus ou moins prononcé selon les bâtiments. Il ne faut pas passer sous silence l’état de santé des équipages qui laisse grandement à désirer. S’il est normal, pour des soldats, de ressentir une fatigue en opération, il n’est pas concevable que des bâtiments prennent la mer sans médecin.

Improviser un ravitaillement en nourriture variée pour les aviateurs

Des aviateurs répugnés par la nourriture

47Les unités aériennes comprennent deux bases (BA 791 et 792) formant le groupement mixte n^o 1 (GM n° 1) implanté sur l’île de Chypre dès le début septembre 1956 (Facon, 1986, p. 36). Au départ de France, l’armée de l’Air emporte 60 000 rations à utiliser à partir du 7 septembre, date à laquelle les ordinaires et les popotes doivent fonctionner. L’article 92 de l’instruction militaire n^o 24 du 20 août précise que l’alimentation doit être prise en charge à compter du jour du débarquement. Les prestations du service des subsistances doivent être assurées en nature et gratuitement. Mais toutes les subsistances embarquées à Marseille n’arrivent pas à destination. Cet état de fait demeure inexpliqué.

48À Chypre, les rations fournies comprennent un demi-litre de vin et du pain de guerre que l’état-major ne souhaite pas distribuer. Trente-neuf militaires de la 728^e CFP sont détachés à Chypre dès le début septembre. Mais cette section n’est opérationnelle qu’à partir du 15 octobre. Les rations sont aussi dépourvues de pommes de terre. Un premier arrivage permet une distribution gratuite, mais le suivant ne peut être débarqué suite à un refus formulé par les autorités locales. Dans les jours qui suivent, les rations n’ont plus qu’un quart de litre de vin.

49La viande en conserve, notamment le bœuf assaisonné, pose également problème. Selon une instruction sur l’alimentation du 19 avril 1948, elle est dégustée « sans plaisir » voire « avec répugnance²⁹ ». Certains soldats ne la consomment pas, le minimum énergétique n’est pas atteint. La ration est pourtant saine et possède la valeur énergétique suffisante, soit 3 300 calories.

50La lassitude risque de gagner la troupe. Elle doit être ravitaillée en viande fraîche ou congelée. Par une lettre en date du 5 septembre, le secrétaire d’État aux forces armées terrestres précise vouloir organiser une chaîne pour stocker la viande congelée dans des chambres froides démontables. En attendant leur installation, il est décidé de donner aux hommes de la viande congelée fournie par le service des subsistances anglais sur la base de trois jours par semaine, soit l’équivalent de six repas sur quatorze. De plus, ce dernier apporte tous les jours des denrées périssables, pour un montant maximum de cent quatre-vingts francs par personne. Les Français et leur intendance s’occupent du complément en vivres³⁰.

Des compensations, mais une nourriture de mauvaise qualité

51Face à ces carences, il est nécessaire de trouver des compensations. Selon les prix locaux, la ration française coûte environ deux cent cinquante francs sans les cigarettes contre deux cent trente francs au départ de France, cigarettes non comprises et avec la viande congelée. Son prix passe à trois cents quinze francs avec la viande en conserve, auquel il faut ajouter la manutention, l’emballage, les frais de transport et les risques de perte. Par conséquent, le ravitaillement sur place au moyen d’une prime d’alimentation est considéré comme économique et techniquement réalisable.

52L’instruction du 20 août prévoit de donner aux unités une prime journalière permettant des achats sur place pour des vivres réglementaires non fournis par le service des subsistances ou par le service de l’économat de l’armée : denrées périssables, légumes et fruits frais³¹. Ceci suppose, pour les Anglais, une capacité de ravitaillement suffisante pour alimenter les unités aériennes de Chypre, mais aussi une souplesse en devises auprès de la trésorerie. Cette prime est limitée à quatre-vingts francs par homme et par jour³². Il est donc évident que des manques sont constatés.

53Une lettre en date du 24 septembre, précise que

cette somme représentait au point de vue autorisation de change le plafond maximum par homme des dépenses qui pourraient donner lieu à réalisation dans le commerce local, ces réalisations pouvant être effectuées soit par le corps de troupe, soit par le service de l’intendance³³.

54Cette prime de quatre-vingts francs, jusqu’au 31 octobre, permet aux Français de procéder à des achats auprès des Anglais. Après plusieurs négociations et au regard des conditions de vie sur l’île, la prime est montée à cent cinquante francs par homme et par jour à partir du 1^er novembre par une lettre en date du 13 novembre émanant du ministre des Affaires économiques et financières.

55Cette prime permet d’acheter de la viande pour six jours par semaine, des pommes de terre, des légumes, des fruits frais, des œufs et des suppléments auprès de titulaires de contrats passés avec les autorités anglaises. Les livraisons sont effectuées par les dépositaires des fournisseurs directement auprès des ordinaires bénéficiaires et le paiement est effectif en fin de mois grâce aux officiers des détails de l’unité.

56Divers comptes rendus ont été effectivement formulés, notamment une lettre en date du 9 octobre et un message du 19, tous deux émanant du général commandant les forces terrestres françaises à Chypre. L’augmentation de la prime s’explique par « l’ignorance des conditions locales réelles³⁴ ». Selon les rapports, la prime de quatre-vingts francs est sans fondement. Elle reste beaucoup trop forte au regard du contexte local, mais beaucoup trop faible pour assurer « une alimentation rationnelle » : « Ce point de vue a été finalement admis, mais avec deux mois de retard³⁵. »

57Les rapports préconisent de ne pas importer des denrées dans l’île, mais de donner aux unités une prime d’alimentation payable en monnaie locale dont le taux est calculé en fonction des prix pratiqués sur le territoire. Le ravitaillement peut être assuré directement dans le commerce local et auprès des subsistances anglaises, le paiement pouvant intervenir à l’échelon gouvernemental.

58Alors que les premiers aviateurs débarquent début septembre, le service de l’alimentation ne fonctionne normalement qu’à partir du 1^er novembre. Les aviateurs mangent de la viande en conserve jusqu’à la fin octobre. Avec le régime de six jours de viande congelée, cette consommation connaît une baisse très importante à partir du début novembre. Ils consomment aussi des denrées classiques comme des lentilles, des haricots, des pois cassés et des pâtes généralement bien acceptées par la troupe sans revenir perpétuellement dans les menus. Étant donné la qualité du fromage, la troupe a plus ou moins de mal à l’accepter. Le gruyère est apprécié pour sa qualité, mais les fromages crémeux et de Hollande le sont plus ou moins.

59Le récit de l’adjudant-chef Paul Crépin éclaire sur la médiocrité de l’alimentation :

Si le matériel a donné satisfaction, on ne peut en dire autant de l’alimentation qui a été le gros point noir de cette campagne. Nous sommes restés longtemps aux rations de combat. Un rapport d’inspection du début octobre souligne qu’un repas sur deux est à base de rations et qu’il faudrait passer à un sur quatre. Pour ma part, je me contenterai de dire que les sardines sur un pain de guerre revenu du Vietnam, ce n’était pas top³⁶.

60L’étude du ravitaillement en nourriture durant la campagne de Suez est en fait symptomatique d’une défaillance plus globale de la logistique militaire. Si l’impasse diplomatique à l’issue de l’intervention ne fait aucun doute, c’est en raison d’un outil militaire inadapté au contexte international de l’époque (Masson, 1986, p. 58). Lors de la nationalisation de la compagnie d’exploitation, l’armée française est prise au dépourvu. Certes, elle possède des unités expérimentées et tactiquement supérieures à celles de l’armée égyptienne, mais si elle ne parvient pas à contrôler l’ensemble du canal en quelques jours, c’est en raison d’un outil logistique quasiment absent en temps de paix lui permettant d’intervenir rapidement en cas de crise.

61Le seul modèle d’action combinée qui s’offre aux forces anglo-françaises est celui de l’opération Overlord en Normandie, douze ans plus tôt. Ainsi, en quelques mois, la France doit créer une force de projection et l’acheminer à 3 000 kilomètres de la métropole. La période comprise entre août et octobre 1956 est consacrée à sa montée en puissance et non à une intervention rapide. Aucune doctrine en matière logistique pour ce type d’opération n’étant établie, l’improvisation et la précipitation règnent. Découlent de cette situation des plans d’attaque et de débarquement d’une durée beaucoup trop longue pour être respectés. Les règles en matière de transport ne sont pas respectées ou inexistantes, les principes sanitaires ou médicaux les plus élémentaires ne sont pas suivis. Ce même constat s’impose pour d’autres piliers de la logistique militaire comme la gestion administrative, ou encore l’hébergement, l’habillement et les distractions des hommes.

62Suez inaugure donc ce que deviendront les futures opérations extérieures de l’armée française. Pour beaucoup, elles reposent sur la flexibilité et la rapidité d’intervention. Il est donc nécessaire de constituer en temps de paix une force de projection immédiatement disponible. Ce sera chose faite le 1^er juillet 1984, avec la force d’action rapide (FAR), composée d’unités professionnelles, mobiles et capables d’intervenir partout dans le monde dans un cadre interarmées, national ou allié.