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Voyage en Afrique rentière

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Géraud Magrin

Réconcilier ressources et territoires ?

8. Dynamiques endogènes et logiques du dehors

Texte intégral

« Hourgnon. [...] On comprend pas très bien la grande faveur qu’il jouit auprès des collégiennes. Parce que pardon ! The Maître à penser ! Les pensionnaires dévorant ses livres en cachette. Grosse influence sur la jeunesse. [...]. Avec ça, imaginez le même déclarant que le socialisme malien est conditionné par le fait que le Mali n’a pas de débouché sur la mer. Mais quand même il faisait pas rire. »
Jean-Patrick Manchette, L’affaire N’Custro

1Le devenir de l’Afrique ne dépend pas que des intérêts des acteurs extérieurs ou des stratégies des élites visant à capter les rentes de l’extraction des ressources naturelles ou de l’aide. La profonde révolution démographique dont elle est le théâtre favorise des changements profonds : le continent s’apprête à dépasser le sous-peuplement qui l’a toujours caractérisé et rattrape progressivement son retard en matière d’urbanisation, à un rythme jamais connu à cette échelle. La densification humaine et urbaine permet celle des échanges commerciaux internes, intensifiant les relations villes-campagnes et encourageant les productions dirigées vers les marchés régionaux.

2Pour autant, ces flux ne sont pas irrémédiablement opposés à ceux de l’extraversion : des articulations se tissent entre eux, plus ou moins favorables, toujours influencées par la faiblesse des capacités de régulation nationales.

1. Un contexte favorable aux logiques productives endogènes

3Le changement démographique porte des changements profonds. La constitution des économies et des systèmes politiques africains autour de l’extraversion, et de la captation et de la redistribution sélective de leurs rentes, depuis leur origine sous la traite jusqu’à leur complexification des dernières décennies, a constitué une réponse à des conditions géographiques et démographiques défavorables. Le sous-peuplement et l’immensité de l’espace disponible s’opposaient à ce que les pouvoirs stimulent une augmentation de la production sur place. La fulgurante croissance démographique et urbaine que connaît l’Afrique depuis les années 1950 change la donne. Elle crée aussi de vigoureuses tensions économiques et sociales : la croissance des densités rurales change le rapport à la terre, qui se raréfie, quand l’explosion des grandes villes fournit de véritables « bombes urbaines » (Pourtier, 2006 : 121) – cités sous-aménagées, sous-emploi, pauvreté, insécurité... En Afrique, l’image négative de la ville reste prépondérante alors que progresse le basculement vers l’urbain. L’urbanisation représente aussi un défi pour les systèmes agricoles, qui peuvent y trouver des débouchés internes à condition de parvenir à produire davantage.

1.1. La révolution démographique et urbaine

Contraintes et opportunités de la croissance démographique

4La croissance démographique africaine des dernières décennies constitue un rattrapage à effets contrastés : à terme favorable au développement, car elle élargit les marchés intérieurs, sa rapidité crée des tensions qui aggravent les difficultés existantes.

5On a longtemps considéré que l’importance du peuplement était un facteur de puissance des nations (Gottmann, 1952 : 146) et une donnée favorable au développement : elle permet des économies d’échelle, la défense de ses intérêts face aux autres pays, enfin, la taille du marché constitue un facteur favorable à l’investissement et à l’essor économique (Herbst, 2000 : 141-142). De ce fait, le faible gabarit démographique, aux effets parfois aggravés par la petite taille des territoires, est souvent perçu comme un handicap pour les pays africains (Gottmann, 1973), dont les effets sont amplifiés par leur morcellement socioculturel (Collier, 2006).

6Dans ces conditions, la forte croissance démographique du demi-siècle écoulé constitue un retournement potentiellement favorable. Car « la dynamique démographique donne une épaisseur à la géographie et permet de créer un système plus consistant que celui de l’archipel qui caractérisait le passé » (Alvergne, 2008 : 49). Le changement de la taille des marchés de consommation n’est pas mince : une bonne partie des pays d’Afrique de l’Ouest avaient moins de 3 millions d’habitants en 1960, à 80-90 % des ruraux à faible pouvoir d’achat. Ils comptent à présent 10-15 millions d’habitants, dont 30 à 50 % de citadins.

  • 1 Les mêmes attitudes s’observent cependant aussi dans les régions les plus peuplées, comme le Sud du (...)

7Avec une croissance démographique annuelle moyenne de 2,8 % depuis 1960, l’Afrique a atteint le milliard d’habitants début 2009. Sa partie subsaharienne avait 200 millions d’hommes en 1950, 600 millions en 1990, plus de 800 millions en 2009 (Iliffe, 2009 : 488). Entre 2000 et 2030, l’Afrique devra gérer un doublement de sa population totale et un triplement de sa population urbaine. La transition démographique ne devrait s’y achever que vers 2050, à un niveau de 1,8 milliard d’habitants (Ferry, Hugon, 2007 : 20). Cette croissance, la plus rapide et la plus ample de l’histoire humaine serait due, selon Iliffe, à des attitudes héritées d’un continent sous-peuplé1, aux sociétés fortement natalistes et à des effets de la mondialisation, la diffusion de la vaccination dans les années 1950-1960 mettant notamment fin aux grandes épidémies. Elle constitue la dynamique nouvelle de fond de l’histoire africaine à partir de 1950. « C’est elle qui sous-tend à la fois l’effondrement du système colonial, l’instabilité des régimes qui lui ont succédé et la destruction de l’apartheid. Elle est aussi la raison principale de la crise actuelle » (Iliffe, 2009 : 12). Les taux de fécondité commencent à baisser à partir des années 1980, de façon très inégale selon les lieux. Dans les pays où les politiques de contrôle de la population avaient le plus tôt porté leurs fruits, elle marque même le pas, s’écartant du modèle type de la transition démographique (Vimard, 2007 : 339). La panne des systèmes rentiers sanctionnée par l’ajustement structurel s’y répercute de plein fouet.

8Ainsi, la forte croissance démographique a son revers. Jusqu’au milieu des années 1990, le taux de dépendance, qui exprime la proportion des inactifs (en l’occurrence les jeunes) envers les actifs, a augmenté de manière continue, au point d’atteindre un pour un (Vimard, 2007 : 344). La période de plus forte poussée démographique (les années 1980-1990) a coïncidé avec l’apogée de la crise. L’Afrique a été prise dans l’« étau démographique » au moment où ses performances économiques étaient les plus médiocres (Dubresson, Raison, 1998 : 7). L’augmentation du poids relatif des jeunes inactifs et les besoins scolaires et sanitaires afférents ont épuisé des encadrements laminés par la crise économique et l’ajustement structurel, si bien qu’on pouvait alors s’interroger sur le risque d’affaiblissement des capacités productives de cette masse croissante (ibidem : 61). Aujourd’hui, la question demeure : le processus d’exclusion est-il trop avancé pour que ces cohortes d’hommes ne soient vouées à en faire inutilement les frais, ou bien le peuplement donne-t-il enfin une chance de surmonter les obstacles opposés par l’abondance de l’espace pour accéder au développement ? La démographie ne fournit évidemment qu’une partie des réponses.

9La faiblesse des densités démographiques en Afrique a souvent été considérée comme une cause de stagnation des techniques (Sautter, 1966 ; Amin, 1976), opposée à la pression créatrice (Boserup, 1965). Or, ce n’est qu’en 1975 que l’Afrique a atteint le niveau de densité de l’Europe en 1500 (Herbst, 2000 : 15). Les superficies arables disponibles par habitant passent ainsi de 0,5 ha en 1965 à 0,3 en 1990 et 0,2 aujourd’hui (Hugon, 2009a : 74), ce qui semble favorable à une accélération des innovations. Depuis longtemps, en effet, les agriculteurs africains ont privilégié l’extensif, qui rémunère mieux une force de travail rare, que l’intensif, promu souvent vainement par les structures de l’encadrement (Pélissier, 1995 ; Chaléard, 2010 : 45). Les innovations adoptées ont été celles qui ne remettaient pas en cause le primat de l’extensif : nouvelles variétés, culture attelée, qui permet d’accroître les superficies cultivées.

10La répartition du peuplement n’a pas été fondamentalement bouleversée (Dubresson, Raison, 1998 : 56-58), restant souvent marquée, comme dans les savanes d’Afrique centrale, par des contrastes vigoureux, hérités de l’histoire, entre zones vides et zones très denses. Ainsi, des zones très peu peuplées cohabitent avec l’impression que « la terre est finie », occasionnant de vives tensions pour le contrôle foncier entre aînés et cadets, autochtones et allochtones (Le Roy, 1995 ; Chaléard, 2008).

11Le mode de régulation fondé sur l’évacuation des trop-pleins vers les marges des terroirs ou des fronts pionniers périphériques touche à son terme dans bien des cas (Magrin et al., 2003). Dans le Sud du Tchad, dans les quatre régions de l’ancien « Logone géographique » (Logone occidental et oriental, Tandjilé, Mandoul), la population a été multipliée par trois entre 1968 et 2005, sans que les systèmes agraires évoluent beaucoup. Les cantons où la densité dépasse 30 habitants au km2 – considérée comme seuil de saturation avec les techniques actuelles (Magrin, 2001) – représentaient à peine 10 % de la superficie en 1968, mais 40 % en 1992 et plus de la moitié en 2005. Il reste des poches vides sur les marges régionales, mais elles se réduisent rapidement.

Ampleur, freins et nouvelles formes de l’urbanisation

12L’Afrique a de même connu un rattrapage urbain remarquable. Il a d’abord été marqué, comme dans d’autres régions du tiers-monde, par l’explosion de métropoles primatiales. Puis la croissance de celles-ci s’est essoufflée avec la crise.

  • 2 Source : site de collecte d’information démographique de Google, palmarès des grandes villes du mon (...)

13L’Afrique a connu une des croissances urbaines les plus rapides du monde : le taux moyen de croissance s’y est établi entre 5 et 6 % par an durant trois décennies, à partir des années 1950 (Dubresson, Jaglin, 2010 : 16). En 1960, les taux d’urbanisation excédaient rarement 20 %. En 1995, un tiers des Africains vivent en ville (Dubresson, Raison, 1998 : 102), 40 % en 2010 ; le seuil des 50 % devrait être atteint vers 2050. La courbe d’urbanisation du Sénégal est légèrement au-dessus de cette moyenne : 23 % de citadins en 1960, 39 % en 1988, 45 % en 2000 (O’Brien, 2002 : 69), 50 % en 2010. Les pays enclavés du Sahel en revanche (Mali, Burkina, Niger, Tchad) ont un retard significatif par rapport aux États côtiers, ce qui reflète des inégalités en matière de développement, elles-mêmes traduction de l’inégale ouverture aux échanges mondiaux. Mais leurs réseaux urbains s’étoffent rapidement au cours des dernières années : tous ces pays ont aujourd’hui des capitales qui comptent autour d’un million d’habitants (Bamako et Ndjaména un peu plus, Niamey et Ouagadougou un peu moins), alors que les pays côtiers ont des métropoles de plusieurs millions d’habitants, comme Lagos (12,5), Abidjan (6,1), Accra (4), Dakar, Douala (2,5) ou Conakry (2)2.

14Dans les années 1980 cependant, cette croissance ralentit, pour se fixer autour de 4 %. Les raisons en sont structurelles, dans une certaine mesure : les réservoirs ruraux se sont partiellement vidés. Le milieu rural était alors 5,6 fois plus peuplé que les villes d’Afrique de l’Ouest, 4,7 fois que celles d’Afrique centrale, alors que le rapport est aujourd’hui respectivement de 1 à 2 et de 1 à 1,3 (Dubresson, Jaglin, 2010 : 17). Cela explique pourquoi l’Afrique littorale humide, la plus précocement urbanisée, est la plus touchée par ce ralentissement, alors que les taux de croissance urbaine restent vigoureux dans les zones sahélo-soudaniennes (Giraut, 1999 : 210). De plus, ce fléchissement résulte aussi des crises, particulièrement marquées dans les plus grandes villes côtières, qui perdent une part de leur attractivité. La crise est largement celle des modèles de croissance construits sur les agricultures de rente. On observe ainsi des migrations de retour au Cameroun (Courade, 1994 ; Gubry, 1996) et en Côte d’Ivoire (Beauchemin, 2004). L’hypothèse d’une « panne urbaine » a été invoquée au sujet de l’Afrique de l’Ouest, avec une stagnation à un taux d’urbanisation de l’ordre de 40 % (Bocquier, Traoré, 2000), parmi les plus bas du monde à cette échelle (AFD, Sedet, 2008). Celle-ci serait le reflet de la position marginale de l’Afrique dans la mondialisation (Beauchemin, Bocquier, 2004), une sorte de seuil maximum indépassable dans la configuration actuelle des relations de l’Afrique et du système monde fondée sur l’exportation de ressources brutes. Cette hypothèse n’est pas incompatible avec l’idée d’une stagnation urbaine répondant aux crises de l’économie rentière et des redistributions qui l’accompagnent, car si la ville est fille de l’État, elle s’est longtemps largement nourrie de ses rentes (Pourtier, 2010 : 202-203).

15Ce ralentissement de la croissance des métropoles est le signe d’une transition urbaine. Au sein de réseaux macrocéphales, elle s’accompagne d’une diversification de la catégorie des villes moyennes et de l’explosion du semis de base des petites villes (Moriconi-Ébrard, 1993 ; Giraut, 1999 : 228). Entre 1950 et 2000, la distance moyenne entre centres urbains de plus de 10 000 habitants a été divisée par trois en Afrique de l’Ouest, de 111 à 33 km, ce qui a favorisé l’intégration des campagnes à l’économie de marché (Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, 2011). Il en résulte une complexification des mobilités entre villes et campagnes, et entre les différents niveaux de la hiérarchie urbaine (Potts, 2008). Depuis les années 1990, le poids relatif des très grandes villes est décroissant : 56 % des citadins vivent aujourd’hui dans des villes petites et moyennes (Dubresson, Jaglin, 2010 : 18). Ces villes secondaires organisent des systèmes urbains transnationaux chevauchant les frontières du Nigeria (Igué, 2006) ou de la RDC, ou celles d’un corridor ruralo-urbain qui s’étend sur 1 000 km d’Accra à Ibadan, maillé de bourgs et de villes sur fond de fortes densités rurales (Dorier-Apprill, Domingo, 2004).

16La genèse et les dynamiques de ces villes secondaires sont complexes (Bertrand, Dubresson, 1997 ; Giraut, 1999). Trois fonctions se sont conjuguées selon des dosages variables : l’administration et le contrôle territorial par l’État, essentiels à l’origine (Pourtier, 1993), ont connu les vicissitudes de l’État rentier ; le contrôle des échanges locaux, régionaux, voire à longue distance ; parfois la première transformation industrielle de produits régionaux. Pour les deux dernières, la localisation sur les axes de circulation compte beaucoup, comme le montrent par exemple les axes d’urbanisation linéaires du Togo. La situation à proximité de frontières, de préférence entre zones monétaires différentes, constitue un facteur favorable supplémentaire (Giraut, 1999 : 217,220). La vitalité rurale environnante, dépendante des densités démographiques, des conditions naturelles et du dynamisme propre des populations, s’y ajoute. Les zones de culture de rente les plus actives ont toujours constitué un cadre propice à cette urbanisation par le bas : en zone forestière, autour du cacao pour les Ashanti, les Yoruba ou les Baoulé, du palmier à huile chez les Igbo, du café arabica chez les Bamiléké (Champaud, 1983), mais également autour de l’arachide au Sénégal (Sar, 1973) ou du coton au Tchad (Magrin, 2001).

1.2. Relations villes-campagnes et développement

Une urbanisation suspecte depuis longtemps

  • 3 Les citadins africains sont par exemple présentés par un fin géographe français des années 1950 com (...)

17Si le lien positif entre urbanisation et développement est aujourd’hui couramment admis dans le champ scientifique, il ne va pas de soi. Longtemps, les villes africaines ont été mal perçues, notamment parce qu’elles n’avaient pas pour origine le cercle vertueux avec l’industrialisation qui avait fait la croissance urbaine en Europe. Lieu d’acculturation par excellence3, les villes sont envisagées sous des rapports antagonistes avec leurs arrière-pays ruraux. À la différence de l’Europe, où l’intensité des liens entre villes et campagnes avait permis de conforter les États par des prélèvements fiscaux (Tilly, 1990), les villes se seraient construites en Afrique dans une opposition d’intérêt avec les campagnes : le monde rural exporte (agriculture paysanne, plantations, mines, forêts, etc.) quand les villes sont consommatrices de produits importés ; les villes sont le lieu de la modernité politique, de la citoyenneté, du droit moderne, par opposition à un monde rural de sujets, gouvernés par les formes de despotisme décentralisé des pouvoirs néotraditionnels (Mamdani, 1996). En zone franc, les choix de surévaluation monétaire effectués à l’indépendance pénalisent les ruraux et avantagent les consommateurs citadins. C’est le « biais urbain » : des prix bas administrés en ville, permis par les importations depuis le marché mondial, au profit de clients appartenant aux classes moyennes citadines et d’importateurs proches du régime, contre les intérêts de la majorité, rurale mais éloignée des lieux de pouvoir.

18Dans notre perspective, les villes africaines peuvent apparaître comme purs produits du système spatial postcolonial extraverti. Elles sont le lieu de l’accumulation, à partir de la captation de la rente de l’État (constituée à partir des flux de matières premières agricoles et extractives vers l’extérieur, de l’aide) par une mince classe politico-administrative et par les grands commerçants importateurs, proches des élites au pouvoir. Les rentes ainsi amassées se cristallisent dans le foncier et l’immobilier, où elles contribuent à la reproduction sociale des élites. Plus les pays sont intégrés sur ce mode au système mondial, plus ils sont urbanisés, à travers les grandes métropoles littorales de Dakar, Abidjan, Accra, Lagos, Libreville. L’urbanisation ne reflète pas alors un niveau de développement, mais le degré d’intégration dans un système de relations qui scelle la stagnation de l’Afrique.

  • 4 Dans son discours de politique générale, en 2003, le Premier ministre sénégalais Idrissa Seck énonc (...)

19En Afrique, la perception du rôle de l’urbanisation est donc ambivalente. L’existence d’une vision négative sur les campagnes, lieu de l’arriération, de l’immobilisme agricole, de l’assistanat4, coexiste avec un discours prônant des politiques destinées à « fixer les populations dans leur terroir ». Cette expression confine à l’idée reçue, voire à l’assertion idéologique dominante, dans des contextes marqués par une urbanisation rapide. Ce fantasme marque sans doute une réaction à des changements déroutants, alors que les Africains – citadins comme ruraux – n’ont sans doute jamais autant bougé, grâce à l’amélioration des réseaux et systèmes de transport (Lombard, Ninot, 2010) autant qu’à cause des difficultés auxquelles la mobilité sert de parade. L’« exode rural » est donc un commun repoussoir. Ce terme est pourtant discutable en Afrique (Dubresson, Jaglin, 2010 : 17), caractérisée par une hausse des populations rurale et urbaine, la première étant atténuée et la seconde accélérée par les flux migratoires.

20Cette image négative de l’urbanisation a des causes multiples : pour les professionnels du développement, il s’agit de rester maîtres du jeu, de ne pas perdre davantage le contrôle d’une urbanisation trop rapide, qui a produit les immenses quartiers pauvres, sous-équipés, irréguliers des banlieues de Dakar, Abidjan, Lagos, etc. Ailleurs, cette défiance tient à une forme de conservatisme : pour des raisons sociales et morales – la ville étant le lieu de l’acculturation occidentale, de la perte de repères socioculturels, voire de la licence et du vice –, on souhaite implicitement que le changement n’aille pas trop vite. Enfin, on pense plus aisément la rupture entre ville et campagne que leur articulation (voir Mamdani, 1996).

L’urbanisation réhabilitée

  • 5 Pour une revue de littérature sur ce thème, voir l’introduction de Chaléard, Dubresson (1999b) ; Fa (...)

21Des travaux scientifiques ont pourtant montré, au moins depuis les années 1980, combien les villes jouaient un rôle important pour le développement, y compris en Afrique5. Ce sont les pays les plus urbanisés qui ont les prix payés aux producteurs ruraux les plus élevés. Inversement, les moins urbanisés sont les plus dépendants de l’aide alimentaire et ont les plus faibles valeurs ajoutées rurales (Hugon et al., 1989). Même si la crise des années 1980 a diminué l’écart entre citadins et ruraux, la valeur ajoutée par citadin reste en moyenne, selon les économistes, trois fois supérieure (Hugon, 2009a : 77). Cela signifie au moins que l’économie urbaine, fût-elle informelle, démultiplie les opportunités d’échanger, de produire et de vendre des biens ou des services.

22Le rôle positif des relations villes-campagnes prend des formes très variées : celles-ci passent par les flux de produits agricoles et ceux de transfert, les migrations, la circulation des innovations, les stratégies économiques et foncières individuelles. Elles contribuent à intégrer les espaces ruraux, même les plus enclavés, dans les formes de la vie nationale, comme le montre par exemple la diffusion du ceebu jën dans des bourgs reculés du Sénégal oriental, les jours de marché (cf. planche 8). Elles constituent surtout un facteur de changement agricole : c’est la demande urbaine qui rendra possibles la hausse de la productivité et donc l’intensification que la saturation des terroirs rend nécessaire.

23Le rôle prêté aux villes secondaires a évolué. Dans les années 1970, où l’attention est encore concentrée sur les métropoles dont la croissance exponentielle inquiète, les petites villes sont à peine considérées comme urbaines. Les villes moyennes sont vues, dans une perspective d’aménagement des territoires, comme des écrans vers des mégapoles ingérables, ce qui leur permet de bénéficier de quelques équipements publics. Le regard change dans les années 1990. On perçoit le rôle important des villes secondaires en matière de développement (Cour, 1990 ; Cour, 1994 ; Arnaud, 1998). Les petites villes apparaissent comme « agent de diffusion de modèles urbains », de modernisation et d’uniformisation (Pélissier, 2000 : 11).

24Alors que les économies de rente agricoles et leur mode de redistribution étatique sont en crise, le passage d’un réseau urbain secondaire embryonnaire et extraverti à un réseau plus étoffé articulé à l’économie marchande endogène apparaît comme une véritable « transition territoriale » (Giraut, 1999 : 228). Or, les petites villes permettent la révélation et la mobilisation de ressources locales et régionales selon des modalités variées. Par leur taille et leur nature intermédiaire, elles jouent un rôle central dans l’articulation entre villes et campagnes, car « ces outils d’échanges multiscalaires sont efficaces dans une Afrique où la circulation est source de profit et où l’accumulation marchande repose sur des intermédiaires, maîtres des interfaces » (Dubresson, Jaglin, 2010 : 18).

25En outre, même en contexte de faible urbanisation comme dans les pays du Sahel enclavé, les liens entre citadins et ruraux ont fonctionné comme amortisseurs des crises climatiques, économiques ou politiques. Rares ont été les émeutes de subsistance liées à la pénurie ou à des hausses de prix (Dubresson, Raison, 1998 : 153), du moins jusqu’à 2008.

26Durant les années 1980, on assiste à l’amplification de stratégies spatiales mixtes jouant sur les opportunités offertes par le milieu urbain ou par le milieu rural, ou sur les relations entre eux (Chaléard, Dubresson, 1989). Chez les éleveurs du Ferlo sénégalais, la dynamique d’urbanisation permet la survie du système pastoral, à travers les envois d’argent des membres de la famille qui travaillent en ville ou dans les bourgs comme ouvriers, commerçants, marabouts ou transporteurs. D’une manière générale, durant cette période, les ruraux ont compensé la baisse du prix de vente des cultures de rente par la mise en circulation accrue de produits agricoles à destination des villes nationales (Ninot et al., 2002 : 142). Au Sénégal, on pallie la baisse des revenus arachidiers par la vente de mil, de pastèques et de produits maraîchers. Au Tchad, la commercialisation de l’arachide vers le marché sous-régional répond aux problèmes de la filière cotonnière (Magrin, 2001).

27Les « émeutes de la faim » de 2008, une fois la part faite de leurs facteurs politiques nationaux spécifiques, constituent de ce point de vue une exception à interpréter : sont-elles dues à l’ampleur de la hausse des prix mondiaux (d’autant que la hausse parallèle des prix des intrants et de l’essence importés a renchéri les coûts de production et de transport intérieurs, et ainsi contribué à l’envolée des prix) ? Ou bien traduisent-elles aussi un basculement dans le poids respectif des milieux urbains et ruraux, ces derniers ne parvenant plus, en année de production agricole nationale médiocre, à compenser la flambée du prix des produits importés ?

1.3. L’essor inégal du vivrier marchand

Contexte et lieux d’émergence

28L’essor du vivrier marchand a constitué une des mutations africaines les plus importantes des trois dernières décennies, en réponse à la transition démographique et urbaine, et à la crise des agricultures extraverties d’origine coloniale (Chaléard, 1996).

29Il s’inscrit dans des héritages anciens : ainsi, durant l’époque coloniale, existait un secteur économique entre les productions destinées à l’autosubsistance et les cultures de rente imposées par l’administration. Ce secteur intermédiaire, entièrement monétarisé, reposait sur la valorisation par le commerce à longue distance des complémentarités entre zones écologiques, par exemple le poisson séché du delta du Niger contre la noix de cola des zones forestières, le sel saharien et le natron du Kanem contre les céréales des zones sahélo-soudaniennes (Couty, 1968). Traditions commerciales et réseaux marchands ont été ensuite mobilisés pour répondre aux besoins nés de la croissance urbaine.

30L’urbanisation fait qu’un nombre croissant de citadins dépendent pour leur alimentation d’effectifs de plus en plus réduits de ruraux. Si ce bouleversement s’est accompagné d’une augmentation des importations dans certaines villes littorales, reflétant l’ampleur des crises agricoles nationales ou la faiblesse des potentiels productifs, comme à Libreville, Nouakchott ou même Dakar, la consommation urbaine reste dans l’ensemble largement fournie par des produits nationaux (Chaléard, 1996) ou en provenance des pays voisins.

Planche 8 : L’urbanisation par les échanges

Photo 23 Dibiterie à Kougheul (Est du Sénégal, juillet 2007).

Photo 23 Dibiterie à Kougheul (Est du Sénégal, juillet 2007).

Vente de viande grillée dans une petite ville « escale » de l’axe Dakar-Bamako. Prenant le relais du chemin de fer, les grands axes routiers ont des effets urbanisants, favorisant des services marchands (restauration, réparation).

Photo 24 Le marché de Diaobé (Sénégal oriental, juillet 2007).

Photo 24 Le marché de Diaobé (Sénégal oriental, juillet 2007).

Mi-urbain, mi-rural et encore agricole, le bourg de Diaobé accueille un marché hebdomadaire parmi les plus importants du Sénégal, sur une « périphérie nationale » très active.

Photo 25 Vendeuse de ceebu jën à Saraya (Sénégal oriental, février 2007).

Photo 25 Vendeuse de ceebu jën à Saraya (Sénégal oriental, février 2007).

Les marchés hebdomadaires ne servent pas qu’à la collecte des produits agricoles. Ils sont aussi vecteurs de diffusion de modèles culturels urbains. Les vêtements « occidentaux » (made in China) de cette jeune vendeuse, probablement Wolof, ne détonnent plus dans un Sénégal oriental longtemps enclavé. De même, la diffusion du riz au poisson, malgré la distance de la mer (600 km), signale l’intégration de cette marge par l’adhésion au modèle alimentaire national.

31Entre 1960 et 2007, la production agricole a été multipliée par quatre en Afrique de l’Ouest, presque par deux en Afrique centrale. Dans la même période, l’évolution de la production de nourriture par personne est passée d’un indice 91 à 110 en Afrique de l’Ouest, de 143 à 91 en Afrique centrale (Chaléard, 2010 : 42). La hausse de la production a été rendue possible par une extension des superficies cultivées : celles des céréales ont plus que doublé en Afrique de l’Ouest, celles des racines et tubercules plus que quadruplé (ibidem : 44). Si « l’intensif nourrit, l’extensif rapporte », selon l’expression de Paul Pélissier (1978), car le second rémunère mieux la force de travail, d’autant que celle-ci est souvent rare. L’essor du vivrier marchand a procédé d’une dynamique de consommation d’espace parallèle à celle des cultures de rente.

32Outre la demande urbaine, cette transformation a été rendue possible par la conjonction de plusieurs facteurs. Le vivrier marchand s’est développé dans le sillage des cultures d’exportation (Chaléard, 2010 : 49). Dans les régions humides, la banane plantain a servi de plante de couverture fournissant de l’ombre, les premières années, aux plants de cacao et de café. En zone soudanienne, la diffusion du coton a parfois été parallèle à celle du maïs, vulgarisé par la Sodecoton au Nord-Cameroun ou la Sodefitex au Sénégal. Au Tchad, l’arachide, pensée à l’époque coloniale comme culture de rente des régions à pluviométrie trop incertaine pour accueillir le coton, s’est diffusée dans les finages cotonniers soudaniens, où elle entre en rotation avec la culture commerciale d’exportation. Sa commercialisation est principalement sous-régionale (Magrin, 2001). De même, le manioc a été largement adopté par les paysans, malgré la méfiance ou le faible intérêt de l’encadrement, parce qu’il fournissait des rendements élevés en regard du temps de travail investi et libérait donc du temps pour le champ de coton. Les exploitations des savanes d’Afrique centrale les moins fragiles font jouer la complémentarité entre culture cotonnière, vivrier marchand et cultures autoconsommées (Magrin et al, 2003). Les crises successives des cultures de rente traditionnelle (cacao, café, coton, arachide) – baisse des cours, dégradation des conditions de production (hausse du prix des intrants, raréfaction du crédit, désengagement de l’État de ses fonctions d’appui, etc.) – ont à chaque fois incité les paysans à diversifier leurs productions et à miser davantage sur le vivrier marchand.

33La densification des voies de communication a joué aussi un rôle important, permettant de réduire l’espace-temps, d’augmenter la fréquence des dessertes et de diminuer les prix du transport (Lombard, Ninot, 2010). Des bassins maraîchers ou céréaliers ont pu se spécialiser loin des villes (cf. planche 11 et carte 20). En Guinée-Conakry, la route menant de la capitale au sud-est du pays a par exemple permis d’augmenter la commercialisation du riz (Moustier et al., 2002). La densification récente des réseaux de la téléphonie mobile (2000-2010) favorise à n’en pas douter la circulation de l’information sur les prix et la fluidité des transactions, même si des études spécifiques sur l’influence de cet outil sur le fonctionnement des marchés de céréales restent nécessaires (cf. planche 9).

34La rencontre de l’offre agricole rurale et de la demande alimentaire urbaine a produit une forme d’interface spécifique : le marché hebdomadaire. Il « est, une fois par semaine, la ville à la campagne » (Ninot, 2003). Ces lieux servent à la collecte des produits agricoles ruraux et à la diffusion des produits urbains. Formant des réseaux organisés dans la semaine selon les circuits de collecte des véhicules, ils facilitent la circulation de l’information nationale et des nouvelles locales, ainsi que la pénétration de modèles de consommation importés de la sphère mondialisée (Magrin, 2001).

Les acteurs du vivrier marchand : cadets sociaux et « rentiers de l’interface »

35La vitalité du vivrier marchand et des relations villes-campagnes tient largement au dynamisme des producteurs, transporteurs et commerçants.

36La production à destination des villes concerne une grande diversité d’acteurs : elle bénéficie certes aux paysans aisés, qui mobilisent une force de travail et des superficies importantes, de même qu’à nombre de citadins, fonctionnaires ou commerçants. Les urbains jouent notamment un grand rôle dans le maraîchage, les vergers et l’élevage périurbains, car ils disposent des moyens financiers, de l’équipement et du capital social qui permettent le contrôle foncier (Pélissier, 2000 : 4). Mais ces productions offrent aussi des espaces d’émancipation aux cadets sociaux, femmes et jeunes notamment, tenus à l’écart des bénéfices des cultures de rente.

Planche 9 : La révolution des communications

Photo 26 Mosquée et antenne de téléphonie mobile à Ouadane (Mauritanie, février 2009).

Photo 26 Mosquée et antenne de téléphonie mobile à Ouadane (Mauritanie, février 2009).

Deux âges de la communication à longue distance. Le minaret relie à l’au-delà et sert de point d’appui aux réseaux islamo-commerciaux qui structurèrent le champ d’échanges saharien. Il est relayé par la téléphonie mobile, qui ouvre sur une communication mondiale.

Photo 27 Concession d’un agriculteur aisé à Saraya (Sénégal oriental, février 2007).

Photo 27 Concession d’un agriculteur aisé à Saraya (Sénégal oriental, février 2007).

L’accès à la télévision contribue à la diffusion de l’imaginaire mondialisé dans des zones enclavées. Les cultures de rente ont aussi permis l’amélioration de l’habitat (toits, portes et fenêtres de tôle).

Photo 28 Collecte du coton et antenne relais à Madina Baffé (Sénégal oriental, février 2007).

Photo 28 Collecte du coton et antenne relais à Madina Baffé (Sénégal oriental, février 2007).

Dans cet « angle mort » du Sénégal, la culture cotonnière fut longtemps la forme dominante d’insertion dans la mondialisation. Elle est aujourd’hui un héritage fragile et semble dépassée par les connexions des NTIC.

Photo 29 Agriculteur au téléphone dans un polder à Bol (Nord du lac Tchad, novembre 2008).

Photo 29 Agriculteur au téléphone dans un polder à Bol (Nord du lac Tchad, novembre 2008).

L’entretien avec le chercheur est interrompu par une sonnerie familière... En quelques années, l’impensable dans des régions pauvres est devenu scène de la vie ordinaire.

37Transporteurs et commerçants jouent depuis longtemps un rôle central dans les flux entre villes et campagnes. Les transporteurs ont le plus d’influence dans les espaces à fortes contraintes de circulation, comme par exemple la Guinée (Richard-Molard, 1958) ou le Tchad (Arditi, 1993). Partout, le dynamisme des commerçants constitue un facteur central, qu’ils appartiennent aux réseaux anciens déjà mentionnés pour les plus importants d’entre eux (Grégoire, Labazée, 1993), ou que l’aventure commerciale ait été tentée, de manière permanente ou saisonnière, en réponse aux difficultés de la vie urbaine ou rurale (Champaud, 1983 ; Magrin, 2001). Ici aussi, jeunes et femmes jouent un grand rôle dans les premiers segments (commerce de détail, collecte primaire) des échanges entre produits agricoles et marchés urbains.

  • 6 Celui-ci présence cependant davantage l’image de l’aventurier que du rentier, car il prend des risq (...)

38La valorisation de la relation villes-campagnes ne va pas toujours sans ambiguïtés. De la même façon que les positions d’accumulation principales se situent à l’articulation du national et de l’international, à travers la captation des rentes de l’extraversion, le positionnement à l’interface urbain-rural fournit lui aussi des possibilités d’enrichissement (voir par exemple Gallais, 1984 : 244- 253). « Dans une Afrique où l’échange, le trafic, la spéculation sont les sources majeures du profit, c’est l’heure des hommes de l’interface : jamais peut-être la fonction classique d’intermédiaire n’a eu autant d’importance, jamais elle n’a à ce point permis de déboucher sur la richesse et le pouvoir » (Dubresson, Raison, 1998 : 179). Le commerçant de céréales apparaît dans cette perspective comme un suspect au long cours (Magrin, 2001 ; Janin, 2006 : 223). Il tire profit de sa maîtrise de l’information, du caractère captif des vendeurs des zones enclavées, de sa maîtrise de l’espace (il se déplace) et du temps (il a les moyens financiers d’attendre le bon moment pour vendre), pour gagner de l’argent, même les mauvaises années, car une mauvaise année agricole correspond souvent à une bonne année commerciale (Dubresson, Raison, 1998 : 92), vu la flambée des prix qui l’accompagne. Il apparaît ainsi comme un rentier de l’interface urbain-rural, tirant bénéfice des dysfonctionnements des marchés des céréales, liés à l’irrégularité de la production, aux difficultés de transport, aux situations d’oligopole des grands commerçants. Les recherches qui ont montré les aléas de l’activité et l’incertitude qui entoure la spéculation annuelle sur le prix des céréales (Arditi, 1993) n’ont pas suffi à remettre en cause l’opprobre qui s’attache au commerçant de produits agricoles, figure locale équivalente à celle du spéculateur en col blanc mondialisé6. Ces détournements soulignent l’évidence : l’échange interne, malgré ses avantages, n’est pas à lui seul la panacée face aux problèmes du développement.

Des situations plus ou moins favorables

39Le vivrier marchand ne s’inscrit pas dans l’espace de façon homogène. Il obéit à une logique géographique qui suit le modèle de von Thünen (1826) : dans et autour de villes, des bassins maraîchers et de l’élevage avicole ou laitier (voir notamment Moustier et al., 1999). Plus loin, selon les potentialités naturelles, les possibilités d’évacuation et le dynamisme des acteurs, des bassins plus ou moins spécialisés en tubercules, céréales ou légumes supportant le transport (oignons). Ces bassins rompent ainsi avec la relative homogénéité antérieure des systèmes agricoles.

40La structuration du réseau commercial présente différents modèles. Deux extrêmes illustrent les effets de l’ouverture différenciée au commerce international. Dans les savanes d’Afrique centrale, marquées par l’enclavement, un réseau hiérarchisé de places commerciales sert de support à des échanges de produits agricoles articulant des échelles variées, du local au sous-régional. On distingue plusieurs niveaux de marchés hebdomadaires de brousse, en fonction du nombre et de la taille des véhicules qui les desservent. Les produits agricoles y sont apportés à pied, ânes, charrettes par les paysans, ou en véhicules. Ceux-ci sont affrétés par des commerçants basés dans la petite ville proche, qui se contente de drainer une aire de quelques dizaines de kilomètres de rayon. Les commerçants des villes qui sont au sommet de la hiérarchie urbaine régionale (Moundou, Sarh au Tchad, Maroua, Garoua, Ngaoundéré au Cameroun) utilisent ces relais locaux pour contrôler des flux à longue distance avec Ndjaména et les villes du Sud-Cameroun, voire les métropoles des pays voisins (Bangui, Brazzaville) (Magrin, 2003b).

41Au Sénégal, en revanche, la taille réduite du pays et la qualité du réseau routier ont permis aux commerçants d’établir des relations directes entre les marchés hebdomadaires de brousse et Dakar, court-circuitant les villes secondaires (cf. carte 18). Dans l’État le plus urbanisé du Sahel, le vivrier marchand contribue moins à la structuration régionale, malgré l’ancienneté du réseau urbain hérité de la traite (Magrin, 2005). Au début du xxe siècle, le système de la traite arachidière avait permis la création de régions économiques fonctionnelles autour des villes moyennes, comme Louga, commandant un réseau de points où s’effectuait l’échange entre producteurs et collecteurs, via un niveau intermédiaire de bourgs ruraux et d’escales de la voie ferrée où les récoltes étaient regroupées et où arrivaient les marchandises de la ville. Après l’indépendance, l’étatisation de la traite (1962-1984) et la construction d’un réseau routier national ont instauré des relations directes avec Dakar, rendant inutiles les fonctions régionales intermédiaires (Sar, 1973 ; Nguyen Van Chi Bonnardel, 1978). « Tout se passe comme si, dans presque tous les domaines, Dakar et Nouakchott “court-circuitaient” les autres villes [...]. Le résultat en est que le système commercial ressemble plus à une roue avec comme centre la capitale qu’à une toile d’araignée où les diverses villes formeraient les intersections » (OMVS, 1980 : 132).

Carte 18 Organisation commerciale et polarisation dakaroise dans la vallée du fleuve Sénégal.

Carte 18 Organisation commerciale et polarisation dakaroise dans la vallée du fleuve Sénégal.

42Enfin, si les marchés hebdomadaires constituent des lieux de polarisation économique locaux, qui, pour les plus importants, peuvent devenir urbanisants, par exemple le marché sous-régional de Diaobé, en Haute-Casamance, au Sénégal, qui a stimulé la croissance d’un centre de plusieurs milliers d’habitants, ils n’en présentent pas pour autant des solutions miracles. Reflets de l’économie locale, ils présentent des réussites inégales : la multiplication des marchés par les collectivités locales à la recherche de recettes fiscales crée des concurrences excessives, et les potentiels en la matière ne se valent pas.

2. Les articulations difficiles

43L’existence ancienne de systèmes de production et d’échanges internes relativement autonomes (Couty, 1968) n’implique pas leur déconnexion vis-à-vis de l’économie extravertie. Du fait de différents facteurs, ces liens jouent fréquemment au détriment de l’économie interne, qui s’en trouve plus souvent concurrencée que stimulée. Ces facteurs résident dans la juxtaposition des spatialités « traditionnelle » et moderne évoquée plus haut, mais surtout dans la prégnance des logiques rentières extraverties inscrites dans la longue durée du rapport entre pouvoir, espace et sociétés. Quand des synergies productives semblent pouvoir s’établir, comme dans le domaine de la pêche maritime, elles butent sur une course non durable aux ressources, du fait de la faiblesse des régulations étatiques.

2.1. Économies régionales et marchés extérieurs

44Les systèmes locaux de production et d’échange, et les réseaux monétaires associés sont articulés depuis longtemps aux flux économiques internationaux (Guyer, 2004).

45Ainsi, dans le delta intérieur du Niger étudié par Gallais (1984), l’activité des réseaux commerçants marka déployée à l’échelle internationale repose sur un réseau hiérarchisé de marchés locaux, cette association d’économies locale et continentale étant à l’origine d’un semis de petites villes qui perdure à travers l’histoire. Ensuite, on l’a vu, l’essor des cultures de rente extraverties n’a pas eu que des effets négatifs sur les cultures vivrières : elles ont à la fois stimulé l’urbanisation et favorisé l’essor du vivrier marchand, par la diffusion d’innovations, l’extension des surfaces et celle des besoins (alimentaires) des citadins et de ceux (monétaires) des producteurs ruraux.

46L’explosion urbaine n’a pas été uniquement porteuse d’opportunités nouvelles et de dynamisation pour les systèmes de production ruraux nationaux. En effet, lors de la période de forte croissance des économies de rente extraverties (1960-1970), puis après, dans le contexte de l’ajustement structurel, certains gouvernements ont choisi de favoriser l’importation à bas prix de céréales sur le marché mondial, notamment de riz, pour compenser la production vivrière nationale insuffisante. Les importations de riz ont été multipliées par 8 en Afrique de l’Ouest entre 1960 et 2000, de 300 000 à 2,3 millions de tonnes, dans le cadre de cette politique qui garantit la stabilité sociale en nourrissant à bas prix des citadins pauvres, fournit une rente à l’État à travers les taxes d’importation et enrichit un groupe d’importateurs souvent proches du pouvoir (Chaléard, 2010 : 51-52).

47La relation entre urbanisation, changement des habitudes alimentaires, dynamique des prix mondiaux et réponses des agricultures locales n’est pas simple. Par rapport à certains pays littoraux où l’importation massive de riz a pu concurrencer l’agriculture nationale (Sénégal, Mauritanie), le dynamisme du vivrier marchand dans les savanes d’Afrique centrale (Magrin et al., 2003) a pu apparaître comme le résultat d’une protection de l’enclavement. Au Nord-Cameroun, la croissance urbaine des dernières décennies, autour de villes moyennes importantes comme Garoua (350 000 habitants), Maroua (300 000), Ngaoundéré (200 000) ou Kousseri (100 000), a cependant favorisé des changements dans la consommation des céréales (en faveur du maïs) et une hausse des importations. Mais les prix mondiaux se transmettraient peu aux prix locaux. C’est la forte variation de ces derniers qui est perçue comme le principal obstacle à l’intensification par les producteurs (Temple, Fofiri Nzossie, 2009).

  • 7 Ces terres sont très riches parce qu’elles bénéficient annuellement des matériaux fertilisants appo (...)

48Au Tchad voisin, c’est durant la décennie 1980 marquée par la sécheresse et la guerre que l’approvisionnement de Ndjaména a commencé à incorporer une part significative de céréales importées à travers l’aide. Durant la décennie suivante, les plans d’ajustement structurel amènent l’effacement de l’ONC et l’augmentation des importations depuis le marché mondial. Les céréales importées (riz, maïs, blé) représenteraient aujourd’hui environ le tiers de la consommation de la capitale (Assouyouti, 2009). Ici aussi, les habitudes alimentaires changent : le mil diminue dans les cuisines citadines au profit du maïs et du riz. Cette mutation s’accompagne de modifications de l’origine de l’approvisionnement : la part du mil du Chari-Baguirmi (proche de Ndjaména) diminue. Dépendant d’une production extensive soumise à l’irrégularité pluviométrique, elle n’est guère élastique. En revanche, la contribution d’autres bassins augmente : le berbéré du Salamat cultivé en décrue joue un rôle important en période de soudure (Raimond, 1999) ; surtout, on a assisté à l’explosion de la production de maïs (et de diverses cultures maraîchères) des rives méridionales du lac Tchad dans les années 1990 (Magrin, 1996 ; Magrin et al., 2010) et à l’augmentation des flux en provenance de la région de Pala (maïs) et du moyen Logone. Durant les années 2000, la hausse des prix alimentaires semble corrélée à l’inflation consécutive à l’ère pétrolière. Elle aurait été amplifiée en 2008 par la transmission de la hausse des prix mondiaux (Assouyouti, 2009). Ces hausses profitent-elles aux producteurs ruraux ? Pas d’une façon mécanique en tout cas ; l’irrégularité pluviométrique et la permanence de conditions de production peu favorables (accès réduit au crédit, coût élevé des intrants) limitent l’élasticité de l’offre nationale. De même, faute d’aménagements supplémentaires susceptibles d’étendre les aires cultivables, les zones les plus productives, comme les rives sud du lac Tchad7 ou les plaines rizicoles du moyen Logone, sont exploitées à un niveau proche de leur optimum.

49Un peu partout dans le monde, la construction de nouvelles filières économiques a été favorisée par des protections douanières, qui en permettent la consolidation avant qu’une ouverture à la concurrence vienne stimuler leur compétitivité. Les acteurs économiques nationaux se montrent assez forts pour obtenir de leur État les protections nécessaires, comme dans l’agriculture en Europe et aux États-Unis. Or, en Afrique, les organisations de producteurs (industriels, agricoles, etc.) pèsent moins dans le jeu politico-économique que les importateurs (Alvergne, 2008 : 85) : les rentes d’importation concurrencent les activités productives.

50Les jeux d’influence autour de la réglementation du commerce de la poudre de lait au Sénégal au moment de la hausse des prix de 2008 en ont fourni une bonne illustration (Duteurtre, 2009). Au Sénégal, l’urbanisation s’est accompagnée d’une forte augmentation de la consommation de lait, facilitée par l’importation à bas prix de lait en poudre depuis le marché mondial (Dieye et al., 2010). La collecte de lait local a connu une trajectoire erratique (Vatin, 2008 ; Dia N., 2009) et couvre une infime partie des besoins urbains. Elle est l’objet de dynamiques locales intéressantes depuis une quinzaine d’années, en Haute-Casamance (cf. supra), puis autour de Richard-Toll, où une industrie privée, la Laiterie du Berger, a entrepris de collecter du lait frais et de le valoriser (Cesaro, 2009).

51En 2008, des discussions sur un plan national de développement laitier opposent importateurs, organisations de producteurs et de transformateurs, qui tous essaient d’influencer le gouvernement. Fin juillet, contre l’avis du ministère de l’Élevage, le ministère des Finances exonère de TVA le lait en poudre importé et en réduit les droits de douane, sous la pression des importateurs, dans un contexte rendu encore plus sensible par l’approche du ramadan, où l’on consomme beaucoup de lait. L’État n’est pas univoque. En l’absence de compromis institutionnalisé entre importateurs et producteurs sur l’investissement industriel, les réseaux de l’ombre emportent la décision, marquant l’influence de grands commerçants importateurs. Le mode de fonctionnement du politique encourage l’économie de rente. Cependant, les filières sont des construits sociaux, non des acquis, de même d’ailleurs que les avantages compétitifs. Elles peuvent donc évoluer dans un sens différent au gré des changements des rapports de force entre acteurs.

2.2. Ambiguïtés hydrauliques

52Les aménagements hydroagricoles modernes ont des origines exogènes. Ils ont été pensés à l’origine pour l’exportation, avant d’être mis au service de la sécurité alimentaire. Surimposés aux systèmes agricoles antérieurs qu’ils perturbent, ils présentent des bilans mitigés : leur équilibre économique fragile en fait des réceptacles réguliers de l’aide. Mais ils finissent par se greffer sur des économies régionales dont ils contribuent, contre toute attente, à la diversification.

Les aménagements hydrauliques modernes entre État, rente et territoires

  • 8 Je m’inspire dans ce paragraphe de Sauner (1987).

53Les aménagements hydrauliques modernes8 articulent un espace géographique local et des instances situées à des échelles géographiques supérieures : l’État, les organisations internationales (qui financent les réalisations), le marché, les innovations, les idéologies du développement. La conception technicienne, voire techniciste, de l’aménagement domine la recherche de cohérence avec le milieu d’accueil. La territorialité dont elle procède coupe parfois des espaces géographiques autrefois cohérents, comme dans la vallée du fleuve Sénégal, où les aménagements se portent sur une partie du waalo, négligeant les activités du diéri et les complémentarités fonctionnelles antérieures. Politiques et développeurs tendent à privilégier les aménagements de grande dimension, pour plusieurs raisons : de grands aménagements sont un gage de crédibilité. L’ambition prométhéenne dont ils procèdent participe à l’affirmation du pouvoir d’État. Consciemment ou non, elle lui permet d’espérer rester maître du jeu, hors d’atteinte des contre-pouvoirs issus de la société locale. De plus, ces grands aménagements promettent de régler en une fois tous les problèmes d’une zone étendue, jusqu’à celui de la sécurité alimentaire à l’échelle nationale. Enfin, de tels projets favorisent détournements et corruption. Devant les difficultés rencontrées par les grands aménagements à fort encadrement étatique dans les années 1970-1980, une batterie de formats plus petits ont été expérimentés ensuite, laissant davantage d’autonomie aux producteurs, par exemple dans la vallée du Sénégal (Seck et al., 2009) ou le bassin tchadien (Magrin, 2009c). Mais la tentation du grand projet affleure toujours dès que l’État, revigoré par un contexte porteur comme celui des années 2000, en retrouve l’énergie.

54Les aménagements modernes, initialement conçus pour l’exportation, sont orientés vers les besoins du marché. Au début du xxe siècle, les premiers projets de la vallée du Sénégal, de l’Office du Niger et même du moyen Logone (Cabot, 1964) étaient inspirés du modèle britannique de la Gezireh soudanaise et destinés à produire du coton irrigué pour la métropole. Ce fut très vite un échec, et l’exportation une destination très marginale des aménagements sahélo-soudaniens. Puis ceux-ci ont été voués à la substitution aux importations (casiers sucriers comme celui de la CSS), et surtout ils ont été mis à la disposition du marché intérieur, à travers une production de riz, progressivement complétée par du maraîchage. Selon les époques, l’argumentaire dominant a mis l’accent sur la sécurité alimentaire, quand les bailleurs de fonds étaient disposés à la financer, comme après les grandes sécheresses des années 1970-1980, ou sur la rentabilité susceptible d’amortir les investissements. Dans tous les cas, ces aménagements ont concentré une part très importante des financements extérieurs de l’agriculture. Au Sénégal, depuis 1975, l’agriculture irriguée aurait reçu 60 % des financements du secteur agricole, alors qu’elle ne compte que 10 % des paysans (Touré, Seck, 2005).

55Or une rentabilité précaire caractérise ces aménagements. Les lourds investissements doivent être amortis à partir de calculs sous-estimant certains coûts, comme ceux du drainage et de l’implication des attributaires sous forme de redevances difficiles à recouvrir. Les finalités sociales revendiquées (fournir de bonnes terres aux paysans pauvres) entrent alors en contradiction avec la logique financière, car seuls les plus riches sont capables de faire face aux charges. Il en résulte des situations de dualité ou la disparition des plus pauvres des aménagements, comme à la Semry camerounaise (Roupsard, 2000 : 96). Enfin, l’illusion égalitariste et localiste dont procèdent nombre de projets occulte certaines réalités sociales, comme l’importance des « patrons », étrangers à la paysannerie locale et à la région, commerçants ou fonctionnaires citadins, qui investissent largement dans les grands aménagements villageois, à travers prête-noms et hommes de paille, ou, de plus en plus, dans des aménagements privés (Walther, Retaillé, 2008 : 117).

Planche 10 : La greffe fragile des aménagements hydroagricoles

Photo 30 Affiche de communication de l’OMVS (décembre 2009).

Photo 30 Affiche de communication de l’OMVS (décembre 2009).

La réussite de l’OMVS est rare en Afrique, mais la coopération hydraulique régionale n’a pas empêché le conflit sénégalo-mauritanien de 1989. L’affiche répond aux critiques qui décrivent une organisation technocratique, éloignée des populations.

Photo 31 Homogénéité et diversité au sein du périmètre de la Semry (Nord-Cameroun, février 2005).

Photo 31 Homogénéité et diversité au sein du périmètre de la Semry (Nord-Cameroun, février 2005).

La géométrie des grands périmètres irrigués n’empêche pas une mise en valeur inégale, comme on le devine ici. Ces aménagements ont drainé des financements importants au nom de la sécurité alimentaire. Leur viabilité demeure précaire.

Photo 32 Champ d’oignons dans un périmètre de la Sonader à Rkiz (vallée du Sénégal, Mauritanie, avril 2005).

Photo 32 Champ d’oignons dans un périmètre de la Sonader à Rkiz (vallée du Sénégal, Mauritanie, avril 2005).

Les aménagements se sont souvent éloignés du modèle initial. Au lieu de la triple récolte de riz rêvée par les agronomes, on a ici deux campagnes : riz (pour l’autoconsommation) et maraîchage commercial.

Photo 33 Récolte de riz pluvial à Maïbo Mbaye (Sud du Tchad, novembre 2005).

Photo 33 Récolte de riz pluvial à Maïbo Mbaye (Sud du Tchad, novembre 2005).

Promouvoir une riziculture intensive moderne a soulevé bien des difficultés. Mais des innovations imprévues se sont diffusées : dans les plaines du Logone, le riz a progressé lors des dernières décennies, à partir d’une maîtrise partielle de l’eau.

56La vallée du Sénégal d’un côté, le bassin du lac Tchad de l’autre, montrent l’ambiguïté de ces aménagements au long cours et aux coûts élevés, aux résultats toujours inférieurs aux attentes, mais qui, avec le temps, s’accompagnent de dynamiques inattendues.

L’aménagement du fleuve Sénégal : une greffe réussie malgré tout ?

57L’aménagement de la vallée du fleuve Sénégal est un vieux rêve colonial qui a produit beaucoup de désillusions, mais qui contribue pourtant, au gré des échecs accumulés, à la construction d’une nouvelle dynamique régionale.

58En 1826, 42 concessions agricoles furent distribuées dans le Delta, royales (c’est-à-dire étatiques) ou privées. Le gouvernement réalisa les infrastructures et distribua des primes pour inciter les milieux d’affaires saint-louisiens à participer à cet élan d’aménagement agricole. Cela suscita effectivement leur engouement, mais, comme ceux-ci ne connaissaient rien à l’agriculture, les aménagements incomplets et les erreurs diverses conduisirent à un échec lamentable (Bonnardel, 1992 : 65-69). Cet épisode n’est pas sans évoquer la ruée vers les aménagements de la période 1992-1993, dans un contexte où la mise en service du barrage antisel de Diama (1986) et le reversement des zones pionnières gérées par l’État dans les zones de terroir contrôlées par les communautés rurales (1987) provoquaient une ruée vers les terres irriguées dans le Delta, de la part de paysans aisés, mais surtout de fonctionnaires déflatés ou de commerçants urbains : difficultés de drainage, salinisation des sols, coût d’entretien des aménagements et aléas climatiques conduisirent à de nombreux échecs, puis à l’abandon d’une partie des terres brièvement cultivées. La logique rentière (ou spéculative, vu les risques encourus ?, ou minière, vu la faible durabilité ?) des affectataires, le placage de schémas techniques exogènes inadaptés, l’incomplétude des investissements par rapport aux besoins apparaissent comme des constantes dans l’histoire de cette vallée.

  • 9 Le barrage de retenue de Manantali, situé à l’amont du bassin, en territoire malien, contribue à ré (...)
  • 10 Les barrages ont deux autres fonctions prévues : Manantali produit de l’hydroélectricité pour les t (...)

59Après des prolégomènes modestes dans les années 1950-1960, où les priorités de l’État sénégalais se partageaient entre le soutien à la culture de rente historique de l’arachide et une timide diversification, les décennies sèches 1970- 1980 vont être à l’origine d’un changement d’échelle dans les aménagements, avec la réalisation des barrages de Diama (1986) et Manantali (1988)9. La sécheresse avait en effet aggravé une crise de l’économie de la Vallée engagée lors de l’essor de l’économie arachidière dans la première moitié du xxe siècle, aboutissant à une émigration massive. Pour le Sénégal comme pour la Mauritanie, l’agriculture irriguée10 devait contribuer à sortir de la répartition coloniale des rôles, à diversifier l’économie et à enrayer la crise d’une région fortement peuplée. Ces projets vont provoquer une opposition entre la vision technicienne des aménagistes et celle des défenseurs des équilibres anciens entre sociétés et milieux (Salem-Murdock, 1994).

  • 11 Certains périmètres sont gérés par des organisations de producteurs, d’autres sont privés.

60Trois décennies de soutien à l’agriculture irriguée présentent un bilan mitigé. La diversité de ses formes illustre une recherche continue du format idéal : de grands aménagements publics dominent la phase initiale, auxquels font suite des aménagements plus petits, gérés de manière plus ou moins privée11, en passant par des formules intermédiaires. Malgré – ou à cause – des financements publics continus alimentés par l’aide, l’équilibre financier de l’agriculture irriguée n’est toujours pas assuré. Les périmètres de la vallée du Sénégal peinent à sortir du cercle vicieux aménagements coûteux/mise en exploitation insuffisante/gestion conflictuelle et endettement/dégradation/ abandon/réhabilitation (grâce à l’aide extérieure), le cycle s’effectuant en général en dix ans (Seck et al., 2009).

  • 12 La double culture de riz, qui devait fonder la rentabilité des aménagements, ne s’est installée dan (...)
  • 13 Réduite en principe à un rôle d’appui-conseil aux organisations de producteurs et aux collectivités (...)

61Dans le Delta comme dans la moyenne Vallée, une effervescence organisationnelle a répondu au désengagement de l’État consécutif à l’ajustement structurel : associations et organisations de producteurs dynamiques favorisent des innovations culturales initialement non prévues12, comme le maraîchage de saison sèche, qui fait la rentabilité de certains périmètres (cf. planche 10). Mais cette dynamique s’accompagne d’un bilan productif globalement médiocre par rapport aux montants investis : la greffe hydraulique est fragile. L’autonomie des systèmes rizicoles est atténuée par la représentativité discutable des leaders, le rôle ambigu de la SAED13 et leur durabilité compromise par l’insuffisance de l’entretien des aménagements et la faible capacité à gérer les aléas. Les périmètres subsistent finalement parce que le reste du territoire continue à fonctionner (Bertoncin et al., 2009). Ils participent ainsi d’une forme d’hybridation sociospatiale.

  • 14 La production d’hydroélectricité suppose un débit régulier et donc l’écrêtage de la crue. Celui-ci (...)

62Les revenus de l’agriculture irriguée compensent donc en partie la crise des anciennes activités touchées par la sécheresse, comme les cultures de décrue, la pêche fluviale ou l’élevage, que l’aménagement du fleuve a parfois amplifiée14. En témoigne la croissance démographique de la basse Vallée, autour du lac de Guiers et dans le Delta, alors que le déclin se poursuit ailleurs (Seck et al., 2009), fonctionnant comme alternative ou complément aux transferts des migrants (Mathieu, 1987).

63Le système régional de la vallée du fleuve Sénégal reste donc dépendant de l’extérieur, à travers l’aide à l’agriculture irriguée et les transferts financiers migratoires. Mais les générations successives d’aménagements ont stimulé l’économie au point d’enrayer la crise régionale.

Le bassin tchadien, des éléphants blancs au « sauvetage du lac Tchad »

64Autour du bassin du lac Tchad cohabitent de même des recherches de rentes extraverties, des logiques de l’État aménageur et des dynamiques endogènes. Les deuxièmes ont été plus timides que dans la vallée du Sénégal du fait des conflits tchadiens et du caractère périphérique du Lac pour les autres États du bassin. Mais le contexte régional et mondial semble favorable à une accélération du temps du développement.

65À première vue, le bassin tchadien ressemble à un cimetière d’éléphants blancs agricoles. Le Nigeria a rendu irrigables quelques dizaines de milliers d’hectares sur la Komadugu-Yobé et les rives du lac Tchad grâce à sa rente pétrolière ; le Cameroun et surtout le Tchad ont été moins ambitieux. Les projets réalisés dans les années 1960-1970 ont été victimes des sécheresses, de l’ajustement structurel et des troubles politiques (au Tchad) (Magrin, 2009c).

  • 15 Société de développement du lac.
  • 16 Il s’agit de contrôler le niveau des eaux dans les polders, de longues dépressions interdunaires, p (...)
  • 17 Des périmètres hydroagricoles « ordinaires », avec maîtrise complète de l’eau par pompage, insérés (...)

66Sur les rives septentrionales du lac Tchad, la Sodelac15 a connu une histoire mouvementée. Malgré les difficultés techniques, économiques et sociales de la culture irriguée du blé menée dans les polders de Bol (Bouquet, 1990 ; Réounodji, 1996 ; Magrin et al., 2010), les enjeux de sécurité alimentaire ont permis de mobiliser des financements internationaux substantiels mais intermittents. Depuis 2003, la Sodelac a bénéficié d’une part de la rente pétrolière. La vieille société régionale publique de développement n’a pas atteint les objectifs qui lui ont un temps été assignés : constituer le grenier à blé du Tchad et réduire les importations nationales de farine. Mais elle a su résister aux crises et passer à travers l’ajustement structurel. Par rapport aux financements, ses résultats peuvent sembler modestes. Néanmoins, comme le riz dans la vallée du Sénégal, elle a joué un rôle important pour la sécurité alimentaire à l’échelle régionale des rives nord du lac et du Sud-Kanem. Ses formes ont aussi évolué par rapport aux schémas initiaux : les polders « semi-modernes16 » (cf. planche 11), moins coûteux que les modernes17, ont été récemment étendus ; les approches sont devenues un peu moins dirigistes ; les paysans une fois libres de choisir leurs spéculations, le blé a petit à petit cédé la place au maïs, très demandé par les nomades du Kanem, qui viennent le chercher en dromadaire ; le riz a été récemment expérimenté. Le maraîchage s’est un peu répandu, mais dans des proportions encore modestes, faute de route de qualité permettant l’évacuation vers Ndjaména (Magrin et al., 2010).

  • 18 Repris depuis par la Chine populaire.

67De même, l’histoire du riz au Tchad montre que le développement n’est pas linéaire. Introduit comme culture forcée durant la Seconde Guerre mondiale pour pallier la perte des approvisionnements indochinois (Cabot, 1964), longtemps impopulaire auprès des paysans, sa culture a été diffusée cahin-caha dans la moyenne vallée du Logone, à travers plusieurs périmètres plus ou moins sophistiqués aux trajectoires erratiques. Le plus important fut celui de l’OMVSD, dans les plaines proches de Laï (Magrin, 2001), qui ne fonctionne plus depuis les années 1980. Quelques périmètres ont été réhabilités depuis, dans le cadre de coopérations agropolitiques, la Chine-Taiwan appuyant au début des années 2000 les casiers A et B proches de Bongor18, tandis que des ONG états-uniennes rénovaient le casier C proche de Doba et de la zone pétrolière (Magrin, 2009c). La production de riz au Tchad, avec une maîtrise de l’eau sommaire, répond aujourd’hui par l’extensif à la hausse de la demande urbaine (cf. planche 10).

68Au Tchad comme dans de nombreux pays sahélo-soudaniens, face à la croissance démographique et à l’insécurité climatique, les terres inondables, longtemps négligée, apparaissent comme le dernier front pionnier agricole. La question qui demeure posée est celle du modèle de mise en valeur à promouvoir. Pour des États réveillés par la hausse des revenus pétroliers, le retour des grandes ambitions hydrauliques des années 1960 est une tentation (Magrin, 2009c), dont la fragilité des systèmes rentiers pourrait les préserver plus sûrement que les leçons apprises des expériences antérieures.

  • 19 Voir le portail www.sauverlelactchad.org/ de la revue Passages.
  • 20 Voir la synthèse de Magrin (2007f) sur la question.

69Or ce retour des ambitions développementales de l’État croise l’émoi international sur le réchauffement climatique. Ce dernier sert de support à des stratégies nouvelles de recherche de rentes. Le bassin du lac Tchad devient l’objet de débats à l’issue lourde d’implications19. Selon des modalités qui restent à élucider, un discours médiatique et politique dominant s’est en effet installé au cours des années 2000, accréditant l’idée de la disparition proche du lac Tchad sous l’effet du réchauffement climatique, à partir de travaux scientifiques ponctuels manifestement erronés (dont ceux de Coe, Foley, 2001 ; Chandler, 200120).

70Une série de cartes tirées d’images satellite appuient cette assertion (cf. carte 19). Les dates et les couleurs retenues accréditent la thèse de l’inexorable disparition. Or, choisir certaines années à forte crue, par exemple 1998, 2010 ou 2012, donnerait une image moins linéaire de l’évolution. De même, représenter les zones de marécages en bleu (avec des figurés adaptés pour les zones végétalisées), au lieu d’un vert pâle proche du ton jaune sec du désert environnant, produirait une tout autre impression, car il s’agit d’espaces inondés qui abritent une riche biodiversité.

  • 21 Les modèles concordent à peu près sur l’évolution des températures en Afrique sahélo-sahélienne en (...)
  • 22 Plusieurs scénarios sont à l’étude, prévoyant un transfert plus ou moins massif.

71Il existe aujourd’hui pourtant un consensus scientifique sur les effets du réchauffement climatique sur le niveau du Lac : ils sont inconnus21 (voir Lemoalle et al., 2011) ! Ce discours de la disparition sert à légitimer un projet pharaonique de transfert des eaux de l’Oubangui vers le lac Tchad, dont le renflouement permettrait, selon le schéma22 et les argumentaires, de favoriser la pêche et l’agriculture irriguée dans et autour du Lac, de désenclaver la RCA, voire d’enrayer la désertification et de faire reverdir le désert grâce à l’augmentation de l’évapotranspiration liée à l’élargissement du plan d’eau. On s’inscrit ainsi dans la droite ligne des utopies coloniales, comme celle d’Élie Roudaire, qui souhaitait créer à la fin du XIXe siècle une mer intérieure en utilisant les points bas des sebkhras de Tunisie et d’Algérie (voir Létolle, Bendjoudi, 1997 ; Dubost, 1998 ; Marçot, 2003).

Carte 19 L’assèchement du lac Tchad vu par la Nasa.

Carte 19 L’assèchement du lac Tchad vu par la Nasa.

Source : Rekacewicz, 2002 (d’après des images de la Nasa).

Planche 11 : Les ressources du lac Tchad entre pressions et innovations

Photo 34 Nasses embarquées sur une pirogue à Dono Baga (Nigeria, rives sud-ouest, décembre 2003).

Photo 34 Nasses embarquées sur une pirogue à Dono Baga (Nigeria, rives sud-ouest, décembre 2003).

Les innovations techniques et l’augmentation de l’effort de pêche exercent une pression sur la ressource, dans un contexte de Petit Lac qui limite la productivité halieutique.

Photo 35 Pasteur Peul et zébus Mbororo près de Gredaya (Tchad, rives sud-est, novembre 2008).

Photo 35 Pasteur Peul et zébus Mbororo près de Gredaya (Tchad, rives sud-est, novembre 2008).

Les riches pâturages de décrue du Lac accueillent, les troupeaux des Kouri autochtones, des pasteurs Peul et Arabes, ainsi que ceux de riches citadins ndjaménois.

Photo 36 Polder semi-moderne près de Bol (Tchad, rives nord, novembre 2008).

Photo 36 Polder semi-moderne près de Bol (Tchad, rives nord, novembre 2008).

Les polders « semi-modernes » de la Sodelac permettent le contrôle du remplissage des cuvettes par des vannes bétonnées, mais ils ne peuvent compenser des crues insuffisantes.

Photo 37 Traitement de tomates à Guitté (Tchad, rives sud, novembre 2008).

Photo 37 Traitement de tomates à Guitté (Tchad, rives sud, novembre 2008).

Les cultures de décrue des rives sud ont connu une succession d’innovations. Ici, un migrant ouaddaïen.

  • 23 La CBLT est l’organisme régional chargé de la gestion des eaux et de l’environnement dans le bassin (...)

72La mobilisation autour du Lac assemble des intérêts hétéroclites. Pour les acteurs régionaux, comme la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT)23, le gouvernement tchadien et ceux des autres pays riverains, le transfert signifierait une forte augmentation de la rente de l’aide, qui se déclinerait à travers les ressources associées aux études, aux travaux et aux projets (irrigation, environnement) qui accompagneraient ces transformations. Il donnerait corps aux ambitions retrouvées d’action territoriale de l’État, dans le nouveau contexte des années 2000 (cf. chapitres 4 et 9).

  • 24 Au sommet France-Afrique de Nice (30-31 mai 2010), Nicolas Sarkozy a réitéré la promesse de l’appui (...)
  • 25 Food and Agriculture Organization of the United Nations.

73La Libye, qui appuyait le processus avant le printemps arabe et la chute de Kadhafi, au point d’avoir été admise au sein de la CBLT en mars 2008, espérerait du relèvement du niveau du Lac un rechargement de ses nappes fossiles sahariennes, menacées par leur exploitation intensive. Pour certains acteurs extérieurs, comme le président français Sarkozy24 ou la FA025, défendre le sauvetage du Lac permet de mettre en scène une volonté d’action concrète à fort retentissement médiatique en faveur de l’adaptation des pays pauvres au réchauffement climatique. À la fin des années 1990, un tel projet de transfert, parce qu’il n’entrait pas dans les thèmes en vogue (lutte contre la pauvreté, développement local, gestion durable des ressources, etc.), aurait été écarté d’un revers de main par la Banque mondiale, entraînant le désintérêt des autres grands bailleurs (UE, BAD, etc.). Mais les temps ont changé : la présence chinoise entretient une atmosphère d’émulation qui n’autorise plus à négliger ce qui aurait autrefois été perçu comme un « caprice » de gouvernement africain.

74Or, le projet de transfert actuel, à nouveau, bénéficie de l’engouement suscité par les grands projets qui, en plus de leurs opportunités économiques, procurent la douce illusion prométhéenne de résoudre en une fois tous les problèmes (Sautter, 1987). Cette inclination est ici renforcée par la forte visibilité du lac Tchad, dont le nom résonne dans l’imaginaire occidental et dont l’image bleue (fixée sur ses contours larges de 1960) se détache si nettement sur les fonds ocre sahélo-sahariens des planisphères. Tout cela semble justifier le maniement d’argumentaires fantaisistes, notamment par la FAO (2009), qui, mélangeant les effets d’une crise alimentaire ponctuelle, comme elles sont courantes au Sahel, avec ceux des dynamiques du Lac, annonce que 30 millions de personnes dont les vies dépendent du Lac sont menacées de mourir si rien n’est fait... De telles annonces, rencontrant une mauvaise conscience occidentale diffuse relative au réchauffement climatique et au sous-développement, influencent les médias – un éditorialiste de Ouest France a par exemple pris fait et cause pour le Lac... (Ouest France, 2008 ; 2009), qui convainquent ensuite une partie de l’opinion publique...

  • 26 Elle a été totalement asséchée à plusieurs reprises au cours des années 1980.

75La concrétisation de ces ambitions viendrait troubler une réalité très éloignée des argumentaires qui justifient le sauvetage du lac Tchad. Les travaux des hydrologues et des environnementalistes (voir notamment Favreau et al., 2005 ; Lemoalle 2003 ; 2005 ; Lemoalle et al, 2011) montrent que le Lac est stable à un niveau de petit Lac depuis les années 1980 et qu’il n’a aucune raison de disparaître avec les niveaux de prélèvement actuels. La cuvette nord s’est certes largement asséchée du fait de la diminution des crues et de l’épaississement de la grande barrière (une zone de hauts-fonds végétalisée) qui limite son inondation26, mais la cuvette sud principale demeure stable.

76Surtout, les îles et les rives du lac Tchad constituent un « bon pays » au sein d’un Sahel affecté par les sécheresses (cf. planche 11) : elles attirent depuis trois décennies des flux migratoires importants de pêcheurs, d’agriculteurs, d’éleveurs et de commerçants (qui valorisent les flux transfrontaliers aux frontières du Tchad, du Nigeria, du Cameroun et du Niger) (Magrin et al., 2010). La situation hydrologique de petit Lac actuel pénalise certes la pêche, dont la productivité est proportionnelle aux superficies inondées (Welcome, 1979). Mais elle n’est pas seule en cause, l’inefficacité des régulations étatiques – les prélèvements sur les ressources du Lac constituent pour de nombreux agents vivant à l’ombre de l’État des opportunités d’enrichissement considérables – contribuant aussi à expliquer la raréfaction des ressources halieutiques (Magrin, 2012a). De même, l’agriculture irriguée a pâti du retrait des eaux du Lac, surtout côté nigérian.

77En revanche, les espaces libérés par les eaux ont servi au développement de pâturages et surtout de cultures de décrue productives. Les terres, enrichies par la crue annuelle, fournissent sans engrais des rendements très élevés. Sur les rives méridionales tchadiennes du Lac, des encadrements efficaces (ONG, services de l’État appuyés par un programme de l’Union européenne) ont favorisé l’adoption de techniques agricoles efficaces et de variétés nouvelles adaptées à la demande de la capitale, aisément accessible depuis les rives grâce à la construction d’une route goudronnée de 120 km.

78Depuis une quinzaine d’années, ces rives contribuent de manière très importante à l’approvisionnement de Ndjaména en céréales (riz, maïs) et produits maraîchers (Réounodji, 1995 ; Magrin, 1996 ; Magrin et al, 2010) (cf. carte 20). Les deux tiers du maïs consommé à Ndjaména en proviendraient (Assouyouti, 2009). Des tensions foncières résultent certes de l’extension limitée des meilleures terres et de l’immixtion de citadins à fort capital politique dans l’économie locale. Dans l’ensemble, les conflits entre individus et entre groupes demeurent contenus, grâce à des encadrements traditionnels respectés.

Carte 20 Les flux de produits agricoles entre le lac Tchad et Ndjaména.

Carte 20 Les flux de produits agricoles entre le lac Tchad et Ndjaména.

Réalisation cartographique : Geneviève Decroix, PRODIG, UMR 8586, CNRS

Source : Magrin et al., 2010.

  • 27 Communication de Jacques Lemoalle (IRD), d’après son modèle hydrologique du Lac, Montpellier, septe (...)
  • 28 Du fait des très faibles pentes, une variation de la hauteur d’eau de quelques dizaines de centimèt (...)

79Le « sauvetage du Lac » tel qu’il est envisagé restaurerait un moyen Lac qui diviserait par deux les superficies disponibles pour les cultures de décrue, notamment sur les rives sud27, réduirait les pâturages et induirait des recompositions foncières considérables, car les activités agricoles devraient se déplacer de plusieurs centaines de mètres avec le niveau du lac28, et il faudrait retrouver les anciens marquages fonciers. Ce nouveau niveau profiterait certes à la pêche et favoriserait la reprise de projets d’agriculture irriguée. Le bilan des gains et des pertes est fort incertain.

80Ainsi, la recherche de rentes, les stratégies de reproduction des institutions et les traductions de la mauvaise conscience occidentale des déséquilibres du monde pourraient bien produire, sur les rives du Lac Tchad, des bouleversements majeurs au nom de l’environnement, sur la foi de faits scientifiques isolés et réfutés. Les logiques rentières contribueraient alors à perturber profondément les formes d’une économie endogène parmi les plus dynamiques.

2.3. La pêche ou la quadrature du développement durable

81L’exploitation des ressources halieutiques illustre une articulation fructueuse entre la recherche de rentes par les États et des logiques endogènes de développement, à travers le secteur de la pêche piroguière artisanale. Au Sénégal ou en Mauritanie, elle apparaît donc comme un facteur de développement à l’échelle nationale aussi bien que locale. Le seul problème, c’est que ces dynamiques procèdent de l’exploitation minière d’une ressource en principe renouvelable mais qui risque de ne plus l’être.

Essor de la pêche maritime et économie endogène

82Au Sénégal comme en Mauritanie, le secteur de la pêche maritime a connu un essor rapide et important dans la deuxième moitié du xxe siècle, articulant étroitement logiques du dedans et du dehors, tant du point de vue des acteurs impliqués que des horizons commerciaux. Cette dynamique se situe à la confluence des besoins de l’État (recettes d’exportation et licences de pêche), du contexte de crise écologique et économique des années 1980 et d’un marché porteur. Ainsi, le secteur apparaît à la fois extraverti (les exportations de poisson financent les importations de riz) et tourné vers le marché national (les citadins pauvres frappés par la crise sont alimentés en protéines à bon compte) ; il repose sur des acteurs étrangers (la pêche industrielle et divers appuis dans le cadre des accords de pêche) et nationaux (quelques pêcheurs industriels et transformateurs, mais surtout les pêcheurs et transformateurs artisanaux).

83La pêche s’est développée plus tôt au Sénégal, où elle a eu une importance précoce. Ainsi, les communautés de pêcheurs Walo Walo installés à Saint-Louis passent-elles de la pêche dans le fleuve à la mer dès le XIXe siècle (Bonnardel, 1985). En Mauritanie, la tradition de pêche concerne des groupes plus restreints situés sur les périphéries du territoire (Le Cœur, 1994). Les pêcheurs Wolof de Ndiago sont proches de ceux Saint-Louis ; à Port-Étienne (aujourd’hui Nouadhibou), on connaît les techniques canariennes de pêche à la courbine depuis longtemps ; enfin, le groupe de tributaires du banc d’Arguin des Imraguen pratique une pêche traditionnelle qui se rapproche de la chasse. La hausse de la production a été permise, d’abord au Sénégal, dès les années 1950, puis en Mauritanie vingt ans plus tard, par des changements technologiques parallèles à une hausse de la demande (croissance démographique et urbaine) et à l’amélioration des réseaux routiers permettant d’y accéder.

  • 29 Site électronique du CRODT (Centre de recherche océanographique de Dakar Thiaroye), consulté le 8 m (...)
  • 30 Le kilo de bœuf ou de mouton coûte environ 2 000 Fcfa (avec os et gras). Le prix du poisson varie d (...)

84À partir des années 1950, au Sénégal, la pirogue à moteur se diffuse, puis, la décennie suivante, la senne tournante, un type de filet qui permet d’attraper de grandes quantités de petits pélagiques (sardinelle, chinchard). Ces changements s’accompagnent d’innovations dans les moyens de conservation à bord (Bonnardel, 1985 : 11 ; 46 ; Diop, Magrin, 2011). La pêche artisanale se développe rapidement et apparaît alors comme un des secteurs les plus endogènes de l’économie du Sénégal. Elle fournit de l’emploi à nombre de ruraux chassés par la sécheresse des années 1970-1980, ou à des citadins mis au chômage par l’ajustement structurel. En 2010, la pêche industrielle nationale, entièrement basée à Dakar, compte 120 à 140 navires, des chalutiers pour l’essentiel. Le secteur emploie 57 000 pêcheurs, dont 47 000 artisanaux, répartis sur une vingtaine de centres de pêche sur tout le littoral. Les emplois induits sont estimés à 150 000, en grande partie féminins. Le tout représente 15 % de la population active29. Face à une viande hors de prix en contexte de crise, surtout après la dévaluation du franc Cfa30, le poisson fournit des protéines animales bon marché à des citadins et des ruraux appauvris. Sa consommation est quatre fois supérieure à celle des pays de l’intérieur (Diop, Magrin, 2011). Taxes d’exportation et licences de pêche fournissent en même temps des revenus à l’État. Mais le secteur ne représente plus au milieu des années 2000 que 2 % du PIB du fait de la surpêche des espèces nobles et de la crise des industries de transformation.

85En Mauritanie, c’est la grande sécheresse des années 1970 qui amène l’État et les populations à se tourner vers la mer (Le Cœur, 1994), jusqu’aux élites rurales traditionnelles, qui investissent dans la pêche industrielle et commerciale (Choplin, Lombard, 2009). Malgré quelques déboires initiaux, la pêche occupe une place croissante dans le système politico-économique : elle fournit au milieu des années 2000 environ 20 % des revenus de l’État et du PIB, 50 % des recettes d’exportation, l’essentiel (70 %) des 100 000 tonnes de production annuelle de poisson étant exporté. Les 450 navires de la flotte industrielle se partagent entre Nouadhibou et Nouakchott. Avec les 3 000 pirogues de la pêche artisanale, ils représentent près de 40 000 emplois directs et de nombreux emplois indirects (Marfaing, 2005).

  • 31 De nombreux équipages de pirogues livrent en haute mer leur production à des navires de la pêche in (...)

86Au Sénégal comme en Mauritanie, les conflits fréquents entre pêche industrielle et pêche artisanale ne doivent pas conduire à les opposer en une lecture manichéenne de l’extraversion, mettant aux prises une activité extravertie, pratiquée par des acteurs étrangers, prélevant sans vergogne et à grande échelle des ressources nationales pour alimenter des profits exportés, avec une activité nationale, facteur d’un développement local que la modestie de son équipement condamnerait à rester durable, menacé par la première (Diop, Magrin, 2011). En effet, les deux secteurs sont fortement complémentaires. Au Sénégal, la pêche artisanale fournit 50 à 60 % des débarquements de la pêche industrielle31, cette dernière ne contribuant à la production totale qu’à hauteur de 10 % du volume et de 20-30 % de la valeur (Diop, Magrin, 2011).

87Les espèces de valeur sont principalement exportées, ou vendues en frais sur le marché de Dakar. Mais une part importante de la production reste destinée au marché national, voire sous-régional, ce dernier représentant 30 % des exportations. Du poisson fumé ou séché alimente des flux anciens vers le Mali, la Guinée-Bissau, le Ghana. L’amélioration récente du réseau routier permet au poisson frais de Dakar ou Saint-Louis d’atteindre Bamako.

88Enfin, si la pêche fournit une rente à l’État, les politiques de développement du secteur procèdent parallèlement d’une stratégie industrielle de production, à travers l’appui à l’installation d’activités de transformation sur la presqu’île du Cap-Vert (ibidem). Cela n’empêche pas celles-ci de demeurer très fragiles, étant pénalisées par différents facteurs, comme le coût du fret aérien, les arrêts techniques liés à la vétusté des équipements, l’accès difficile aux zones de pêche des pays voisins, comme la Mauritanie (Marfaing, 2005), alors que les eaux sénégalaises s’appauvrissent.

Le prix de l’extraversion

89La crise de la pêche qui se manifeste au Sénégal et les menaces qui pèsent sur le secteur en Mauritanie disent la contradiction entre enjeux productifs et gestion de la ressource plus qu’entre extraversion et développement endogène. Les difficultés de la pêche au Sénégal sont plus marquées qu’en Mauritanie. Tiennent-elles à la meilleure productivité des écosystèmes mauritaniens, grâce notamment à l’influence du fertile golfe d’Arguin ? Sont-elles le reflet de politiques plus raisonnables de gestion de la ressource en Mauritanie ? Ou bien n’expriment-elles que le décalage temporel dans le développement du secteur, de vingt ans antérieur au Sénégal ? Les trois facteurs se combinent-ils ?

Planche 12 : La rente maritime en sursis

Photo 38 Pirogues et infrastructures du port de pêche artisanale de Nouakchott (mai 2008).

Photo 38 Pirogues et infrastructures du port de pêche artisanale de Nouakchott (mai 2008).

En Mauritanie, la pêche piroguière artisanale se développe en réponse aux sécheresses et à la demande croissante des marchés extérieurs. Elle valorise des savoir-faire sénégalais et bénéficie de l’aide internationale : le port piroguier de Nouakchott a été financé par le Japon, plus ou moins explicitement en contrepartie des licences de pêche accordées aux navires industriels nippons.

Photo 39 Quai de débarquement du port de Nouakchott (février 2008).

Photo 39 Quai de débarquement du port de Nouakchott (février 2008).

Pêcheurs, mareyeurs, transformateurs : la pêche artisanale représente de nombreux emplois. La part de la production destinée au marché local favorise le changement des habitudes alimentaires. Le riz au poisson sénégalais gagne progressivement la capitale mauritanienne.

Photo 40 Pêcheur de requin en périphérie du banc d’Arguin (Mauritanie, mai 2008).

Photo 40 Pêcheur de requin en périphérie du banc d’Arguin (Mauritanie, mai 2008).

Les eaux ouest-africaines sont soumises à des pressions internationales croissantes : les flottes européennes y compensent l’épuisement de leurs pêcheries ; la demande asiatique (ailerons de requin, mollusques) est sélective. Les équilibres écologiques sont menacés.

  • 32 En 2002, le montant des redevances de licences accordées à la pêche industrielle est estimé à près (...)

90Quoi qu’il en soit, au Sénégal, la production n’augmente plus depuis les années 1990. Surtout, les espèces démersales à forte valeur se font de plus en plus rares (pagre, mérou bronzé (thiof), rouget, etc.) (Barry et al., 2002). L’appauvrissement des eaux sénégalaises est sans doute une des causes du non-renouvellement des accords de pêche par l’Union européenne en 2006. Le déplacement périodique des capacités de pêche pélagique vers le secteur des exportations, lié à la forte demande du marché ou à des mesures étatiques de soutien aux exportations, crée régulièrement des tensions sur l’approvisionnement du marché national (Dème et al, 2010). Des années 1950 aux années 1980, les politiques étatiques ont été tournées vers l’accroissement de la production et des exportations. Depuis les années 1990 émerge le besoin d’améliorer les régulations pour préserver la ressource, alors que les moyens de l’État en la matière se sont affaiblis. L’arbitrage est d’autant plus délicat que l’État a constamment besoin de la rente de la pêche, même si elle décroît32 et que surtout les villages et quartiers de pêcheurs – à Dakar, Saint-Louis, Mbour, Joal, Kayar, etc. – sont des lieux politiquement sensibles, à la population pauvre, dense, nombreuse et rétive à l’autorité.

91En Mauritanie, la gestion du secteur de la pêche est soumise depuis l’origine à une influence internationale multiforme (Magrin et al., 2011). Outre les licences accordées à de nombreux pays depuis 1967 (Le Cœur, 1994 : 85), le pays a signé des accords de pêche avec l’Union européenne depuis 2001. Aide et intérêts économiques coexistent, de manière plus ou moins contradictoire avec les enjeux du développement durable au nom desquels la première est mise en œuvre. Ainsi, les nombreux projets de coopération en faveur de la pêche (CEE puis UE, Japon, FAO, aide bilatérale italienne, danoise, etc.) qui ont accompagné les accords successifs se sont traduits par la construction d’infrastructures, notamment pour la pêche artisanale (cf. planche 12), sans favoriser beaucoup la valorisation locale (Magrin et al, 2011). Surtout, l’appui de l’Union européenne à une pêche durable n’est pas sans contradictions avec la pratique des accords de pêche, qui aboutissent à une gestion peu durable des ressources (Ould Ahmed Salem, 2008). Les débats soulevés par l’exploitation pétrolière sur les enjeux environnementaux du multi-usage de l’espace maritime entre la pêche, les hydrocarbures et la navigation ont souligné que la Mauritanie avait acquis un certain niveau de capacité en matière de suivi et de contrôle des pêches, dans l’optique de maximiser la rente halieutique. Mais une courbe d’apprentissage équivalente n’a pas encore été construite dans le domaine de la régulation environnementale, plus dépendante de l’aide extérieure (Magrin et al, 2011).

92Ainsi, alors que les bénéfices de la pêche dans les eaux ouest-africaines semblent s’être investis davantage à Las Palmas qu’à Nouadhibou ou à Saint-Louis, malgré la montée en puissance des capacités nationales de pêche et d’encadrement de l’activité, les quartiers de pêcheurs semblent confrontés de plein fouet à l’équation malthusienne de la tragédie des communs (Hardin, 1968). La vive croissance du nombre des pêcheurs et la demande nationale et mondiale soutenue semblent devoir conduire à l’épuisement des stocks, tant que des régulations plus efficaces ne viendront pas en limiter les prélèvements. À défaut, l’émigration – interne, vers l’Europe ou d’autres destinations – restera la seule soupape.

93Les profondes mutations démographiques qui caractérisent l’Afrique pourraient ainsi contribuer à une réconciliation entre ressources et territoires. Car, à la faveur de la densification démographique et urbaine, le territoire s’épaissit. Il en résulte des pressions sur les ressources, mais aussi des opportunités inédites de développement d’une économie d’échanges internes articulée autour des relations villes-campagnes.

94Certes, l’exploitation de ce potentiel suppose que des équilibres plus favorables soient trouvés avec les systèmes importateurs pourvoyeurs de rentes, qui concurrencent les productions africaines. Mais les enjeux de développement ne se limitent pas à une opposition entre importations ou extraversion d’un côté, essor de secteurs productifs nationaux de l’autre, du fait des articulations productives qui existent entre ces deux pôles. Le secteur de la pêche maritime en illustre les acquis et les limites : la pêche piroguière artisanale s’est développée de manière endogène en Afrique de l’Ouest durant les dernières décennies, puisant aux ressources d’innovations importées et de marchés mixtes, intérieurs et extérieurs. Il se heurte à présent à la limite, de taille, de la durabilité des ressources.

95Il reste à interroger les incidences des dynamiques des activités pourvoyeuses de rentes mondialisées. Car les tentatives de régulation de l’économie-casino contribuent à créer des espaces de bifurcation qui laissent entrevoir une issue hors des anciens systèmes rentiers. Ces potentiels supposent la valorisation des liens entre enclaves extraverties et territoires.

Notes

1 Les mêmes attitudes s’observent cependant aussi dans les régions les plus peuplées, comme le Sud du Nigeria ou les Grands Lacs,

2 Source : site de collecte d’information démographique de Google, palmarès des grandes villes du monde (données 2010-2011) : http://www.populationdata.net/.

3 Les citadins africains sont par exemple présentés par un fin géographe français des années 1950 comme « des "Misérables" standardisés par le xxe siècle, dont la polychromie ne sera qu’un aspect accessoire » (Richard-Molard, 1958 : 115).

4 Dans son discours de politique générale, en 2003, le Premier ministre sénégalais Idrissa Seck énonce ainsi sur un mode semi-humoristique : « Coorgorlu [un personnage télévisuel très populaire représentant le citadin pauvre mais débrouillard] pourra m’aider dans la vulgarisation de cette nouvelle politique [de modernisation agricole accélérée] et dire à son oncle paysan qu’il est difficile de travailler trois mois pour espérer avoir des revenus sur douze. » Le Quotidien de la République, n° 157, 5 février 2003 : 3.

5 Pour une revue de littérature sur ce thème, voir l’introduction de Chaléard, Dubresson (1999b) ; Fall, Gueye (2005) ; Alvergne (2008 : 70-72).

6 Celui-ci présence cependant davantage l’image de l’aventurier que du rentier, car il prend des risques (même si c’est souvent avec l’argent d’autrui).

7 Ces terres sont très riches parce qu’elles bénéficient annuellement des matériaux fertilisants apportés par la crue du lac, qui permettent des rendements élevés sans engrais. Elles sont de ce fait tributaires de l’ampleur de la crue, ainsi que du rythme de l’inondation.

8 Je m’inspire dans ce paragraphe de Sauner (1987).

9 Le barrage de retenue de Manantali, situé à l’amont du bassin, en territoire malien, contribue à régulariser le cours du fleuve ; celui de Diama, à l’aval, empêche la remontée d’un biseau d’eau salée en saison sèche et rend ainsi possible l’agriculture irriguée de contre-saison dans le delta et la moyenne vallée du fleuve.

10 Les barrages ont deux autres fonctions prévues : Manantali produit de l’hydroélectricité pour les trois pays (Mali, Mauritanie, Sénégal) ; ils doivent aussi permettre de restaurer la navigabilité du fleuve Sénégal, et ainsi atténuer l’enclavement du Mali. Mais ce volet de l’aménagement n’a pas été encore réalisé. Il n’intéresse pratiquement que le Mali, et sa rentabilité paraît aléatoire (Seck et al., 2009 : 68-69).

11 Certains périmètres sont gérés par des organisations de producteurs, d’autres sont privés.

12 La double culture de riz, qui devait fonder la rentabilité des aménagements, ne s’est installée dans la durée presque nulle part. Pour des raisons agronomiques et économiques, les paysans préfèrent, sur les sols qui le permettent, alterner une culture de riz de saison des pluies (avec inondation ou faible irrigation) et des cultures maraîchères irriguées en saison sèche.

13 Réduite en principe à un rôle d’appui-conseil aux organisations de producteurs et aux collectivités locales depuis sa 6e lettre de mission, elle conserve de fait une position importante qui gêne l’autonomisation des autres acteurs (Bertoncin et al., 2009 : 66-67).

14 La production d’hydroélectricité suppose un débit régulier et donc l’écrêtage de la crue. Celui-ci limite l’inondation des cuvettes favorables aux cultures et pâturages de décrue et à la pêche.

15 Société de développement du lac.

16 Il s’agit de contrôler le niveau des eaux dans les polders, de longues dépressions interdunaires, par une digue munie de vannes. En cas de crue insuffisante, le périmètre n’est pas inondé.

17 Des périmètres hydroagricoles « ordinaires », avec maîtrise complète de l’eau par pompage, insérés dans des dépressions interdunaires endiguées.

18 Repris depuis par la Chine populaire.

19 Voir le portail www.sauverlelactchad.org/ de la revue Passages.

20 Voir la synthèse de Magrin (2007f) sur la question.

21 Les modèles concordent à peu près sur l’évolution des températures en Afrique sahélo-sahélienne en fonction des différents scénarios du réchauffement climatique, mais ils divergent tellement sur l’estimation des précipitations qu’aucune conclusion ferme ne peut en être tirée.

22 Plusieurs scénarios sont à l’étude, prévoyant un transfert plus ou moins massif.

23 La CBLT est l’organisme régional chargé de la gestion des eaux et de l’environnement dans le bassin tchadien. Si elle est une des plus anciennes institutions de ce type en Afrique (1964), ses nombreuses difficultés rendent son bilan modeste.

24 Au sommet France-Afrique de Nice (30-31 mai 2010), Nicolas Sarkozy a réitéré la promesse de l’appui de la France en matière de lutte contre les effets du réchauffement climatique en Afrique, et cité le lac Tchad comme problème digne d’intérêt. La France a contribué au financement du Forum mondial du développement durable organisé par la revue Passages sur le thème « Sauver le lac Tchad » (Ndjaména, 29-31 octobre 2010).

25 Food and Agriculture Organization of the United Nations.

26 Elle a été totalement asséchée à plusieurs reprises au cours des années 1980.

27 Communication de Jacques Lemoalle (IRD), d’après son modèle hydrologique du Lac, Montpellier, septembre 2010.

28 Du fait des très faibles pentes, une variation de la hauteur d’eau de quelques dizaines de centimètres commande l’inondation ou l’exondation de milliers d’hectares.

29 Site électronique du CRODT (Centre de recherche océanographique de Dakar Thiaroye), consulté le 8 mars 2010.

30 Le kilo de bœuf ou de mouton coûte environ 2 000 Fcfa (avec os et gras). Le prix du poisson varie davantage, mais il peut être très nettement inférieur (moins de 100 Fcfa le kg de yaboye en période de grande abondance ; 500 Fcfa couramment).

31 De nombreux équipages de pirogues livrent en haute mer leur production à des navires de la pêche industrielle. Les prises artisanales sont alors déclarées comme étant celles de la pêche chalutière...

32 En 2002, le montant des redevances de licences accordées à la pêche industrielle est estimé à près de 2 milliards de francs Cfa ; il chute à près d’un milliard en 2007 (Diop, Magrin, 2011).

Table des illustrations

Titre Photo 23 Dibiterie à Kougheul (Est du Sénégal, juillet 2007).
Légende Vente de viande grillée dans une petite ville « escale » de l’axe Dakar-Bamako. Prenant le relais du chemin de fer, les grands axes routiers ont des effets urbanisants, favorisant des services marchands (restauration, réparation).
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Titre Photo 24 Le marché de Diaobé (Sénégal oriental, juillet 2007).
Légende Mi-urbain, mi-rural et encore agricole, le bourg de Diaobé accueille un marché hebdomadaire parmi les plus importants du Sénégal, sur une « périphérie nationale » très active.
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Titre Photo 25 Vendeuse de ceebu jën à Saraya (Sénégal oriental, février 2007).
Légende Les marchés hebdomadaires ne servent pas qu’à la collecte des produits agricoles. Ils sont aussi vecteurs de diffusion de modèles culturels urbains. Les vêtements « occidentaux » (made in China) de cette jeune vendeuse, probablement Wolof, ne détonnent plus dans un Sénégal oriental longtemps enclavé. De même, la diffusion du riz au poisson, malgré la distance de la mer (600 km), signale l’intégration de cette marge par l’adhésion au modèle alimentaire national.
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Titre Photo 26 Mosquée et antenne de téléphonie mobile à Ouadane (Mauritanie, février 2009).
Légende Deux âges de la communication à longue distance. Le minaret relie à l’au-delà et sert de point d’appui aux réseaux islamo-commerciaux qui structurèrent le champ d’échanges saharien. Il est relayé par la téléphonie mobile, qui ouvre sur une communication mondiale.
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Titre Photo 27 Concession d’un agriculteur aisé à Saraya (Sénégal oriental, février 2007).
Légende L’accès à la télévision contribue à la diffusion de l’imaginaire mondialisé dans des zones enclavées. Les cultures de rente ont aussi permis l’amélioration de l’habitat (toits, portes et fenêtres de tôle).
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Titre Photo 28 Collecte du coton et antenne relais à Madina Baffé (Sénégal oriental, février 2007).
Légende Dans cet « angle mort » du Sénégal, la culture cotonnière fut longtemps la forme dominante d’insertion dans la mondialisation. Elle est aujourd’hui un héritage fragile et semble dépassée par les connexions des NTIC.
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Titre Photo 29 Agriculteur au téléphone dans un polder à Bol (Nord du lac Tchad, novembre 2008).
Légende L’entretien avec le chercheur est interrompu par une sonnerie familière... En quelques années, l’impensable dans des régions pauvres est devenu scène de la vie ordinaire.
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Titre Carte 18 Organisation commerciale et polarisation dakaroise dans la vallée du fleuve Sénégal.
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Titre Photo 30 Affiche de communication de l’OMVS (décembre 2009).
Légende La réussite de l’OMVS est rare en Afrique, mais la coopération hydraulique régionale n’a pas empêché le conflit sénégalo-mauritanien de 1989. L’affiche répond aux critiques qui décrivent une organisation technocratique, éloignée des populations.
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Titre Photo 31 Homogénéité et diversité au sein du périmètre de la Semry (Nord-Cameroun, février 2005).
Légende La géométrie des grands périmètres irrigués n’empêche pas une mise en valeur inégale, comme on le devine ici. Ces aménagements ont drainé des financements importants au nom de la sécurité alimentaire. Leur viabilité demeure précaire.
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Titre Photo 32 Champ d’oignons dans un périmètre de la Sonader à Rkiz (vallée du Sénégal, Mauritanie, avril 2005).
Légende Les aménagements se sont souvent éloignés du modèle initial. Au lieu de la triple récolte de riz rêvée par les agronomes, on a ici deux campagnes : riz (pour l’autoconsommation) et maraîchage commercial.
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Titre Photo 33 Récolte de riz pluvial à Maïbo Mbaye (Sud du Tchad, novembre 2005).
Légende Promouvoir une riziculture intensive moderne a soulevé bien des difficultés. Mais des innovations imprévues se sont diffusées : dans les plaines du Logone, le riz a progressé lors des dernières décennies, à partir d’une maîtrise partielle de l’eau.
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Titre Carte 19 L’assèchement du lac Tchad vu par la Nasa.
Crédits Source : Rekacewicz, 2002 (d’après des images de la Nasa).
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Titre Photo 34 Nasses embarquées sur une pirogue à Dono Baga (Nigeria, rives sud-ouest, décembre 2003).
Légende Les innovations techniques et l’augmentation de l’effort de pêche exercent une pression sur la ressource, dans un contexte de Petit Lac qui limite la productivité halieutique.
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Titre Photo 35 Pasteur Peul et zébus Mbororo près de Gredaya (Tchad, rives sud-est, novembre 2008).
Légende Les riches pâturages de décrue du Lac accueillent, les troupeaux des Kouri autochtones, des pasteurs Peul et Arabes, ainsi que ceux de riches citadins ndjaménois.
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Titre Photo 36 Polder semi-moderne près de Bol (Tchad, rives nord, novembre 2008).
Légende Les polders « semi-modernes » de la Sodelac permettent le contrôle du remplissage des cuvettes par des vannes bétonnées, mais ils ne peuvent compenser des crues insuffisantes.
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Titre Photo 37 Traitement de tomates à Guitté (Tchad, rives sud, novembre 2008).
Légende Les cultures de décrue des rives sud ont connu une succession d’innovations. Ici, un migrant ouaddaïen.
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Titre Carte 20 Les flux de produits agricoles entre le lac Tchad et Ndjaména.
Légende Réalisation cartographique : Geneviève Decroix, PRODIG, UMR 8586, CNRS
Crédits Source : Magrin et al., 2010.
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Titre Photo 38 Pirogues et infrastructures du port de pêche artisanale de Nouakchott (mai 2008).
Légende En Mauritanie, la pêche piroguière artisanale se développe en réponse aux sécheresses et à la demande croissante des marchés extérieurs. Elle valorise des savoir-faire sénégalais et bénéficie de l’aide internationale : le port piroguier de Nouakchott a été financé par le Japon, plus ou moins explicitement en contrepartie des licences de pêche accordées aux navires industriels nippons.
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Titre Photo 39 Quai de débarquement du port de Nouakchott (février 2008).
Légende Pêcheurs, mareyeurs, transformateurs : la pêche artisanale représente de nombreux emplois. La part de la production destinée au marché local favorise le changement des habitudes alimentaires. Le riz au poisson sénégalais gagne progressivement la capitale mauritanienne.
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Titre Photo 40 Pêcheur de requin en périphérie du banc d’Arguin (Mauritanie, mai 2008).
Légende Les eaux ouest-africaines sont soumises à des pressions internationales croissantes : les flottes européennes y compensent l’épuisement de leurs pêcheries ; la demande asiatique (ailerons de requin, mollusques) est sélective. Les équilibres écologiques sont menacés.
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