1Pourquoi ai-je le devoir et le droit de porter témoignage ?

2Grâce à plus de cinquante années de vie, où les circonstances – et bien d’autres choses – ont fait que nos aventures personnelles, et même notre passé, se sont mêlées, démêlées, remêlées, nous faisant toujours, au plus profond, liés.

3Parce qu’ainsi, nous savons beaucoup l’un de l’autre, et de ce qui a fait, de nous, ce que nous sommes, aujourd’hui, devenus.

4Je souhaite ainsi, témoin d’affection, essayer de rendre à François Luchaire un peu, en contrepartie de tout ce qu’il a su si bien donner autour de lui. J’ai la certitude – dans les diversités des rôles et des échanges – d’avoir bien plus reçu de lui que je n’ai su partager.

5Il est aussi de notre devoir – à tous ceux qui l’ont connu – de rapporter, faits précis à l’appui, le parcours et la place d’une personnalité hors de l’ordinaire dans une époque qui fut bien d’exception. À cause de l’exemplarité d’une démarche intellectuelle et morale, soutenue, dans la durée, par la volonté et le courage.

6Avec l’exigence de faire apparaître, dans l’extrême diversité des situations, les multiples formes de sa « manière de faire », qui est bien à lui, comme elle est le reflet même de ce qu’il est, celle d’un chef, créateur d’équipes ou d’institutions. Dans de dures parties, qu’il avait su engager, seul ou en groupes organisés. Toujours avec la même discrétion et la même modestie. En conseiller du Prince, à la redoutable et heureuse influence. Dans la vie politique, institutionnelle, universitaire, économique et sociale de notre pays. Par la pensée, l’écriture, la parole et l’action.

Notre « pas de deux », depuis plus de cinquante ans

7Avant d’aller à l’essentiel – l’illustration du propos, par des faits concrets, comme démonstration – une explication, en préalable : l’étonnant concours de circonstances (historiques, géographiques, anecdotiques) qui ont marqué notre « pas de deux ». Il a lié, dans la durée, les longs brins, torsadés, de notre vivre ensemble. Il éclaire – parce qu’il l’a permise, malgré les incertitudes et les secousses – la continuité de notre compréhension réciproque, comme celle de nos actions, côte à côte, et de nos sentiments familiaux.

8Plus surprenant encore – par des témoins directs qui m’étaient devenus proches – j’ai pu connaître beaucoup de sa jeunesse et de sa formation (Cherbourg et Caen). De même, de façon semblable pour la période de la guerre et d’Alger, j’ai pu réussir à évoquer de plain-pied avec lui tout ce dont, par pudeur et modestie, il n’a jamais fait beaucoup confidence autour de lui.

1947. « L’Arlésienne » du cabinet Jacquinot

9Dans les premières années de mes débuts, qui furent lents, dans la carrière préfectorale, je l’ai connu, d’abord, de loin.

10Pour le jeune chef de cabinet du préfet de la Meuse, « le professeur Luchaire » est, à Bar-le-Duc, un personnage quasi mythique. On en parle souvent. On ne le voit jamais. Ce qui ne manque pas d’intriguer. Discrétion et modestie réelles font qu’il n’a pas d’ennemi. Tout un chacun évoque gentillesse et sympathie ! De quoi provoquer la curiosité ! Car s’il partage son temps entre Paris et Nancy, où il enseigne le droit, il est le personnage le plus important du cabinet du ministre Louis Jacquinot. Celui-ci, président du conseil général, successeur de Poincaré et Maginot, est l’homme fort de la Meuse.

11Le « professeur Luchaire » ne se mêle pas des affaires du département. Mais, dans tous les domaines, à Paris comme en Lorraine, il est le conseiller du ministre le plus écouté. Avec droit d’initiatives et de regard. Il est son collaborateur depuis Alger, où le général de Gaulle avait confié à Jacquinot, qu’il qualifie dans ses Mémoires de « Lorrain solide », la charge – combien difficile – de refaire l’unité de la Marine nationale et de la remettre dans la guerre.

12Ce qui ajoute à « l’aura » de ce très jeune universitaire qui n’a pas encore trente ans (dont la personnalité, pleine de retenue, contraste avec celles du milieu parisien), c’est qu’il n’est pas un intellectuel du modèle courant. Il a rejoint la France libre, en traversant à pied les Pyrénées. Il a connu les prisons espagnoles. Il s’en est évadé pour gagner l’Afrique et rejoindre au combat la Royale dont il est officier de réserve. Commissaire de la marine à nouveau volontaire et embarqué. C’est Jacquinot lui-même qui, un jour, nous a malicieusement raconté (à je ne sais quelle occasion et en l’absence de l’intéressé) comment il avait eu la chance de se voir proposer un remarquable juriste pour son cabinet : « L’état-major de la Marine ayant constaté que Luchaire, deux fois torpillé, avait payé son tribut aux risques du combat à la mer », souhaitait que de grandes responsabilités lui soient confiées. À terre car il n’avait pas la « baraka marine ».

13Sans aucun doute, le portrait que je viens de tracer ne s’est pas imposé d’un coup et avec cette netteté. Il s’est fait, au fil des mois, par impressions successives et fragments rassemblés. Sans nul doute aussi la curiosité, et l’attirance vis-à-vis d’une personnalité aussi marquée ont été avivées, pour ce qui me concerne, par quelque intérêt personnel et espérance, un peu folle, de carrière à Paris.

14Mais deux faits demeurent :

• l’idée que je m’étais faite d’un inconnu mystérieux, à travers un prisme composite et qui pouvait être déformant, s’est révélée exacte. « Le Luchaire virtuel », que j’avais ainsi connu, par anticipation, était bien tel que je l’ai rencontré, et tel que je l’ai peu à peu découvert dans sa réalité ;

• depuis 1950, rien de ce qui m’avait été dit ne m’a jamais été contesté. Tout un demi-siècle me l’a confirmé, dans une dialectique où le présent vécu a été l’occasion de découvrir un passé qui, personnellement, l’avait fondé, l’expliquait, et lui donnait une force d’enthousiasme, vers l’avenir.

1951-1958. Ensemble, la fin d’une époque et d’une République

15Quatre ans de travail et d’efforts dans la Meuse et surtout le concours déterminant de François Schleiter, sénateur maire de Verdun, ami fidèle de Jacquinot et de Luchaire me donnent ma chance. Je rejoins l’équipe au ministère de la France d’outre-mer, où Jacquinot vient d’être nommé. « Le professeur Luchaire » connaît bien la rue Oudinot. Il enseigne – par le hasard, dit-il, d’une attribution de chaire qui tout de suite l’a passionné – le droit d’outre-mer aux étudiants de Nancy.

16Je prends le sillage. Dans tous les domaines, même les plus matériels. Par exemple, il pratique un astucieux partage de son temps entre Paris et l’université de Nancy. Nous nous organisons pour que je fasse de même avec la préfecture de Bar-le-Duc où je garde mon poste, à tous égards utile. Double appartenance, double résidence ! Mais cette complémentarité, dans le travail et les emplois du temps, facilitée par la proximité géographique, a permis nos rapports familiaux et d’amitié. Bar-le-Duc est à mi-parcours entre Paris et Nancy et nous avons beaucoup à nous dire. Dans mes séjours à Paris, je finis par être logé chez lui, d’abord rue de Passy, puis, plus tard, au 11 de la rue Saint-Lazare ce qui me fit témoin privilégié de quelques événements historiques très particuliers.

Déclin de l’Empire et prémices de la décolonisation

17La rue Oudinot, en 1951, est encore la très grande maison qui a été celle de l’Empire colonial. Certes, elle a perdu sa quasi-autonomie dans les domaines de sa gestion ancienne, fonctionnellement souveraine (Finances, personnel civil et militaire, Travaux publics, Postes et Téléphone) et le ministère des États associés gère, à part, les territoires de l’Indochine. Les hommes qui y exercent des responsabilités sont d’une exceptionnelle qualité. À cause de la vocation qui a déterminé leur choix de vie, l’aventure collective et personnelle, la « noble mission colonisatrice ». À cause de la dure expérience acquise sur le terrain et dans ses vicissitudes du conflit mondial. À cause des traditions, fortes, transmises par leurs anciens. À cause de leur ouverture sur le monde (ce qui est rare encore), la métropole et l’Europe ayant été quasiment « enfermées » et coupées du reste du globe pendant les quatre ans de guerre et d’occupation. Jacquinot et Luchaire – par des cheminements sans doute différents – avaient un réseau relationnel, qui complétait l’action politique et administrative des gouvernements de la IV^e République, fragilisée et secouée par les « à-coups » du tripartisme politique.

18Pour mémoire, les prédécesseurs immédiats de Jacquinot avaient été Mitterrand et Pflimlin. Son successeur Buron. Des hommes, qui personnellement et politiquement, avaient compté et qui continueront à compter.

19Les tensions étaient fortes, les intérêts en jeu d’importance.

20Luchaire avait compris, et Jacquinot avait, politiquement, pris en compte les données majeures apparues dans la rupture de l’ordre ancien :

• la formidable explosion démographique des peuples les plus pauvres ;

• la révolution des moyens de communication des hommes et du transport de marchandises ;

• la concurrence idéologique, économique et militaire, qui allait opposer

• partout dans le monde et indirectement – les hyperpuissances victorieuses, structurées et dynamisées par leur engagement total et leur effort de guerre, scientifique et industriel ;

• l’abaissement, matériel et moral, des nations européennes, épuisées et décrédibilisées par leurs « guerres civiles », totalitaires et mondialisées. Deux fois, en vingt-cinq ans ;

• le déclin d’un leadership européen, incontesté depuis des siècles et assuré, jusque-là, par une supériorité intellectuelle, économique et militaire.

21La fin de notre capacité, triomphante, à faire, moralement, reconnaître et partager les valeurs culturelles et humanistes, comme les réussites matérielles, d’une civilisation mondiale de progrès.

22L’opinion française – dans sa généralité – préoccupée avant tout du quotidien matériel et de la reconstruction du pays, était à contrepente de cette analyse. Elle détournait la tête pour ne pas voir. Par égoïsme sans aucun doute, mais aussi parce qu’elle en avait trop vu et que nous avions trop souffert. De Gaulle avait réussi à nous faire oublier la défaite de 1940, la France étant présente lors de la reddition à la table des vainqueurs.

23L’équipe que j’avais rejointe n’avait pas le ridicule de se croire visionnaire, quasi géniale, et en avance sur tous les autres. Ils savaient, certes, que leurs idées, marginales et minoritaires, avaient déjà été conceptualisées et intégrées par nombre de milieux intellectuels, politiques et celui des affaires. Mais de façons trop spasmodiques et isolées pour être à même de s’imposer.

24Déjà des ministres et des gouvernements s’étaient cependant efforcés de les traduire de façon concrète, dans la réalité, par deux moyens privilégiés. Ils avaient engagé :

• une action puissante de reconstruction et de développement économique qui a été, dans l’Hexagone, l’esquisse d’une politique volontariste d’aménagement du territoire ;

• une orientation, émancipatrice, par l’exercice de responsabilités démocratiques à la française dans les pays de notre ancien empire colonial ou sous notre « protectorat ».

25Avec une grande liberté dans le cabinet Laniel, Louis Jacquinot entreprit de confirmer ces orientations et de conforter ces moyens. Dans une équipe, riche de grands talents, venus du Contrôle général de la marine, du Conseil d’État, de l’Inspection générale de la France d’outre-mer, du corps des administrateurs des colonies, de la préfectorale comme aussi de spécialistes du journalisme et des assemblées parlementaires.

26François Luchaire, en charge des affaires politiques (au sens le plus vaste de ce mot), exerçait une magistrature morale. Il recevait les uns et les autres, avec bonheur et discrétion dans son vaste bureau, propice aux chuchotements, aux confidences et aux projets.

Rue Oudinot, catalyseur discret et efficace

27À sa manière, Luchaire démontra – en valeur ajoutée – tout ce qu’il allait faire « en plus et autrement » pour que, réellement, avancent les choses.

28Il utilisait à plein, et à plein temps, son acquis, dans la connaissance des hommes, des choses, et des circuits de décision. Cet acquis procédait certes, de sa formation personnelle (j’y reviendrai), de son refus de la défaite, et de son passé de guerre. Enfin, et surtout, de sa participation, à bon niveau, au fonctionnement du gouvernement provisoire à Alger. Il avait beaucoup appris dans ce modèle réduit de République, où l’on travaillait aussi à l’organisation de la France libérée. Il s’était enrichi encore, depuis son retour en métropole, dans des activités, dont j’ai mis très longtemps à « repérer » la diversité, la multiplicité et l’importance. La participation à un grand nombre de cercles, associations ou lieux d’échanges intellectuels où il pouvait donner de lui même comme il le faisait avec ses étudiants à la faculté.

29Très vite, j’ai, personnellement, constaté l’audience qu’avait le « conseiller Luchaire » auprès des grands ténors de l’Administration d’outre-mer. Les hauts-commissaires comme Cornut-Gentille ou Chauvet – les gouverneurs, comme Messmer, déjà célèbre, d’autorité ancienne comme les Soucadeaux, Mouragues, Pechoux, Petibon, Tobie, Bonfils ou à la Centrale, Hoeffer et autres Torré (à la tête de la grande direction générale des Affaires économiques).

30J’ai découvert, peu à peu, la qualité des relations de confiance qu’il avait déjà établies avec les personnalités politiques de premier rang qu’il avait connues à Alger, ou rue Royale, après le retour du gouvernement à Paris. Mais il était, tout autant, de plain-pied avec les « grands » des territoires d’Afrique, du Pacifique ou de l’océan Indien, les Senghor, Houphouët-Boigny, Tsiranna à Madagascar, Ahidjo au Cameroun et autres futurs chefs d’Etat. Mais son accueil et son « autorité » s’exerçaient, avec la même attention, à l’égard à ceux qui, parlementaires français à part entière à Paris et indiscutables leaders locaux, pouvaient jouer un rôle de coopération ou aussi bien d’opposition dans les territoires, tel le syndicaliste Sékou Touré. Il avait conscience de la puissance du « Patronat d’outre-mer » et des « mélanges » d’une économie mixte, très particulière, qui dans la tradition du xix^e siècle et de l’avant-guerre de 1940 prolongeaient la III^e République des Jules Ferry, Paul Doumer et Albert Sarraut. Sous la IV^e République, ils s’appellent Luc Durand-Reville, Robert Lemaignen, ou au Sénat, Lafleur, président du groupe des Indépendants et Paysans, comme son fils est leader du RPR en Nouvelle-Calédonie, en même temps qu’à la tête de la grande affaire commerciale du Pacifique, la Maison Ballande, et des intérêts du nickel à Nouméa.

Un voyage officiel en AOF (spécimen d’une action d’influence)

31Rien de mieux que quelques souvenirs, d’un « voyage officiel » du ministre, – dans la grande tradition coloniale de l’époque pré-télévisuelle – pour faire apparaître dans la densité du programme et le grossissement des comportements, la clarté de conception, la rapidité d’action et de réactions, qui donnent l’efficacité à « l’homme d’influence ».

32Parmi les « voyages », que nous avons faits ensemble, l’un de ceux que Luchaire nous avait demandé d’organiser – selon les lignes de force des thèmes opératoires plus haut rappelés – me servira d’illustration factuelle : en 1952, treize jours en AOF : Paris, Dakar, le Sénégal, la Mauritanie, toute la Guinée, Dakar à nouveau.

33Du Nord au Sud, l’immense territoire de l’Afrique occidentale française. Les potentialités de développement économique à partir des grandes richesses naturelles. Une terre de colonisation plus que centenaire. Des personnalités politiques de premier rang. Un haut-commissaire, Cornut Gentille, dont le passé, l’ambition, les activités et la manière de faire sortaient de l’ordinaire et lui permettaient de se prêter volontiers à une stratégie de mouvement et d’innovation.

34De Paris, Luchaire nous fit en quelques heures voler jusqu’à Dakar en COMETE (le premier avion à réaction de transport public de passagers sur ligne régulière). Spectaculaire démonstration des bouleversements qu’allait apporter la révolution des transports.

35De Dakar (en un coup d’ailes) jusqu’à l’oasis d’Atar, sentinelle de vie dans l’absolu désert de Mauritanie. Pour le lancement du projet d’exploitation, à 1200 kilomètres de la mer, dans un climat écrasant (où même le nomade ne se risquait guère) d’un gigantesque gisement de minerai de fer à très haute teneur en hématite. Le nom de la société d’économie mixte, la MIFERMA, est devenu célèbre. Son minerai a servi d’appui à la sidérurgie portuaire de Dunkerque.

36Stupéfiante préfiguration de la révolution économique qu’allait permettre l’accumulation des progrès scientifiques et industriels, mais aussi, de ceux des conditions de vie des hommes, là où elle avait été impossible depuis toujours. L’électricité, produite sur le site par le diesel, le réfrigérateur, la climatisation, toutes les formes de transport et de communication, allaient permettre à l’homme de vivre et de travailler sur des terres qui lui étaient jusqu’alors interdites. D’exploiter de façon hautement compétitive, des ressources immenses jusqu’alors inaccessibles. Sur place, la radio, le téléphone, le disque et le cinéma, dans le même temps, brisaient les contraintes jusqu’alors inéluctables de l’éloignement et de l’isolement. Ils rendaient moins contraignantes les ruptures des voyages sans certitude de retour. Ce qui était depuis toujours le lot des aventuriers, chercheurs d’or ou de pouvoirs, comme le bagage des marins à bord des blanches caravelles.

37Aujourd’hui, des trains, longs de centaines de wagons lourds, transportent, avec régularité, des milliers de tonnes, à plus de mille kilomètres jusqu’à un port en eau profonde. Des minéraliers de taille gigantesque (aux instruments de transbordement automatisés) portent, au plus loin, à des milliers de kilomètres, cette matière première, livrée à la sidérurgie maritime, généralisée au bord de l’eau, dans le monde entier.

38La troisième étape du voyage nous conduisit au Sud de l’AOF. De la Mauritanie désertique à la très riche Guinée, le contraste n’était pas seulement climatique. Certes, à nouveau, l’accent est mis ici de façon spectaculaire sur le développement économique. Grâce à un gouverneur, atypique aussi, et précurseur, Roland Pré, la Guinée est déjà dans la réalité des temps nouveaux. La Minière de Conakry pour le fer, un consortium franco-canadien aux îles de Loos pour la bauxite sont en exploitation. La montée du niveau de vie est particulièrement sensible sur la côte. À l’intérieur, aussi, on met en route les projets, porteurs d’avenir. Grâce au château d’eau du massif du Fouta Djalon, de grands barrages hydroélectriques donneront l’électricité à bas prix. Ils vont bientôt permettre, sur place, une grande industrie de transformation de la bauxite. EDF et Pechiney sont à pied d’œuvre, les études lancées en alumine et en aluminium. Les réalisations de Pechiney concrétiseront en quelques années deux projets d’une importance capitale pour la Guinée, et qui le demeurent. Pour mémoire, il faut rappeler que l’exploitation continuera, même pendant la dictature démentielle de Sékou Touré. Elle apportera à la Guinée l’essentiel de ses ressources en devises. Malgré la rupture avec la France, en 1958, les redevances dues à Pechiney furent régulièrement assurées par la Suisse ! Jacques Marchandise et Luchaire le savent bien. Mais déjà la Guinée était le miroir grossissant des difficultés de l’Empire. Je garderai toujours le souvenir des « négociations » – c’est le terme exact – que nous avons dû accepter (sur le texte du discours, que le ministre devait prononcer le lendemain). Elles ont duré jusqu’au petit matin avec Cornut-Gentille, haut-commissaire responsable de l’ensemble de l’AOF. À une époque, où l’éloignement, et la faiblesse de communication, faisaient encore des proconsuls, B.C.G. n’avait pas l’habitude que la politique d’un ministre ne soit pas exactement celle qu’il avait préconisée. Luchaire était aux manettes, après avoir reçu mandat de Jacquinot. Il savait combien le message d’évolution devait être localement acceptable malgré les incohérences de la situation à Conakry. Il connaissait l’opposition de tous les parlementaires du territoire (sans exception, malgré leur diversité politique) au soutien que le haut-commissaire donnait à Sékou Touré, leader charismatique d’un syndicalisme CGT, tout à fait exceptionnel en Afrique. Ils nous l’ont résumé dans une formule, terrible dans sa banalité : « Sékou l’a décidé. Il nous fera boire le mauvais café. »« Après notre disparition, ajoutaient-ils, il fera le malheur de la Guinée et peut-être de l’Afrique. Mais, d’abord à nous tous qui sommes ici, il aura fait boire le mauvais café. »

39Luchaire sut éviter l’éclat public et trouver les mots qu’il fallait, pour donner du temps au temps, mais l’Histoire décida autrement.

40Tous ces hommes – ils étaient dix – ont été assassinés ou ont disparu pendant la dictature qui a suivi l’indépendance de la Guinée. On estime à plus d’un million le nombre des morts dans une population de neuf millions de personnes.

41Pour mémoire encore, quelques années après seulement, en septembre 1958, dans la même enceinte de l’Assemblée territoriale de Conakry, dans un affrontement spectaculaire et « imprévu », avec le général de Gaulle, Sékou Touré, annonçait de la façon la plus provocante, le vote « Non » de la Guinée au référendum de la Nouvelle République et de la Communauté. Brisant avec la France, Sékou Touré rejoignait le camp soviétique qu’il croyait vainqueur mondial et se voulait guide de la voie marxiste, pour l’Afrique..tout entière. Ministre pour l’Outre-mer du général de Gaulle qui l’avait distingué pour son expérience et sa personnalité singulière, Cornut Gentille s’était lourdement trompé. Il avait affirmé au Général qu’il n’y avait aucun risque de rupture et de cessation, parce qu’il se portait caution de « celui qu’il avait fait ».

42La succession de la Guinée, en 1958, Jacquinot et Luchaire l’avaient crainte et elle fut ce que l’on sait. La dictature sanglante de Sékou Touré a fait – il faut le répéter – plus d’un million de morts. Un des territoires, les plus riches – à tous égards – de l’Afrique a été saigné humainement et ruiné, économiquement.

43Le décollage économique sur l’ensemble de l’Afrique francophone était loin d’atténuer les tensions, peut-être même, il les exacerbait. Nous avons pu, même durant un court séjour, comme les toucher du doigt. Parce qu’un « réseau informel » nous avait informés, fourni des repères et des relais sur place. Ceci était la méthode et le travail que Luchaire avait banalisés. Nous avions été prévenus de la poussée des tensions anciennes entre les peuples de la côte et ceux de la montagne. De la persistance des différences culturelles, dans les modes de vie des ethnies de la savane et celles de la forêt. Fait nouveau : l’extension rapide de l’islam noir. Survivance du passé, les chefferies d’une époque précoloniale mais qui faisaient toujours « payer quatre ou cinq fois les impôts affichés... » Enfin, le constat que si les grands mouvements qui bousculaient le monde n’arrivaient qu’amortis, perdant leur brutalité, ils pénétraient les esprits dans les régions les plus reculées. Plus vite, sans nul doute que ne le disaient les rapports qui remontaient trop lentement l’information vers la métropole par les canaux de l’administration, des politiques et même des observateurs spécialisés.

44La quatrième étape – légèrement décalée dans le temps – fut Saint-Louis, le Sénégal et à Dakar, au cœur administratif et politique de l’AOF. L’intention ministérielle était, là, résolument politique et se voulait novatrice. François Luchaire avait préparé l’affaire avec un soin particulier.

45je garde un souvenir intense de la séance solennelle du Grand Conseil de l’AOF que présidait une jeune personnalité, l’avocat Boissier Pallun. Notable d’une habileté consommée, il avait les moyens et l’ambition de jouer, dans l’avenir, un rôle de successeur des grands leaders sénégalais Senghor et Lamine-Gueye. Il fut un appui intéressant et intéressé. Dans cette période, dans celles qui suivirent, vers l’indépendance et après, il jouera un rôle important de mesure et de raison.

46François Luchaire avait longuement médité, après de multiples consultations, non seulement le texte du message, mais la pré-communication et l’ajustement des thèmes forts que le ministre souhaitait privilégier.

47Sur le fond, je n’ai nul droit au commentaire. Les textes sont aux archives et je renvoie, donc, aux termes mêmes du discours dans leur expression ajustée, et politiquement choisie. Je rappelle seulement le thème déjà évoqué : « Volonté d’orientation émancipatrice par l’exercice de responsabilités démocratiques à la française ». Mais j’oserai plus : un rapprochement avec les lois-cadres que Gaston Defferre a fait adopter par le parlement français quelques années plus tard. Son directeur de cabinet rue Oudinot, – je le rappelle à dessein – fut Pierre Messmer qui était avec nous à Dakar et qui a fait la carrière que l’on sait. Dans le grand ensemble législatif qui a marqué le tournant de la politique française pour l’Afrique et l’outre-mer, on peut retrouver, à grands traits, ce qui avait été esquissé et proposé dans le discours, au Grand Conseil. Dans les deux cas, semblera-t-il, la pensée et la plume de François Luchaire n’y étaient pas pour rien.

L’impromptu de Versailles : les treize tours de l’élection présidentielle

48Les Français à l’époque, et les historiens depuis, considèrent les treize tours des élections présidentielles de décembre 1953 (en fait il y en a eu quinze) comme la manifestation la plus significative des désordres de la IV^e République finissante.

49François et moi, nous cohabitions (sic) toujours au cabinet de Jacquinot. J’avais quitté Bar-le-Duc pour la sous-préfecture de Sainte-Menehould... à trois kilomètres du département et à vingt kilomètres de la préfecture de la Meuse... En juin 1953, notre ministre de la France d’outre-mer avait convolé en justes noces avec une personnalité très connue du monde politique, bancaire et financier. Devenue Mme Jacquinot, Simone Lazard était la veuve du marquis de la Fressange, puis de l’ancien ministre des Finances Maurice Petsche. Elle avait la réputation de s’intéresser particulièrement à la politique. Elle tenait une place importante dans le monde parisien.

50Nous avons attaché attention à ce mariage, pour plusieurs raisons. Par amitié d’abord pour notre patron qui changeait d’habitudes. Ensuite parce que ce mariage surprise semblait bien une alliance d’intérêts plus que de sentiments. De bonnes âmes en faisaient commentaire, en susurrant qu’elle annonçait une candidature à l’Élysée, la fin du mandat de Vincent Auriol étant prévue en décembre. Ce qui se passa lors du scrutin présidentiel semble leur avoir donné raison, même si François et moi avons toujours douté de l’existence d’une opération préméditée.

51La présence, très remarquée, de la nouvelle épouse auprès de son mari, pour les cérémonies du centenaire de la présence française en Nouvelle-Calédonie avait été suivie d’un séjour, très branché, à New York et Washington. Madame Simone Jacquinot – tante Simone comme il nous est arrivé de dire par la suite – l’avait personnellement organisé. Elle avait le concours appuyé d’André Meyer, patron de la Banque Lazard, conseiller personnel, et de grande influence, de plusieurs présidents des USA. Nous n’avons jamais beaucoup cru à cette éventualité de candidature et Jacquinot pas plus que nous. Il n’en fut jamais question rue Oudinot. Discussions et commentaires sont venus après.

52Quelques jours avant l’élection cependant, Luchaire, sans me donner d’explication, passa la tête dans le bureau que je partageais avec Paul Masson, qui venait de nous rejoindre. Il me jeta trois phrases : « Paul, voyez un peu cette affaire de Versailles. Débrouillez-vous pour être sur place le moment venu. Ce ne sera pas facile. Mais nous aurons un point d’attache à l’intérieur de l’enceinte réservée. Voyez cela avec Michel Aubert. Vous connaissez son appartement de questeur de l’assemblée de l’Union française, dans l’aile gauche du château ». Un point c’est tout. Pas même un petit « tenez-moi au courant ». Je savais que l’élection présidentielle avait lieu à Versailles. Je n’avais pas besoin qu’il me fasse un dessin !

53Je m’organisai donc. Ce ne fut pas facile ! Mais je ne posai pas de question. Sans nul doute, Luchaire voulait être dans le coup et voir les choses de près. Sans plus. Quant à moi, néophyte en la matière, j’étais excité comme par un boisseau de puces !

54À la surprise de celui qui commandait le service d’ordre, le contrôleur général de la Sûreté nationale, Albayez (qui dirigeait le service des voitures officiels et avait son mot à dire mais n’en prononçait aucun de trop), nous avons fréquenté pas mal de beau monde chez Michel Aubert... et chez son voisin de palier, le questeur du RPF à l’assemblée de l’Union française, François Delmas. Cette proximité permit bien des échanges qui ne furent pas seulement mondains. Comme nous étions des électrons libres, sans aucune mission à assurer, nous étions comme au spectacle, tout en participant activement au jeu. Nous avons augmenté, très sensiblement, notre notoriété et étendu tout autant notre réseau relationnel qualifié. À voir fonctionner François de tout près, j’ai pris quelques leçons qu’il ne m’aurait, sans doute autrement, jamais données.

55Mais les choses traînant, vraiment, en longueur, je repris ma voiture, le chemin de la sous-préfecture et du domicile conjugal, où l’on commençait à s’impatienter.

56Le soir même, à près de minuit, François au téléphone m’engueule – c’était la première fois – pour avoir déserté et m’intime l’ordre de revenir, immédiatement, (formule trois fois répétée). À sa manière encore, il ne m’a pas dit pourquoi. Au petit matin, je l’ai retrouvé chez lui, rue Saint-Lazare. J’ai su alors que l’affaire européenne étant devenue le différend majeur dans la majorité du Congrès, le président du Conseil Joseph Laniel, candidat obstiné, allait s’effacer et que... J’ai fini la phrase pour lui, et, ensemble, nous sommes allés passer la journée chez notre ami le questeur versaillais. Je ne dirai pas tous les plans que nous avons tirés sur la comète !

57Je n’ai pas assisté à l’entretien de Jacquinot et de Luchaire. Il y a des choses que l’on ne se dit qu’à deux et des questions qu’il faut savoir ne pas poser.

58La suite est connue. Après quelques nouveaux échanges, chez le voisin dont l’un entre Chaban et Jacquinot fut long et certainement important, le « solide Lorrain », ancien ministre du général de Gaulle, était présenté « aux suffrages du Congrès » par ses amis « indépendants et paysans ». Après treize tours de scrutin, cette candidature paraissait à même de recevoir l’adhésion de la majorité gouvernementale et du Congrès. Mais très vite nous avons dû constater que ce n’était pas un point de vue unanimement accepté par cette « majorité ».

59Un seul tour de scrutin confirma à Jacquinot – avant même le dépouillement du vote – l’hostilité hargneuse des dirigeants du MRP. Elle n’était pas seulement politique. Notre ministre y répondit par l’élégance du comportement, la rapidité du retrait, malgré un très bon score, et surtout avec l’apport de son désistement à René Coty, qui fut élu sans problème. Luchaire avait beaucoup conversé les jours précédents, avec ce sénateur peu connu jusqu’alors. Il semble avoir aussi, rappelé, en quelques bons endroits, qu’absent pour congé de maladie, le sénateur normand n’avait pas eu à « prendre parti » par un vote lors du débat crucial sur l’Armée européenne et la CED. J’avoue n’avoir pas, à un seul moment, porté attention (à l’inverse de François) à ces « détails ».

60Le spectacle donné par le congrès de Versailles fut désastreux dans l’opinion publique. Il accéléra – en métropole et en outre-mer – l’effet des événements, « périphériques », qui secouaient la IV^e République. Il annonça le processus de décomposition du régime marqué au printemps de 1954 par la chute du gouvernement Laniel, après Diên Biên Phu. Jacquinot n’étant plus au gouvernement, nous reprenons, François et moi, le rythme syncopé et continu de « nos travaux et de nos jours », en province, dans nos fonctions « principales ».

61Cependant, une décision heureuse – en fin de parcours de cabinet ministériel – allait lui apporter, d’un coup, deux ouvertures nouvelles à lui qui n’en manquait point : sa nomination au conseil d’administration de la Société française des Nouvelles Hébrides. Elle lui permit, d’une part, de connaître, dans les difficultés et les péripéties du condominium franco-britannique, les responsabilités, les contraintes et les enthousiasmes du chef d’entreprise. Mais, d’autre part, en prolongeant jusqu’au plus loin du Pacifique son goût de voyageur impénitent, elle nourrit, opportunément, sa connaissance des hommes et des choses dans une autre partie du monde, pour l’utiliser plus tard à bon escient.

62J’ai pu, de justesse et par le truchement de Jean Serisé, qui s’en souvient encore, apporter à la signature du ministre des Finances, Edgar Faure, le texte qui faisait entrer « le professeur Luchaire » au conseil d’administration de la SFNH (une société d’économie mixte à statut très particulier). Avec engagement de succession à la présidence, l’année suivante, où il devait remplacer notre ami commun, Jacques Samama, ancien préfet de Nancy. Sa réussite et son autorité feront que son mandat dura douze ans, sans nuire en aucune façon à ses autres activités... croissantes.

L’Algérie souffrante et la fin de la IV^e République

63Les années qui suivirent furent durement marquées pour notre pays par la défaite, militaire et médiatique, de Diên Biên Phu, les tentatives d’évolution du gouvernement Mendès France en Indochine et en Tunisie, comme celle d’Edgar Faure au Maroc avec le retour du Sultan Moulay Hassan de son exil à Madagascar.

64La montée des périls qui se concrétiseront avec l’insurrection dans les Aurès et le début de la guerre en Algérie nous a rapprochés encore, François et moi.

65Par son acquis, sa notoriété sur les sujets de l’outre-mer, « le professeur Luchaire » fut pleinement associé – de loin et de près – aux travaux parlementaires, débats publics, études confidentielles ou non, qui, sans pouvoir les maîtriser, ont « accompagné » les événements. Car on peut aujourd’hui constater – quelque furent leur place et leur lucidité, les hommes n’ont guère pesé sur les désordres qui bousculaient tout, partout, à grande allure.

66C’est, après le camouflet infligé à Suez par les nouveaux maîtres du monde, aux anciens, les Britanniques et les Français, que le rôle de François devint public et important sur l’essentiel pour nous, Français : le nœud de vipères de l’Algérie, souffrante et déchirée. Je lui suis, aujourd’hui encore, reconnaissant de m’avoir complètement informé, et parfois m’avoir demandé mon sentiment à cause de mon réseau personnel, dans le corps préfectoral, sur le terrain.

Les projets de loi-cadre pour l’Algérie

67En association avec le doyen Vedel, dont l’autorité magistrale était exceptionnelle, deux universitaires constitutionnalistes expérimentés reçurent, ainsi, une mission exaltante et, déjà, impossible : imaginer et tracer les contours d’une loi-cadre pour une évolution positive en Algérie et en bâtir les dispositions juridiques et constitutionnelles. Cette grande œuvre, tentative trop longtemps différée, et dont l’évolution générale du monde à un rythme accéléré avait miné, depuis la guerre, les fondements les plus généreux et les plus rationnels, leur a été confiée en 1957 par le président du Conseil, Maurice Bourgès Maunoury et confirmée par son successeur Félix Gaillard. Elle se poursuivit jusqu’aux « événements » de mai 1958. Ils conduisirent ces travaux avec une grande liberté d’initiative et de consultations. Tant en Algérie, en liaison avec le ministre Résident Robert Lacoste, le gouvernement Général et les préfets qu’à Paris, dans les milieux parlementaires, économiques et même militaires. Ce rôle et cette influence – que beaucoup d’intérêts mesuraient sans plaisir – donnèrent à cette association de grands juristes, une autorité et une responsabilité hors norme. Signe des temps troublés et de fin de partie sans doute !

68J’ose ce commentaire, car j’ai pu suivre cela de plus près que n’auraient dû le permettre mes fonctions de sous-préfet de Rethel ! Mais les hasards de la carrière préfectorale et ma participation au conseil d’administration de notre association représentative m’en avaient donné les moyens. Pierre Chaussade, dont j’avait été le collaborateur dans la Marne, étant secrétaire général de l’Algérie, nombre de mes amis y étaient en poste territorial, Maisonneuve et Hosteing chez Lacoste, et tant d’autres sur le terrain, que je n’ai pu rejoindre, à cause de la maladie mortelle de l’un de nos enfants.

Ensemble, à nouveau, la nuit du 13 mai 1958

69Ceci nous permit, à François et à moi, de vivre ensemble la journée et la nuit du 13 mai 1958. Spectateurs, pas tout à fait anonymes, et très introduits et engagés cependant. Luchaire avait ses entrées à Matignon et rue de Lille chez Lacoste. J’en avais de semblables à l’Intérieur (Bourgès) et chez les indépendants avec l’équipe de Roger Duchet. Au Sénat et à l’Assemblée nationale, tout contrôle semblait avoir disparu.

70Dans l’agitation et le désordre que l’on sait, nous avons constaté, en fait, l’amplification, et les interférences déterminantes, des communications (privées et publiques) comme des rumeurs. Fréquemment, celles-ci (souvent d’origine journalistique, car à la radio, média dominant, on ne recoupait plus l’information) remplaçaient chez les officiels les informations, qu’ils n’avaient plus, à la bonne source ou qui s’étaient perdues dans la surabondance et la cacophonie.

71Nous garderons toujours le souvenir d’un démenti – à tous égards inconvenant – que nous avons jeté à Guy Mollet, dans la cour de l’Assemblée nationale où nous ne faisions que passer ! L’ancien président du Conseil venait d’affirmer dans un groupe, par hasard agglutiné, avoir été averti de l’arrivée de Soustelle à Alger. Ce fait nouveau exigeait – disait-il – une action immédiate car il y avait complot. Je ne sais lequel de nous deux s’écria : « Mais non, c’est faux ! Nous l’avons vu il y a un quart d’heure, rue de l’Université. » Nul ne nous a demandé qui nous étions et de quel droit nous osions contredire un responsable de premier rang ! Aurions-nous osé dire que nous avions croisé Soustelle et Bénouville, alors que nous sortions de l’hôtel de Beauharnais, siège parisien du cabinet du ministre résident en Algérie ? Avec une légèreté à tous égards semblable à la nôtre, un collaborateur de Robert Lacoste ne cachait pas, quelques moments après (devant au moins dix personnes), que son ministre se confondait d’impatience et d’hésitations : un avion l’attendait – à toutes fins utiles – à Villacoublay. Le gouvernement ayant démissionné, et Pflimlin n’ayant pas encore obtenu l’investiture de l’Assemblée, pouvait-il, devait-il repartir en Algérie pour assumer la responsabilité à laquelle la démission de Félix Gaillard avait mis fin. Serait-il accueilli à Alger en sauveur ou en otage ?

72Au milieu de la nuit, personne ne savait plus rien. Mais tout le monde multipliait les confidences, donnait des précisions et participait avec force et passion.

73Pour illustrer cette atmosphère, cette pagaïe, carnavalesque et dramatique, à la fois, qui avait envahi les rues, les couloirs de l’Assemblée et les bureaux, une scène surréaliste, et hélas significative, me revient en mémoire : nous sommes quelques-uns dans le bureau de Robert Félix – c’est l’un des principaux collaborateurs officiels de Robert Lacoste – il est, aussi, chargé – officieusement – des missions les plus confidentielles. Il a ainsi assuré, discrètement, les contacts politiques avec le Vatican sur l’affaire algérienne qui ne pouvaient exister « diplomatiquement ». La montée en puissance de l’islam demandait, cependant, l’attention des responsables de l’Église catholique, autant que sa traditionnelle action de médiation et de paix.

74Robert Félix est un homme sérieux et expérimenté. Ce n’est pas un « petit calibre ». Il a su, dans sa vie, affronter, déjà, bien des situations difficiles et extrêmes. Mais ce soir, je suis surpris de son comportement : comme je l’ai dit, une dizaine de personnes sont dans son bureau. Dans le climat, un peu désordre, du moment, cela peut, à la rigueur, s’admettre. Et pourtant !

75Malgré le brouhaha, Robert Félix est au téléphone, tout en continuant à parler avec nous. Bientôt, il accepte deux correspondants à la fois, sur deux appareils ! Sur le premier, un journaliste. Sur l’autre, Guy Baret, le préfet d’Alger. Ce dernier le tient au courant de ses craintes. On lui a annoncé que des parachutistes viendraient bientôt pour l’arrêter. Robert Félix l’interroge « sur ce qu’un préfet, sur place, peut savoir de la situation réelle à Alger ». Jolie formule !

76Soudain, curieusement, Robert Félix s’arrête de parler, lâche un téléphone, et quasiment nous crie – comme à son autre correspondant – le journaliste, qui n’en demandait pas tant, « Baret a raccroché. Il a eu seulement le temps de me dire que des officiers parachutistes étaient entrés, sans s’annoncer, dans son bureau. Cela veut dire qu’il n’est plus libre. Il n’y a plus de préfet à Alger ! »

77Dans sa colère, il reprend, machinalement, sa conversation avec le journaliste qui le presse de questions. Au bout d’un moment, il finit par l’engueuler : « Tout cela est foutu et vous, les journalistes, vous l’avez bien voulu. Parce que je ne sais plus rien, je n’ai plus rien à vous dire sur ce qui se passe à Alger. Ni encore moins sur la suite. Si vous souhaitez un reportage-vérité, venez ici au ministère. Vous rencontrerez des gens de toutes sortes qui vont avoir beaucoup d’ennemis, dans peu de temps. Pas seulement moi, Robert Félix. » Il cita dans la liste « un professeur de droit à qui on voudra faire la peau – c’était Luchaire –, un sous-préfet qui ne devrait pas être ici. Il sera révoqué ! – c’était moi –, quelques autres aussi, qui, demain, peut-être, changeront de casaque sans hésiter... n’est ce pas ? ». Pensait-il vraiment cela ? Je ne le crois pas. Il était emporté par le désordre et le « bordel ambiant » !

78En rentrant rue Saint-Lazare – où la famille Luchaire n’était pas encore installée – nous n’avons pas beaucoup parlé. Le lendemain, dans la presse, les récits de cette nuit surréaliste n’ont pas eu la force menaçante de ce que nous avions vécu et ressenti. Dans la pagaïe, et le dérisoire, au plus haut niveau.

79La suite, depuis, est bien connue de tous, dans les drames et les péripéties qui ont bouleversé, dans tous les domaines, notre pays. Les hasards d’une nuit – le 13 mai – nous avaient permis de vivre et constater la fin d’une époque. De voir se terminer une partie, sans percevoir encore les règles du nouveau jeu, politique et social.

Les menaces de mort, la veille du « Je vous ai compris »

80Quelques courtes semaines après, le Général, de nouveau « chef d’un gouvernement provisoire », s’envola pour Alger, fort de sa légitimité historique et du mandat hors de l’ordinaire, que le Parlement et le pays lui confiaient.

81Dans la Caravelle – avion d’essai, alors symbole de modernité – il avait décidé d’emmener avec lui trois ministres, dont Jacquinot, – Luchaire était, tout naturellement du voyage – que nous avons eu à peine le temps de préparer.

82Mais, dans la nuit qui précéda, le téléphone, rue Saint-Lazare a sonné plusieurs fois. Des « correspondants », anonymes, et bien renseignés, « invitaient le professeur Luchaire à s’abstenir de ce voyage ». Sa sécurité, en effet, était plus que menacée. La présence du responsable, bien connu, des odieux projets des gouvernements d’abandon de l’Algérie française, constituait « une provocation ». Elle pouvait avoir des « conséquences fatales » sur lesquelles on insistait. Le message est clair : « M. Luchaire, nous n’y pourrons rien, mais vous n’arriverez pas vivant au GG [gouvernement général]. » La menace de mort était claire et plusieurs fois répétée.

83François ne m’a pas demandé mon avis. S’il m’avait, au bout d’un moment, réveillé (c’était sans nul doute pour avoir un témoin plutôt que, pour « partager »). Sans hésiter, il me dit qu’il fallait « ne rien dire à personne et y aller ».

84Durant le vol, le Général fit appeler, l’une après l’autre, quelques personnes qu’il souhaitait consulter. Luchaire en était. Constitution, outre-mer, Algérie. Le Général savait qu’en homme d’expérience et de responsabilité, le « professeur » était à même, aussi en politique, d’en parler. Avec sa discrétion habituelle quand il le fallait, François m’a dit le fait, sans rien me confier.

85À Alger, ce jour-là, l’Histoire a écrit ce que l’on sait. Sur le Forum, dans une clameur d’approbation, l’énorme foule rassemblée donna au « je vous ai compris » du général de Gaulle, la réponse qu’il attendait. Mais dans la formule ambiguë qui, d’entrée de jeu, a été jetée au peuple rassemblé, dans sa diversité, l’habileté (la captatio benevolentiae) si elle était un moyen, était aussi l’expression d’une réalité. Un élan collectif, dans un exceptionnel moment, emportait, ensemble, les centaines de milliers de personnes que l’événement avait amassées sur le Forum d’Alger. Il fallait en saisir – en le manifestant d’emblée – la puissance d’adhésion et la complexité. Prendre en compte, pour l’utiliser, la dynamique de cette unité, éphémère, et d’opportunité. En accepter la fragilité et les arrière-pensées. Dans la contradiction des intérêts, la diversité des cultures et de comportements, les antagonismes, les affrontements, les combats, les incohérences et les passions exaltées. Il fallait les comprendre et les assumer tous et toutes, dans une confiance solennellement et, spectaculairement, proposée. Mais si, sur le devant de la scène, les choses étaient, provisoirement, simples et dominées, dans les couloirs du gouvernement général, les troubles n’avaient pas cessé. Ils étaient significatifs d’intentions contrariantes, militairement et politiquement, affirmées.

86En effet, à l’arrivée du cortège, au GG, une manœuvre, discrète, avait séparé le bon grain de l’ivraie. Les ministres Jacquinot et Max Lejeune avaient été éloignés du Général et de ceux qui devaient l’entourer, au balcon, durant son discours sur le Forum. Des officiers – en charge du service d’ordre – les avaient conduits dans un bureau en arrière et en retrait. Explication leur fut donnée que leur présence – celle de « politiques » aurait été une « provocation » pour la foule. Il leur a été demandé d’accepter cette situation pour éviter des incidents graves.

87Une partie des formules « dissuasives » employées était semblable à celles données au « professeur Luchaire » pour lui conseiller de s’exclure du voyage.

88Ont été ainsi mis à l’écart, avec ceux qui les entouraient, deux ministres : Max Lejeune, ministre du Sahara (qui n’a pas manqué de rappeler qu’il avait été responsable des armées) et Louis Jacquinot, ministre d’État (ancien ministre de la Marine dans le gouvernement de guerre du Général à Alger). Le général Ely, chef d’État-major des Armées s’est joint aux ministres pour protester contre la violence ainsi faite par des militaires (tous officiers supérieurs) à ceux qui – responsables gouvernementaux – avaient été choisis par le Général pour l’accompagner.

89Qui a décidé cette offense délibérée faite au gouvernement légal et indirectement à son chef, par des officiers, visiblement obéissant à des ordres donnés ? Qui l’a avalisée ? Qui l’a cautionnée ? Dans quel but ? Nul ne l’a dit ! Aucune enquête ne pouvait être sereinement menée ! Ce que ces faits révélaient, a été pris en compte, et a compté. L’Histoire les a connus. François Luchaire les a vécus.

90Pour ce qui me concerne, dans cette période du début de l’été 1958, deux missions, successives, que Jacquinot m’avait confiées, sur la suggestion de Luchaire, me permirent, dans une liberté de mouvement exceptionnelle, du Nord au Sud de l’Algérie, d’aller – sans escorte et sans avertissement – rencontrer su r le terrain des SAS dans le bled, comme des SAU en ville, les acteurs convaincus et incertains d’une grande espérance qui, déjà, intense et éphémère, s’enfuyait.

La Constitution de la V^e République

De nouveau ensemble au cabinet du ministre d’État

91Le retour aux affaires du général de Gaulle ramenait Louis Jacquinot en bonne place au gouvernement. Dès 1958, comme ministre d’État, au cœur des travaux constitutionnels. Il participa sans discontinuité jusqu’en 1966, avec des responsabilités diverses, – Debré et Pompidou étant Premiers ministres – mais toutes avaient trait à l’Afrique et à l’outre-mer.

92Nous avions fait, immédiatement, partie de l’équipe, rue Royale, où les hasards d’affectation de locaux donnèrent à l’ancien ministre de la Marine et à François Luchaire, le plaisir de « se réinstaller », dans les splendides bâtiments de leur retour en France en 1944. C’est à partir de 1962, seulement, que nos carrières respectives firent que, peu à peu, François et moi, nous nous sommes plus ou moins éloignés. Au contraire, la période 1958-1962, qui vit naître et s’installer la V^e République, lut, pour tous deux ensemble, particulièrement passionnante et animée. Comme furent émouvantes l’accession de nombre de pays d’Afrique à l’indépendance (Togo et Cameroun en 1960) et les tragiques derniers actes de la fin de la guerre d’Algérie.

Ma découverte de la jeunesse, de la formation et de la personnalité profonde d’un républicain, d’un homme des lumières, engagé et protestant

93Ainsi, en 1958, nous nous connaissions bien depuis dix ans déjà et il m’avait accordé son amitié. Avec le temps et la continuité, nos relations personnelles étaient devenues ce que j’ai dit. L’intensité des moments que nous avons vécus ensemble – dans la période historiquement exceptionnelle 1958 à 1962 – a fait que, peu à peu, j’ai appris vraiment à « connaître » l’homme qu’était François Luchaire. Comment les événements, son passé et sa volonté, et lui-même, l’avaient fait tel qu’il était. Je crois qu’en retour il me connaît aussi dans mon parcours et ma réalité.

94Les circonstances – au sens exact du terme – nous ont singulièrement aidés. Le 11 de la rue Saint-Lazare est, certes, depuis 1958, demeuré le point fixe. Mais Bayeux, où j’ai été sous-préfet, n’est pas loin de Cherbourg et de la Normandie, lieux de mémoire pour sa jeunesse et sa formation. Caen pour sa majorité, Tinchebray, petit village de la Manche, pour l’abri donné à sa femme et sa première fille, durant la longue absence de son engagement dans la guerre avec la France Libre.

95Mais aussi Beauvais – où j’ai été secrétaire général de la préfecture – est à quelques dizaines de kilomètres de Gisors, où le hameau de Boisgelou a constitué, et constitue toujours, pour la tribu, un lieu d’accueil parfait, de rencontres familiales et d’amitiés.

96En 1958, le fait d’être sous-préfet de Bayeux en même temps qu’au cabinet Jacquinot, qui participait à l’œuvre constitutionnelle de la V^e République, m’a, sans nul doute, fait bénéficier d’une audience parisienne quelque peu usurpée. À cause du fameux Discours fondateur de 1946, texte du général de Gaulle sur lequel les « constituants », les experts, les politiques et les commentateurs s’appuyaient, à la naissance de la V^e République. Mais c’est aussi Bayeux qui a conduit François à se laisser aller, avec moi, à quelques confidences sur sa jeunesse et son passé.

97C’est à Bayeux qu’il m’a parlé – un peu – de Cherbourg dont son père avait été longtemps l’inamovible sous-préfet, de l’arsenal et du port militaire, sources de son attirance et de son engagement définitif dans la Royale, de la gare maritime et des « grands transatlantiques » qui ont fait de lui l’amoureux des lointains voyages et l’homme aux semelles de vent, de Caen, où il a pris goût au droit et à l’enseignement, mais où, aussi, étudiant précoce, il s’est inscrit – avant l’âge – au Barreau, plus tard, de Tinchebray et de la Normandie profonde dont il m’a fait comprendre ce qu’elle était pour lui.

98Quelques noms qu’il a cités nous ont permis d’aller, peu à peu, plus loin dans ce retour sur son passé. Ainsi, au détour d’une conversation avec un autre que lui, j’ai découvert la personnalité forte de son père, Maurice Luchaire, sous-préfet de Cherbourg. Mon premier patron, Paul Escande (celui qui m’a tout appris de la carrière préfectorale et avec qui j’ai gardé des relations filiales) me cita un jour en exemple, un sous-préfet hors de l’ordinaire qu’il avait connu à son début de carrière et qui l’avait marqué. Ce fut le fil d’Ariane qui me guida longtemps. Paul Escande avait été, en effet, chef de cabinet du préfet de la Manche. Celle qui est devenue sa femme Francine Lachaze était la fille dudit préfet. Tous deux avaient beaucoup de souvenirs de leur jeunesse dans le Cotentin, du sous-préfet de Cherbourg et de l’un de ses fils, François Luchaire.

99François et eux se retrouvèrent à Alger, en 1942, où Paul Escande a été chef du cabinet de l’un des ministres de l’Intérieur du gouvernement provisoire. Comme lui, ils ont connu, de l’intérieur du gouvernement provisoire, les événements et les hommes qui, à partir de là, ont marqué l’histoire de la France durant une génération entière.

100Les hasards de la vie ont fait que les Escande et François Luchaire – qui l’un et les autres m’ont tellement apporté – n’avaient pas prolongé les relations que je viens d’évoquer. Mais moi, qui, par hasard, rétablissais le fil interrompu de la continuité, j’ai pu, peu à peu, parler avec chacun d’eux de leur passé, comme si nous l’avions partagé.

101Ces moments privilégiés de la découverte réciproque, à travers les souvenirs de la jeunesse et les moments que nous partagions, ont ainsi été facilités par le fait que nous pouvions parler des circonstances et des personnalités qui avaient marqué notre jeunesse, et nous avaient orientés.

102En écoutant les Escande me parler de la vie préfectorale à Cherbourg avant la guerre, et plus encore de l’étonnant gouvernement du général de Gaulle qui préparait à Alger la Libération et le rétablissement de la République, comme le faisait, avec moi, François de son côté, j’ai pu devenir familier de noms, de faits, d’événements, qui leur étaient communs. Ils étaient, pour François, des souvenirs sur lesquels il appuyait sa réflexion et sa démarche, dans le présent que nous vivions ensemble, dans un échange toujours renouvelé.

103C’est cela qui a permis ainsi à François de me parler de son père et ce qu’il lui devait. D’abord la grande tradition préfectorale de la République, faite d’autorité morale, et d’influence incontestée. Le sens de l’État qui s’exprime dans la hauteur de vues et la durée. Mais aussi le respect des autres et des responsabilités comme des différences locales qu’il faut savoir fédérer. Nombre de mes collègues du corps préfectoral ont ainsi pu apprécier, sans en savoir les origines, la compréhension que François avait de leur métier, sans qu’ils aient connu ce que l’exemple familial lui avait appris avec simplicité : le préfet, serviteur loyal d’une volonté politique, ne peut « exister » s’il aliène sa liberté et fait perdre à sa mission même sa valeur et sa légitimité.

104Esprit indépendant, forte personnalité, tolérant et aussi volontaire (ce qui lui avait valu quelques difficultés) Maurice Luchaire s’est montré, en famille, un éducateur attentif et singulier. Exemplaire, mais soucieux de s’interdire, d’imposer et de « façonner », selon sa propre vérité.

105François et moi, nous discutions, un soir d’été, comme nous le faisions souvent. La conversation vint sur le siècle des Lumières, la relativité des valeurs. De la raison aussi et des grands esprits qui, dans la tradition républicaine (radicale et radicale-socialiste), avait si profondément marqué la III^e République dans un renouvellement, extraordinaire, de l’antiquité athénienne et romaine. François insista longuement sur les notions de modération et sur la tolérance. Il m’en donna – le concernant – un exemple peu banal.

106« Vous savez, sans doute, que je suis protestant » me dit-il un jour. Je n’en savais rien. Il continua « Ce n’est pas que je sois protestant qui est intéressant. C’est comment je le suis devenu. Voici. Pendant notre jeunesse et notre adolescence, mon père, laïque, convaincu et constant, s’était refusé – par respect de notre autoformation propre – à peser de quelque façon, même légère, sur notre prise de conscience. Le jour de ma majorité légale, j’ai choisi. Je suis entré dans l’Assemblée (au sens premier du mot Église) des Protestants français ». Je dis bien « protestant ». La densité de la litote m’a laissé sans voix.

107Au Luchaire père avait répondu le Luchaire fils. Par l’engagement concret d’une spiritualité qui s’affirmait avec autorité. Démarche autonome d’un adulte, adhésion à la foi et à la religion chrétienne, mais maîtrisée jusque dans son calendrier. Affirmation de son choix, non pas de la Réforme mais de la Protestation, dans la formule employée « je suis devenu protestant ». Distance prise surtout vis-à-vis de l’Église, qui, assemblée de personnes, de fidèles, s’est peu à peu transformée en une administration organisatrice hiérarchique, jusqu’au catholicisme de l’infaillibilité dogmatique et théologale du Pontifax Maximus.

108Réserve, instructive et raisonnée, vis-à-vis tout autant d’une Église qui oserait se dire, définitivement peut-être, réformée. Le choix est bien d’ordre spirituel et religieux mais il est marqué par son individualisme. Il affiche son refus protestataire. Il accepte cependant la discipline de groupe : celle de l’assemblée des Protestants de Prance, responsable dans la liberté, Légalité et la fraternité.

109Dans la douceur du souvenir retrouvé aujourd’hui, je ressens encore ma totale stupéfaction. À l’âge de François, lors de sa décision, je n’avais pas eu cette maturité-là ! Ce fut ma réaction et ma première remarque, après la confidence qui m’était laite. Mais ce qui me parut, en définitive, saisissant, c’est combien l’anecdote donnait bien les éléments de la trame sur laquelle François avait tissé et continuait de tisser sa personnalité et son comportement. Engagement et conviction. Mais tout autant respect des autres et de leur vérité.

110De l’université à Caen, de son inscription au Barreau et de ses premiers engagements dans la mouvance radicale, ses valeurs et ses repères, je n’ai su que des généralités mais une constante : la discrétion dans la forme, l’efficacité dans l’initiative pour que l’on ait, dans les idées, le coup d’avance qui leur permettent de s’affirmer.

111De Bayeux àTinchebray, il n’y a pas loin. C’est Simone qui, la première, m’a parlé de ce pays, perdu dans le bocage manchot (de la Manche). Là où elle avait passé les moments terribles de l’absence, avec Monique à peine née. Certes, François n’était pas parti à l’aventure et à la guerre, abandonnant femme et enfant. Rejoindre la France libre fut – quand on connaît le couple – une décision, délibérée et construite en commun. Le partage et la communauté des rôles avaient dû se faire aux premiers jours de leur rencontre.

112La vivacité, l’allant, la spontanéité et la gaîté, comme le sens de l’initiative et de l’organisation, de Simone ont apporté tout le soleil provençal qui pouvait manquer à la pluie normande, à la rigueur rationnelle et à l’austérité républicaine de François. Nous avons souvent ri, ensemble, en famille, de sa tendance instinctive à s’écarter de nombre de tâches matérielles, qui l’ennuyaient. Avec un talent inégalable et qui était bien à lui – pour faire admettre sa bonne volonté et à montrer une irrémédiable incapacité à la concrétiser valablement.

113Chez les Luchaire, dans le « mouvement perpétuel » du chef, de ses multiples engagements et responsabilités, à cause aussi du modèle admiré qu’il était pour ses enfants et ceux qui l’entouraient, « le gouvernement du quotidien et du long terme » fut, comme par nature des choses, familialement assuré par Simone. C’est elle qui a su « installer » durablement la tribu nomade. En été, au Palais du Soleil (oui, du Soleil) à La Ciotat. Au principal, rue Saint-Lazare, dans la perspective de son élection à la faculté de Paris. Pour le week-end et la proximité, dans le Vexin « normand » à Gisors dans ce hameau de Boisgelou, qui a permis tant de rencontres, et... un mariage aussi. Simone a longtemps cherché, avec ma femme, une résidence secondaire dans l’Oise, car nous étions alors à Beauvais (avec le concours aussi de Christian Delaballe, alors préfet de l’Oise, avant d’être secrétaire général pour les Affaires algériennes, où le concours de Luchaire lui fut, plus tard, précieux). Mais c’est elle, elle seule, qui a découvert, acheté, aménagé la maison de Gisors – comme elle l’avait fait pour la rue Saint-Lazare. Elle y a créé la « maison pour tous » qui aujourd’hui encore, attirante et joyeuse, rassemble avec simplicité. Que de souvenirs attachants, de rencontres et d’événements imprévus ! Tels une parfaite mise en scène de suicide et de pendu fictif, stratagèmes convenus entre les filles, pour me bousculer et juger à ses réactions un hôte encombrant par sa fréquente présence et qu’il fallait moquer. Ou encore le tour de rein dont souffrit, longtemps, Jérôme Monod, pour avoir accepté, dans les chablis de Boisgelou, marqués par une tempête, d’être un bûcheron improvisé. Sous le regard narquoisement admiratif de Simone et de ses très, très jolies filles, qui encourageaient, perfidement, au travail manuel une manœuvre masculine, énarque distingué, sous-préfet aux champs, et leur petit frère à la personnalité déjà forte. Sous la protection rapprochée de quelques habitués comme Jean Imbert, Abel Thomas... Cependant, je dois reconnaître que le « court » de tennis (commun à deux familles avoisinées) a bien été imaginé et réalisé par François et le père de Pascal Lamy. Avec le succès et le mariage que l’on sait1.

114Mais, revenons à Tinchebray... et, d’abord, au retour en métropole, sur un navire de guerre, qui, en 1944, rapatriait, enfin, sur le territoire libéré, le gouvernement provisoire de la République, légitimée.

115Esseulé à Alger, alors que Paris était libéré, François n’oubliait pas que c’est dans la Normandie profonde, comme je l’ai rappelé, qu’il avait cru mettre sa famille à l’abri. En juin 1944, le Débarquement – de la presqu’île du Cotentin à l’embouchure de la Dives – avait transformé le refuge tranquille en une région de grands dangers : François, à Alger, brûle d’anxiété et d’impatience mais y est bloqué.

116Soudain, une chance et une perspective inespérées. La marine militaire est mise en charge d’assurer un transport de personnes un peu particulier.

117Il s’agissait d’amener à Paris, en toute sécurité, les membres du gouvernement, qui, demeurés à Alger, s’inquiétaient d’être loin de De Gaulle qui, dans la capitale avec d’autres, déjà gouvernait. Le hasard, la géographie – et peut-être aussi la connaissance parfaite des lieux d’accostage portuaire que son collaborateur en avait – ont fait qu’à Alger, le ministre de la Marine – Louis Jacquinot – choisit Cherbourg plutôt que le sud de la France comme point d’arrivée.

118Du récit « historique » passons aux faits, très très personnalisés.

119François débarque du navire de guerre à Cherbourg. Au lieu de suivre la caravane ministérielle vers Paris, il déniche – avec le concours d’un militaire ami – une jeep, un conducteur et de l’essence. Il fonce, dans le désordre et les destructions que l’on imagine, vers Tinchebray. Dans la nuit et dans les ruines, il cherche. Il retrouve la maison intacte, en son entier. Tout est fermé, silencieux, sans lumière. Il appelle, une fois, deux fois « Simone, Simone ! » Une voix lui répond « C’est toi François ? C’est pas trop tôt ! »

120J’ai eu de chacun des deux, sans fioritures, ce récit surréaliste et vrai. Les mêmes mots pour le dialogue. Ceux d’une chose simple, la certitude du retour. Il avait tardé... seulement.

Les travaux constitutionnels (été, automne 1958)

121Je me refuse à prétendre faire un quelconque apport à l’œuvre historique, exceptionnelle, réalisée sur cette période par François Luchaire lui-même.

122Il l’a vécue au premier rang. Il a pris le soin, tout de suite – j’en ai été témoin –, d’assurer dans le tohu-bohu des événements, la sauvegarde de multiples documents. Dans une mission d’État qui lui a été confiée, plus tard et durablement, il a pu rassembler – de façon exhaustive – présenter et commenter, avec l’intelligence du témoin – acteur engagé – et la pratique rigoureuse de l’universitaire, les faits, les gestes et les actes de la genèse de la Constitution de la V^e République.

123Pour cet apport à l’histoire et pour la somme des publications qui en a été faite, Didier Maus lui a apporté – le moment venu – un concours efficace et passionné, dont l’engagement lui a fait abandonner sa carrière d’économiste pour celle de constitutionnaliste, reconnu et combien compétent.

124J’oserai cependant rappeler à François quelques souvenirs, personnels et communs, de ces six mois que nous avons vécus ensemble rue Royale.

Au sujet de la répartition des rôles prééminents

125À Matignon est le pouvoir, en fonction d’un mandat d’exception. Auprès du général de Gaulle qui tout au long de l’affaire tint le cap qu’il avait, depuis longtemps, fixé, deux hommes, d’exceptionnelle qualité suivent de près, directement, le dossier : Pompidou et Janot. Ils sont en charge que soient mis en œuvre les orientations et l’esprit du discours de Bayeux. L’un a appartenu au Conseil d’État, avant de choisir la banque. L’autre en est membre, à part entière et son autorité est reconnue. Ils seront les gardiens vigilants des repères et des choix profonds du général. Certes, Debré était seul à la manœuvre et seul responsable du projet et de son cheminement devant le Général, mais à Matignon tout était suivi au jour le jour et dans les détails.

126Au Secrétariat général du gouvernement, un autre membre du Conseil d’État, Solal-Celigny, occupe la tour de contrôle permanent du système institutionnel. Sa finesse, son expertise, et son expérience vécue des difficultés de la IV^e République, lui permettront – avec l’appui le plus complet des anciens présidents du Conseil devenus ministres d’État – d’apporter clarté et suggestions utiles, notamment dans la dialectique complexe des rapports Gouvernement-Parlement, et le partage déterminant entre les domaines législatif et réglementaire. Luchaire fit équipe avec lui pour l’essentiel et pesa, ainsi, directement à Matignon, comme auprès de Janot, ainsi qu’il le fit à chaque étape, à chaque endroit du processus constituant.

127Place Vendôme, nommé ministre de la Justice pour qu’il puisse se consacrer, fonctionnellement, à plein temps, à l’architecture et au dispositif juridique complexe de la réforme constitutionnelle, un homme d’État, de très grande envergure, Michel Debré est un politique de doctrine et d’action. Il a déjà joué un rôle majeur, d’abord dans le retour à la République, durant la Résistance et à la Libération. Puis, depuis le RPF, dans l’opposition au régime que les événements de 1958 viennent d’abattre. C’est aussi un juriste d’excellence, formé par la haute tradition du Conseil d’État, avec qui il a gardé des liens étroits. Il est l’architecte, le maître de l’œuvre et de l’ouvrage. Animateur infatigable, de tout et de tous temps, il est aussi le pédagogue et le porte-parole, toujours intervenant. Fondamentalement, parlementaire de cœur et d’esprit, républicain et patriote, nourri d’histoire, il est réformateur par nature et conviction. Il est homme d’État et de Gouvernement. Bien que beaucoup de choses les séparent, son entente avec Luchaire, durant cette période, sera pleine et entière sur l’essentiel. J’en fus témoin, auprès de lui, comme Françoise Dulery auprès de Michel Debré.

128Les ministres d’État, au nombre de quatre (que le Général a rassemblés pour la réforme constitutionnelle, en comités restreints), apportent leur expérience des affaires, le constat de l’impuissance gouvernementale et de l’État, dans le régime d’Assemblée de la IV^e République. Ils sont aussi le relais politique indispensable avec les partis. Anciens présidents du Conseil, Guy Mollet, pour les socialistes, Pierre Pflimlin pour les démocrates-chrétiens, étaient des hommes d’État expérimentés et des cautions de poids. Le troisième, Houphouët-Boigny, avait l’autorité et la capacité qu’il fallait pour l’outre-mer et pour permettre l’évolution nécessaire de ce qui avait été l’Union Française. Auprès de lui, Jean Foyer, jeune universitaire, avait été choisi par Debré comme conseiller de confiance et d’expertise. Le quatrième ministre d’État aurait aussi dû procéder des mêmes critères (la qualité et l’expérience de Matignon). Le Général avait prioritairement choisi Antoine Pinay. Celui-ci m’a confirmé, douze ans plus tard à Saint-Étienne, avoir, obstinément récusé cette tâche, se jugeant vraiment incompétent dans le domaine constitutionnel. Sans doute aussi avait-il préféré la rue de Rivoli où il avait, en 1958, su rétablir la confiance et stabilisé le franc2.

129Louis Jacquinot, homme d’État, patriote et républicain, de la droite, qui avait dit « non » à la défaite, fut désigné, à sa place, par le général de Gaulle qui lui avait confié à Alger la Marine nationale pour reconstituer son unité, représenter cette famille politique dans la genèse de la réforme constitutionnelle. Il ne fut pas une « doublure d’occasion ». De cela, je peux encore une fois témoigner.

130Acteur, subalterne sans doute, mais proche, j’ai suivi de près, ces quelques mois exceptionnels. Je savais que, pour sa nouvelle responsabilité, « notre ministre » avait auprès de lui, avec François, le collaborateur, à tous les égards, le plus idoine. Ils travaillaient ensemble depuis plus de quinze ans. Le cabinet du ministre de la Marine à Alger, dans le microcosme d’un gouvernement, aussi instable que « provisoire », avait été pour eux un singulier laboratoire d’expériences institutionnelles et politiques. Cette dialectique et cette connivence entre le Prince et son conseiller, s’étaient, certes, transformées avec le temps. Mais l’autorité croissante de l’universitaire (de plus en plus agissant en pleine responsabilité indépendante) n’avait en aucune façon modifié les rapports des deux hommes dans leur travail ensemble et leurs fonctions respectives. Sur les questions fondamentales, leurs échanges pour préparer un conseil, et pour approfondir, après chaque séance ou quelque événement, étaient d’une richesse assez exceptionnelle, parce qu’ils étaient différents, volontaires et informés, chacun à sa manière.

131« Notre ministre » – ainsi – ne faisait pas de notes, n’écrivait pas d’instructions. Il prétendait ne pas lire de rapport mais aimer écouter, seulement ! Il savait conduire une réunion ou une conversation d’où chacun – lui compris – sortait, en charge de ce qu’il avait à faire, c’est-à-dire ce que, lui, avait décidé. Les « numéros » entre Luchaire et Jacquinot étaient un régal pour les participants ! En l’occurrence, le système a fonctionné avec une particulière efficacité. François Luchaire, durant ces quelques mois d’intense activité intellectuelle et opérationnelle, se trouva – son réseau personnel aidant – dans une belle situation d’audience opératoire et d’influence. Elle lui permit beaucoup plus qu’on ne saurait imaginer, et qu’il n’a accepté de dire.

Le rôle de François Luchaire dans la genèse constitutionnelle de la V^e République

132Une remarque préalable s’impose. C’est le caractère hors du commun de la performance, intellectuelle et matérielle, qui a été accomplie en quelques mois. Certes, les circonstances étaient « hors de l’ordinaire » et la pression de l’Histoiresur les « constituants » d’une formidable puissance. Les historiens ont tracé, expliqué et commenté les faits dans les grandes lignes. Ils ont disposé des matériaux avec la force de l’écrit et des archives. François et les membres du Conseil d’État ont eu, en effet, le souci de ne rien laisser perdre. Les témoignages et les mémoires se sont multipliés, dans des colloques ou des livres. Mais avec le recul du temps, nous pouvons mieux nous rendre compte combien il est difficile et quasiment impossible de faire revivre – et partager – les conditions et l’état d’esprit, dans lesquels ont été construites – sur une impulsion cohérente et forte (celle du tandem de Gaulle-Debré) les dispositions de la « Constitution de la V^e République. Il faut aussi rappeler que les textes, qui les expriment et les fixent, ont eu une application qui s’est avérée durable. Il serait plus que « réducteur » d’appeler « travaux préparatoires » l’exploit collectif accompli par une communauté informelle d’une vingtaine de personnes, relayée et habilitée par le Comité consultatif, l’ensemble, structuré par la légitimité du gouvernement, en a été complété en une oeuvre juridique, d’excellence par l’assemblée plénière du Conseil d’État avant délibérations et adoption en Conseil solennel des ministres.

133Ces mois d’été de 1958 ont été pour ces « constituants » d’une intensité, d’une densité particulières. À cause de l’importance de l’enjeu, de la brièveté du calendrier imposé, de la délégation hors norme, exceptionnellement donnée, et de l’engagement, entier, total de ceux qui participaient. Les circonstances, le hasard, et son aventure personnelle, avaient conduit François Luchaire à être l’un des membres de ce groupe éphémère, dont les « travaux forcés durant trois mois seulement » ont porté le processus régulier, et légitime, de notre Constitution.

134Il m’appartient – dans le témoignage qui m’a été proposé – de « pister » François seulement dans sa démarche, en ce milieu, à ce moment.

135Je distinguerai trois phases (distinctes et pourtant intimement liées) :

• les « prisons Mamertines » ;

• le Comité consultatif ;

• le Conseil d’État.

136Je limiterai le nombre des sujets clés auxquels François m’a semblé, en plus de l’expertise, avoir beaucoup apporté personnellement par ses convictions et son habileté pour la clarté des analyses et pour son influence dans les choix décisifs :

• régime parlementaire ou présidentiel ;

• suffrage universel, ou non, pour le président de la République ;

• le chef du gouvernement ou le « premier des ministres » du Président ;

• séparation de la loi et du règlement.

Les « prisons Mamertines »

137Pourquoi ce titre ? Pourquoi avoir ainsi appelé, entre nous, le groupe d’experts rassemblés autour de Michel Debré place Vendôme ? Qui a eu l’idée de cette référence à la Rome antique ? Peut-être est-ce une suggestion caustique du latiniste Jean Foyer, à cause de la coercition du calendrier et du travail de forçats, certes volontaires et passionnés. Qu’importe. L’étiquette fut adoptée, à l’amusement de celui qui l’avait provoquée : Jean Mamert, dont les méthodes, expéditives et rudes, avaient l’avantage, pour tous, de l’efficacité. Très jeune auditeur au Conseil d’État, il s’était vu confier, par Yves Guéna, directeur du cabinet et « patron du groupe », l’organisation matérielle des réunions, et il avait su donner à sa mission une ambition plus noble et légitimement plus large.

138Ce groupe de travail, durant l’été 1958, a été réuni – comme on le sait – quasi quotidiennement, place Vendôme, par Michel Debré. En cas d’absence exceptionnelle, il a été présidé par Raymond Janot ou Yves Guéna. Une tâche immense (l’adjectif n’est pas d’emphase) a été accomplie. Scandée, prolongée, et institutionnalisée, par les comités interministériels – ad hoc –, présidés par le Général, elle a servi de base aux réunions des ministres d’État, autour du Général, aux débats du Comité consultatif et aux remarquables travaux (horlogerie de précision et d’orfèvrerie) du Conseil d’État. Les Conseils des ministres, en pleine connaissance des causes et des effets, furent ainsi à même, dans les meilleures conditions, de décider du texte de la Loi fondamentale, à présenter aux suffrages des Français.

139Deux membres de ce groupe, seulement, n’appartenaient pas au Conseil d’État. François Luchaire et Jean Foyer, l’un et l’autre universitaires et juristes de droit public. Tous deux, en tandem, réussirent à s’affirmer sans dissoner, sans qu’il y ait opposition des deux cultures : celle de la doctrine, celle de la pratique et du contentieux.

140Outre Michel Debré, Pompidou, Janot, Guéna, Solal-Celigny, que comme Mamert j’ai déjà nommés, tous, Chandernagor (désigné par Guy Mollet), Guldner (par Pflimlin) et Plantey (par le Général au titre de la Communauté) étaient membres du Conseil d’État.

141Un quasi-monopole et une culture dominante qui ne pouvaient que s’imposer. Ce fut, il faut le constater, de façon heureuse et bénéfique. Elle a donné une œuvre « révolutionnaire » mais fondée sur une pensée, construite et volontaire, exprimée et rédigée avec précision et rigueur. Avec, sans doute aussi, les marges nécessaires pour que, s’il n’y a jamais qu’une seule lecture d’un texte, la place restât pour l’usage et la pratique.

Le Comité consultatif

142Au Comité consultatif, présidé par Paul Reynaud, la dialectique n’était pas de même nature. Son rôle était (dans la délégation de pouvoirs exceptionnels, donnés au général de Gaulle) d’associer les élus de la nation au projet constitutionnel. Sans que le texte ne fut soumis au Parlement. Malgré sa composition – deux tiers des membres avaient été nommés par le Parlement – l’effondrement de la IV^e République et l’ampleur de la situation de crise ne lui donnaient pas grande liberté du fait du poids dans l’opinion qu’avait le Général et face à la passion réformatrice d’un grand parlementaire comme Michel Debré. François Luchaire, ne me semble pas – à part quelques interventions et quelques succès d’amendements astucieusement glissés – avoir joué un rôle aussi déterminant que celui qu’il avait tenu quotidiennement dans le groupe de la place Vendôme et celui qu’il jouera comme commissaire du gouvernement, dans les discussions du Conseil d’État.

143La désignation, par le général de Gaulle, de Paul Reynaud, pour présider le Comité, avait surpris ceux qui, dans la classe politique, avaient oublié son rôle initial, avant 1940, dans le destin du Général. Pour d’autres, au contraire, elle apparut comme la dernière des marques d’estime et de reconnaissance qui était due à un homme d’État clairvoyant mais appartenant au passé. Elle semblait vouloir couper, d’autre part, le chemin à Chaban-Delmas pour la présidence de la future Assemblée nationale. Nous avons vu souvent Chaban durant cette période, rue Royale. Comme Jacquinot et François, il portait grande attention aux responsabilités futures de ceux qu’auraient à maintenir, stables et forts, les rapports entre l’exécutif et le Parlement. Michel Debré et lui, en bons parlementaires, n’oubliaient pas le modèle anglo-saxon.

Le Conseil d’État

144Le travail du Conseil d’État en assemblée plénière a été d’une exceptionnelle qualité. Ouvert par un exposé – digne d’une leçon d’agrégation – de Michel Debré, il s’est déroulé dans une avancée dialectique qui n’a laissé de côté aucun des problèmes de fond et de forme. La discussion approfondie, ligne à ligne, mot à mot, du projet donna l’occasion – dialectique encore cette fois en assemblée plénière – d’apprécier l’acuité d’analyse, de proposition, et d’influence, de François Luchaire.

145Pour ce qui des sujets clés :

Régime Parlementaire ? Régime Présidentiel ? Construction originale ?

146Il n’y a rien à ajouter au propos structuré de présentation initiale de Michel Debré. Cette intervention fondamentale est vraiment l’expression rigoureuse de la pensée constitutionnelle du Général et des délibérations au Conseil des ministres, sans exception.

147Dans mes souvenirs, et à la relecture des procès-verbaux du Conseil, je retrouve nos discussions autour de Jacquinot, où François taisait participer quelques fois Georges Vedel et Maurice Duverger. Comme celles avec Jean Foyer aussi. À la lecture, ligne à ligne, de l’allocution de présentation de Michel Debré, on constate les raisons de l’adhésion générale, à l’époque donnée à l’opportunité et la valeur des intentions qui fondent notre Constitution de 1958.

148Je cite Michel Debré : « Le régime d’assemblée ou conventionnel est impraticable et dangereux. Le régime présidentiel est, présentement, hors d’état de fonctionner en France [...] Pas de régime conventionnel. Pas de régime présidentiel. La voie devant nous est étroite, c’est celle du régime parlementaire. À la confusion des pouvoirs dans une seule Assemblée, à la stricte séparation des pouvoirs avec priorité au chef de l’État, il convient de préférer la collaboration des pouvoirs : un chef de l’État et un Parlement séparés, encadrant un gouvernement issu du premier et responsable devant le second. »

149Cette dernière phrase me semble représenter, de façon exacte et précise, le concept auquel François Luchaire a apporté sa contribution. Selon les conditions importantes qui le fondent, il représente bien le consensus de principe, sur lequel on s’accorde, encore, aujourd’hui. Même si, comme si, le rappelait Michel Debré, ce jour-là, dans sa conclusion « naturellement, les textes sont les textes et ils ne sont que cela... Que seront, demain, les mouvements du monde ? Que seront les forces politiques intérieures ?... Notre époque est celle du déséquilibre, de l’instabilité, des problèmes sans cesse remis en cause. »

Suffrage universel ou non pour le président de la République

150Curieusement, cette alternative n’a pas été l’objet des préoccupations, apparentes du moins, des fondateurs politiques de la nouvelle Constitution, ni des experts dans les travaux préliminaires de la place Vendôme, à l’exception de François qui, seul, a soutenu le point de vue construit ensemble avec Jacquinot.

151L’élection du président de la République au suffrage universel a été cependant expressément suggérée sur l’initiative de François Luchaire3. « En dehors de l’exception – un titre qui comme pour le général, vient droit de l’Histoire – il n’y a qu’une légitimité, celle du suffrage universel. » Cette proposition – restée sans écho – faisait suite à divers échanges autour de Louis Jacquinot auxquels avaient participé – en adhésion sensible – Georges Vedel et Maurice Duverger à qui les conditions de procédure dans la mise en œuvre du référendum de 1962 semblent avoir fait plus que nuancer leurs analyses, puisqu’ils l’ont alors récusée. Il n’y a eu, en 1959, aucun prolongement, aucune explication politique ou de débats d’idées qu’auraient pu permettre les termes dans lesquels l’avait formulée habilement François (à l’occasion des modalités d’élection du « chef de la Fédération », distinct d’un chef du Gouvernement). L’hypothèse n’a pas été discutée en conseil ou comités. Le référendum « express » de 1962 semble cependant montrer que la notion de légitimité du Président par son élection directe au suffrage universel était clairement inscrite dans la pensée du général de Gaulle et qu’il a saisi l’occasion, en opportunité de l’attentat, au carrefour du Petit Clamart.

152Nous avons pu comprendre, plus tard, de Jacquinot comme d’Olivier Guichard, que le Général pouvait être cuntator – temporisateur –, différer une décision et attendre l’occasion propice. L’attentat du Petit Clamart – et la décision rapide qui suivit – en apporta la preuve, avec les péripéties graves que l’on sait, du fait du choix des modalités de la consultation référendaire. Mais ce « non-dit – et les conditions de l’organisation du référendum de 1962 – pèsent encore – négativement – sur le fond.

Le Premier ministre, chef du Gouvernement, ou bien le premier des ministres du gouvernement du Président

153Dans les travaux des experts, comme dans les débats au Comité consultatif, la question de la responsabilité gouvernementale devant le Parlement (Assemblée nationale) a été, clairement, à diverses reprises, analysée et discutée. Ses modalités sauvegardaient l’irresponsabilité affirmée du président de la République devant le Parlement tout en marquant le fait que la question de confiance ne pouvait être déposée par le Premier ministre sans l’accord du Président. En revanche, l’Assemblée nationale pouvait, proprio motu, la refuser à l’entité gouvernementale, ce qui entraînait la démission du gouvernement tout entier. Ainsi, le chef de l’État n’était pas responsable devant l’Assemblée, même si le gouvernement procédait de lui en son Conseil hebdomadaire, comme il était fondé sur le choix et la mission du ministre et l’agrément que le Président donnait à sa composition.

154Mais cette habile subtilité était porteuse d’ambiguïté pour ce qui est du « Premier des ministres », comme les événements l’ont prouvé. L’évidence du changement était cependant affichée par la disparition du titre de président du Conseil et son remplacement par celui de « Premier ministre », le terme de « chef du gouvernement » n’ayant été – dans un non-dit significatif – proposé en aucune façon, à aucun moment, et par personne de ceux qui étaient en responsabilité. À ma connaissance du moins.

155Il est « historiquement » inexpliqué que la question n’ait été à aucun moment clairement posée. De même on ne relève aucun commentaire, depuis, sur le fait que le général de Gaulle a constaté et voulu corriger, dès les premiers jours du gouvernement de la V^e République, les risques et les conséquences de la « litote » sur ce sujet. Le chef de l’État, en effet, a expressément réagi, dans des instructions qu’il a données, directement, au secrétaire général du gouvernement pour éviter qu’un abus dans les mots ne se traduise dans une dérive dans les faits. Le secrétaire général du Gouvernement, en effet, se rend – seul chaque semaine à l’Élysée – pour fixer, avec le Président, l’ordre du jour du Conseil des ministres du gouvernement dont le chef de l’État va présider la réunion, et ainsi diriger l’action dans ses actes les plus importants. Déterminer et conduire la politique de la nation, comme il est écrit dans le texte constitutionnel, est bien la charge d’un gouvernement, dont le Président choisit le premier des ministres, à qui il a confié pour première mission la formation de ce gouvernement et dont il doit approuver la composition avant de la faire publier). Il est totalement oublié aujourd’hui, que le terme « chef du gouvernement », aujourd’hui banalement et couramment utilisé, n’a pas été – par inadvertance – exclu des textes de la Constitution. De la même façon, aucune disposition écrite ne prévoit la fin des fonctions d’un Premier ministre, autrement que par la remise de sa démission au président de la République. Chaban-Delmas, premier des ministres de Georges Pompidou, dans une formule célèbre, a explicité cette situation, évidente à ses yeux comme dans l’esprit de celui qu’elle concernait : « Il serait un triste sire celui qui, ayant perdu la confiance de celui qui l’a nommé, s’accrocherait au pouvoir qui lui a été, seulement, confié. » Les conséquences de l’absence du titre de « chef de gouvernement », dans les textes fondant la V^e République, et les réactions du Général dans la période initiale de la nouvelle Constitution sont connues grâce à un témoignage public et de première main, celui de Roger Belin, premier secrétaire général d’un gouvernement de la V^e République.

156Son récit et son commentaire – dans des termes précis donnent la mesure de l’importance attachée par le général de Gaulle lui-même à une pratique sans ambiguïté, sur un sujet qui méritait, d’entrée de jeu, d’être clarifié.

157Roger Belin : « Il m’a été expressément demandé par l’Élysée de veiller à ce que le titre inexact de chef de gouvernement ne soit pas employé de façon erronée dans les textes officiels. »

158Il n’en reste pas moins que « le flou artistique » qui – consciemment ou non – a été laissé, a donné lieu aux diverses interprétations et pratiques que l’on sait. Avec les conséquences que chacun pourra, en son âme et conscience, en tirer.

159Il semble qu’entre le général de Gaulle et Michel Debré le malentendu ait été d’abord de forme, ce qui a caché le fond. L’essentiel était de réussir, dans la pratique, un régime parlementaire, où la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée puisse exister, sans pour autant que le chef de l’État (sa tête) soit mis en cause.

160« Premier ministre » est la traduction littérale de Prime Minister. Mais si à Londres, le chef du gouvernement – the prime munister – est automatiquement appelé à la fonction parce qu’il est le chef de la majorité électorale de la Chambre des communes, l’équilibre du dispositil français (cf. le texte de Michel Debré au Conseil d’État) n’est pas du tout le même. Le président de la République à Paris n’est pas la Reine d’Angleterre à Londres, qui n’est pas élue au suffrage universel direct et le pouvoir d’État n’a pas deux têtes, deux « chefs ».

161Dans mes souvenirs, je ne retrouve pas trace de conversations et de discussions à l’époque sur ce sujet avec François ou tout autre. Ce n’est pas par inadvertance. Il semble que, pour éviter un conflit doctrinal insoluble, ce non-dit ait été la loi du genre et l’exigence historique du moment. Au contraire, a-t-on préféré l’ambiguïté : « un gouvernement procédant du chef de l’État, “en son conseil”, responsable devant le Parlement mais devant garder la confiance de celui qui l’a formé dans la relation personnelle du Premier des Ministres avec le Président » était dans le droit fil de la conception du général de Gaulle : contrat de confiance, avec le pays. Départ significatif quand il est rompu (1969).

162Je rappellerai enfin le propos du Général que Jacquinot nous a, un jour, rapporté, et dont nous n’avons peut-être pas su apprécier sur le moment toute la force. « Debré, Debré. Les constitutions, savez-vous, sont comme des chemises. Plus on les repasse, plus elles prennent le pli. Faites confiance à la pratique, qui sera la nôtre, pour s’imposer ».

163De 1959 à 1969, les chemises ont été repassées, en effet, de la même façon, par le général de Gaulle ; la façon qu’avait exposée (dans des termes précis que nous avons rapportés) Michel Debré au Conseil d’État. Mais, outre la confiance – accordée ou refusée – en pleine responsabilité par le Parlement au Gouvernement, la pratique constitutionnelle du Général privilégiait une autre question de confiance, celle qui devait être demandée – dans sa pleine responsabilité – par le chef de l’État lui-même. Elle devait être demandée en direct, au peuple tout entier. En 1969, le peuple l’a refusée. Le chef de l’État en a tiré la conclusion et remis à ses fonctions – dont sans la confiance il considérait qu’il ne pouvait, valablement, les exercer.

164Comme on l’a déjà dit, l’Histoire (pour ce qui nous concerne, en tout cas depuis plus de quarante ans) montre que s’il n’y a qu’une lecture de la constitution, plusieurs pratiques sont possibles. Nous en avons connu les effets.

165J’aimerais que François Luchaire fasse, « ici et maintenant », l’arrêt sur image, qu’il nous donne son avis d’intelligence et de raison sur le déroulement d’un film dont nous sommes devenus spectateurs informés, attentifs et circonspects. Quelle leçon il peut dégager, de l’Histoire, lui qui y a tant contribué et sur laquelle il a su veiller – vigilant et pratiquant – dans son long compagnonnage avec le Conseil constitutionnel.

Séparation de la loi et du règlement

166C’était notre grande idée. Celle de notre génération. Celle des administrateurs de terrain, plus que des politiques, et que des magistrats de l’ordre administratif. Dans cet été de l’année 1958, l’évidence d’un dispositif nouveau, à même d’éviter la « fureur législative », n’a rencontré aucune opposition. La complexité croissante de la société contemporaine, la demande forte de multiples règles, pour rendre les désordres moins absurdes, multipliaient les difficultés de l’inscription dans un débat d’assemblée des exigences de détails. L’idée simple : à la Loi, les grands traits. Au règlement, les dispositions d’application, détaillées mais susceptibles d’adaptation permanente.

167Que reste-t-il de cette adhésion générale et des décisions constitutionnelles.

168La question ne semble pas avoir d’autre réponse qu’un « hélas ». Définitif pour nous ?

L’Ecole coloniale devient l’Institut des hautes études d’outre-mer (IHEOM)

169La nomination de François Luchaire, en 1960, avenue de l’Observatoire, pour succéder au gouverneur Bouteille, directeur de l’École de la France d’outre-mer, s’est faite comme la plus naturelle des choses. Il l’a beaucoup souhaitée. En aucune façon et à aucun moment, il ne l’a demandée. Même si dans les derniers moments avant la décision officielle, je l’ai vu, pour la première fois, anxieux et tourmenté. Resté rue Royale, auprès de Jacquinot, il avait vécu l’année 1960 qui a été, pour ce qui le concernait, l’indépendance du Togo et du Cameroun. Il avait pu mesurer les bouleversements : il fallait tout inventer pour continuer autrement ce que nous avions su faire dans le passé. La charge d’innover pour que la fin de la tutelle internationale confiée à la France se passe dans des conditions exemplaires de calme et de dignité préparait la tâche qui attendait notre pays. Il en fut ainsi au Togo dans une émotion intense et des sentiments d’amitié partagée que j’ai vécu avec lui et n’oublierai jamais. Transformer sans trahir l’École coloniale était une mission exaltante et quasi impossible. François Luchaire s’y est, durant quatre ans, consacré. Je le remercie de m’y avoir, de très près associé, en fonction de la continuité de ma participation – dans la longue durée –, aux travaux de l’Association, du corps préfectoral et aux tentatives de réformes administratives, auxquelles depuis plus de dix ans, j’avais participé.

170Il est impossible aujourd’hui d’imaginer ce qu’était l’École coloniale. La force de sa tradition, son identification avec l’aventure et la générosité de la République et de la France, la qualité de la formation donnée. La cohésion exceptionnelle de ses anciens. L’élan et l’ambition de chacune des promotions depuis tant d’années, le traumatisme moral qui bouleversait l’École et ses anciens, étaient pour notre génération semblable à celui que nous avions déjà vécu en juin 1940.

171François Luchaire était celui qu’il fallait. Comme une fois déjà, il fallait résister et comme tout bon marin, garder le cap pour assurer la mission qui ne devait pas changer. C’est bien cela qui a été fait. D’abord seulement pour les pays francophones, ensuite sous l’impulsion directoriale dans la plupart des pays du monde en développement.

172Je pense, très humblement, pouvoir en témoigner. François, en effet, m’a tout de suite confié la tâche d’expliquer aux nouveaux élèves de façon pratique et simple la complexité et les moyens de l’administration territoriale française. Préfectorale oblige ! D’autre part, j’ai pu particulièrement aider dans sa tâche, de façon concrète et informée, le nouveau directeur des stages qu’il avait choisi pour placer, à l’intérieur de l’Administration française, des stagiaires pour leur faire connaître concrètement les travaux et les jours du service au public et du service public. Jean Faraut était le meilleur de mes amis d’enfance. Je savais qu’il avait toutes les qualités et le charisme qu’il fallait. Jean Faraut a réussi, avec talent et générosité, à faire participer tous les élèves de l’IHEOM à la vie administrative dans les préfectures et sous-préfectures. J’ai pu moi-même ainsi « former », pendant quelques années, nombre de ceux qui, dans leur pays, ont fait ensuite carrière aux plus hauts postes de responsabilité.

173D’autres pourront mieux que moi, par leur proximité, décrire ce qu’a représenté la « révolution » tranquille de la maison de l’avenue de l’Observatoire. La même volonté de formation et la même ambition de partage de savoir, la même ferveur de solidarité demeureront, sans faille, ce qu’elles étaient. Seules les modalités de recrutement des élèves et des professeurs avaient changé.

174François Luchaire était, certes, encore dans le droit fil de son passé, de ses terrains de compétence, de ses conceptions d’évolution émancipatrice et de son professionnalisme d’enseignant. Mais, au-delà de l’influence, il accédait à un autre domaine : la solitude de la pleine responsabilité. Je suis certain que cette période a été l’une des plus exaltante de sa vie.

175Pour mémoire, car il serait regrettable de ne pas le noter, je rappellerai qu’immédiatement après les accords d’Evian, sous l’impulsion de François, l’IHEOM et ses directeurs ont organisé un système de formation adapté, pour les cadres de l’Algérie nouvelle. Les circonstances historiques ont fait que cette initiative pour l’Afrique du Nord fut, plus tard, abandonnée mais l’élan donné ouvrit des perspectives plus larges, mondialement encore comme on le sait.

Le Conseil constitutionnel, un bail de très longue durée

176François Luchaire a été nommé, en 1965, membre du Conseil constitutionnel par le président Monnerville. Là encore, je sais qu’il n’a pas « sollicité ». Il aurait pu, tout aussi bien être nommé plus tôt, en fonction de sa compétence, de sa notoriété, de son engagement, depuis 1943, auprès d’un ministre du général de Gaulle à Alger et à Paris et de son active participation aux travaux constitutionnels. Chaban-Delmas y avait d’ailleurs pensé, la chose ne s’étant pas faite, en 1959, pour des raisons d’immédiate opportunité.

177Elu, en 1964, à la faculté de droit et sciences économiques de Paris et ayant quitté l’IHEOM, il avait développé ses relations de jeunesse avec les milieux politiques radicaux-socialistes : notamment avec le président du Sénat, Gaston Monnerville, qui l’avait consulté pour les questions constitutionnelles. Avec François Mitterrand, aussi, dont il a présidé le comité de soutien à sa première candidature à la présidence de la République, en 1965.

178De tout son passé.

179Pour conforter cette affirmation personnelle, je rappellerai qu’à la fin de son plein mandat (1965-1974), François a conservé un bureau rue de Montpensier. Il l’occupe toujours, vingt-neuf ans après. C’est une preuve, minuscule mais tangible, du concours exceptionnel qu’il a su donner aux présidents successifs et aux membres du Conseil constitutionnel pour lequel il œuvre depuis plus de quarante ans et qu’il avait contribué à créer.

La création et la présidence de la grande Université Paris I Panthéon-Sorbonne

180L’importance qui s’attache – et à laquelle s’attache François Luchaire – à ce qui fut, en pleine responsabilité, une œuvre d’exception, m’interdit tout commentaire, à l’exception d’un seul : l’université est pour François l’Alma Mater. Il est, comme par construction et dilection profonde, un universitaire. Je suis certain que, dans le polyptique aux si nombreux volets de son aventure, Panthéon-Sorbonne est le moment le plus intense, le plus fort et le plus parfait de sa vie.

181Un seul clin d’œil mémoire à l’amitié : le fait qu’il ait choisi comme chef de cabinet, François Xavier Aubry, que je crois avoir formé à Saint-Étienne aux disciplines sérieuses de l’Administration de terrain.

Mitterrand et lui : questions sans réponses !

182Ce sujet est pour moi un grand mystère. Jamais. Ni de près ni de loin, nous n’en avons parlé. Malgré Soudet, Dayan, Rousselet à qui m’unissaient des liens d’amitié. Malgré tant d’occasions d’aller au fond des choses comme nous l’avions toujours fait. Qu’est-ce qui a pu exister avant la prise de position que constituait son acceptation de la présidence du comité de soutien à François Mitterrand pour la présidentielle de 1965 ?

183Je ne sais rien des raisons, et des cheminements, qui ont conduit cette importante caution, donnée avec simplicité et sans contrepartie à celui qui était encore marqué de la défaveur ou du discrédit de l’affaire de l’Observatoire.

184Je connais de même la rigueur de sa déontologie, et son indépendance durant son mandat de membre du Conseil constitutionnel, où il n’a pas été nommé par la faveur du Prince.

185En 1981, beaucoup s’attendaient – j’étais du nombre – à ce qu’il ait une responsabilité, à sa mesure, dans l’équipe de tête qui allait gérer l’alternance politique. Pourquoi, alors, ne s’est-il rien passé ? Je n’en sais rien. Nous n’en avons jamais parlé. Si l’amitié demeurait, nous n’avions plus la même proximité que dans les moments où le travail commun nous rassemblait. Peut-être était-ce aussi l’un des coins de son jardin secret. En revanche, je ne me suis jamais gêné pour dire ce que j’en pensais : le Président Mitterrand n’a pas su utiliser, pleinement, l’homme qu’il avait, cependant, « rencontré ». Nombre des missions, telles que la délégation aux Professions libérales, le mandat dans la principauté d’Andorre, le Conseil d’État ou encore le Conseil économique, n’étaient et ne pouvaient être que des attentions sympathiques. Sans autre prolongement que l’intérêt que François Luchaire a su leur porter, et l’efficacité qu’il a pu leur donner. Certes, ce que je sais – séparément – des deux hommes, pourrait me conduire à relativiser. Leurs relations, vraisemblablement, ont dû se faire dans la complexité. L’un et l’autre seraient des timides, qui ont su remarquablement surmonter un léger handicap initial. L’un et l’autre sont des patriotes volontaires et vraiment engagés. Quatre ans de guerre – pour chacun, certes, à sa manière – l’ont prouvé. Tous deux ont une sensibilité semblable pour l’Histoire, une culture d’une grande sensibilité, une indépendance d’esprit très forte dans leur réelle spiritualité.

186Des idéaux communs – sur l’essentiel – pour ce qui est de la République et du Droit.

187Alors, pourquoi ne sont-ils pas allés plus loin et plus avant ensemble ? Je ne sais.

188Je termine, ainsi, par une interrogation – qui pourra surprendre certains – le témoignage que j’ai eu tant de plaisir à écrire en revivant le temps passé.

189C’est bien peu, François, pour tout ce que vous m’avez donné !