La fondation de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne
François Luchaire, pilote d’une transition institutionnelle
p. 169-194
Texte intégral
1Avant les événements de 1968, la nomination à la faculté de droit de Paris était considérée par beaucoup de professeurs comme l’octroi de leur bâton de maréchal, même si des maîtres éminents comme Duguit, Hauriou, Carré de Malberg, Geny, Trotabas avaient refusé de céder à l’attraction de « la ville lumière ». Jusqu’à la création du corps des maîtres-assistants, il était d’ailleurs exclu d’y commencer sa carrière. L’agrégation étant la voie unique pour devenir professeur, le nouvel agrégé ne pouvait être affecté que dans une faculté de province ou d’outre-mer. Et c’était en fonction de son rang de concours qu’il effectuait son choix dans la liste des emplois déclarés vacants par le ministère.
2La faculté de droit de Paris exerçait du fait même de sa localisation dans la capitale une influence considérable dans les affaires publiques. Les ministres de l’Éducation nationale ne manquaient pas de demander l’avis de son doyen pour toutes questions importantes relatives à l’enseignement supérieur. C’était non seulement parce qu’il était à la tête d’une des cinq facultés parisiennes, mais surtout parce qu’il bénéficiait en cette qualité d’une autorité morale incontestée chez les professionnels du droit. Tant au parlement que dans les administrations, sa caution pouvait être d’un grand poids.
3Les professeurs eux-mêmes étaient souvent consultés dans les domaines relevant de leur spécialité en France mais aussi à l’étranger. Beaucoup assurant des cours dans les grandes écoles d’ingénieurs et à Sciences-Po exerçaient ainsi une influence en dehors des milieux juridiques. Les nominations des professeurs à la faculté de droit de Paris étaient des événements importants. Elles obéissaient à des critères définis de manière consensuelle. Certaines même ont pu provoquer des crises, qui trouvèrent leur écho dans l’opinion publique. Ainsi en 1935 lorsque le ministre, conformément au droit écrit mais contrairement à une pratique dont on pouvait penser qu’elle était devenue coutumière, nomma à la chaire vacante de droit international Georges Scelle et non le candidat proposé en tête de liste par le Conseil de la faculté, il s’en suivit une protestation corporative rapidement relayée par des manifestations d’étudiants.
4Dans les cérémonies officielles les professeurs de la faculté de droit avaient préséance sur les collègues des quatre autres facultés, lettres, sciences, médecine et pharmacie. Il ne faut pas oublier non plus que jusqu’à la création de l’ENA, la haute Administration se recrutait très largement parmi ses anciens élèves, qui restaient très marqués par leurs années d’études dans ses amphis. Comme en province d’ailleurs les professeurs de droit tels des juges donnaient leur cours en robe. Ils enseignaient ex cathedra, ne pouvant être interrompus autrement que par des chahuts. Sans cet exutoire, la solennité des cours magistraux, malgré les effets de manche et les dons d’acteur ou d’orateur de certains maîtres, aurait été bien pesante pour un public de potaches officiellement privés du droit à la parole. Mais reconnaissons qu’elle n’imposait pas une pensée unique. Certes dans la forme beaucoup de cours étaient construits sur le modèle des leçons d’agrégation. Mais certains professeurs, comme avant-guerre le très populaire Achille Mestre, ne manquaient pas de fantaisie. Et les étudiants n’avaient pas de mal à détecter les options politiques ou scientifiques de leurs professeurs. Le rituel dans les facultés de droit n’étouffait pas le débat doctrinal. Tout en maintenant une discipline collégiale, il garantissait à chacun de ses membres une grande indépendance dans l’expression de ses opinions. Et il y avait entre eux des divergences importantes aussi bien en ce qui concerne la notion du droit que le rôle des politiques juridiques dans la régulation et l’évolution des sociétés humaines, nationales et internationales.
L’afflux des étudiants, une expansion difficilement maîtrisable
5Il n’y a pas d’ordre immuable, même lorsqu’il est académique. Il est toujours dangereux d’oublier que les institutions sont aussi mortelles. La perpétuité est un mythe, même s’il est rassurant. Quand François Luchaire rejoint la faculté de droit de Paris en 1964 ni lui, ni ses collègues ne pouvaient se douter que les jours de cette institution vénérable étaient comptés. Certes l’augmentation massive des étudiants faisait problème. Mais les derniers doyens Hamel, Gabriel Le Bras, Georges Vedel s’étaient efforcés de lui trouver des solutions. Pour les premiers cycles, un vaste bâtiment avait été construit à Paris rue d’Assas. Des écrans de télévision y avaient même été installés dans le hall d’entrée, pour permettre aux étudiants qui n’avaient pu trouver place dans le grand amphi de première année de suivre les cours. Ne voulant pas exploser, la faculté avait opté pour une déconcentration contrôlée. Des antennes avaient été construites rive droite à Clignancourt, à l’est de Paris, à Sceaux et à l’ouest sur le campus de Nanterre où la Sorbonne avait la première organisé une filiale. Le bâtiment de la place du Panthéon restait le siège du pouvoir décanal mais d’un pouvoir de plus en plus débordé par ses tâches administratives.
6Comme les entreprises passant de la phase artisanale à la phase industrielle, la faculté de droit avait en effet du mal à maîtriser une situation nouvelle qui résultait tout à la fois de l’afflux des étudiants et du renouvellement des méthodes pédagogiques, jusqu’en 1955 l’enseignement se limitait au cours magistral sans assiduité obligatoire. Dieu merci, il y avait le polycopié. Pour les étudiants qui comme moi étaient aussi inscrits à Sciences-Po, où la participation à deux conférences hebdomadaires imposait la préparation d’exposés et de travaux écrits, ce cumul n’aurait pas été possible si chaque semaine à la librairie Montchrestien nous n’avions pu nous procurer les derniers feuillets des cours polycopiés des professeurs. En 1955, la création des travaux dirigés obligatoires permit un véritable encadrement et surtout un meilleur enseignement de la pratique du droit. Pour les assurer, on fit d’abord appel à des enseignants supplétifs. Furent ainsi associés à la vie de la faculté, outre quelques professionnels choisis dans les grands corps de l’État, des doctorants ou de jeunes docteurs, les uns et les autres payés à la vacation, j’eus la chance moi-même d’être recruté par un jury composé de trois éminents professeurs dans la première promotion de ce personnel d’auxiliaires pédagogiques. Nos prestations étaient étroitement contrôlées. Le titulaire du cours pouvait sans s’annoncer venir nous superviser. La fonction était précaire, et la rémunération des deux TD hebdomadaires, bien que très appréciée, ne permettait aux agrégatifs qu’un train de vie des plus modestes.
7Au début des années 1960, les professeurs du premier cycle se plaignaient d’être écrasés par leurs nouvelles fonctions de coordonnateurs et maîtres d’œuvre des travaux dirigés. C’est pour les soulager que fut créé en 1961 un corps nouveau de permanents celui des maîtres-assistants. Comme ces derniers étaient appelés à jouer un rôle de plus en plus important dans le fonctionnement de la faculté, il aurait été juste et opportun de les associer aussi à sa gestion. Mais selon la législation en vigueur à cette date, seuls les professeurs et en province les chargés de cours étaient membres du Conseil de faculté, ce qui leur donnait le droit d’élire le doyen et de prendre les décisions concernant son administration. Ce droit exclusif, lorsqu’il avait été reconnu au siècle précédent, représentait alors une avancée dans la voie de l’autogestion. Ainsi au sein des universités tous les professeurs se partageaient le pouvoir, le doyen n’étant lui-même que primus inter pares. C’était une solution égalitariste. Or la création d’un nouveau corps d’universitaires la rendait peu démocratique. Elle introduisait une hiérarchisation de fait entre les enseignants, et, même entre les missions assumées, certaines étaient réservées aux seuls professeurs, jugés plus compétents pour les exercer. Ce dualisme ne pouvait que créer des frustrations. Un partage du pouvoir de décision entre les professeurs et ceux qu’ils avaient appelés eux-mêmes à alléger leurs tâches auraient pu les dissiper. Mais il n’en fut rien. Comme toute organisation d’inspiration corporative, les instances académiques ont du mal à percevoir les incidences des évolutions sociales. Et il est regrettable que lorsque furent recrutés dans l’urgence les premiers maîtres-assistants, les professeurs, n’ayant plus le monopole des activités pédagogiques au sein des facultés, ne proposèrent pas d’accueillir dans leur Conseil des représentants de cette nouvelle catégorie d’enseignants. Aussi tout naturellement les droits limités aux seuls professeurs furent perçus comme des privilèges mandarinaux.
8Toutefois grâce au libéralisme des doyens successifs et de leurs assesseurs la faculté de droit ne connut ni esprit de lutte des classes ni esprit de caste. Les professeurs de droit ne doutaient certes pas de leur importance. Mais leurs comportements tenaient plus du paternalisme bienveillant du curé envers ses vicaires que des préjugés aristocratiques d’un haut clergé d’Ancien Régime. Certains professeurs étaient d’ailleurs conscients des problèmes que posait la diversification des corps d’enseignants. Mais la majorité d’entre eux étaient peu disposés à partager un pouvoir de décision qu’ils avaient toujours exercé avec le plus grand soin. Et même les moins conservateurs vivaient dans l’illusion que l’on pouvait pour les résoudre laissait le temps au temps.
La pluridisciplinarité : une mutation mal assumée
9À la différence de ce qui s’était passé dans d’autres pays où les écoles de droit étaient restées très professionnelles et spécialisées, les facultés de droit en France dans la seconde moitié du XIXe siècle avaient élargi leur champ scientifique en s’ouvrant à l’histoire et l’économie, l’une et l’autre discipline d’abord admises comme auxiliaires du droit. Dès 1896, une loi avait prévu que l’agrégation des facultés de droit comporterait quatre mentions : droit civil, droit public mais aussi histoire du droit et sciences économiques. Ce fractionnement, salué par Adhémar Esmein comme une pluridisciplinarité bénéfique, ne remettait pas en cause la suprématie de la dominante juridique. Les historiens du droit n’avaient que très peu de débouchés en dehors de l’enseignement dans les facultés de droit. Ils avaient donc tout intérêt à rester très solidaires de leurs collègues privatistes ou publicistes. Quant aux économistes, qui à l’époque ne pouvaient être que distingués, ils considérèrent d’abord que l’agrégation de droit par son prestige social valorisait leur discipline et que ses règles bien établies en garantissaient le sérieux. Pendant des années, la cohabitation des professeurs de sciences économiques et des professeurs de droit fut d’autant plus facile que les premiers étaient tous titulaires d’une licence en droit et que les seconds avaient eux-mêmes acquis une connaissance des données fondamentales de l’économie politique dans leurs deux premières années d’études supérieures. Les défenseurs de cet amalgame pédagogique soutenaient que les deux disciplines étaient non seulement complémentaires mais que certains cours comme la législation industrielle ou le droit commercial pouvaient même relever de l’une et de l’autre. En 1919, un professeur d’économie rurale, mon compatriote Auguste Souchon, était élu doyen de la faculté de droit sans que sa spécialité ne fit problème. Deux de ses principaux ouvrages, La propriété paysanne (1898) et Les Cartels de l’agriculture en Allemagne (1903) auraient pu être signés de son collègue titulaire du cours de droit rural. Juristes et économistes se ressemblant comme des frères n’avaient ni intérêt à se désunir, ni raison de se jalouser.
10Mais lorsque les questions économiques pesèrent de plus en plus dans les choix politiques, ceux qui avaient mission de les étudier au sein de l’Université acceptèrent de moins en moins de voir traiter leur discipline en science auxiliaire. Et dans cette phase d’ascension, ils prirent peu à peu conscience qu’au sein d’une faculté de droit ils avaient du mal à affirmer sa spécificité scientifique. Bonne mère mais mère inconsciente, la faculté de droit allait revivre l’histoire de la poule ayant couvé des canards. Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, l’importance de plus en plus grande de l’économie politique dans les sociétés contemporaines ne pouvait que plaider en faveur de sa reconnaissance académique à part entière. Même dans les facultés de droit, où elle continuait à être hébergée, elle échappait de plus en plus à la mouvance des sciences juridiques pour subir l’attraction soit des mathématiques soit des techniques de la gestion et du management. Il en résulta une multiplication des chaires n’ayant pratiquement plus de rapport avec le droit, et sous l’influence de leurs titulaires par une réaction en chaîne émergèrent des filières de plus en plus différenciées en doctorat puis dans les premiers cycles.
11Néanmoins, lorsqu’on 1958 les facultés de droit reçurent officiellement le titre de facultés de droit et de science économique, on pouvait penser, toutefois qu’ainsi scellée, l’union traditionnelle entre les deux disciplines ne pouvait que renforcer le niveau académique des deux disciplines. En tait, comme bien des exceptions à la française, cette union n’avait d’autre justification qu’historique. Alors que les économistes universitaires étaient de plus en plus en concurrence avec des économistes formés dans les grandes écoles, cette union pouvait même être perçue par certains d’entre eux comme un handicap affaiblissant leur capacité d’innovation, tandis que de l’extérieur elle pouvait apparaître comme une alliance corporative visant à la défense d’un monopole académique. Toutefois à la veille de la crise de mai 1968, l’élection d’un économiste au décanat, Alain Barrère, semblait démontrer que la bidisciplinarité de la faculté imposait une logique de gestion de plus en plus paritaire, Peut-être même pouvait-on penser qu’elle amorçait une alternance dans les successions décanales. Mais l’histoire en décida autrement. Elle écourta le mandat d’Alain Barrère et fit de cet éminent économiste le dernier doyen de la faculté de droit.
12Au moment même où les économistes réussissaient à faire reconnaître leur rang dans les instances universitaires, la science politique, de plus en plus courtisée dans les médias, aspirait-elle aussi à jouir d’une identité académique. C’était d’ailleurs assez surprenant qu’elle ne l’eût pas encore obtenue. La France, terre natale de Bodin, Montesquieu, Tocqueville, terre d’accueil de Jean-Jacques Rousseau en avait été depuis le xvie siècle l’un de ses principaux foyers. Or curieusement dans notre pays, pour la qualifier, la tradition savante préféra longtemps le pluriel au singulier. La Convention thermidorienne avait créé au sein de l’Institut de France une section des sciences morales et politiques qui, supprimée par Napoléon, fut rétablie par Guizot sous la monarchie de Juillet sous le nom d’Académie des sciences morales et politiques. Après la défaite de 1870, une École des sciences politiques avait été fondée hors des structures officielles de l’enseignement supérieur. En 1946, lorsque cette école fut déprivatisée, son patrimoine fut confié à une Fondation nationale des sciences politiques. Dans les Universités, la science politique n’était pas absente mais elle était associée à des enseignements divers, philosophie, histoire, droit constitutionnel, sociologie, économie et même littérature. À croire que sa particularité singulière était d’être une science carrefour. Mais après la Seconde Guerre mondiale, sous l’influence d’une abondante littérature américaine, la science politique affirma sa spécificité au sein des sciences humaines. Dans cette émancipation comme les Instituts d’études politiques nouvellement créés, les facultés de droit jouèrent un rôle non négligeable. À la faculté de droit de Paris notamment elle étendit son emprise par la création de plusieurs cours nouveaux : institutions politiques, histoire des idées politiques, des sciences sociales, sociologie politique, relations internationales. Les premiers titulaires de ces enseignements, Jean-Jacques Chevallier, Maurice Duverger, Georges Vedel, Madeleine Grawitz, René Capitant, Marcel Merle, Marcel Prélot, Georges Lavau étaient eux-mêmes des juristes de formation. Mais le prestige des départements de science politique dans les universités américaines ne pouvait que faire souhaiter à certains d’entre eux qu’en France il en soit un jour de même. C’était l’ambition de Maurice Duverger qui, sans contester l’intérêt du couplage droit constitutionnel-institutions politiques, soutenait que pour pouvoir s’épanouir pleinement la science politique devait être reconnue en tant que telle, notamment par des cursus spécialisés et la création d’une agrégation de science politique. Mais, même s’ils formaient une minorité agissante et parfois turbulente, les politologues, selon la dénomination inventée pour eux par le recteur Marcel Prélot, n’étaient pas sécessionnistes. En renforçant leur influence au sein de la faculté, en y jouant éventuellement un rôle d’arbitre, ils espéraient y créer en liaison avec Sciences-Po un des grands pôles universitaires de la science politique en France.
Mai 68 : la faculté ébranlée par la contestation étudiante
13Malgré des signes de malaise perceptibles depuis les derniers mois, c’est très brusquement qu’en mai 1968 la faculté de droit et de science économique fut confrontée comme toutes les facultés parisiennes à l’agitation étudiante se propageant depuis Nanterre. En quelques jours l’occupation des locaux par les contestataires balaya l’ordre établi. Les amphis étaient transformés en salle de meeting, des comités plus ou moins spontanés s’installaient dans les salles de travaux dirigés. Sur les murs des inscriptions et aux fenêtres des banderoles annonçaient la révolution permanente. C’était au Centre Assas la libération de la parole, la foire aux idées, le défoulement romantique. Comme à la Sorbonne mais avec plus de retenue c’était l’inversion des rôles : les enseignés devenaient à leur tour donneurs de leçons. Ni le docte savoir des enseignants ni leur pouvoir d’examinateurs potentiels ne suffisaient plus à faire valoir leur autorité.
14Au sein même du corps enseignant des divergences sapaient la traditionnelle collégialité. Et il apparu t vite qu’il serait difficile de trouver un consensus pour sauvegarder son unité. Mais dans l’immédiat le sens du service public prévalut. Universitaire ou administratif chacun fit de son mieux pour que soit gérée la crise. La légitimité du doyen Alain Barrère et de ses deux assesseurs, le doyen Claude-Albert Colliard et le professeur Jean Imbert, ne fut jamais contestée. Bien qu’ayant été concurrents à l’élection décanale et peut-être même parce qu’ils l’avaient été, ils formèrent une équipe très soudée. Refusant d’être spectateurs passifs ils s’efforcèrent de maintenir le dialogue avec les représentants des étudiants. Sans discrimination entre professeurs et maîtres-assistants, ils multiplièrent les rencontres d’enseignants. Et dans la bourrasque avec le concours discret mais très efficace du secrétaire général et de ses services ils réussirent à maintenir un minimum de continuité administrative.
15Face aux revendications contradictoires et aux remises en cause systématiques, les réactions du corps universitaire ne furent pas unanimes. Certains professeurs, très peu d’ailleurs, préférèrent attendre que l’excitation retombe. Repliés dans leur domicile, ils se consacrèrent à leurs travaux personnels. Plusieurs moins résignés jugèrent qu’ils devaient rester présents dans les locaux universitaires pour persuader les étudiants qu’ils étaient manipulés par des groupuscules irresponsables. D’autres enfin, comme François Luchaire, comprirent qu’un mouvement d’une telle ampleur ne pouvait s’expliquer aussi facilement. Pour eux cette crise par bien des aspects était révélatrice de l’archaïsme des structures universitaires. L’afflux des étudiants et l’élargissement de leur recrutement à de nouvelles catégories sociales, l’influence de plus en plus grande des médias dans le domaine culturel exigeaient de profondes réformes pédagogiques et imposaient des méthodes de gestion plus efficaces.
16Puisque le statu quo n’était plus possible, ils pensèrent qu’il était de leur responsabilité de réfléchir à un remodelage des structures universitaires qui les rendraient à la fois plus décentralisées, moins cloisonnées et moins uniformes. À de nouvelles données devaient correspondre une nouvelle donne. Mais rénover n’était pas rejeter l’héritage du passé. Soutenir, comme le fit François Luchaire, que l’on devait allier le neuf au raisonnable ne pouvait que déplaire aux marchands d’illusions en plein triomphe. Mais c’était aussi prendre le risque d’être taxé d’opportunisme par ceux qui surpris par la contestation la jugèrent aussi délirante que subversive.
Un compromis historique : la naissance de l’Université Paris I
17Il apparut d’ailleurs très vite que le dénouement de la crise, échappant de plus en plus aux universitaires, ne pouvait qu’être politique. La loi d’orientation du 12 novembre 1968 permit de sortir d’une situation de non-droit, qui favorisait les surenchères et paralysait le fonctionnement des établissements d’enseignement supérieur. Approuvée par l’Assemblée nationale à l’unanimité des voix moins une abstention, elle reflétait un consensus politique, qui même très circonstanciel donnait à la réforme une légitimité exceptionnelle. Préparée sous l’autorité du nouveau ministre de l’Éducation nationale, Edgar Faure, politique chevronné et tout récent agrégé d’histoire du droit, par une équipe d’universitaires et de hauts fonctionnaires réunis par le directeur de cabinet, lui-même professeur à la faculté de droit de Paris, le très imaginatif Michel Alliot, la loi était très novatrice. L’exposé des motifs dû en partie à la plume d’un autre professeur de droit, Jean-Denis Bredin, futur membre de l’Académie française, ne manquait pas de souffle. C’était un hymne à l’avenir et une profession de foi dans le renouveau des universités françaises. Dans l’esprit de mai 1968, la loi elle-même cherchait à mettre en œuvre les trois thèmes privilégiés pendant la crise : l’autonomie, la participation et la pluridisciplinarité. Habilement rédigée, elle fixait des balises mais sur bien des points elle était suffisamment vague pour autoriser des solutions diverses. Les nouvelles universités devaient être pluridisciplinaires mais rien n’interdisait qu’en leur sein une ou deux disciplines soient dominantes. Les facultés existantes étaient condamnées à disparaître. Il était simplement prévu que chaque université devait être divisée en unités de recherche et d’enseignement. La qualification était très bureaucratique. Elle avait été soigneusement choisie pour éviter de laisser penser que la loi invitait les universitaires à reconstituer les facultés traditionnelles. Mais lorsque certaines universités de province dénommèrent « faculté » une ou plusieurs de leurs UER (unités d’enseignement et de recherche), l’autorité de tutelle dans le silence de la loi ne s’estima pas en droit de s’y opposer. Il fut seulement rappelé que le terme « faculté » ne correspondait à aucun statut défini par la loi.
18Aucune annexe à la loi ne fixant la liste des futures universités assorties de leurs composantes scientifiques, les remodelages pouvaient être différents selon les académies. Dans celles où, compte tenu du faible nombre d’étudiants et d’enseignants, il n’était pas raisonnable d’envisager plusieurs universités, la loi d’orientation modifia seulement le statut juridique de l’Université existante, laissant son aménagement intérieur en UER à l’appréciation de son assemblée provisoire constituante. Dans celles où la création de plusieurs universités était souhaitable, la restructuration fut commandée par des stratégies collectives diverses. Selon les cas les anciennes facultés s’unirent ou se désunirent entre elles en fonction des possibilités d’une pluridisciplinarité ellective, par exemple pour le droit dans des universités de sciences sociales, comme à Grenoble, ou tout simplement pour y échapper. Lorsque par exemple les fondateurs dans une même université se limitèrent à regrouper droit et médecine, deux spécialités ayant entre elles peu de points communs, autre que d’être l’une et l’autre liées à des professions bien ciblées, il était évident que leur motivation principale était de sauvegarder l’autonomie traditionnelle de leurs anciennes facultés respectives.
19À Paris, où le nombre considérable des étudiants appelait l’éclatement des anciennes facultés, le jeu était beaucoup plus ouvert. Mais si les solutions possibles étaient nombreuses, le maniement des pièces de ce mécano était à haut risque. Dans une période de crise, qui avait mis à vif passions idéologiques et rancœurs corporatives, il fallait éviter d’imposer des regroupements conflictuels. Aussi le ministère jugea plus sage d’attendre que les propositions viennent des universitaires eux-mêmes, laissant au recteur de l’académie de Paris, Robert Mallet, le soin de les enregistrer, éventuellement après avoir aidé à les formuler. La procédure était très libérale. Pour les enseignants de la faculté de droit et de science économique, le choix laissé à leur libre appréciation était difficile. Pour certains même il fut douloureux. Beaucoup de professeurs espéraient que sous le nom d’université et au prix d’une restructuration interne en UER l’ancienne faculté pourrait tout simplement se reconstituer. N’était-elle pas avec le temps devenue pluridisciplinaire par la réunion de trois familles scientifiques, droit et économie politique et plus récemment science politique ? Mais la majorité des économistes et des politologues et une minorité de juristes notamment des professeurs de droit public et de droit social redoutèrent que cette solution ne soit qu’un habillage du statu quo. Pour eux la loi d’orientation offrait une chance à saisir : la possibilité de créer à Paris un grand pôle universitaire ouvert à toutes les disciplines des sciences humaines.
20C’était aussi un point de vue partagé à la Sorbonne par des historiens, des géographes, des philosophes. Après quelques contacts amicaux il apparut vite qu’il était possible de prévoir la fondation d’une université qui, dépassant des compartimentages académiques remontant au Moyen Âge, s’inscrirait dans la double tradition de la faculté des lettres et de la faculté de droit de Paris. Prenant de vitesse leurs collègues, les initiateurs de cette alliance historique mirent au point un projet. Paraissant tout à fait conforme à la lettre et à l’esprit de la loi d’orientation, il fut bien accueilli aussi bien au rectorat qu’au cabinet du ministre. Il le fut d’autant plus que le ministre redoutait d’avoir à créer de manière unilatérale les nouvelles universités de Paris à la veille d’une rentrée qui s’annonçait difficile. Ainsi naquit en application de la nouvelle loi la première université de Paris. Et c’est à la célérité de ses promoteurs qu’elle doit d’avoir aujourd’hui le premier rang dans la qualification numérique des universités parisiennes.
21Certains collègues de l’ancienne faculté de droit ressentirent cette création comme une sécession. D’autres, plus nombreux, tout en regrettant la cassure, reconnurent plus pragmatiquement que de toutes façons la loi d’orientation la rendait inéluctable et qu’il serait vain de la rendre traumatisante. À l’initiative du doyen Vedel ils en prirent acte pour mettre au point très rapidement un projet de création d’une deuxième université. Ce fut l’université de Paris II, qui au moment de l’adoption de ses statuts devint l’université de droit, d’économie et des sciences sociales. À très nette dominante juridique cette université s’écartait le moins possible du modèle de l’ancienne faculté. Quant aux enseignants de l’ancienne faculté des lettres et des sciences humaines non ralliés à l’université Paris I, la plupart se regroupèrent dans les deux universités, Paris III et Paris IV, l’une et l’autre créées en filiation directe avec la Sorbonne, tandis qu’une petite minorité préféra se disperser entre Paris V, au départ à nette dominante médicale et Paris VII, université qui était issue avec Paris VI du doublement de la faculté des sciences, installée depuis peu sur le campus de Jussieu dans des bâtiments spécialement construits à son usage.
François Luchaire, président de l’assemblée constitutive de l’Université Paris I
22Après l’approbation ministérielle de la liste des futures universités de la région parisienne, restait à leur donner une existence organique. Lorsque furent élues les Assemblées provisoires conformément à la loi d’orientation, les universités nouvelles sortirent du virtuel pour passer dans l’institutionnel. Mais outre l’élaboration des statuts, elles devaient adopter les dispositions nécessaires, afin que le moment venu, les nouvelles universités soient en mesure d’assurer la relève des anciennes facultés dans les meilleures conditions. Il était donc important que leurs présidents eussent tout à la fois des qualités de gestionnaire et de stratège. Il fallait aussi qu’ils symbolisent le consensus originel.
23À Paris I ce fut François Luchaire qui fut élu. A la direction de l’Institut des hautes études d’outre-mer il avait acquis la réputation d’un administrateur efficace et, depuis la crise de mai, il avait démontré ses dons de conciliateur et son ouverture intellectuelle. Constitutionnaliste éminent, membre depuis peu du Conseil constitutionnel, il était aussi particulièrement bien préparé à présider une assemblée, dont on pouvait dire qu’elle était constituante. La vice-présidence revenait tout naturellement à un professeur de la faculté des lettres. Elle fut attribuée à Hélène Ahrweiler, professeur d’histoire byzantine. Ce choix s’imposait. Hélène Ahrweiler, ayant joué un rôle très actif et même décisif dans les négociations qui avaient abouti à la création de Paris I.A Paris II ce fut George Vedel qui fut porté à la présidence de l’assemblée provisoire. Et ce fut donc avec son ancien doyen que François Luchaire eut à gérer le provisoire et à prévenir les incidents qui auraient pu hypothéquer l’avenir des relations entre les deux universités.
24La situation des sept universités intra muros, Paris I, Paris II, Paris III, Paris IV, Paris V, Paris VI et Paris VII, issues du démembrement des anciennes facultés, posèrent des problèmes de succession assez comparables à ceux qui naissent de la partition d’un État. Le premier problème était celui de la succession de l’ancienne Université de Paris, dont les anciennes facultés formaient les composantes ; le second plus délicat encore était celui de la succession aux facultés dont elles étaient issues.
25Le premier problème fut résolu par la voie réglementaire à l’initiative du ministère. Avant la loi d’orientation il n’y avait qu’une université par académie, dont le recteur gérait le patrimoine en qualité de président de son conseil. Or comme chacune d’entre elles avait bénéficié de dons et des legs au fil des années, beaucoup étaient devenues propriétaires de biens immobiliers importants, d’autant plus lourd à gérer qu’il comportait très souvent des châteaux, peu aptes à accueillir des activités pédagogiques et dont l’entretien était coûteux. Sous le titre Chancellerie des Universités, il fut donc décidé de le transférer à un établissement public, dont le recteur serait l’administrateur sous le contrôle d’un conseil composé des présidents des nouvelles universités. Les recteurs, qui avaient milité pour cette solution, ne pouvaient que se réjouir qu’elle leur donnât outre la jouissance de résidences de prestige le droit d’ajouter à leur titre de recteur d’Académie celui de chancelier des Universités.
26Le second problème, celui de la succession des universités aux anciennes facultés, était particulièrement sensible, car il plaçait les sept universités parisiennes dans une situation de cohéritières appelées à se partager les biens immobiliers plus spécialement affectés au service public. Tout partage même familial peut être source de discorde. Or en plaçant les nouvelles universités dans une situation de concurrence, celui qu’imposait le démantèlement des anciennes facultés multipliait les risques conflictuels. La contestation étudiante était à l’origine d’une mutation universitaire sans précédent dans notre histoire, mais elle n’avait pas détruit la force des symboles ni le prestige des lieux hantés par le souvenir des grands maîtres du savoir.
27Au ministère on pressentait ces difficultés mais on était conscient qu’une répartition autoritaire ne pourrait faire que des mécontents. Aussi le ministre, privilégiant les accords, se borna-t-il à donner au recteur de l’académie de Paris quelques directives. Dans toute la mesure du possible, il était demandé d’éviter le partage d’un même bâtiment et lorsqu’on ne pouvait l’éviter, il fallait limiter la cohabitation à deux universités. Enfin, s’il fallait rechercher la répartition la plus rationnelle et la plus équitable des locaux, aucune des universités intra muros ne pouvait espérer que, pour faciliter les accords, soient prévues de nouvelles constructions.
28Pour l’université de Paris I le problème était d’autant plus complexe qu’elle pouvait faire valoir comme Paris II, Paris IV, Paris V et Paris VII des droits sur la Sorbonne et avec Paris II sur les bâtiments de l’ancienne faculté de droit, place du Panthéon, et de son antenne parisienne de la rue d’Assas.
29Les négociations entre les universités, engagées par le recteur lui-même, furent un vrai casse-tête. Or il était essentiel qu’elles aboutissent rapidement si l’on voulait assurer la prochaine rentrée universitaire. Mais très rapidement il fallut constater que les revendications les plus âpres mettaient en cause l’affectation des deux bâtiments les plus prestigieux : la Sorbonne et la faculté de droit construite en partie sous Louis XV par Soufflot, l’architecte du Panthéon.
Des espaces convoités : le partage de la Sorbonne
30La Sorbonne est aujourd’hui à la lois un bâtiment historique et le symbole d’une culture humaniste. C’est aussi un nom qui pour beaucoup évoque l’ancienne université de Paris, dont la date de naissance en 1089 en a fait la première université d’Europe, après Bologne, son aînée d’une année. C’est oublier que la Sorbonne à son origine n’était qu’un des collèges de la faculté de théologie de cette université. Sa fondation en 1257 par le chanoine de Sorbon, un Champenois d’humble origine, mais qui, étant le confesseur de saint Louis, n’était pas sans influence, obéissait à une intention charitable. Il s’agissait pour lui de permettre à une vingtaine d’étudiants pauvres de préparer dans de bonnes conditions l’obtention du grade de docteur, délivré par la faculté de théologie. Pour les abriter ainsi que leurs maîtres, il fit construire quelques bâtiments sans grande prétention sur un terrain situé en bordure de la rue Coupe-Gueule, aussitôt rebaptisée d’un nom plus rassurant, rue des Deux-Portes. Or cette fondation pieuse aux ambitions modestes acquit assez rapidement une grande importance au sein de l’Université, au point de devenir un foyer non seulement de la réflexion savante mais aussi de la maturation de la conscience nationale. Devenue gardienne de l’orthodoxie religieuse, elle joua à certains moments décisifs de l’histoire du royaume un rôle politique considérable. Débordant de son domaine primitif, elle s’ouvrit très tôt à l’étude des lettres et des arts libéraux, ce qui selon les périodes lui donna la possibilité soit de guider, soit de freiner le mouvement des idées.
31Richelieu comprit que la Sorbonne pouvait être pour l’État un pouvoir concurrent ou allié. Il chercha donc à la contrôler, tout en mettant sa notoriété au service de sa propre gloire. Il n’eut pas grand mal à obtenir que ses maîtres le choisissent comme « proviseur ». Ce lut un protecteur généreux. Dès son élection, il prit l’initiative de doter la Sorbonne de bâtiments dignes de son prestige. Les travaux furent commencés en 1627. Ils ne furent achevés qu’en 1643, après la mort de son rénovateur. Comme le cardinal l’avait souhaité et prévu, une chapelle, édifiée sur les plans de l’architecte Le Mercier au sud de l’enclos universitaire, hébergea son tombeau.
32Malheureusement, parce qu’elle était trop intégrée dans les structures officielles d’un pouvoir devenu absolu, la Sorbonne manqua le rendez-vous historique avec le renouveau intellectuel, que provoquèrent au xviiie siècle puis surtout au xviiie siècle les progrès de la pensée scientifique et l’émergence de la pensée philosophique rationaliste. Assez décadente à la fin de l’Ancien Régime, la Sorbonne subit de plein fouet la Révolution. L’estimant trop marquée par son empreinte cléricale et sa tradition corporative, l’Assemblée constituante ne jugea pas souhaitable d’assurer sa survie en la rénovant. Le 5 avril 1791, un décret suspendant les cours mettait fin à ses activités. Toutefois par chance si ces locaux furent désaffectés, ils ne furent pas détruits, mais utilisés pour accueillir des ateliers d’artistes.
33Lorsque Napoléon organisa de manière très centralisatrice les nouvelles structures universitaires, il ne chercha pas à redonner à la Sorbonne sa vocation première. À Paris les nouvelles facultés des lettres et des sciences furent installées provisoirement dans différents immeubles du quartier latin, l’empereur ayant le projet de faire construire pour elles au Champ-de-Mars de vastes bâtiments, qui auraient porté sa marque.
34Ce ne fut qu’en 1821 sous le règne de Louis XVIII qu’elles purent récupérer les locaux construits par Richelieu. Ainsi la Sorbonne, retrouvant son animation d’autrefois, put accueillir tout au cours du xixe siècle des maîtres prestigieux comme Michelet, Guizot, Victor Cousin à la faculté des lettres, Ampère, Gay-Lussac, Lamarck à la faculté des sciences ce qui lui permit de reconquérir une audience internationale. Sous Napoléon III il fut même envisagé de la reconstruire et de l’agrandir pour la rendre plus apte à remplir sa mission de plus en plus importante de formation des maîtres des lycées mais aussi à répondre aux nouvelles exigences de la recherche scientifique.
35Mais ce fut la IIIe République qui mit en œuvre ce grand dessein. Pour témoigner sa reconnaissance aux élites intellectuelles qui l’avaient aidée à se consolider. Dès 1885 il fut décidé de reconstruire entièrement la Sorbonne et de la prolonger au sud, sans toutefois la faire riveraine de la rue Soufflot. Et à l’est jusqu’à la rue Saint-jacques. Sauvegardée après bien des hésitations, la chapelle, revanche posthume de Richelieu, se trouva située à la fin des travaux au centre du nouvel ensemble conçu par l’architecte Nenot. Ainsi un bâtiment religieux sauvé uniquement en raison de la qualité de son architecture était-il appelé à séparer les territoires respectifs de la faculté des lettres et de la faculté des sciences, tandis que le rectorat au nord se voyait doté d’une façade monumentale plus imposante que gracieuse. À la fin des travaux, qui coïncida avec la loi de séparation de l’Église et de l’État, le pouvoir républicain pouvait se vanter d’avoir donné à la pédagogie éloquente des universitaires de l’époque la possibilité de s’épanouir dans des décors fastueux. Et à l’occasion dans ce temple du savoir pouvaient se dérouler des cérémonies laïques, dignes de faire concurrence aux liturgies religieuses les plus solennelles.
36Chaque régime par ses choix architecturaux dévoile son idéologie. La IIIe République n’avait pas voulu restaurer les ruines des Tuileries, le palais des rois et de l’ex-empereur, incendié par la Commune. En revanche elle avait tenu à réhabiliter la Sorbonne pour en faire ce que l’on n’hésita pas au temps de sa reconstruction à appeler un « palais académique ». C’était sa manière d’affirmer sa confiance dans les progrès de l’esprit humain. À la Sorbonne, l’État républicain pouvait de temps à autre ressourcer sa légitimité progressiste et laïque auprès des maîtres du savoir rationaliste. Mais il était également présent en permanence par son représentant, le recteur de l’Académie de Paris qui y avait ses bureaux et sa résidence. Universitaire nommé par le gouvernement, le recteur était le directeur hiérarchique des services de l’enseignement primaire et secondaire et, bien que devant respecter l’autonomie scientifique des facultés, il conservait des pouvoirs qui affectaient très directement leur fonctionnement. En raison même de l’importance de l’académie de Paris, il assurait en outre au nom du ministre plusieurs présidences des instances nationales du système éducatif, ayant préséance sur tous les autres recteurs. Ce particularisme n’aurait certes pas déplu au très centralisateur Richelieu. Il attestait en tout cas des rapports enchevêtrés du politique et du culturel dans la capitale de l’État français. À la Sorbonne, l’Université était magnifiée mais aussi administrativement contrôlée.
37En mai 1968, les leaders de la contestation étudiante saisirent vite qu’ils devaient tirer parti d’un lieu aussi stratégique que symbolique. L’agitation était partie du campus de la faculté des lettres de Nanterre, elle-même filiale toute récemment émancipée de la faculté des lettres de Paris ; mais lorsque les principaux meneurs lurent convoqués par le recteur devant la section disciplinaire du conseil des universités, la Sorbonne fut aussitôt envahie. Pour les dirigeants du mouvement, occuper la Sorbonne ce n’était pas seulement ébranler l’un des bastions d’un pouvoir culturel, qu’ils estimaient rétrograde, c’était aussi dans l’effervescence en faire une caisse de résonance de leurs conceptions révolutionnaires. Bannis les cours magistraux, écoutés sans réplique, ses amphis devenaient disponibles pour des débats spontanés et permanents. Le droit à la libre parole ou mieux encore à la parole libérée était reconnu à tous sous réserve qu’à tout moment l’orateur pouvait être interrompu par des publics sans cesse renouvelés. Ouverte à tous, la Sorbonne vivait l’ivresse d’une révolution culturelle improvisée.
38Or curieusement cette crise, qui visait à la désacraliser, contribua encore à son renom international. Choisir la Sorbonne pour imaginer en commun comment refaire la société, voire changer la vie, c’était lui rendre hommage. C’était en effet reconnaître qu’en ce lieu, où l’histoire était traditionnellement enseignée, il était possible aussi de la faire, ou en tout cas de s’y faire entendre de ceux qui avaient les moyens de la faire. C’est pourquoi même si les auteurs de la loi d’orientation ne cherchèrent pas à donner à la Sorbonne un statut particulier, lorsqu’il fallut la mettre en œuvre, il apparut vite que son affectation posait des problèmes particuliers. Le bâtiment était d’abord un élément du patrimoine national, qu’il y avait lieu de protéger. Bien que son entretien fût partagé entre l’État et la ville de Paris, il correspondait à de très lourdes charges. Et il était évident aussi que son architecture même ne se prêtait pas aux enseignements des nouveaux premiers cycles. Sa bibliothèque d’une richesse exceptionnelle en effet ne pouvait accueillir qu’un nombre limité de lecteurs, tandis que ses nombreux couloirs et escaliers rendaient difficiles les contrôles de sécurité. Enfin la Sorbonne était trop liée à notre histoire pour pouvoir être débaptisée. C’était un titre attaché à un bâtiment mais aussi un bâtiment attaché à un titre. La Sorbonne avait une réputation internationale au même titre que Bologne, Oxford, Cambridge ou Harvard. Enseigner à la Sorbonne était prestigieux, les professeurs de la faculté des lettres de Paris le savaient bien, qui préféraient à leur titre officiel celui plus valorisant, quoique purement coutumier, de professeur à la Sorbonne. Bien que n’étant qu’une référence ratione loti, la Sorbonne était pour eux une raison sociale, dont ils tiraient une très grande fierté.
39On aurait pu envisager une solution apte à leur donner à tous cette satisfaction d’amour-propre en regroupant à la Sorbonne tous les troisièmes cycles organisés par les universités pouvant faire valoir un lien de filiation avec l’ancienne faculté des lettres. Ainsi aurait été constitué un grand pôle d’excellence bénéficiant de sa réputation internationale. Mais c’était aller à contre-courant des idées de Mai 1968. Sanctuariser les formations du plus haut niveau dans un bâtiment historique aurait certainement été dénoncé comme une opération mandarinale. Un tel regroupement n’aurait-il pas annoncé une dissociation institutionnelle des études doctorales et des premiers cycles selon le modèle américain des collèges universitaires ? Il n’y avait donc d’autre solution que le partage territorial entre les universités concernées et d’autres critères objectifs de répartition que le nombre d’enseignants de l’ex-faculté ayant choisi d’y être rattachés. De ce point de vue Paris I et Paris IV étaient certainement les mieux placées pour réclamer la plus grande part de l’héritage. Les négociations furent conduites par Hélène Ahrweiller au nom de Paris I. Son charisme séducteur et une habilité tactique digne à la fois d’Athènes et de Byzance en firent une interlocutrice redoutable, non seulement vis-à-vis de ses anciens collègues de la faculté des lettres mais aussi des membres du cabinet du ministre chargés des ultimes arbitrages. Avec le président de l’assemblée provisoire de Paris IV, autre historien éminent, le professeur Alphonse Dupront, l’accord fut rapidement conclu. Paris IV conservait la plus grande partie des locaux d’enseignement attribués depuis l’origine à l’ex-faculté des lettres. Quant à l’université Paris I, elle récupérait les locaux récemment libérés dans la partie sud par l’installation récente de l’ex-faculté des sciences à Jussieu. C’était une solution simple et apparemment rationnelle. Mais ce partage bilatéral, résultat d’une diplomatie d’alliances très habilement conduite, pouvait apparaître injuste aux présidents des universités qui en avaient été tenus à l’écart. Il fallut donc trouver, pour atténuer leurs frustrations, accepter qu’elles conservent à la Sorbonne quelques espaces symboliques. Paris III, qui était appelé à prendre possession du centre Censier, obtint de garder à la Sorbonne pour sa présidence les bureaux prestigieux de l’ex-doyen. C’était une solution de déférence à l’égard de son président-fondateur, le professeur Raymond Las Vergnas, qui l’avait occupé en qualité de dernier doyen de la faculté des lettres de Paris. Paris V, après plusieurs réclamations, put récupérer certaines parties résiduelles libérées par l’ancienne faculté des sciences. Enfin il fut admis que plusieurs amphis, dont le grand amphithéâtre et certaines salles de prestige, seraient directement gérés par le recteur en sa qualité de chancelier, chaque université de Paris ayant le droit d’en solliciter l’usage pour des cérémonies, des conférences ou des soutenances de thèse. En outre, pour des raisons de sécurité et éviter la saturation, le ministère demanda que dans les locaux de la Sorbonne les universités affectataires limitent les activités d’enseignement aux deuxième et troisième cycles, le Recteur étant habilité à prendre des mesures de police administrative pour prévenir les risques d’accidents ou de désordre.
Un espace sanctuarisé : le bâtiment de l’ancienne faculté de droit
40Le bâtiment de la faculté de droit délimité par les rues Saint-Jacques, Soufflot, Cujas et la place du Panthéon n’avait pas eu le privilège de recevoir un nom qui aurait permis de l’identifier, comme c’était le cas de la Sorbonne. C’est sous le règne de Louis XV que l’architecte Soufflot avait construit face à l’entrée de la basilique édifiée en hommage à sainte Geneviève, la patronne de Paris, un bâtiment destiné à l’École de droit et comprenant des salles de cours pour ses étudiants mais aussi les logements pour ses professeurs. Il s’agissait pour lui de l’inscrire dans la perspective d’une place à ordonnance. Sous la IIIe République il fut prolongé tout au long des rues Soufflot et Cujas jusqu’à la rue Saint-Jacques. Qui sait encore qu’à son emplacement s’élevait une église, Saint-Étienne-des-Grées, où un étudiant attardé, Ignace de Loyola, appelait ses condisciples, les futurs premiers jésuites, à venir méditer ? Qui se souvient aussi que de l’autre côté de la rue Saint-Jacques se trouvait le célèbre couvent dominicain, où saint Thomas d’Aquin, Albert le Grand et autres grands maîtres de la théologie médiévale avaient vécu et enseigné ?
41La faculté de droit n’a certes pas les dimensions de la Sorbonne. Mais c’est un bel ensemble architectural, digne de lui donner la réplique. Malheureusement pour récupérer des espaces prétendument perdus, dans les années 1960, son aménagement intérieur a été en partie modifié. Ce réaménagement visait à récupérer des surfaces pour loger des services administratifs en pleine expansion et des centres de recherche nouvellement créés. Opération utile mais qui entraîna la destruction de locaux, qui auraient mérité d’être protégés comme élément de notre patrimoine historique. C’est ainsi que disparurent la salle des actes dessinée par Soufflot, où se déroulaient les épreuves d’agrégation et cette pittoresque bibliothèque en rotonde du début du xxe siècle, dont les structures en fer témoignaient de l’influence d’Eiffel dans l’architecture officielle de cette période.
42Mais la crise de 1968 révéla surtout la valeur symbolique et affective de « la faculté de droit ». Il apparut que, pour bien des juristes français et étrangers, elle restait une « maison mère ». Pour eux l’abandonner à des non-juristes aurait été un reniement de leur alma mater. Et pour les professeurs de droit qui en auraient été exclus une capitis deminutio. Les lois peuvent rebaptiser les institutions ou remodeler les structures administratives, mais, comme le disait Portalis parlant du Code civil, seul le temps fait leur notoriété. Or le prestige de la faculté de droit, acquis avec les années en France et à l’étranger dans les milieux juridiques, paraissait à beaucoup de ces professeurs encore en titre difficilement détachable du bâtiment spécialement construit pour elle deux siècles plus tôt. Pour eux y avoir officiellement accès était un problème de légitimité. Il faut se souvenir de cet état d’esprit pour comprendre pourquoi en 1968 l’affectation de ce sanctuaire du droit échappait à la pure logique administrative. Sauf à devenir un casus belli au sein du corps enseignant de l’ancienne faculté de droit et plus spécialement au sein de la famille des juristes, il fallait qu’elle soit négociée comme un partage successoral.
43Les professeurs de droit de Paris II comme ceux de Paris I estimaient que le siège de leur présidence ne pouvait être ailleurs que dans le bâtiment de leur ancienne faculté. Leurs motivations n’étaient pas seulement fonctionnelles. Mais elles n’étaient pas non plus purement sentimentales. S’efforçant d’organiser leur université sur le modèle de l’ancienne faculté de droit, les professeurs de Paris II considéraient que pour s’inscrire dans sa continuité, ils étaient en droit de la domicilier au 12, place du Panthéon. Or les juristes de Paris I, n’entendant en rien rompre leurs liens de leur filiation à l’égard de la faculté dont ils avaient eu l’honneur d’être membres, rappelèrent qu’ils tenaient aussi à en assumer l’héritage. Il aurait été pénible que cette double revendication immobilière ne conduise des maîtres du droit à se quereller au nom de leurs communs grands ancêtres. Mais Boileau nous a appris que même de vénérables chanoines peuvent se brouiller pour un lutrin. La sagesse plaidait donc pour que les deux universités ne naissent pas dans l’antagonisme. Et ce fut une chance que les assemblées provisoires de chacune d’entre elles aient porté à leur présidence deux universitaires de grande envergure, l’un et l’autre habitués à la négociation, et l’un et l’autre formés au culte du service public. Georges Vedel pour Paris II, François Luchaire pour Paris I furent pendant cette période difficile de transition des médiateurs exceptionnels. Je peux l’affirmer puisque sans l’avoir cherché, ayant été nommé membre du cabinet du ministre de l’Éducation nationale, je me suis trouvé plusieurs fois appelé à jouer le catalyseur dans la recherche des compromis acceptables par les deux parties. Grâce à eux, ce qui menaçait d’être une rupture conflictuelle fut finalement une séparation amiable.
44Georges Vedel et François Luchaire étaient conscients que ni l’un ni l’autre ne pouvaient accepter que leur université soit exclue du bâtiment de l’ancienne faculté de droit, même en contrepartie d’un local moderne de surface plus importante. Vis-à-vis de leurs collègues, ils étaient l’un et l’autre liés. Il fallait donc trouver une solution qui prenne en compte cette donnée. Georges Vedel et François Luchaire, après en avoir longuement discuté, conclurent qu’il n’y en avait pas d’autre qu’un partage strictement égalitaire. Lorsqu’ils vinrent me demander de faire entériner cette solution par le ministre, je n’eus pas à être personnellement convaincu, car je savais que, seule, elle pouvait éviter les frustrations durables et dans l’immédiat des blocages institutionnels. Mais le ministre, Olivier Guichard, homme d’un très grand bon sens, en perçut tout de suite le caractère peu fonctionnel. Je réussis à le persuader que, bien que peu rationnelle, la solution proposée était viable. Certes, il s’agissait d’un compromis mais d’un compromis susceptible de calmer le jeu à un moment où il était opportun de réduire les tensions. Je préparais donc une lettre à sa signature. Elle attribuait aux deux universités le bâtiment, les surfaces devant être partagées par moitié. Cette décision notariale digne du jugement de Salomon eut un effet apaisant. Mais il fallait la mettre en œuvre sur le terrain. Les deux présidents s’en chargèrent avec une célérité exceptionnelle. Dès réception de la lettre ministérielle, ils en firent placer des copies dans les panneaux d’affichage de l’ancienne faculté de droit. Et sans attendre, ils se réunirent avec leurs secrétaires généraux pour déterminer plans sur table quelles seraient les salles qui reviendraient à chaque université et identifier comme dans un règlement de copropriété les parties communes. Sans avoir à faire appel à des arbitrages extérieurs, chaque président fit les concessions nécessaires pour faire en sorte qu’aucune des deux parties ne se sente perdante. Paris II se félicita que les bureaux du doyen au rez-de-chaussée de l’aile Soufflot lui soient attribués. C’était de la part de François Luchaire un geste délicat à l’égard de son aîné Georges Vedel, qui les avaient occupés lorsqu’il était doyen. En compensation Paris I reçut les locaux situés à l’étage supérieur. Réaménagés, ils ont pu accueillir, il y a trois ans, les services de la présidence, qui jusqu’à cette date étaient installés dans l’aile Cujas, plus récente, mais jugée moins prestigieuse. La salle des professeurs, dite salle Goulaincourt, était avant 1958 un des lieux de passage obligés des professeurs, qui y revêtaient leur robe avant leur cours et y recevaient leur courrier. Elle resta dans l’indivision. Ce qui eut l’avantage d’en garantir l’accès à tous les enseignants de l’ancienne faculté, qui y avaient leurs habitudes. Aujourd’hui encore cette solution permet aux collègues des deux universités de pouvoir se retrouver régulièrement. Ce qui contribua beaucoup dans les premières années à maintenir des relations de convivialité par-delà une rupture plus ou moins bien vécue par certains d’entre eux.
45Ces procédures de partage territorial conduites dans une atmosphère amicale semblaient devoir jeter les bases d’une paix durable jusqu’au moment où il s’agit de régler le sort d’un dernier local : l’appartement du doyen. Aucun des deux présidents ne le réclamait à son usage et aucun d’ailleurs n’aurait souhaité s’y installer. Mais l’appartement du doyen comme le bureau du doyen ou la salle Goulaincourt avait acquis au cours des années une fonction sentimentale, qui rendait difficile sa banalisation. Comme la case du chef dans un village africain, il était le symbole de la cohésion communautaire. Son hall d’entrée était d’ailleurs une galerie de portraits des doyens successifs de la faculté. L’attribuer à l’une des universités, c’était en partie nier la légitimité historique de l’autre. C’était laisser penser que les deux universités acceptaient de couper leurs liens communs de filiation. Le transformer en salles de recherches ou de séminaire, même gérées en commun, c’était le désaffecter tout autant au sens juridique qu’affectif. Mais le laisser sans autre usage, que celui de témoin d’un passé révolu n’était pas non plus très satisfaisant, alors qu’à Paris I comme à Paris II il fallait trouver des locaux pour installer les services administratifs des nouvelles unités d’enseignement et de recherche. C’est ce qu’osa taire observer le professeur Maurice Duverger en quête d’une implantation pour le département de science politique, dont il avait obtenu la création. Cette revendication d’ailleurs très tactique lut ressentie comme une provocation par la plupart des professeurs de droit de Paris II.
46Apparemment anodine l’affaire était sensible. Elle pouvait envenimer les relations entre les deux présidents, qui jusqu’à cet incident étaient parfaitement cordiales. Pour résoudre ce problème résiduel, un rendez-vous lut demandé au ministre par mon intermédiaire. Il fut préparé dans mon bureau. Je jouai les conciliateurs. Le problème n’était pas insoluble. Il y avait en effet un accord sur deux points essentiels : aucun des deux présidents ne demandait que cet appartement soit un logement de fonction et l’un et l’autre souhaitaient que son architecture ne soit pas altérée. Partant de ce constat, je suggérais de l’utiliser pour les réceptions de l’une et l’autre des futures universités et parfois communes à l’une et à l’autre, mais aussi pour des soutenances de thèse ou toute autre rencontre de prestige. C’était la formule du condominium. Le ministre, un peu surpris tout même que cette affaire jugée mineure pour un non-initié ait eu à remonter jusqu’à lui, approuva cette solution à la plus grande satisfaction des deux présidents, qui, l’heure étant tardive, fêtèrent avec moi cet happy end dans un restaurant du quartier. Quant à Maurice Duverger, il ne fut pas perdant puisque quelques semaines plus tard lui fut attribué rue Cujas des locaux situés dans l’ancienne faculté des sciences, ce qui lui permit de donner à son UER le titre prestigieux de département de science politique de la Sorbonne.
La construction du centre Tolbiac
47Outre les locaux de la maison mère, le patrimoine de la faculté de droit comprenait depuis peu de temps le bâtiment beaucoup plus spacieux édifié sur un terrain s’étalant de la rue d’Assas à la rue Notre-Dame-des-Champs. Sa construction avait été décidée sous le décanat du doyen Hamel. Son entrée monumentale, son vaste hall, ses grands amphis, dont celui de première année si apprécié des mélomanes pour son acoustique remarquable, impressionnaient ses visiteurs. Mais son aménagement se prêtait mal à un partage des surfaces. Et il n’était pas nécessaire d’être préfet de police pour comprendre que l’organisation dans les mêmes salles de premiers cycles relevant de deux universités ne faciliterait ni le planning des enseignements ni le maintien de l’ordre, surtout dans une période d’agitation. Et pourtant malgré la partition de la faculté de droit, il fallut, au moins provisoirement, se résigner à une utilisation commune. Prévoyant les difficultés, les deux présidents et leur administration firent des prouesses pour éviter le pire. L’un et l’autre décidèrent de confier la police et la gestion du bâtiment à un professeur recruté d’un commun accord, fonction qui exigea de son titulaire, René Passet, une grande abnégation et un grand sang-froid. La solution toutefois ne pouvait être que provisoire. Aussi Georges Vedel et François Luchaire étaient-ils parfaitement à l’unisson pour demander au ministère de décider le plus rapidement possible la construction d’un nouveau bâtiment destiné à accueillir les premiers cycles de l’université qui laisserait à l’autre l’usage exclusif du centre Assas. Connaissant bien le contexte des relations entre les deux universités naissantes, j’étais aussi conscient que pour assurer la prochaine rentrée universitaire, il était important de faciliter leur tâche. Et comme il était évident que de toutes façons dans un proche avenir il faudrait en arriver à la solution qu’ils proposaient l’un et l’autre, mieux valait la prévoir sans attendre.
48Le ministre de l’Éducation nationale, ancien ministre de l’Aménagement du Territoire, était plus que réticent à satisfaire cette requête. Outre le problème du financement, il craignait qu’un précédent n’incite les autres nouvelles universités de Paris à réclamer aussi des constructions dans Paris intra muros. Or sa préférence allait très clairement à la multiplication des universités périphériques. Comme leur notoriété était reconnue, Georges Vedel et François Luchaire furent écoutés avec la plus grande attention et leurs arguments étant solides, ils emportèrent la décision ministérielle. La suite fut aussi très consensuelle. Paris II conserverait le bâtiment de la rue d’Assas mais devrait le partager jusqu’à l’achèvement du bâtiment à construire à l’intention de Paris I. Et avec beaucoup d’efficacité les services du ministère et du rectorat se mobilisèrent pour que très rapidement chaque université puisse disposer pour ses enseignements de premier cycle d’un immeuble à titre exclusif. Plusieurs terrains disponibles furent proposés au choix du président Luchaire. C’est celui situé rue de Tolbiac dans le 13e arrondissement qui eut sa préférence après consultation de ses collègues. Et très rapidement, en liaison avec une équipe d’enseignants et d’administratifs, l’architecte désigné par le rectorat mit au point les plans du futur Centre. Dès 1970, il pouvait être mis en service. L’avenir justifia pleinement cette opération immobilière. Dix ans après il fallut même la compléter en construisant pour les premiers cycles de droit de Paris I un autre bâtiment, rue Saint Hippolyte, et plus récemment en restaurant un bel édifice du xviiie siècle, rue de Vaugirard, pour y installer des nouveaux premiers cycles de Paris II.
D’une séparation amiable à une cohabitation amicale
49La coopération entre Georges Vedel et François Luchaire eut aussi des effets très positifs dans le démarrage des activités pédagogiques de chacune des deux universités issues de l’ancienne faculté de droit. Les deux présidents des assemblées provisoires eurent en effet la responsabilité de préparer la prochaine rentrée pour le compte de chacune des universités qu’ils étaient en train d’institutionnaliser. Or cette rentrée, la première sous le régime de la loi d’orientation, posait des problèmes particulièrement complexes, dont la plupart ne pouvaient être résolus de manière unilatérale.
50Jusqu’à la création officielle des nouvelles universités, il fallait d’abord dans le cadre de la faculté de droit en voie d’extinction assurer les enseignements et les services d’examen de l’année en cours. Ce qui exigeait une concertation constante des deux présidents avec le doyen Barrère et ses assesseurs. Mais cette concertation était aussi nécessaire pour permettre aux deux universités nouvelles de prendre la relève, sinon dans de très bonnes conditions, du moins dans les meilleures conditions possibles. En dehors de tout esprit de concurrence, il fallait trouver des enseignants qualifiés pour prendre en charge les cours correspondant aux enseignements du premier cycle de droit et d’économie de chacune des deux universités. Or en application de la règle du libre choix des enseignants Paris II manquait d’économistes et Paris I se retrouvait avec un nombre insuffisant de professeurs de droit, plus spécialement en droit privé. Pour rétablir l’équilibre, il fut décidé que pendant quelques années les deux universités se prêteraient avec le consentement des intéressés des services d’enseignants, leurs emplois restant néanmoins définitivement affectés à leur université de rattachement.
51Plus de trente années ont passé depuis que les universités de Paris I et Paris II ont pris leur départ. Chacune à sa manière a atteint sa vitesse de croisière et tracé son sillage. Chacune a affirmé sa personnalité intellectuelle et acquis un rayonnement international. Mais l’une et l’autre avec des cultures et des structures assez différentes restent fidèles à leur origine commune. C’est pourquoi, tout en se différenciant, elles n’ont pas cessé de dialoguer.
52Et aujourd’hui jusque dans les noms qu’elles se sont données on retrouve cette fidélité aux institutions dont elles sont les héritières. Les fondateurs de l’université Paris II, en la qualifiant d’université de droit, d’économie et des sciences sociales avaient voulu rappeler qu’elle reflétait le champ disciplinaire que l’ancienne faculté de droit entendait recouvrir au moment de sa disparition. C’était un titre un peu long que Paris I aurait aussi pu revendiquer en l’allongeant encore par une référence aux sciences humaines. Depuis 1998 Paris II est devenu plus brièvement Université Panthéon-Assas. L’appellation est plus géographique. Elle évoque les deux adresses qui étaient en 1968 les deux localisations principales de l’ancienne faculté de droit, le bâtiment ancien de la place du Panthéon et le bâtiment plus moderne, le centre Assas, que les étudiants et les médias préfèrent plus familièrement dénommer « la fac d’Assas ».
53La coexistence dans un même bâtiment des présidences de deux universités aurait pu se révéler invivable. Or finalement les incidents inévitables furent rares et toujours résolus dans le respect mutuel. Et certes cette cohabitation, qui a résisté à l’épreuve du temps, n’aurait pas manqué de surprendre le persan, dont Montesquieu suivait les pérégrinations à travers Paris ou le Huron, que Jean Rivero dans un article célèbre avait invité au Palais-Royal. Et de nos jours encore l’universitaire étranger ne manque pas de s’étonner qu’un bâtiment, où au fronton de son entrée principale est inscrit en lettres d’or « Faculté de droit de Paris », soit le siège de deux universités concurrentes dans plusieurs domaines et en premier le lieu dans celui des études juridiques.
54Et reconnaissons-le, cette anomalie n’a rien de cartésien. Elle ne peut s’expliquer que par l’histoire. Mais malgré les confusions qu’elle a pu susciter, à l’expérience elle a démontré quelques avantages. Très propice à la convivialité, elle s’est révélée aussi très respectueuse du devoir de mémoire. Plus de trente ans après la suppression officielle de la faculté de droit, l’appartement décanal n’a pas été débaptisé. Les portraits des anciens doyens sont toujours en place. Et il est maintenant de tradition bien établie que les photos des présidents sortant viennent les rejoindre dans cette galerie que 1968 n’a nullement rendue obsolète. N’est-ce pas reconnaître que les deux universités cohabitantes ont des ancêtres communs ?
55Les universités Paris I et Paris II sont nées dans un contexte difficile. Face à la contestation étudiante, leurs enseignants avaient été loin d’avoir des réactions unanimes. « L’imagination au pouvoir » scandaient les étudiants. Et il en fallait certes pour sortir de la crise mais il fallait aussi de fortes convictions pour que dans l’euphorie du « tout est possible » ne soit pas jetées au ruisseau les valeurs et les règles qui dans une université garantissent le sérieux des examens, la liberté d’expression, le pluralisme des idées, les progrès du savoir, la qualité des enseignements. Il fallait aussi une grande abnégation pour que pendant cette période de turbulence où coexistèrent des facultés en survie provisoire et les nouvelles universités embryonnaires soit assurée le moins mal possible la continuité du service public.
56Jusqu’à sa fin officielle programmée par la loi d’orientation la faculté de droit dans la tempête assuma dignement la devise de Paris Fluctuat nec mergitur. Et il faut rendre hommage au doyen Barrère, son dernier doyen, et ses deux assesseurs, le doyen Cdaude-Albert Colliard et le professeur Jean Imbert, d’avoir préparé sa relève par deux universités nouvelles, qui loin de la renier furent fières de s’en proclamer l’une et l’autre héritières. Certes la dislocation de cette institution vénérable qu’était la faculté de droit de Paris aurait pu être ressentie par beaucoup de ses enseignants comme la rupture d’une communauté jusqu’ici unie par l’affectio societatis. Mais la passation des pouvoirs atténua la nostalgie, qui ne pouvait manquer de naître de ce moment historique. Elle se fit entre amis. C’est à deux collègues de l’ancienne faculté de droit, l’un et l’autre imprégnés de sa tradition, qu’Alain Barrère, dernier doyen de la faculté de droit et doyen durant la période la plus mouvementée de son histoire, passait le flambeau, d’une part Jean Boulouis, ancien doyen de la faculté de droit d’Aix, qui prenait le relais de Georges Vedel, pour devenir le premier président de plein exercice de Paris II et François Luchaire, qui à Paris I se succédait à lui-même, comme d’ailleurs sa vice-présidente et future présidente, Hélène Ahrweiller. Et plus symbolique encore de l’attachement des deux nouvelles universités à l’ancienne maison mère de nombreux juristes français, elle se déroula 12, place du Panthéon, qui devenait désormais leur adresse commune.
François Luchaire, premier président de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne
57Paul Valéry a écrit « Tout se joue dans les commencements ». Jusqu’à sa création officielle, l’université Paris I n’était qu’un concept, comme l’auraient dit les Américains. Il restait à démontrer que ce concept était opératoire en façonnant à partir d’un regroupement d’enseignants une communauté universitaire vivante. Loin de renier le passé, les fondateurs et les fondatrices de Paris I avaient voulu assumer la survie de deux traditions, d’une part celle de l’ancienne faculté des lettres et des sciences humaines, et d’autre part de l’ancienne faculté de droit et des sciences économiques. C’est pourquoi ils choisirent de dénommer l’université Paris I : Panthéon-Sorbonne. Mais leur dessein était aussi novateur. Jeter à l’occasion d’une crise une passerelle par-dessus la rue Saint-Jacques entre deux institutions voisines depuis plus de deux siècles mais qui semblaient prendre plaisir à s’ignorer, était une démarche audacieuse et plus encore le dessein qui l’inspirait. Il s’agissait rien moins dans leur esprit que de réunir dans un même ensemble universitaire trois composantes elles aussi pluridisciplinaires : philosophie, histoire, géographie, archéologie, arts plastiques, droit, science politique, économie et gestion. Paris I voulait être à son origine un regroupement interactif. Comme l’écrivait avec nostalgie Maurice Duverger vingt ans après la création de Paris I : « Ce fut une trinité fondatrice. Elle permettait à moi-même, juriste et politologue, de travailler avec l’historienne Hélène Ahrweiller et l’économiste Henri Bartoli. C’était l’espoir de transcender les frontières des disciplines dans l’unité de la première université des sciences sociales. » Certes avec le temps, le gonflement des effectifs, la dispersion des implantations ont limité ce type de coopération. Mais malgré les cloisonnements l’université Paris I est restée, comme se plaisaient à la définir ses premiers enseignants, l’alliance de trois familles, qui au fil des années ont appris à vivre ensemble dans le respect des identités scientifiques et professionnelles de chacune d’entre elles. C’est déjà un beau succès, car même au sein des familles il peut y savoir des tensions, voire des ruptures. Des divergences il y en eut, même parfois de très vives. Mais il y eut toujours des médiateurs pour les dédramatiser.
58François Luchaire fut l’un d’eux pendant sa présidence et même après l’avoir quittée. Convaincu que la concertation ne nuisait en rien à son autorité, il associa le plus possible les élus du conseil d’administration à la gestion des services communs de l’université. Ayant été l’un de ceux qui l’avait façonnée, il était persuadé que pour rendre viable et performante cette université très « plurielle », il fallait ne pas céder à la tentation de la diriger de manière unilatérale et autoritaire. Avec un grand sens des relations humaines, il fit donc pleinement confiance aux responsables élus des UER et s’efforça de respecter l’autonomie des différentes composantes du grand ensemble dont il avait la responsabilité. C’était tout à fait conforme à la loi d’orientation. Le risque toutefois de cette politique décentralisatrice et libérale était que les UER ne se laissent tenter par l’isolationnisme, en particulier les plus puissantes, alors que bien des cursus pédagogiques leur imposaient de s’entraider. C’est pourquoi François Luchaire confia à trois enseignants le rôle de coordinateurs des UER appelés à gérer en commun des premiers cycles. Ainsi dans chacune des trois grandes composantes fut institué un relais à la lois pédagogique et administratif. Cette déconcentration permit à une université encore fragile d’éviter deux écueils, qui auraient pu la menacer en raison même de sa complexité, une trop grande bureaucratisation de sa présidence ou une balkanisation anarchique de ses structures.
59Ce fut une chance pour l’université Paris I d’avoir eu pour président fondateur, un ancien marin, qui sut avec sang-froid et compétence la piloter pour lui faire prendre le large et parfois même le grand large.
Auteur
Professeur émérite de l’université Paris I (Panthéon-Sorbonne)
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