Chapitre septième. L’Orne en révolution : terreur populaire et sociabilités rurales
p. 107-127
Texte intégral
1Les troubles qui agitent tous les districts de l’Orne en 1792 sont liés aux grands événements nationaux. La proclamation de la patrie en danger et la chute de la monarchie entraînent, d’abord et partout, une guerre aux châteaux et aux aristocrates qui prend une ampleur exceptionnelle. Anticipant les massacres de septembre à Paris, les meurtres politiques de l’été dans la campagne ornaise présentent un cas de violence populaire qui s’inscrit dans la première terreur. La suppression des confréries fait naître également une grande inquiétude qui entraîne la mobilisation de leurs partisans. Quel sera l’héritage de ces diverses formes de contestation sous la République jacobine ?
Guerre aux châteaux, paix aux chaumières
2A l’origine de la nouvelle Grande Peur qui secoue le département à partir de la mi-août jusqu’à la fin septembre, il y a la même vacance de pouvoir qu’en 1789, l’insurrection populaire contre la trahison du roi et les mesures prises pour défendre la patrie par l’Assemblée législative. Du 15 août, date du premier meurtre, à la troisième semaine de septembre, époque des derniers pillages de châteaux, se déroule dans l’Orne la levée des volontaires de 1792.
3Les volontaires de cette dernière levée ne partagent pas l’enthousiasme de ceux de 1791 car la situation militaire depuis l’entrée en guerre est catastrophique1. Le recrutement a suscité des troubles dans le district de Domfront ; à La Lande-Patry, les témoins interrogés confirment le 21 août que les amis des prêtres réfractaires s’opposent au recrutement2. Dans l’Ouest intérieur, l’inquiétude d’une invasion étrangère est beaucoup moins forte que dans les départements côtiers de la Manche et du Calvados qui fournissent, comme l’année précédente de nombreux bataillons. Pour exciter le zèle patriotique des citoyens de l’Orne, il fallut d’ailleurs compter avec la mission de deux députés de l’Assemblée législative, Lecointre et Albitte. Chargés de l’application du décret du 26 août, concernant la levée immédiate de 30.000 hommes dans l’Ouest, c’est le fameux 6 septembre qu’ils convoquent les Alençonnais sur la place d’armes.
4Les citoyens ornais qui s’engagent pour défendre la patrie ne sont donc pas de fervents sans-culottes. La propagande révolutionnaire est alors très faible : l’Orne ne compte pas dix sociétés politiques, ce qui classe le département dans la région Maine-Normandie à l’avant-dernier rang pour l’implantation des clubs, juste devant la Mayenne qui connait également un été chaud. On aurait tendance à conclure que la civilité républicaine pratiquée dans les sociétés des Amis de la Constitution constitue le rempart le plus efficace contre la violence populaire qui s’est manifestée avec le plus d’ampleur dans les deux départements où le nombre des bataillons levés et celui des sociétés est le plus faible dans l’été 1792. Toutefois, les clubs n’ont pas le monopole de la propagande politique. Dans ces premières années de la Révolution, l’instrument de la politisation dans les campagnes réside assurément dans les gardes nationales3. Le printemps 92 a été le temps fort des incursions de gardes nationaux de la plaine de Caen au bocage mayennais ; les expéditions contre les prêtres réfractaires qui ont donné lieu aux troubles les plus importants, de mars à mai, sont ceux des districts de Valognes et d’Avranches (Manche), de Caen (Calvados), de Laval, Mayenne, Craon, Evron (Mayenne) et de Domfront (Orne)4. Des perquisitions et voies de fait sont signalées aussi dans les districts d’Argentan et d’Alençon ; à Champosoult et Bailleul, en mars, des bandes de trois cents personnes se réclament de « la Nation, de la Loi et de leur Volonté » ; à Damigni, on coupe les cheveux d’un « aristocrate » refusant d’être grenadier ; à Alençon et à Sées, les partisans des prêtres réfractaires sont molestés, tondus et promenés sur des ânes. Or, la loi des 22 et 25 juillet, sur le complément de l’armée de ligne et des volontaires déjà levés, s’applique à ces gardes nationales dont le sixième est réquisitionné ainsi que la moitié des grenadiers et des chasseurs.
5Dans la représentation collective du suspect, la mentalité populaire associe désormais le réfractaire au noble tandis que dans la représentation clubiste, que l’on peut étudier à partir des pétitions de l’été, le roi traître et son épouse autrichienne forment le couple infernal. Ainsi, le club de Mortagne manifeste très tôt son inquiétude d’une nouvelle trahison du « premier fonctionnaire public, dirigé par le chef femelle du cabinet autrichien ». Les 185 signataires de la pétition réclament, le 12 juillet, le décret sur la Patrie en danger et des mesures de salut public, en conseillant l’Assemblée nationale de profiter de « la belle occasion » de la marche des fédérés vers Paris ; ils exigent la mise en accusation de La Fayette et de ses complices, le renvoi des ministres, le changement de l’état-major, la destitution du directoire de Paris, la vente des biens d’émigrés, la déportation des réfractaires et la suppression des tribunaux de district. Le 31 juillet, deux-cents citoyens d’Alençon considèrent que « le roi des Français est un traître » et demandent la déchéance de Louis XVI. Le 18 août, la commune de Mortagne et les 80 clubistes de Domfront sont les premiers à adhérer à la journée du 10 Août. Cinq jours plus tard, 92 Amis de la Liberté et de l’Egalité de L’Aigle félicitent, à leur tour, l’Assemblée en soulignant que les administrateurs des districts sont « la plupart imprégnés d’aristocratie » ; ce que les huit employés du district confirment à leur manière en estimant que « depuis 1789, la liberté et l’égalité n’avaient pour ainsi dire existé que dans la Déclaration de nos Droits ». Enfin, alors que le directoire du département, qui avait condamné la journée du 20 juin, s’abstient de tout commentaire, le tribunal criminel de l’Orne rejoint le mouvement le 30 août5. C’est dans ce contexte de radicalisation de la vie politique que s’effectue la levée des volontaires de l’Orne.
Les massacres de l’été 1792
6Les travaux minutieux de P. Nicolle6 permettent de reconstituer la mentalité collective de ces rassemblements au chef-lieu du canton des volontaires, accompagnés de leur famille avant leur départ aux frontières.
7Les quatre premières victimes d’août sont des nobles : le 15, au Sap (district de L’Aigle), la mise à mort par la foule du hobereau du bourg, dont les frères et les fils ont émigré, fait suite à son refus de payer à boire aux volontaires ; lors de la proclamation de la Patrie en danger, la semaine précédente, il figurait en première place dans la liste des suspects à désarmer. Le meurtre du lendemain, à La Chapelle-Moche (district de Domfront), est le seul à ne pas être imputable aux volontaires : c’est à l’occasion d’un marché, fréquenté par la population des forges et verreries d’Andaine, que la foule massacre sur la place publique un écuyer, frère d’un curé réfractaire. Cet événement est peut-être à relier à l’assassinat d’un patriote au printemps dans une commune voisine et riveraine de la forêt. Les prêtres réfractaires furent soupçonnés d’être les instigateurs de sa mort et huit-cents gardes nationaux firent une battue dans la région où ils saccagèrent plusieurs maisons pour rechercher, en vain, le meurtrier7. Le 18 août, dans le district d’Argentan, un vicaire insermenté, rentré dans son château, est arrêté par les gardes nationaux de deux petites communes des environs de Putanges et conduit au chef-lieu de canton ; le lendemain, les volontaires le tuent, après l’avoir fait sortir de prison. Le même jour, à Bellême, un noble qui avait été autrefois curé et qui avait joué un rôle dans la rétractation de certains prêtres du district, est massacré par les volontaires des campagnes et leur famille. L’annonce d’une « nouvelle Glacière » se répand dans la ville où plusieurs demeures sont attaquées et dévastées durant tout l’après-midi ; le soir, un officier municipal de la campagne apporte les effets pillés à la commune. Ce n’était pas la première fois que le chef-lieu du district, le seul dépourvu alors de club, était troublé par un rassemblement populaire. Le 14 juillet, les sabotiers et bûcherons de la forêt et les membres de la garde nationale du Vieux-Bellême avaient insulté les administrateurs du district, cassé les vitres de leur maison et donné des coups de sabre contre leurs portes parce qu’ils ne les avaient pas invités à la fête de la prise de la Bastille : alors que les frais s’élevaient, selon eux, à 10.000 livres, seules vingt-cinq personnes avaient eu droit au feu de joie, après le Te Deum8.
8Ces massacres collectifs rappellent davantage ceux du jeudi fou de Ballon qu’ils n’annoncent les massacres parisiens de septembre. Si le contexte est identique, il n’y a pas eu communication directe de la rumeur. Dans des lieux très éloignés les uns des autres, les citoyens de la campagne donnent l’exemple de la justice populaire : après la mise à mort collective, les ennemis du peuple sont décapités et leurs ; têtes promenées en cortège, au bout d’une pique, aux cris de « Vive la Nation ! ».
LA GRANDE PEUR DE L’ÉTÉ 1792 DANS L’ORNE (mi-août-début octobre)

9Les sept autres mises à mort qui ont lieu le 6 septembre à Alençon, le 9 à L’Aigle et à Gacé, le 10 à Vimoutiers sont celles de prêtres réfractaires. A Alençon et à L’Aigle, le jour de la levée Lecointre-Albitte, le capucin de 28 ans et le curé de 60 ans sont extraits de leur prison respective, où ils avaient été conduits la veille, pour être jugés par le peuple sur la place publique. Le premier, rentré dans sa famille, pratiquait un culte clandestin tandis que le curé des environs de l’Aigle avait enlevé et caché les vases sacrés de son église. Les quatre mises à mort de Gacé et celle de Vimoutiers diffèrent en ce sens que les réfractaires qui passaient dans le bourg étaient des inconnus. Ils ont signé leur acte de mort en refusant de crier : « Vive la Nation ! » et de prêter le serment sous la pression de la foule ; en se soumettant aux exigences des volontaires, bien d’autres prêtres avaient eu la vie sauve.
10La terreur populaire n’est pas aveugle : elle se déchaîne chaque fois dans une circonstance précise et frappe, dans un procès expéditif, celui qui est jugé responsable du départ des jeunes gens du pays et qui présente une menace pour l’arrière. C’est la même réaction punitive qui est à l’origine du massacre du duc de La Rochefoucauld, le 5 septembre, à Gisors dans l’Eure. L’ordre du comité de surveillance de Paris d’arrêter le président du département a désigné le suspect aux volontaires de l’Orne et de la Sarthe. La protection de la municipalité a été aussi inefficace ici qu’à L’Aigle pour le curé réfractaire qui venait chercher son passeport ; en revanche, les citoyens du canton de Quillebeuf n’ont pu mettre à exécution leur projet de noyade d’une centaine de réfractaires, jugés « cause de la guerre civile », dont le navire accostait le port9.
11Les mouvements populaires de l’été 1792 ne se réduisent pas à ces événements tragiques qui accompagnent la prise de possession et de contrôle des châteaux par des communes insurrectionnelles.
La commune contre le château
12Dès le 30 août, dans le village déjà déchristianisé de Pommidor-sur-le-Don (anciennement Ste-Marie-la-Robert), des rumeurs mettent la garde nationale sous les armes. Le bruit circule que le châtelain, Paul Le Veneur « ci-devant lieutenant général de La Fayette a émigré avec ce dernier depuis peu », qu’un complot couve au château où des aristocrates sont réfugiés et qu’un attroupement se prépare à tout briser et brûler. Pour prévenir une telle dévastation, les officiers municipaux décident une perquisition. Le concierge assiste à la mise des scellés sur les coffres fermés à clef et à la confiscation des armes non déclarées. Paul Le Veneur, administrateur du département, déjà molesté par les volontaires de 1791 à Alençon après la fuite du roi, n’a pas émigré avec La Fayette comme l’affirmait la rumeur ; quelques semaines après, il demande la levée des scellés et la remise des clefs à son concierge et homme de confiance. Mais la municipalité refuse, le 4 octobre, d’obtempérer car elle a déclaré suspect le-dit concierge, l’a désarmé le 16 septembre et le maintiendra en prison pendant une année.
13C’est surtout pendant la troisième semaine de septembre que l’Orne va connaître un puissant mouvement anti-seigneurial consécutif à l’application des lois du 18 juin et 25 août 1792 qui subordonnent l’exigibilité des droits féodaux à la présentation du titre primitif.
14A l’Est, dans les districts constitutionnels de L’Aigle et de Mortagne, les pillages de châteaux s’apparentent beaucoup à la révolte agraire de 1789 qui avait surtout gagné la partie ouest du département.
15Le 16 septembre, la lecture au prône dominical de la lettre de Deshayes demandant aux ci-devant vassaux une surséance pour remettre les titres féodaux provoque dans l’église de Bonnefoi de violentes réactions. On murmure qu’« il n’a jamais voulu faire comme les autres » ; on invective le ci-devant seigneur : « Tu nous as bernés pour aujourd’hui, c’est une défaite que tu veux nous donner ! » ; on lance un : « Nous voulons y aller ! ». Dans le cimetière, les officiers municipaux tentent en vain de calmer l’agitation. Les habitants de Bonnefoi sont rejoints au château de La Grimonnière, à La Ferrière-au-Doyen, par ceux d’une douzaine de communes des environs qui marchent au rythme de la générale. Armées de fusils, hallebardes, haches, outils de sabotiers, fourches et autres instruments, quelques deux-cents personnes forcent les domestiques à pénétrer dans le chartrier pour brûler les titres féodaux. Ne les trouvant pas, il enfoncent portes et croisées et cassent tout le mobilier. Les sabotiers donnent les ordres : « Mes bons gars, il faut casser. Pillez et bayonnez tout ! » ou encore : « Messieurs, la Liberté est arrivée, il faut travailler et piller cette maison ! ». La mise à sac continua les jours suivants puisque l’un des inculpés dira qu’il n’a été à La Grimonnière que 23 septembre, jour où le colombier fut brûlé et le moulin détruit. On tua les pigeons, but le vin, cassa les bouteilles, coupa les arbres. Le ci-devant seigneur, par ailleurs maire patriote d’une commune de l’Eure, fit estimer les dégâts par son chargé d’affaires à 60.000 livres. L’information judiciaire commence en octobre avec la déposition d’une soixantaine de témoins devant le juge de paix qui inculpe 72 hommes du peuple. Devant le tribunal du district, sept d’entre-eux seulement sont interrogés en janvier 1793, les autres n’ayant pu être trouvés. Les prisonniers, âgés de 34 ans en moyenne, transférés à la prison d’Alençon pour être traduits devant le tribunal criminel du département, sont six sabotiers de Bonnefoi, surtout, dont le capitaine de la garde nationale âgé de 47 ans, et le garçon-meunier de Bonsmoulins. L’amnistie décrétée par la Convention mécontente le propriétaire qui réclame, en mars 1793, une indemnité aux incendiaires pour le dédommager de ses pertes10.
16Dans le district de L’Aigle, l’effervescence est en fait générale. La municipalité dénonce d’autres dévastations de châteaux : celle du sieur de Saint-Aignan d’Auguaise, mais aussi à Rai, Beaufai et signale avec inquiétude, après l’assassinat du curé réfractaire, les pétitions des habitants de L’Aigle contre le châtelain. Le 1er octobre, elle juge « impolitique de déployer actuellement la force publique contre les citoyens de la campagne qui pourraient s’attrouper et se porter sur la ville », mais attend de la Convention un décret improuvant pareille conduite.
17Après avoir dévasté le château de Rai, les habitants de ce village et de Corsei séquestrent, le 23 septembre, l’épouse de l’ancien baron pour obtenir la remise des titres féodaux. Le lendemain, la municipalité de Rai dépêche douze commissaires à Rouen où le sieur Desdouits, son mari se trouvait alors, en faisant payer leur voyage par le notaire du châtelain, pour obliger celui-ci à se rendre sous huitaine dans son ancienne baronnie avec non seulement les titres, mais aussi « les frais des procédures anciennement faites pour droits féodaux par ses prédécesseurs ». Prudemment retiré dans son domicile parisien, Desdouits préfère écrire, le 30 septembre, au ministre de l’Intérieur et implorer sa protection pour faire libérer sa femme, gardée en permanence chez son fermier par douze hommes armés, plutôt que de se soumettre à ses anciens vassaux11.
18La recherche des titres de propriété intéresse également les officiers municipaux de Moussonvilliers qui écrivent leur requête, le 18 septembre, au procureur du district de Mortagne. Un mois plus tard, escortés de la garde nationale de St-Maurice-les-Charencey, ils réquisitionnent une bonne centaine de liasses au domicile du ci-devant seigneur. Un procès l’opposait à la communauté depuis plusieurs années et était toujours pendant à Chartres au sujet des biens communaux. On disait que le châtelain détenait tous les titres de propriété et d’usage dans la paroisse et que les notaires n’avaient conservé aucune minute. Non seulement Allard de la Coudraye usurpait les biens communaux et n’avait jamais voulu remettre ses titres de seigneurie, mais encore il était père d’enfants émigrés et refusait de vendre son blé aux halles de Saint-Maurice préférant le faire porter à celles de Chennebrun, La Ferté, Longny ou Verneuil. Réfugié dans cette ville, il porte plainte, en « citoyen opprimé », pour cette violation flagrante des droits de l’homme (notamment de propriété) et des lois (liberté du commerce et usage de la force publique). Le district de Mortagne condamne le 22 mai, puis le 15 juillet 1793 cet abus de pouvoir des autorités locales et ordonne la restitution des papiers à son propriétaire12.
19Dans l’ouest du département qui avait connu une révolte généralisée en 1789, les mouvements sont d’une autre nature.
20Par crainte justifiée d’une agitation populaire, les administrateurs du district de Domfront avaient décidé, le 1 er août, de faire incarcérer tous les prêtres réfractaires, considérés comme « ennemis de l’intérieur ». Surtout, ils proposent le 22 août à l’Assemblée d’assurer « l’exercice des droits imprescriptibles de l’homme », en partageant les biens des émigrés et les terres communales au profit des citoyens sans terres ou petits propriétaires13. S’il est difficile de mesurer l’écho de cette proposition dans le district et ses environs, c’est bien d’un esprit partageux que témoigne la guerre aux châteaux dans le Domfrontais.
21Le 17 septembre, à Vaucé, dans le sud du district, à l’occasion de la vente publique des meubles de l’émigré Tauquerel, quatorze volontaires du village saccagent le château en lançant : « Nous allons voir ceux qui vont enchérir sur nous ! ». Les portes du château sont forcées, le linge haché à coups de sabre, les bouteilles de vin et de cidre brisées, sans doute après avoir été vidées, ce que ne précise pas le procès-verbal qui ajoute toutefois que le gibier et les volailles ont été tués et mangés. En octobre, on ne peut interroger que deux des inculpés, les autres étant partis aux frontières. Il s’agit de deux gardes nationaux, le maître d’école de 23 ans et un tailleur d’habits de 24 ans. La procédure est anéantie par la lettre du district du 14 novembre 179214.
22Le 17 septembre également, le château de M. des Rotours, ci-devant seigneur de la paroisse de La Chaux est pillé. Le maire, les officiers municipaux, le capitaine et le lieutenant de la garde nationale assemblent les citoyens au son de la caisse et conduisent le rassemblement au château. En présence du garde, ils signent un procès-verbal de tous les meubles qu’ils ont réquisitionnés, les font transporter sur deux charrettes au village où le partage a été effectué. Semblable procédure a été suivie par les habitants de La Motte-Fouquet et de St-Patrice-du-Désert au château de M. Falconer, considéré lui aussi comme un émigré, et dont ils avaient brûlé les titres en 178915. Mais à La Chaux, la plainte du chargé d’affaires du châtelain conduit à ouvrir une information judiciaire un mois plus tard. Au tribunal du district d’Alençon, le maire (un boulanger de 58 ans) et un officier municipal (un laboureur de 38 ans) sont accusés, le 19 novembre, de complicité de brigandage et conduits à la maison d’arrêt du chef-lieu. La procédure est poursuivie par le tribunal criminel de l’Orne qui devait rendre son jugement le 16 février 1793 mais qui nous est inconnu16.
23La mise à sac du château de Dompierre a lieu le 19 septembre. La grille de fer a été enlevée, la rampe d’escalier du jardin arrachée, le cadran solaire abattu, les échelles des charmilles enlevées, les vitres et les contrevents brisés, le trumeau de la cheminée démoli, les tapisseries arrachées, les armoires enfoncées, les serrures cassées, la chapelle saccagée, la cuisine dévastée : les casseurs de Dompierre et Champsecret s’en sont donnés à cœur joie. Pendant trois jours, ils ont fait ripaille avec les légumes du jardin, les viandes de la cuisine et les poissons de l’étang qu’ils ont fait cuire au château. Les quinze gardes nationaux de Domfront, envoyés pour dissiper « la bande de brigands qui s’en prenait à l’étang », ont été contraints au repli stratégique devant les 150 personnes qui, averties par le tocsin sonné dans les deux villages, les ont poursuivis. L’enquête aboutit à l’arrestation de trois hommes le 26 octobre : un maçon de 25 ans, un bûcheron de 42 ans et un jeune tisserand analphabète de 18 ans. L’affaire ne semble pas aboutir, le tribunal criminel s’étant déchargé sur le juge de paix du canton17.
24Le même jour, c’est une troupe de 200 personnes armées de fusils et de sabres qui force les officiers municipaux de St-Maurice-du-Désert à venir, décorés de leur écharpe, faire des perquisitions chez tous les suspects du bourg. La maison occupée auparavant par les prêtres réfractaires est la première visitée. Ensuite, le rassemblement se porte au château où l’on s’empare de plusieurs potées de beurre, des quelques 200 bouteilles de vin, en négligeant toutefois le tonneau de cidre. Tandis que certains restent à pêcher dans l’étang, d’autres reviennent au bourg en exigeant de la municipalité un réquisitoire pour enlever les armes « et autres effets » des émigrés et des suspects. On réquisitionne ainsi deux tonneaux de cidre « chez les réfractaires », un tonneau de poiré chez le maire, une douzaine de poules chez une veuve. La fête dura de 9 heures du matin jusqu’à 8 heures du soir. La troupe partit ensuite à Tessé, dans un village proche, où le cidre et le poiré furent déchargés au pied de l’arbre de la liberté. L’information ouverte par le juge de paix de La Ferté-Macé, le 23 septembre, aboutit à l’arrestation de neuf personnes, âgées de 24 à 48 ans, à savoir un laboureur, deux journaliers, deux cordonniers, un boucher, un charpentier, un voiturier des forges et un garde de la forêt d’Andaine. Transférés à la prison d’Alençon « à cause de l’insurrection qui existe dans plusieurs paroisses du district », ces pères de famille de Lonlay-le-Tesson, La Ferte-Macé, Juvigny et Tessé réclament, deux mois plus tard, leur libération et leur grâce tandis que l’on recherche le capitaine de la garde nationale et trois officiers municipaux de St-Maurice-du-Désert, le commandant de la garde de Tessé et d’autres habitants de ces communes et de La Sauvagère. Le tribunal du district en libère cinq, le 6 décembre, mais maintient l’acte d’accusation contre les plus âgés, c’est à dire le boucher de La Ferté-Macé, le garde forestier de Juvigny, le journalier et le charpentier de Tessé. La procédure s’interrompt avec l’audition de nouveaux témoins en janvier 179318.
25La dernière affaire que nous connaissons, celle de Joué-du-Bois, concernant le pillage du château du Bel et autres propriétés d’émigrés n’a été instruite que sous la réaction thermidorienne, comme d’ailleurs la plupart des affaires de meurtres de prêtres réfractaires. Le tribunal criminel de l’Orne enregistre, le 2 ventôse an III, la déposition de quarante témoins sur les événements qui se sont produits deux ans et demi auparavant et ordonne l’arrestation de douze citoyens, âgés de 26 à 62 ans. En septembre 1792, ces deux propriétaires, ces quatre cultivateurs, ce marchand laboureur, ce marchand tanneur, cet instituteur et ce journalier dirigeaient la commune en tant que maire, procureur, greffier, officiers municipaux, notables ou encore capitaines de la garde nationale. Le plus jeune n’a pas de profession indiquée : on retient surtout qu’il était l’agent national du district en l’an II et l’on ajoute, pour les autres, leurs fonctions municipales en 1793 et 1794. Car leur procès n’est en fait qu’une vengeance politique contre les anciens terroristes du bourg. Malgré la loi d’amnistie du 22 vendémiaire an IV qui les libère après huit mois de prison, on s’acharne encore contre trois d’entre-eux à qui on reproche d’avoir coopéré aux dévastations de septembre. La restauration solennelle du droit de propriété condamne la grande fête populaire au château, au cours de laquelle on a bu vin et cidre, pêché dans les douves et les étangs, tué vaches et veaux et distribué les meubles aux volontaires de 1792, avant de taxer en 1793 tous les contribuables, proportionnellement à leur fortune, pour donner 300 livres à chacun des 22 citoyens-soldats de Joué-du-Bois, appelés pour former le contingent des 300.000 hommes19.
26Au delà de la condamnation de tout le mouvement populaire en révolution, ce dernier procès permet de mesurer toute l’importance de l’occupation des châteaux en septembre 1792, non seulement à titre symbolique, mais comme une étape fondatrice dans l’exercice populaire du pouvoir en 1793 et 1794. Si l’époque de la Terreur a été bienveillante pour les volontaires nationaux et les casseurs de l’automne 1792, qu’en a-t-il été pour les partisans des confréries ?
La défense des charités percheronnes par les communautés rurales
27Le décret du 18 août 1792 par lequel l’Assemblée législative supprima les confréries au nom de la liberté individuelle, dans la ligne des lois Allarde et Le Chapelier, rencontra une vive résistance dans la partie orientale de l’Orne où ces associations laïques étaient particulièrement nombreuses.
28Cette sociabilité d’Ancien Régime, transmise des villes vers les campagnes, à la belle époque du catholicisme tridentin, est moins conquérante au xviiième siècle où les fondations s’essoufflent en Normandie à partir de 174020. Toutefois, le déclin de cette forme de vie sociale est plus apparent dans les villes, pendant les deux décennies prérévolutionnaires où l’on assiste alors à l’essor de la sociabilité des Lumières, que dans les campagnes qui apparaissent comme le conservatoire de la sociabilité religieuse, au vu des effectifs stables dans la longue durée21. C’est bien de cet enracinement et de cette vitalité que témoigne le mouvement de défense des charités, organisé dans le Perche, pendant l’hiver 1792-93.
29La quarantaine de pétitions, présentées en janvier 1793 à la Convention nationale, émanent de trois départements : l’Eure, l’Eure-et-Loir et l’Orne et recouvrent trois anciens diocèses (Evreux, Chartres et Sées). La géographie de ce mouvement protestataire ne se confond pas avec une région naturelle, historique ou culturelle car elle ne représente qu’une faible partie de l’aire des charités normandes ; elle valorise, en fait, les communes des districts de Mortagne et de Bellême dans l’Orne, tout en entraînant des communes riveraines ou relativement proches dans les districts d’Alençon, Verneuil, Chateauneuf et Chartres. Cette géographie témoigne d’un « espace vécu », cher à A. Frémont. Dans ce pays de collines et d’habitat dispersé, les confréries de charités sont bien implantées (une commune sur trois environ) alors qu’elles sont très peu nombreuses dans le Bocage normand et quasi-inexistante dans le Maine22.
30Les raisons de leur succès tiennent à l’adhésion aux principes de cette confraternité que rappelle le Précis sur l’institution des Charités édité en 1792 à Mortagne. L’assistance funéraire, accompagnée de l’intercession religieuse et l’aide aux malheureux sont des services publics d’une grande utilité dans un pays où les habitations sont très éloignées de l’église et du cimetière et où les citoyens pauvres sont très nombreux. L’attachement à cette solidarité institutionnalisée par l’Église catholique n’implique pas une contestation des valeurs de la Révolution. Dans ces districts où, dès le printemps 1791, les prêtres ont prêté majoritairement le serment constitutionnel, le manifeste affiche un loyalisme républicain. Pour contester l’assimilation des charités aux corporations qui génèrent les privilèges ou entravent la liberté individuelle, les communautés rurales menacées dans leur solidarité coutumière savent se couler dans le moule du discours révolutionnaire. Le manifeste pour la liberté du culte catholique s’intègre au débat national d’opinions en pressant les Conventionnels de « déjouer les intrigues des malveillants qui répandent dans les campagnes que vous voulez anéantir la religion catholique ». Il porte la contradiction aux athées des villes en acceptant la nationalisation des biens des charités, en reconnaissant le pluralisme religieux et en affirmant le caractère populaire du catholicisme. Enfin, la réaction communautaire n’est pas exclusivement conservatrice, mais témoigne bien de l’état d’esprit des campagnes ornaises après le 10 août 1792 : « On rougit de vous le dire, Législateurs ! Votre toute puissance a humilié l’orgueil, confondu la vanité de la noblesse, renversé le trône mais ne s’est point étendue encore sur les besoins du pauvre ! »23.
31La protestation des partisans d’une religion populaire, vécue dans le réseau confraternel des charités, s’inscrit d’autant plus aisément dans l’espace public créé par la Révolution que la vie associative les a préparés à délibérer et à agir. On le mesure bien dans l’organisation de cette campagne.
32Le mouvement protestataire part du bourg de Longny en octobre 1792. Un formulaire imprimé est distribué avec le Précis des Charités, le mois suivant, dans les alentours pour convoquer une réunion du Conseil général de la commune afin de choisir deux commissaires qui porteront la pétition à Paris. Une quarantaine de communes ont rendu leur adresse signée avant la mi-décembre, date du départ des commissaires vers la Convention. Elles ne regroupent pas toutes les paroisses pourvues d’une confrérie, mais les communes gagnées au mouvement dessinent bien un espace de sociabilité coutumière sur lequel se greffent quatre communes d’Eure-et-Loir. Le nombre de signataires varie beaucoup, de trois citoyens seulement à 112 pour Longny, avec en moyenne 36 personnes par localité ; cinq d’entre elles précisent que « les autres ne savent pas signer ». Sachant que ces communes comptent mille habitants en moyenne, on est loin toutefois des cent mille signataires dont les commissaires se diront les porte-parole. Dans un cas sur trois, le maire a signé la pétition ; dans une proportion moindre, on rencontre ensuite le procureur de la commune et le curé, puis les officiers municipaux et le greffier, enfin, le Conseil général, l’échevin, le prévôt et les frères servants. Même si toutes les pétitions ne sont pas aussi précises sur les qualités des signataires, la défense politique des charités s’inscrit dans une prise de position municipale.
33Le formulaire adressé à l’administration communale précise que le but de la revendication n’est pas de s’opposer à la nationalisation des biens de la confrérie mais de conserver l’exercice de ses fonctions. Il ajoute que la nomination des députés de la paroisse pourra être effectuée éventuellement par « les frères et amis de Longny ». C’est ainsi que le nom de Pierre-Henry Rousseville s’impose dans une pétition sur deux. Ce marchand de Longny est né dans le bourg il y a trente-deux ans ; sa contribution fiscale d’une trentaine de livres le classe dans le quart supérieur des contribuables du chef-lieu de canton. Toutefois, le séjour parisien est coûteux et il écrit au président de la Convention l’avant-veille d’être admis à la barre : « L’argent nous manque, nous sommes forcés de nous en aller et nous mourons de douleur de le faire sans avoir été entendus ». Malgré l’échec de sa mission, Rousseville va être quelques mois plus tard l’un des fondateurs de la société populaire de Longny, avec quatre autres organisateurs du mouvement de défense des charités (le juge de paix et trois officiers municipaux). Le maire de 1792 et le greffier les rejoignent au club en prairial an II quand Rousseville devient membre du comité de surveillance et que la société populaire organise la fête en l’honneur de l’Être Suprême.
34L’exemple de Longny mérite un élargissement de perspective. Dans les districts de Bellême et de Mortagne comme à l’échelle du département, on observe, en effet, que les trois quarts des clubs ont été établis dans des communes ayant en 1789 une charité. L’exemple ornais permet de retrouver la thèse de M. Agulhon selon laquelle les structures de sociabilité des confréries méridionales ont frayé la voie à la sociabilité politique. Ainsi, le bourg de Vimoutiers qui a vu naître la première société des Amis de la Constitution du département en 1790 ne comptait alors pas moins de neuf confréries ; leur vitalité, attestée par M. Bée, a sans doute contribué à l’éclosion prompte d’un club. On constate une implantation plus réussie des clubs révolutionnaires dans la partie Est de l’Orne, là où une sociabilité en partie laïque imprégnait déjà les relations sociales. Ainsi, le district de Bellême forme avec celui de Domfront24 un net contraste :
Tableau comparatif des charités et des clubs dans l’Orne

35Au delà de cette frontière de sociabilité, le bilan départemental manifeste s’il en était besoin que l’Ouest n’est pas le Midi et que l’engagement civique n’a gagné en cinq ans de révolution que le tiers des communes ralliées, pendant de nombreuses décennies, à la fraternité caritative. Reste toutefois le constat global de l’importante densité des sociétés populaires en l’an II dans le Nord-Est de la Normandie où les confréries étaient particulièrement nombreuses à l’est de la Touques.
36Rendre compte de cette inflexion de la sociabilité, c’est s’interroger sur la fonction intégratrice de la société populaire, du gros bourg au minuscule village ; autrement dit, comment une culture politique qui se veut démocratique s’incarne dans la pratique sociale ?
Les clubistes de Longny-au-Perche
37La seconde commune du district de Mortagne, peuplée de 2 440 habitants en 1791, que l’on appelle « un bourg » à l’époque, n’ayant aucune fonction administrative sous l’Ancien Régime et n’exerçant que celle de chef-lieu de canton sous la Révolution, offre, grâce à la richesse de ses sources, un bon exemple de ces gros bourgs de l’Ouest.
38Le rôle fiscal de 1790 permet d’établir la hiérarchie pyramidale des contribuables de Longny, en incluant les ci-devant privilégiés. Cette contribution essentiellement foncière, plus facile à fixer par « les députés de l’assemblée générale de la paroisse » que celle portant sur les revenus mobiliers, avait pour but d’atteindre le revenu de la terre, jugé fondamental par les constituants et les physiocrates. Signée par Rousseville, syndic municipal, elle s’élève à 16.817 livres, avec une moyenne de cotes de 29 livres pour les quelques 580 contribuables25.
39En tête du rôle et au sommet de la pyramide, figure le marquis de Goutaud « seigneur et baron de Longny », taxé à 3 095 livres soit le cinquième des impositions du bourg. Au dessous de lui, H.F.Duriez, son employé, qui fait valoir depuis plusieurs années le complexe industriel de Longny, composé d’une forge, d’un haut-fourneau et d’une fonderie employant, d’après l’enquête de 1788, 280 employés. Comme ses voisins du district de Verneuil, le quinquagénaire maître de forges dont la contribution s’élève à 807 livres est un adhérent du club. Il sera confronté à une grande grève de ses ouvriers, dirigée par les voituriers de charbon, en frimaire an IV ; soutenu par la municipalité, au nom du « service public », le patron obtiendra avec l’aide de la gendarmerie la réquisition des ouvriers, employés dans l’artillerie26. Ensuite, vient L.F. Guérin, meunier à Longny depuis quinze ans, imposé à 619 livres ; membre de la société populaire depuis sa création, il cumule plusieurs fonctions sous la Révolution, celle d’assesseur du juge de paix, de membre du conseil général et du comité de surveillance. Dans la même tranche fiscale, supérieure à 200 livres, on peut ranger aussi une congrégation religieuse, le prieur-curé et un laboureur.
40Les riches habitants de Longny, payant de 50 à 200 livres d’impôt, sont au nombre d’une soixantaine : on en retrouve un tiers dans la société populaire. Ce sont surtout des laboureurs qui habitent généralement dans les écarts et les plus riches marchands du bourg, fabricants d’étoffes et aubergistes. Dans le monde paysan, minoritaire à Longny, ce sont les laboureurs qui sont jacobins.
41Les classes moyennes du bourg, acquittant au moins, les dix journées de travail pour être électeurs, représentent le tiers des contribuables (les revenus de la confrérie de charité appartiennent à cette tranche fiscale). La moitié des « bourgeois » y figurent avec 38 % des paysans et 27 % seulement des artisans et marchands. Tous les hommes de loi, les chirurgiens et ceux qui se définissent comme bourgeois ainsi que les trois-quarts des maîtres de l’échoppe et de la boutique sont adhérents au club que ne fréquente, en revanche, aucun des paysans.
42Enfin, plus de la moitié des contribuables (55 %) appartiennent aux classes populaires sur lesquelles il convient de nous attarder. Le peuple de Longny se caractérise par une grande diversité de métiers. En rencontrant parmi eux, au dessous du cens électoral, aussi bien des bourgeois auto-définis, des chirurgiens, des huissiers ou des marchands que des journaliers, et même en supposant que certains bourgeois possèdent ailleurs des propriétés plus considérables, on mesure la complexité de la réalité sociale et la difficulté d’établir une grille socio-professionnelle. A la base de la pyramide sociale, il est important de distinguer ceux qui sont taxés à moins de 7 L 10 sols et ceux qui ont une contribution inférieure à 2 L 5 sols ; sachant qu’à Longny la journée de travail est fixée à 15 sols, on peut ainsi établir le nombre de citoyens actifs qui ne peuvent être électeurs et celui des citoyens passifs.
43Les premiers représentent près du tiers des contribuables. Parmi eux, le clergé plébéien : les vicaires, le sacristain et aussi le principal du collège. Il y aussi les cultivateurs que l’on désigne encore sous le terme féodal d’« hostager », c’est à dire de tenancier ; certains d’entre eux sont répertoriés dans la tranche fiscale supérieure, aux côtés des bordagers et des laboureurs. Si l’on n’en trouve qu’un au club, il faut ajouter que certains, quatre ans plus tard, se sont reconvertis, comme les membres du clergé, dans les petits métiers du bourg. L’étiquette, classique depuis les travaux d’A. Soboul, de 1’« échoppe et de la boutique » convient mieux dans les campagnes que la distinction faite par P. Bois, notamment, entre artisans et marchands. Le caractère vague de l’expression permet de mieux rendre compte de la diversité professionnelle et sociale qu’une précision conceptuelle qui se révèle factice à Longny : de nombreux marchands se retrouvent au bas de l’échelle sociale. On observe, enfin, que de très nombreux journaliers sont citoyens actifs ainsi d’ailleurs que deux compagnons. C’est dans cette tranche fiscale qu’on relève la proportion la plus faible de clubistes.
44Les citoyens passifs dont la cote fiscale est inférieure aux journées de travail prévues par la loi pour avoir le droit de vote représentent près du quart des contribuables. Les paysans sont très peu nombreux ; ce sont surtout les journaliers et les ouvriers du textile qui sont privés, sous la monarchie constitutionnelle, de droits politiques. Il est incontestable que pour un tiers de ces cardeurs, tisserands, ouvriers en laine, marchands, bourreliers, charpentiers et journaliers qui adhèrent à la société populaire en l’an II, la possibilité d’en faire partie et d’y prendre la parole signifie la reconnaissance d’une dignité personnelle si longtemps bafouée. S’il est impossible de connaître le nombre de citoyens qui ne figurent pas au rôle des contributions, il faut toutefois mentionner qu’une vingtaine de clubistes, soit près de 10 % des effectifs de la société populaire en brumaire an III27, habitaient le bourg en 1790, avaient l’âge d’exercer leurs droits civiques et étaient manifestement trop pauvres pour payer des impôts. Ainsi, d’une part l’estimation de 30 % de citoyens passifs faite par P. Bois dans la ville de Mamers 28 trouve dans le bourg de Longny une confirmation et, d’autre part, 17 % des membres de la société populaire étaient de « vrais passifs », écartés des urnes en raison de leur pauvreté.
45Les 214 clubistes, soit 9 % de la population du bourg, offrent une assez bonne représentation de la société civile comme de la structure interclassiste de l’association politique sous la République jacobine avec la faible présence des paysans et des journaliers, la forte participation des artisans et des boutiquiers et la quasi-totale adhésion des bourgeois. L’étroitesse de la base de la pyramide sociale des clubistes est imputable surtout à l’absence des journaliers et des paysans pauvres ; seulement 10 % des journaliers de 1790, encore journaliers en 1794, sont devenus jacobins alors que le monde de l’échoppe et de la boutique, malgré la misère de certains membres, est beaucoup plus intégré à la vie politique du bourg. Dans les activités du textile, du bois, du fer ou du cuir, du marchand-fabricant à l’ouvrier, on devine les relations de dépendance économique et de proximité familière qui favorisent l’intégration sociale dans la structure clubiste. Les cordonniers, tisserands, tailleurs d’habits, incapables de payer trois journées de travail au fisc, ont à Longny comme ailleurs, le même comportement politique que les bourgeois : en partageant le même enthousiasme civique, ils entrent en masse dans le club.
46L’examen du registre complet de délibérations de la société populaire, à laquelle adhèrent toutes les classes sociales du bourg, permet de préciser le contenu de la fraternité républicaine, fraternité fondée sur d’autres principes que la solidarité de classe.
La confraternité jacobine à Longny-au-Perche
47La société populaire peut être définie à Longny comme l’assemblée générale de la commune, une école publique et laïque et comme un club de loisirs.
48Les réunions ont lieu un soir sur deux, après le travail, et attirent beaucoup de monde, notamment les femmes qui ici comme ailleurs posent beaucoup de problèmes, malgré l’aménagement des tribunes et la nomination de censeurs. L’un d’eux refuse même, le 12 vendémiaire an III, de faire la police en objectant qu’« il ne veut pas courir le risque de devenir aveugle ! ». Il explique que « les citoyennes se permettent de manger des noix, malgré ses observations, de lui jeter ensuite les coques au nez, que quelques unes d’entre-elles n’en ayant pas en ont ramassé par terre avec du sable et lui ont jeté l’un et l’autre aux yeux. Le même censeur a observé que les citoyennes veulent rester à l’entrée de la porte de la société pour y jaser plus à leur aise ». Comme on n’est pas à la veillée, une motion en quatre points est aussitôt proposée : ne pas manger pendant les séances, ne pas stationner à la porte, ne pas rester debout et ne pas parler. Elle est contestée par un membre au nom de la liberté en général et de celle, en particulier, de « choisir sa place car, même à la Convention, on va çà et là, sans opposition ». La réfutation de cette assertion, le vote de la motion en arrêté de la société, la question de savoir si l’admission des membres se fera comme d’habitude avec les fèves noires et blanches ou bien à haute voix, si on parlera désormais d’une tribune comme à la ville alors qu’on a toujours été entendu en parlant de sa place, occupent bien la soirée. Ce même mois, le refus de l’épuration des clubistes, au nom de la solidarité communautaire, est un autre exemple de la volonté d’autonomie communale que nous avons déjà relevée dans les sociétés rurales du district de Verneuil.
49Le consensus se réalise autour de l’adhésion aux grandes valeurs républicaines qui s’exprime dans de fréquentes manifestations comme si le rassemblement des citoyens était déjà une fête, particulièrement le décadi. La séance du 20 messidor ainsi a « été entièrement consacrée à des chants patriotiques. Elle a servi de point de ralliement pour se reporter en masse au ci-devant château où une danse générale a signalé la joie publique ». La veille, la lecture d’une lettre d’« un brave défenseur de la République », originaire de Longny, annonçant la prise d’Ypres, puis celle d’Ostende avait conduit la société à « improviser une fête en mémoire de la consternation qu’inspirent les incroyables effets du courage français aux satellites des despotes coalisés ». De même, le 10 vendémiaire, la séance de lecture des nouvelles a été renvoyée au lendemain parce que la joie des jeunes gens, envahissant le local pour danser et chanter, a été contagieuse bien que la fête en l’honneur des victoires fût programmée par la Convention pour le 30. La spontanéité festive des gens de Longny ne leur fait pas négliger les cérémonies officielles.
50Ainsi, la fête de l’Être Suprême a connu une semaine d’intenses préparatifs : les citoyennes confectionnant les bouquets de fleurs et les banderoles, les musiciens préparant les concerts publics, les élus changeant les noms des rues comme celle de l’Église pour la rue de l’Égalité, Ste-Anne pour celle de l’Humanité ou encore St-Hubert au profit des Sans-Culottes sans oublier la République, la Fraternité, les Droits de l’Homme, la Liberté, l’Union, la Montagne, les Piques, Marat et Le Peletier. Le syncrétisme religieux et civique de la fête du 20 prairial était de nature à rallier à « la sainte Révolution » les zélés défenseurs des charités qui, à Longny, se retrouvent au club dans la proportion des deux-tiers. Le programme de la fête, adopté par la société populaire, prévoit une cérémonie civique le matin, marquée par le discours du maire à la tribune du temple de l’Être Suprême, en présence des autorités du bourg, des gardes nationaux en uniforme, des citoyennes vêtues de blanc, un bouquet tricolore à la main, et du peuple qui doit crier : « Honneur à l’Être Suprême ! » ; puis, par groupes de six personnes se tenant par le bras « à l’instar des sections de Paris », le cortège doit se rendre devant l’arbre de la liberté ; sur les gradins aménagés autour, les groupes de l’enfance, l’adolescence, l’âge viril et de la vieillesse prennent place au son de la musique pendant que les citoyennes jettent des fleurs. Après l’hymne dédié à l’Être Suprême dont le refrain est repris en chœur par le peuple, les cris de « Vive la République ! », le crépitement des armes, la Marseillaise, une danse générale et une salve d’artillerie doivent terminer la cérémonie du matin.
51L’après-midi a lieu le défilé. La statue de la Liberté, « cette déesse des républicains », est promenée avec les musiciens dans le chariot du ci-devant château, tiré par deux chevaux. Entourée par la garde nationale, elle est précédée du drapeau et des groupes composant l’âge viril et l’adolescence, défenseurs actuels et futurs de « notre divinité désormais tutélaire » et suivie par « les époques les plus faibles et les plus respectables de la vie » pour toucher les âmes républicaines. En tête de la marche, « pour faire oublier à jamais les figures aussi ridicules que mal dessinées qui décoraient jadis nos processions et pour prouver surtout au peuple qu’en détruisant ces divinités subalternes, la Convention n’a jamais prétendu attenter à la seule divinité qui sera l’objet de notre culte épuré, sera portée solennellement l’inscription figurée qui doit être placée sur le frontispice du temple dédié à l’Être Suprême ; à chaque pause, le citoyen-maire en lira la légende au peuple et, par une courte observation, il lui fera remarquer que, reconnaissant l’existence de l’Être Suprême et de l’immortalité de l’âme, nos législateurs ont obéi aux lois de la véritable morale »29. Une fois le tableau accroché à la porte du temple et la statue placée sur un piédestal, à côté de la déclaration des Droits de l’Homme, dans le local de la société populaire, la fête s’acheve par des danses publiques.
52L’intégration des valeurs révolutionnaires à la culture populaire traditionnelle, marquée tout autant par la transformation du château en salle de fêtes villageoise (comme pour la fête anniversaire du 10 Août) que par la récupération des processions religieuses, n’est pas le seul caractère des manifestations festives. Le 30 vendémiaire, il y a par exemple une représentation théâtrale. Les auteurs de la pièce patriotique sont deux fondateurs et ex-présidents de la société : l’un est notaire, l’autre postillon depuis trois ans ; l’un acquittait 68 livres d’impôt en 1790, l’autre une livre. Simon Goitard, qui a été receveur du droit d’Enregistrement pendant dix-huit mois, est à 37 ans, procureur de la commune et membre du Conseil général. Pierre Bourdon a 40 ans et, avant d’être postillon, était cordonnier. Les personnages de leur pièce sont interprétés par eux-mêmes et trois autres clubistes : Louis Collivet, le fils du juge de paix, âgé de 30 ans, qui est greffier de la municipalité, administrateur du district de Mortagne et membre du club depuis six mois tandis que les deux autres en sont des fondateurs : François Feuillard, un menuisier de 29 ans et commandant du bataillon de la garde nationale de Longny et Jacques Groustel, un tailleur d’habits de 26 ans et adjudant dans la garde nationale. Ce n’est pas un exemple unique de théâtre populaire en 1794 ; mais l’écriture collective d’une pièce par un notaire et un cordonnier, un électeur et un citoyen passif de 1790, est à coup sûr plus originale. Cette fraternité républicaine qui gomme les distinctions sociales, se nourrit d’une culture nationale et patriotique et assure cette entente de classes est, sans nul doute, basée sur le sentiment encore très vif d’appartenance au Tiers-État dans la communauté de Longny.
53La question sociale a été néanmoins posée à plusieurs occasions. Une séance extraordinaire a été décidée, le 6 messidor, pour « faire connaître à la société le superbe rapport de Barère sur la manière dont on devait détruire la mendicité dans l’étendue de la République ». Aussitôt, des sociétaires protestent contre l’objet dérisoire de la réunion. Le citoyen qui avait convoqué la séance s’est alors « livré à son enthousiasme patriotique au point de déclarer qu’il regarderait comme mauvais citoyen tout individu qui s’opposerait à la lecture d’un rapport qui intéresse la classe la plus respectable de la République ». Aux partisans de la municipalité qui redoutent une critique de négligence dans l’application de cette loi, s’opposent deux jacobins radicaux qui font admettre le rôle de « tribunal sévère » que doit exercer la société populaire et qui obligent le maire à reconnaître le bien-fondé de leurs critiques.
54Le rappel des cotisations est à l’ordre du jour de la séance du 30 thermidor. Sur l’observation d’un membre que les retardataires sont « les plus aisés de la société », une motion propose de diviser les sociétaires en trois classes et une cotisation différenciée de 40, 20 et 10 sols. Le lendemain, le président Bourdon estime que cette division est contraire au principe de l’égalité. C’est le percepteur des impôts, électeur en 1790, qui répond au ci-devant citoyen passif que « tous les individus ne sont pas égaux en fortune, qu’il serait infiniment injuste que le pauvre paie autant que le riche, que d’ailleurs les riches n’ont donné que dix sols et qu’il y a lieu de penser que si le minimum avait été de cinq sols, ils n’eussent pas donné plus » : sans accorder pour cela quelque privilège de préséance aux citoyens de la première classe « il faut corriger cet abus ». Mais l’attachement à la forme égalitaire l’emporte sur ces arguments de futile trésorerie et la société se contente de fixer un minimum de dix sols en espérant que « les riches se feront un devoir de l’outrepasser ».
55Ce sentiment d’égalité fraternelle se manifeste également lorsque la société reçoit les adresses de clubs voisins, notamment celui de Mortagne. Ainsi expédie-t-elle le 17 thermidor sa réponse au club du chef-lieu du district sur la question des subsistances et de l’approvisionnement du Paris révolutionnaire : « L’esprit de fraternité et, surtout, d’égalité ne permet point à une société populaire de se croire une supériorité quelconque sur la société qui l’avoisine et que, s’arroger le droit de recommander à cette même société un acte qui, quand il dépendrait d’elle, deviendrait le plus urgent et le plus sacré des devoirs, c’est annoncer d’avance qu’elle n’est pas présumée capable de l’accomplir de son propre mouvement ».
56La lecture des papiers-nouvelles par des secrétaires qui ne sont pas toujours de « bons lecteurs » soulève, d’une autre manière, la question sensible de l’égalité citoyenne dans une société où le renouvellement mensuel du bureau est original (le vice-président assume la présidence le mois suivant et le secrétaire devient vice-président) et assure, malgré la prépondérance des hommes de loi, une réelle participation des couches populaires à sa direction. La motion de désigner un ou deux lecteurs attitrés provoque le trouble en vendémiaire an III. Le président, accusé de remplir plusieurs fonctions à la fois, se justifie en répondant que « les secrétaires se trouvaient quelquefois fatigués par la mauvaise impression des papiers-nouvelles et, souvent, dans l’impossibilité de lire pour cette raison ». Le secrétaire, blessé par cette motion, suggère de nommer désormais « pour secrétaires de bons lecteurs ». Le motionnaire précise alors que son intention n’était pas « d’offenser directement son collègue » mais qu’à Mortagne c’était une pratique courante. La discussion se poursuit à la séance suivante où un membre dénonce comme « attentatoire aux principes de la liberté » la nomination au bureau de la société de « personnes sachant parfaitement lire ; lesquelles, en raison du petit nombre de bons lecteurs, se trouveraient toujours à composer le bureau alors qu’il est de très bons républicains qui, quoique lecteurs inférieurs, ne méritent pas moins qu’eux, par leur civisme et leurs vertus, d’être promus à la présidence ou autre grade ». Finalement, la société retient « la possibilité pour le bureau d’inviter un sociétaire, reconnu bon lecteur, à lire les papiers-nouvelles et d’établir une tribune, déjà sollicitée, pour mettre la société à portée de mieux entendre et le lecteur d’être entendu sans forcer sa voix ».
57Les délibérations des premiers mois de l’an III témoignent surtout du changement des valeurs politiques dans les mentalités clubistes : le temps des fêtes est passé et la préoccupation des subsistances devient dominante même si ce n’est que le 3 prairial qu’on prend acte de « tant de froideur » pour mettre fin à l’existence de la société. En floréal, la commune avait désarmé les partisans de Robespierre, trois clubistes et petits contribuables30. Le 23 pluviôse, la municipalité avait envoyé au club le buste de Marat qui ornait la salle communale en lui demandant de faire justice ; deux jours plus tard, on brûla également sur la place publique le buste de Chalier. En ventôse, la société avait soutenu la pétition de ceux qui voulaient professer librement le culte catholique et demandé à la municipalité de faire ouvrir la chapelle.
58Les cultes révolutionnaires et civiques, vécus de façon consensuelle, par les défenseurs des charités percheronnes, sont désormais passés de mode. Après avoir fait accompagner les défunts au « champ du repos » par un officier public, souvent absorbé par d’autres tâches, après avoir transformé le temple de l’Être Suprême en atelier de salpêtre et débaptisé en temple de la Raison en vendémiaire an III, la société populaire délibère, en germinal, sur l’opportunité d’un ministre du culte catholique : la révolution culturelle s’achève sur un nouveau conformisme. Cette société montagnarde n’entretint aucune relation avec les Jacobins de Paris, mentionna rarement sa correspondance avec d’autres clubs et manifesta parfois le souci de se démarquer de la société du chef-lieu de district. Le jacobinisme de Longny-au-Perche, bien représentatif des campagnes républicaines de l’Ouest, n’a pas été vécu sur le mode du centralisme démocratique mais de l’autonomie communale dans les principes de la Convention.
La sociabilité cantonale et la sociabilité villageoise
59La sociabilité révolutionnaire dans les campagnes de l’Ouest ne se réduit pas au modèle du gros bourg ; du reste, dans l’Orne, comme dans la Mayenne voisine, le phénomène associatif touche à peine un de ces bourgs sur deux alors qu’il est nettement majoritaire dans les autres départements. Les exemples d’une modeste bourgade de 1 400 habitants et d’un village de moins de 500 personnes permettent de faire le tour des associations politiques en milieu rural. L’originalité de la « société populaire des Sans-Culottes de Trun-la-Montagne » est d’avoir été créée, le 30 nivôse an II, tant par les habitants du chef-lieu de canton que par ceux de huit autres communes faiblement peuplées ; celle de Maurice-du-Bon-Air (ci-devant St-Maurice-les-Charencey) est d’être implantée, en germinal an II, dans une petite commune qui ne possèdait pas, elle, de confrérie de charité.
60La sociabilité cantonale connait en l’an II son plein développement : l’Orne jacobine est celle des chefs-lieux de canton. Alors que dans le Calvados et la Mayenne, le chef-lieu de canton, cette unité administrative sans fonction politique, ne réussit pas globalement à être le lieu de création d’un club, ce département voit s’établir une société populaire dans la moitié des chefs-lieux de moins de 2 000 habitants et se classe en seconde position derrière l’Eure où s’épanouit à plus de 80 % la mode associative. Quant à la sociabilité villageoise, c’est un phénomène exceptionnel dans l’Ouest en général et dans l’Orne, en particulier, avec seulement 6 % des communes dotées d’un club.
61Le conformisme politique des sociétés populaires, créées en l’an II, est évident. Directement inspirées par le pouvoir politique en place, elles sont les auxiliaires du Gouvernement révolutionnaire quoique leur création tardive puisse aussi s’expliquer par la progressive diffusion rurale d’un modèle urbain de sociabilité.
62Dans la société de Trun, les principes montagnards sont manifestes dans le règlement, préparé en commission en pluviôse et adopté, après amendements et modifications, en germinal an II31. Au chef-lieu de canton, situé à une quinzaine de kilomètres d’Argentan (chef-lieu de district) comme de Falaise, les clubistes se retrouvent d’abord chaque dimanche et chaque jeudi, jour de marché, puis chaque décadi et quintidi, dans un édifice religieux dont le confessionnal, les tableaux de l’autel et la bannière de la confrérie ont été enlevés. Ce local, désormais décoré de la Déclaration des Droits de l’Homme (sans doute, celle de 1793), d’un drapeau tricolore et du buste de Marat, est entretenu par un concierge, rémunéré à dix livres par mois. Abonnée au Journal de la Montagne, la société qui donne aussi souvent lecture des décrets de la Convention, des arrêtés du comité de Salut Public ou du Recueil des Actions Héroïques, s’applique à suivre les directives nationales.
63La politique déchristianisatrice rencontre, de pluviôse à prairial, une manifeste adhésion. Le 30 pluviôse, pour la fête de la Raison, après avoir planté l’arbre de la fraternité devant la porte du club et prêté un serment, les sociétaires ont consacré l’après-midi à chanter, discuter, rédiger une pétition à la municipalité pour « l’inviter à envoyer à la Convention nationale les hochets du fanatisme et tous les restes des dépouilles du mensonge et de la superstition » et à nommer des commissaires pour la diffuser dans les autres communes du canton. La société populaire dont le cachet est décoré « au centre d’une femme, représentant la déesse de la Liberté », décide six jours après de « se transporter en masse dans tous les lieux où ces signes du fanatisme existent encore pour les faire enlever » en expliquant que cela ne signifie point « la destruction de la religion », car celle-ci « ne doit exister que dans les cœurs et que cet enlèvement est une preuve de la Raison que nous commençons à retrouver ». Quoique la descente des cloches pose quelques problèmes à Trun, la lettre d’abdication des fonctions curiales de l’ancien curé est chaleureusement applaudie, le 5 floréal, et, après avoir décidé d’exclure tous les nobles de son sein, la société se dit prête à admettre le curé abdicataire. Le 10 prairial, elle demande à la municipalité de ne pas accorder de passeports aux prêtres qui n’ont pas remis leurs lettres de prêtrise. Dix jours plus tard, après l’épuration de ses membres et l’exclusion de quatre adhérents, la société populaire célèbre, sans y voir la moindre contradiction, la fête de l’Être Suprême qui, sans doute, a été la plus belle fête du canton sous la Révolution.
64En dehors de l’organisation des manifestations festives, le cercle cantonal n’est pas seulement le lieu de l’éducation populaire « aux droits de l’homme et à la morale républicaine » des fonctionnaires de la République qui viennent au club accompagnés de cultivateurs du canton. Son action concrète porte surtout sur la surveillance de l’application du Maximum et de la confection du salpêtre. L’action conjuguée des comités de surveillance et des sociétés populaires dans le district, la nomination de commissaires pour surveiller les marchés et obliger les propriétaires à vendre leurs grains, bref, la mobilisation des jacobins a empêché toute disette en l’an II. Mais dès le 20 vendémiaire an III, la société populaire écrit à la Convention pour lui exposer « la violation pour ainsi dire absolue de la loi du Maximum » et déplorer qu’elle soit tombée en désuétude après l’avoir félicitée, en thermidor, pour la chute de Robespierre. Les séances vont pratiquement s’achever en brumaire et les comptes du trésorier un mois plus tôt car, sans le ressort du grand Comité de Salut Public, ce club n’a plus guère de raison d’exister. Le registre du trésorier montre que l’essentiel des dépenses a été consacré à rémunérer un employé pour l’extraction du salpêtre, à raison de 50 sols par jour32. Son budget qui s’élève pour huit mois à près de 500 livres, provient des contributions volontaires des adhérents ; certains ont donné dix livres, d’autres quelques sous ; le plus grand nombre, comme ce jeune marchand vendéen, réfugié à Trun, a donné une ou trois livres. Ainsi, l’abonnement au journal, l’impression des deux cents diplômes de membre de la société et la fabrication du cachet n’ont pas représenté un dixième des dépenses. Mis à part, la rémunération du concierge et l’entretien du local des séances, les cotisations des sans-culottes de Trun ont servi à fournir du salpêtre pour la République.
Les républicains de l’an II
65Ces clubistes qui militent pour « vivre libres ou mourir », qui sont-ils dans le canton de Trun-la-Montagne et le village de Maurice-du-Bon-Air ?
66Le jacobin du village ressemble comme un frère au sans-culotte parisien : c’est un quadragénaire qui travaille dans une échoppe ou une boutique (52 % des clubistes à Trun, 38 % à Maurice) ou qui laboure son champ (respectivement 18 % et 17 %)33. Parfois, il est journalier (12 % à Maurice), employé, gendarme ou instituteur (20 % et 15 %) ou est notaire, huissier ou médecin s’il ne vit pas bourgeoisement (10 et 14 %). On adhère au club de 19 à 79 ans ; si l’âge moyen est de 42 ans, la tranche d’âge la plus importante est celle des 30-39 ans. Les militants sont toujours une minorité : les 76 clubistes de Trun ne représentent pas 6 % de la population du bourg et 2 % de celle du canton, avec les 24 adhérents des autres communes. Toutefois, avec ses 48 membres la « société populaire et fraternelle » de Maurice accueille pratiquement les deux-tiers des citoyens de ce petit village et reproduit le modèle communautaire.
67Jusqu’à quel point ? La médiocrité de la participation paysanne dans les sociétés populaires de l’Orne, non seulement dans le gros bourg de Longny, mais même dans ces petites communes rurales, devient problématique. La société populaire qui agrège gros et petits contribuables, ci-devant citoyens actifs et passifs à Trun comme à Longny, est-elle un bon reflet de la communauté rurale ? L’étude des rôles fiscaux, celui de 1793 pour la commune de Trun qui, malgré ses insuffisances, est le plus complet de la période et celui de 1791 pour la petite commune de Malétable, proche de St-Maurice, à défaut d’avoir sa contribution mobilière et foncière, permet de poser le problème34.
Tableau socio-professionnel des communes et des clubs

68Malgré la forte proportion de professions inconnues, près de la moitié des contribuables à Trun ne se définissent pas comme paysans. L’exemple de Malétable, commune de moins de 500 habitants comme Maurice, permet de nuancer ce tableau d’une société rurale, sinon sans paysans, du moins où les cultivateurs se cachent : ici les deux-tiers de la communauté sont de riches fermiers, des laboureurs aisés ou modestes, des petits bordagers et « autagers », attachés à la glèbe. La profonde diversité de la société rurale, dont témoignait l’étude des inculpés dans les mouvements populaires de 1792, rend peu crédible le concept de « révolution paysanne », stricto sensu, tant le brassage social est manifeste même dans les petites bourgades. De même, la communauté rurale n’est pas un monde clos sur lui-même.
69La communauté politique de base sous la République jacobine reproduit la stratification sociale de la communauté rurale en accueillant, comme à Trun, le bordager, un volontaire de 55 ans revenu au bourg avec son congé, dont la contribution foncière est de 7 livres et le laboureur qui acquitte plus de 300 livres d’impôt, le perruquier ou le cabaretier dont le revenu est vingt fois moindre que celui du juge de paix. Mais ce rassemblement interprofessionnel ne réalise que partiellement la volonté jacobine d’alliances car la réelle présence paysanne ne masque pas l’hypertrophie de la bourgeoisie rurale dont la représentation à la société populaire est le double de celle qu’elle a dans la société civile.
70L’étude de l’origine géographique des adhérents montre également que plus de la moitié des clubistes de Longny (55 %) et de Maurice (58 %), sinon de Trun (33 %), ne sont pas nés dans la commune ou le canton. De plus, nombreux sont ceux qui, dans les petits villages, ont changé de résidence : un quart seulement des clubistes de Maurice n’ont pas été affectés par la mobilité géographique avant ou après 1789 et un peu plus de la moitié dans le canton de Trun (58 %). La relative stabilité des résidents de Longny (66 %) est contrebalancée par une grande mobilité professionnelle : 10 % déclarent avoir changé d’emploi depuis 1789, proportion que l’on peut doubler d’après le rôle fiscal. Au delà des emplois supprimés ou proposés par le nouveau régime, les reconversions les plus nombreuses affectent les classes populaires, sans épargner les autres.
71Sans doute, le miroir des adhérents du club cantonal ou villageois déforme l’image de la société rurale. Ces républicains prononcés de l’an II, d’origine géographique diverse et concernés par la mobilité professionnelle, pouvaient participer davantage que les autres habitants au décloisonnement de la société traditionnelle dans le club où était offerte une nouvelle forme de communication et d’échange social.
***
72En tout cas, l’étude sociale des sociétés populaires dans les campagnes ornaises permet de dégager plusieurs constats.
73C’est, d’abord, le net contraste entre l’intense mobilisation populaire de l’été 1792 et le réseau rural des clubs en l’an II. La mentalité révolutionnaire des campagnes qui surgit avec force à l’époque de la chute de la monarchie ne s’est exprimée que faiblement dans le cadre associatif républicain.
74C’est, ensuite, l’assimilation rapide de la culture politique par les porte-parole et les partisans des confréries de charités. Le transfert culturel vers l’association politique de la Révolution s’est opéré plus facilement dans les communautés villageoises, familiarisées antérieurement avec l’association caritative et laïque.
75C’est, enfin, l’adhésion aux valeurs de la République partagée par les riches et les pauvres du bourg, du canton ou du village. Ni salon de lecture d’Ancien Régime, ni cercle de la France bourgeoise, le club jacobin a été un lieu d’intégration de toutes les classes sociales à la culture révolutionnaire, c’est-à-dire la première école de la République.
Notes de bas de page
1 Bertaud (36).
2 A.D.O. L 6494.
3 Dupuy (84).
4 A.N. F7 3661/1 (Caen), 3684/3 (Domfront), 3682/10 et DXL 3/51 (Mayenne), DXL 12 (Manche)
5 A.N. DXL 14/59.
6 Nicolle (252)
7 A.N. F7 3684/3. F. Guérin, la victime du meurtre commis à l’auberge de La Ferrière, a été inhumé le 29 mars 1792 par les administrateurs du district qui inspectaient les forges de Champsecret.
8 A.D.O. L6313.
9 A.N. DXL 9/26.
10 A.D.O. L5165.
11 A.N. F7 3684/3.
12 A.D.O. L 2933.
13 Cité par P. Nicolle, « Notes et glanes », A.H.R.F, sept-oct. 1928.
14 A.D.O. L 6498.
15 Le citoyen Falconer n’émigrera pas mais c’est un nouvel épisode des rapports de force dans ce village après les procès sous l’Ancien Régime entre le seigneur de La Motte-Fouquet et la communauté rurale, la révolte agraire de juillet 1789 et la condamnation à mort de deux participants au brûlement du chartrier, la perquisition du château après la fuite du roi et la condamnation de la violence populaire par le district d’Alençon, enfin la rétractation individuelle devant la municipalité en avril 1792 de la déclaration notariée de novembre 1790, concernant la destruction en 1789 de tous les titres seigneuriaux. Le registre de délibérations de la commune est muet sur cet épisode de pillage comme sur la loi du 17 juillet 1793, règlant définitivement la question féodale.
16 A.D.O. L 5166.
17 A.D.O. L6496.
18 A.D.O. L6497.
19 A.D.O. L5170.
20 Voir E. Sevestre : Les problèmes religieux de la Révolution et de l’Empire en Normandie, 1924, Y Nédelec : Le diocèse de Lisieux au xviiième siècle (1715-1784), 1954, et J. Fournée : La piété populaire en France, tl, La Normandie, 1984.
21 Bée (281), (282).
22 Flament (288).
23 A.N. C 245.
24 Voir J.C.Martin (274).
25 A.D.O. C 1280. Dans le rôle fiscal de Longny, il y a une douzaine d’étrangers au bourg qui possèdent un modeste logement ou de grandes propriétés et, plus regrettable, une centaine de personnes dont on ignore la profession.
26 M. Leroux, « Longny, centre industriel », Société Percheronne d’Histoire et d’Archéologie, 1928, t. XXVI.
27 A.D.O. L 5113.
28 Bois (49), p. 224-241.
29 A. D. O. L 5112.
30 A. D. O. L 2932.
31 31. A. D. O. L5119.
32 A.D.O. L5109.
33 A.D.O. L 5113 (Longny), 5118 (Maurice) et 5119 (Trun). Les dits cultivateurs du canton de Trun en l’an III ne sont pas vraiment des paysans ; certains sont des anciens feudistes, des marchands ou des hommes de loi, reconvertis dans l’agriculture depuis sans doute l’acquisition de biens nationaux ; il y a également ceux qui exercent une autre profession et se déclarent aussi aubergistes ou marchands. Les cultivateurs qui l’étaient avant 1789 et qui n’ont pas d’autre occupation déclarée ne sont plus alors que 11 % des clubistes.
34 A.D.O. Pour les documents fiscaux de Longny C 1280 (1790), de Trun, C 1270 (1790), L 2045 (1791), L 2056 (1793) et de Malétable, L 2959.
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