L’art et le droit
|Hommage à Pierre-Laurent Prier
Texte intégral
1Sans doute, Pierre-Laurent Frier aura profondément marqué toute une génération d’étudiants par son magistère et son humanisme. Ne perdant jamais de vue que l’étudiant est au cœur de notre institution, il inscrivit son action dans cette grande tradition républicaine qui associe République et Vertu, Démocratie et Démopédie, la démocratisation par l’éducation, comme le souhaitait Proudhon. Aussi toute son action obéit-elle à cette même logique, intransigeante : prodiguer le meilleur enseignement pour garantir l’égalité des étudiants ; assurer l’égalité en faisant jouer le principe d’excellence ; sélectionner les meilleurs pour former les futurs collègues, qui prodigueront à leur tour le meilleur enseignement et garantiront l’égalité des chances au profit des nouvelles générations, etc.
2À ce cercle pédagogique vertueux, Pierre-Laurent Prier était résolument attaché. Et s’il fut parfois sévère et même dur avec certains, son apparente froideur ou sa sévérité n’exprimaient rien d’autre que son indéfectible attachement à ces principes, sa profonde déception devant l’étudiant gâchant les chances offertes.
3« On ne peut pas faire le bonheur des autres contre leur volonté » : j’ai souvent entendu prononcer cette opinion, finalement si juste, par la bouche de celui qui désirait, de fait et à sa manière, « faire le bonheur des autres ». Cela consistait pour lui à leur procurer le plus de satisfactions intellectuelle et professionnelle possible. Lors de son hommage posthume, en l’église Saint-Paul-Saint-Louis du Marais, son ami d’enfance qualifia Pierre-Laurent Prier de « personnage central ». En ce sens, personnage central, Pierre-Laurent Prier le fut aussi dans cette autre communauté qu’est la communauté scientifique, sachant satisfaire ceux qui en étaient simplement d’accord. Aussi avait-il de véritables talents de visionnaire ou de stratège, tant il est vrai que, attentif aux autres et subtil observateur, il avait le don d’offrir à autrui ce qui lui convenait le mieux... et parfois à son insu.
4Pour les privilégiés que nous fûmes, Pierre-Laurent Prier a témoigné sans relâche de cet attachement à la communauté universitaire, justement évoqué par Maryse Deguergue lors de son allocution d’ouverture au colloque « L’art et le droit », du 23 mai 2006. À tous ses doctorants, il ouvrit en grand les portes des jardins de la grotte de Midas et, sans mesurer ni ses efforts ni son temps dans les dédales de ces jardins, il fut toujours présent pour nous orienter dans les méandres de la recherche, vers les vraies pistes.
5Cet hommage, comme tout opus que l’élève soumet à son maître, s’il l’avait préalablement relu pour formuler ses observations, Pierre-Laurent Prier n’aurait pas manqué de le gratifier d’une de ces formules qu’il affectionnait et dont certaines lui venaient de son propre directeur de thèse, Georges Dupuis.
6À titre indicatif, s’il avait trouvé ce texte trop long, il m’aurait suggéré d’en éliminer ce qu’il appelait la mauvaise graisse, de l’épurer en faisant sauter toutes les chevilles, autour desquelles sont articulés les développements, mais qui les alourdissent inutilement, qui rassurent l’auteur mais le pénalisent.
7S’il l’avait trouvé trop court, il m’aurait invité à servir à ses récepteurs ce qu’il appelait des cacahuètes : c’est-à-dire donner aux passages indigents des vertus plus apéritives (les agrémenter de références doctrinales ou jurisprudentielles, de rappels des définitions des notions, etc.)
8S’il l’avait trouvé mauvais, il ne me l’aurait pas dit, mais m’aurait simplement glissé sur le coup ou après quelque temps, à l’occasion, le mal étant fait : « C’était un sujet difficile »...
9Ô combien celui-ci l’est.
10S’il l’avait trouvé bon, il ne me l’aurait pas dit non plus mais aurait exprimé sa satisfaction – et pourquoi pas une enthousiaste fierté – en évoquant simplement de nouveaux projets communs, d’autres collaborations stimulantes.
11Par-delà la prosopopée, ces formules révélaient une de ses qualités majeures : son efficacité, sa capacité à savoir exprimer l’essentiel en peu de mots. Efficace, voilà je crois l’épithète qui fut la plus prononcée entre nous pour qualifier son action : aller droit au but, produire l’effet attendu, sans perte inutile d’énergie et de temps, sans fioriture ni fatuité.
12Le temps, voilà aussi assurément une des composantes essentielles auxquelles on ne peut manquer de faire allusion lorsqu’il faut évoquer ce maître du droit public. Pierre-Laurent Prier était en effet, comme beaucoup l’ont dit, un homme pressé.
13 Celui de Paul Morand, dans son roman éponyme, s’appelle également Pierre ; il est curieux de tout et particulièrement passionné d’archéologie. À cet homme pressé, sa compagne Edwige de Boisrose demande : « À quoi bon toujours partir quand on ne s’arrête jamais ? » La question est naturellement vaine et l’exemple de notre Pierre le montre à mon sens. Je suis convaincu que c’est la recherche constante d’un idéal, auquel il aspirait, qui rendait notre homme pressé, c’est-à-dire avant tout pressé d’atteindre cet idéal. Or, comme l’idéal est par définition inaccessible, celui qui le cherche sans relâche est condamné à courir sans cesse dans l’espoir – mais aussi dans l’illusion – de s’en approcher le plus possible. C’est en ce sens que Pierre-Laurent Frier était pressé, s’astreignant toujours à faire tout au mieux, à rechercher une plus grande perfection encore. Mais le propos doit être nuancé et c’est le seul souvenir personnel que j’évoquerai. L’homme était pressé – d’aucuns diraient fuyant – mais il ne l’était pas toujours. Pierre-Laurent Frier savait en effet prendre le temps de goûter aux plaisirs de la vie : plaisirs de la table et plaisirs musicaux en particulier. Ce qui prouve du reste qu’il n’était pas toujours pressé est qu’il appréciait en particulier l’interminable tétralogie wagnérienne ou le languissant Pelléas et Mélisande de Debussy. Notre homme pressé savait aussi s’attarder devant les plaisirs terrestres et, en particulier, les plaisirs de la table. Nous avons souvent déjeuné ou dîné ensemble et je crois ne trahir aucun secret en confessant qu’il me fit découvrir certains endroits dits « branchés » de la capitale. Nous y discutions de tout, mais rarement de droit, souvent de musique (il était parent avec Olivier Messiaen, dont Les Oiseaux exotiques comptaient parmi nos oeuvres favorites) et de catholicisme, auquel nous partagions le même autre attachement.
14Cet hommage ne saurait être complet sans quelques mots sur le directeur de thèse qu’il fut. Nulle charte des thèses ne définira précisément ce qu’est un directeur de thèse, tant sont variables les composantes du binôme doctorant/directeur. Outil préventif et parfois inutile lorsque surgissent les vrais problèmes (et le directeur d’École doctorale que j’ai été peut en témoigner), la charte des thèses n’existait pas du reste jusqu’à l’avant-dernière année de la confection de la mienne et ni lui ni moi, semble-t-il, n’en avons souffert. C’est plutôt par référence aux institutions de pays voisins que je souhaiterais dire brièvement qui fut mon directeur de thèse.
15Les Espagnols appellent le directeur de thèse tutor : sur ce point, ne m’a jamais fait défaut son soutien tutélaire, dans les bons moments comme dans les situations difficiles. Les Italiens l’appellent relatore, terme difficilement traduisible : sorte de référent institutionnel rappelant l’idée de communauté et garantissant la relation entre novices et vétérans, fondement de notre institution. Alors novice, je dois à ce vétéran de m’avoir grandement facilité l’intégration dans notre communauté. Les Anglais l’appellent supervisor : comme on s’en doute, ses corrections étaient rapides, brèves et pertinentes, tenant parfois sur une simple carte de visite. Dans tous les cas, la « supervision » était profitable et d’autant plus indolore que nous partagions les mêmes idées sur le fond et avions de l’agrément à en débattre. Mais ce sont encore les Allemands qui emploient le terme le plus fort en l’appelant Doktorvater, qui peut être littéralement traduit par Père doctoral. Si tant est qu’il fut pour moi un père dans notre communauté, Pierre-Laurent Frier fut alors un père idéal. Présent mais jamais pesant, vigilant mais jamais autoritaire, encadrant les recherches tout en laissant au chercheur une inestimable liberté. Idéal, mon Doktorvater le fut aussi après la soutenance, lorsque vint le temps de prévenir l’équivalent universitaire du complexe d’Œdipe, le père s’effaçant alors peu à peu devant l’ami.
© Éditions de la Sorbonne, 2010